Discours de clôture du PNF
Les rendez-vous de l'Antiquité de Lyon
25 mars 2021
Conférence prononcée dans le cadre des Rendez-vous de l'Antiquité de Lyon, le 25 mars 2021, par Michèle Leduc1, grand témoin.
La pandémie de Covid-19 provoquée par le coronavirus SARS-CoV2 a plongé en 2020 le monde entier dans un état de sidération dont il n’est pas encore sorti. La crise sanitaire se double d’une crise économique et sociétale non moins grave.
Les scientifiques sont sollicités comme experts dans l’urgence de sauver des vies, les décideurs politiques autant que par les citoyens attendent des réponses de leur part, avec à l’ordre du jour d’angoissantes questions aussi variées que complexes : quelle est la nature du virus, son origine, son mode de propagation, ses mécanismes de mutation, quels sont les meilleurs traitements et les meilleurs vaccins, comment enrayer la pandémie au niveau mondial, etc. ?
Des connaissances sont requises dans toutes les disciplines : domaines du vivant (biologie-médecine) certes, mais aussi les mathématiques et la physique pour l’établissement de statistiques prévisionnelles sur évolution de la pandémie, l’informatique pour la constitution, l’archivage et l’interrogation de banques de données. Il ne faut pas oublier non plus l’importance des sciences humaines et sociales : l’économie pour envisager les conséquences de la crise sur l’emploi, la psychologie pour les réticences à la vaccination ou l’impact du confinement, et même la philosophie et l’histoire pour revisiter la question discutée depuis l’Antiquité de la place du savant dans la Cité.
Les connaissances sur la pandémie de Covid sont produites et transmises aujourd’hui dans une certaine confusion par les scientifiques, experts ou non, et elles ne sont pas toutes fiables. Il en résulte des dégâts dans l’opinion publique : la confiance dans l’expertise n’est plus au rendez-vous, des mécanismes de blocage sur des opinions extrêmes se mettent en place. (Notons d’ailleurs que la responsabilité des médias est aussi largement engagée). L’utilisation de l’expertise scientifique par les politiques prend de nouvelles formes et suscite aussi des interrogations : la démocratie fait-elle un bon usage de ses experts ?
Le mythe de Thamous et Theut dans le Phèdre
Je voudrais commencer par illustrer ces questionnements très actuels en partant de Platon qui défend dans le Phèdre une vision négative du gouvernement par les sages (c’est à dire ceux qui savent). Platon, qui se méfie du jugement des techniciens et des ingénieurs sur ce qu’ils produisent, illustre cette méfiance en mettant en scène Socrate qui s’amuse à offrir à Phèdre la fable égyptienne de Theut et Thamous. Thamous est le roi de Thèbes, Theut (ou Thout) est un dieu ingénieux qui vient lui présenter et lui vanter ses différentes inventions de sciences, parmi lesquelles: l'écriture.
Theut (détail), dieu du savoir et de la sagesse, inventeur de l'écriture et de la science, protecteur des scribes
Trône de Ramsès II, Luxor, © Wikimedia Commons
Or l'écriture n'est pas pour Thamous ce que Theut prétend qu'elle est : "un savoir qui fournira aux Égyptiens plus de savoirs, plus de science et plus de mémoire". Elle en est bien plutôt l'inverse : « elle produira l'oubli dans l'âme de ceux qui l'auront apprise ». Pour Thamous l’écriture est un art qui, au lieu d'exercer la mémoire, tranquillise ceux qui écrivent et les empêchent par cette confiance d'être tout entiers à ce qu'ils pensent, ce qui seul est l'objet d'un enseignement véritable. L'écriture n'est donc pour Thamous qu'un semblant de science et de mémoire, ce que son inventeur - tout dieu qu'il soit - ne peut voir, tant la complaisance qu'il a vis à vis de son invention est aveugle (il faut ici faire remarquer que pour les Egyptiens, l’écriture était un savoir ésotérique, apanage des scribes...) 2.
Des recherches aux conséquences difficiles à apprécier
Ce mythe pose une question d’importance : qui est à même de mesurer les effets des innovations techniques sur la société, qui peut savoir comment la société va assimiler les inventions ? Je me permets de faire ici une courte digression sur les aspects éthiques de cette interrogation, qui est au cœur d’un avis du Comité d’éthique du CNRS (COMETS), à paraître3.
Ce texte interroge les scientifiques eux-mêmes sur les risques que leurs travaux de recherche font potentiellement courir dans des domaines allant de la sphère privée à la santé publique, l’environnement ou l’économie. Les scientifiques du secteur public bénéficient, grâce aux « libertés académiques », d’une exceptionnelle liberté, en particulier dans le choix de leur sujet de recherche, limitée toutefois par la condition du respect des valeurs de tolérance et d’objectivité. Rappelons que cette liberté est assortie d’une non moins grande responsabilité. Les chercheurs ont de fait la possibilité de s’imposer à eux- mêmes des limites à leurs expérimentations. Il faut bien admettre que certains d’entre eux, croyant surtout travailler pour améliorer le bien-être de l’humanité, jouent de fait aux apprentis sorciers, tel le héros du très populaire poème de Goethe. On peut citer les interrogations fortes qui apparaissent dans les domaines de la biologie et de la médecine. La technique CRISPR/cas9, ou ciseaux génétiques, récompensée par le prix Nobel de chimie 2020, peut avoir des objectifs louables en thérapie génétique, mais comporte aussi des effets imprévisibles dont celui du forçage génétique (« gene drive ») qui permet de modifier n’importe quel être vivant à reproduction sexuée de façon à ce que cette modification se propage à toute sa descendance et, de ce fait, à toute une population.
D’autres recherches sont susceptibles, par leurs applications possibles à grande échelle, de mettre la planète en danger. C’est le cas de l’ingénierie climatique visant à mieux contrôler le réchauffement climatique, par exemple en modifiant l’albédo de la planète (« l’effet parasol ») par pulvérisation d’aérosols d’eau ou de sulfates dans la haute atmosphère : celle-ci risque de s’en trouver détériorée irréversiblement. Les interrogations éthiques ne sont pas moindres dans les nouveaux champs de recherche ouverts par l’intelligence artificielle.
Après ce détour par les chemins de l’éthique de la science, revenons aux enseignements de la fable de Thamous et Theut : ce mythe nous permet de réfléchir à ce qu'il en est du rapport des "experts" avec les hommes de pouvoir qu’ils influencent. Ceci nous conduit à questionner le concept même de l’expert.
Les enseignements d’une épidémie de variole à Montréal en 1885
Pour introduire cette réflexion, je voudrais vous conter une autre histoire, en tirant les enseignements d’une épidémie de variole qui a sévi à Montréal en 1885. Cette histoire sert d’ouverture à l’excellent ouvrage « Experts, science et société »4 publié au Québec en 2018.
La population canadienne était alors politiquement divisée entre catholiques francophones et protestants anglophones. L’épidémie de variole fit quelques milliers de morts dans la ville de Montréal, malgré les mesures de surveillance, d’isolement et de vaccination déployées par les pouvoirs publics. Or les morts se comptèrent principalement chez les catholiques, qui avaient opposé de la réticence à la vaccination. Le consensus des experts sur les bienfaits du vaccin avait alors suscité de la méfiance de la part d’une partie des habitants. Il n’a pas manqué d’analystes pour attribuer cette méfiance à l’obscurantisme ayant longtemps marqué l’histoire de la religion catholique. Toutefois, à y regarder de plus près, cette vision pèche par son simplisme. Il apparaît en fait que les réticences portaient beaucoup sur l’obéissance aux injonctions des responsables dans le contexte de forte tension politique entre les deux communautés. Ainsi les industriels anglophones avaient les moyens de contraindre leurs ouvriers à se faire vacciner, tandis qu’y échappait une population moins favorisée et moins bien encadrée, vivant dans les mauvaises conditions sanitaires des villes de l’époque. Enfin au Québec la communauté médicale était divisée, certains experts, y compris parmi les plus progressistes, affirmant que la vaccination n’était ni le seul remède à l’épidémie ni le plus approprié. Et les auteurs de l’étude canadienne de conclure : « La multi-dimensionnalité des enjeux socio-politiques liés à l’expertise, les lignes de clivage souvent plus floues qu’on ne le voudrait entre les groupes sociaux, et l’insuffisance du seul recours au consensus scientifique pour résoudre un bon nombre de questions, caractérisent les débats d’aujourd’hui dans un éventail de domaines ». Ce rappel historique offre un éclairage utile dans la crise actuelle sur le rôle des experts et leur communication avec les citoyens.
Les caractéristiques de l’expert
Examinons maintenant les différentes caractéristiques de ce qu’on appelle un expert. La première est sans conteste qu’il maîtrise une connaissance au plus haut niveau dans son domaine de compétence. Cette excellence dans un champ du savoir n’éclaire en général qu’une partie des problèmes soulevés par l’expertise. De plus elle n’est pas infaillible. Les résultats des travaux d’un groupe d’experts reflètent toujours un état des connaissances susceptibles d’évoluer, voire d’être réfutées. Et il arrive que des experts de même niveau de compétence ne parviennent pas à un consensus si les marges d’incertitude sont élevées. Toutefois, si l’expert n’est pas au top des connaissances accessibles à un moment donné, sa prétendue expertise peut relever du simple charlatanisme.
La seconde caractéristique de l’expert est qu’il est consulté pour donner un avis à un décideur (un responsable de politique locale, une agence de régulation internationale, un magistrat, le pouvoir exécutif à la tête d’un État...). Il devient ce qu’on appelle un « influenceur ». Il a été bien souligné, notamment par les juristes, que les rôles respectifs des experts et des décideurs ne doivent pas être confondus, ce qui d’ailleurs devrait être bien expliqué au public. Les avis des experts sont entendus par leurs concitoyens, ils sont susceptibles d’être commentés, interprétés, voire rejetés par une partie du public.
La troisième caractéristique est que la supériorité épistémique de l’expert doit être reconnue socialement, en général par son cursus de formation universitaire et les processus d’évaluation par ses pairs. On pourrait s’attendre de ce fait à ce que les experts de haut niveau soient interchangeables. Or ceci est souvent illusoire, d’une part comme nous l’avons vu, parce que la réalité peut être trop complexe pour aboutir à un consensus, d’autre part, comme le soulignent les auteurs de l’avis canadien, parce que la reconnaissance sociale passe parfois par d’autres canaux, comme en témoigne de nos jours les expériences d’«expertise citoyenne».
Rajoutons maintenant une quatrième caractéristique de l’expert. Dans un contexte d'aide à la décision politique, il fait partie d'un collectif nommé par l'autorité qui commandite l'expertise : la nature du commanditaire n’est pas neutre, elle détermine en grande partie le niveau de confiance qu'on peut attribuer à ladite expertise. Devant la nécessité d'éclairer leurs décisions à l’aide du savoir existant, de nombreux États ont mis en place des structures d'expertise pérennes centrées sur les risques - naturels, sanitaires, technologiques - dont ils attendent tout à la fois des informations fiables pour eux et une protection contre leur mise en cause par la population en cas de décisions malheureuses. Pour la pandémie actuelle, le gouvernement français a mis en place des structures d’expertise ad hoc : ainsi le Conseil scientifique Covid-19 présidé par Jean-François Delfraissy, dont les expertises jusqu’à très récemment ont été rendues publiques sur le site du Ministère des Solidarités et de la Santé.
Ce lien d'influence peut s'exercer de différentes façons : dans le conseil direct aux gouvernants bien sûr, mais également en direction de la société civile, en s'exprimant dans les médias. Le statut même du scientifique-expert lui donne un rôle éminemment politique puisque le décideur ou le gouvernant le consulte avant de prendre une décision. Il n’est pas toujours clair de savoir qui décide alors, et ceci n’a pas été forcément compris en France à propos du Conseil scientifique Covid 19, dont la place par rapport à l’exécutif a d’ailleurs varié au cours du temps. Notons que ce Conseil a été fort malmené, passablement injustement, par les réseaux sociaux qui lui ont fait porter la responsabilité des mesures impopulaires. Qui est donc en prise sur la décision : l'ingénieur, le scientifique ou bien le politique ? Les citoyens sont légitimes à se poser la question, surtout quand leurs représentants démocratiquement élus ont été tenus à l’écart des décisions prises.
Foisonnement et dérives de la recherche scientifique pendant la crise sanitaire
Dans une crise sanitaire comme celle de la Covid-19, ces ambiguïtés n’empêchent pas le public d’avoir une immense soif de connaissances sur la pandémie, alimentée par la peur de la maladie. On n’a jamais autant discuté d’ARN messager en famille, toutefois la compréhension des travaux des scientifiques est facilement perturbée par de multiples biais5. La demande d’informations fiables est immense. De nombreux chercheurs sont sollicités en tant qu’experts - et beaucoup se mobilisent spontanément - pour effectuer des simulations épidémiologiques et faire progresser la compréhension des phénomènes observés en fonction de données sans cesse renouvelées. Face à l’urgence de communiquer les résultats de la recherche, les éditeurs de revues assouplissent et adaptent leurs standards éditoriaux. Certains éditeurs acceptent des résultats préliminaires, d’autres s’engagent à supprimer les frais de publication sans délai d’articles en accès ouvert. L’avalanche des publications scientifiques liées à la Covid-19 est impressionnante. Le mouvement de la « science ouverte » accompagne un accès accéléré et bienvenu aux données sources, telles celles sur la nature du virus au début de la pandémie. Une fraction significative sont des prépublications (preprints) sur plates-formes d’archives ouvertes (on en recense 12 000 sur la Covid pour l’année 2020). Les preprints ne font pas l’objet d’une évaluation par les pairs mais laissent éventuellement s’organiser spontanément une discussion ouverte à tous. Dans le champ des études sur la pandémie ils véhiculent beaucoup de résultats rapidement acquis, peu fiables, souvent contradictoires, voire frauduleux, qui ne seront jamais publiés dans une bonne revue6. De plus la presse à destination d’un large public, ainsi que les émissions de radio et de télévision fournissent d’autres relais d’expression directe à certains chercheurs : on a pu observer que certains abusent de leur notoriété, tel le lauréat Nobel Luc Montagnier (il affirme sans preuve que le vaccin de la grippe tue les malades de la Covid-19...).
La parole des experts authentiques ne fait plus autorité et souvent suscite de violentes oppositions sur les réseaux sociaux. Il faudrait mieux comprendre comment l’opinion a pu se verrouiller aussi irréversiblement à propos des vertus de l’hydroxy-chloroquine comme traitement de la Covid-19, au point de diviser les Français en deux moitiés irréconciliables devenues imperméables à tous les apports de la recherche qui progresse sur le sujet ? La méfiance des citoyens à l’égard des faits scientifiques avérés dépasse largement le contexte médical et a des parentés avec la méfiance à l’égard du pouvoir politique. C’est ainsi que certains avancent le concept encore mal défini de « populisme scientifique », par analogie avec celui de populisme politique.
Confusion dans l’esprit du public
En pleine pandémie, l'OMS alerta les pouvoirs publics sur la nécessité d'une bonne information et avança l'idée d'une « infodémie » de désinformation à combattre en parallèle avec la maladie, également évoquée par le Secrétaire général de l'ONU, tandis que le directeur général de l'OMS s'éleva contre « les fausses nouvelles (qui) se propagent plus rapidement et plus facilement que ce virus et sont tout aussi dangereuses ».
Ces fausses nouvelles sont légion. Elles concernent l'origine du virus, la cause de sa propagation, la gravité de l'épidémie, les moyens de protection individuels et collectifs, les traitements, les vaccins. Elles culminent dans les théories complotistes extrêmes – le virus aurait été volontairement répandu pour exterminer les humains ou les contrôler via un dispositif électronique injecté avec les vaccins et relié à la 5G – Ces théories absurdes sont pourtant capables de convaincre des dizaines de millions de personnes. On assiste à un déploiement sur les réseaux sociaux d'un discours irrationaliste, faisant des experts les boucs émissaires de la colère économique et sociale
Mais qui sont les fabricants et les diffuseurs de ces fausses nouvelles ? Ils sont de tous ordres. Ils vont du citoyen armé de son compte twitter à dix followers et du bouche-à-oreille... à un ex-Président des États-Unis qui fut doté de moyens d'expression et de relais médiatiques considérables. La liste serait trop longue à explorer ici. Les auteurs de fausses nouvelles n'ont commis des dégâts qu'à la mesure de leur propagation : les médias et les réseaux sociaux numériques bien entendu ont joué un rôle central.
La science n’est pas facile à partager
Il faut rappeler que la science n’est pas facile à partager. Je voudrais citer ici Theodor Adorno : « aucune pensée n’est immunisée contre les risques de la communication ». J’emprunte à Etienne Klein quelques élément d’analyse dans son récent opuscule « le goût du vrai »7: « Aujourd’hui, à force de fabriquer de la fugacité, puis de la renouveler sans cesse [...], les formes modernes de la communication se transforment en une vaste polyphonie de l’insignifiance ». Dans ce contexte, une meilleure diffusion des connaissances est rendue particulièrement délicate parce que les mêmes canaux de diffusion font circuler un mélange hétérogène, comprenant des résultats scientifiques avérés mélangés avec des croyances, des opinions, des commentaires, des fake news...Dans les esprits du public la confusion est d’autant plus grande que le statut des sciences est devenu ambivalent. D’un côté elles sont admirées (Il faut reconnaître que, même si la confiance des citoyens dans les scientifiques a baissé depuis le début de la crise sanitaire, celle qu’ils portent à la science est toujours autour de 90% selon les derniers sondages). D’un autre côté les vérités scientifiques sont questionnées comme jamais, selon un relativisme absolu qui relève de l’outrecuidance. N’entend-t-on pas couramment à propos du virus : « je ne suis pas médecin, mais je... ». Ou encore, entendu dans un amphi de physique : « j’aime bien la théorie de la relativité, mais je ne suis pas d’accord avec Einstein... ». Sans parler des dérives rencontrées lors des cours que j’ai pu faire dans les pays où la religion musulmane est d’État : j’ai pu constater que l’on encourage volontiers des voies supposées en accord avec le Coran. Ce sont là des difficultés que rencontrent je crois certains professeurs en France avec des élèves quand ces derniers, questionnés sur l’évolution des espèces, affirment : « je n’y crois pas », tout en sachant au fond que ce n’est pas la bonne réponse...Nous abordons là l’importance d’un enseignement qui développe à tous les niveaux l’esprit critique plutôt que le doute sectaire, en démontant les infox qui circulent sur les réseaux sociaux.
Quand l’expertise devient celle des citoyens
Indubitablement, si pendant la pandémie du Covid-19 les esprits avaient été mieux préparés par une éducation à la démarche scientifique et à la notion de preuve, la communication aurait été plus facile. Mais pour cela, encore faudrait- il avoir été accoutumé à la rigueur scientifique. Une crise sanitaire réclame des actions vigoureuses des pouvoirs publics, mais aussi des comportements individuels et collectifs de toute une population : une telle situation illustre sans ménagements le coût de l’ignorance. Tous les jeunes bien formés par l’école devraient pouvoir, une fois devenus des citoyens, se montrer capables de devenir eux-mêmes collectivement des experts. C’est ce qu'on appelle "l'expertise citoyenne", celle opérée par ceux qui deviennent par leur travail et leur investissement les meilleurs spécialistes d'une question : par exemple des associations de malades ou des riverains d'un site polluant. Ce peut aussi être l’expertise d’un groupe d’individus choisis au hasard dans la population, intelligemment formés pour constituer une convention citoyenne, telle que celle sur le climat, qui a rendu récemment ses recommandations, ou celle sur la biodiversité qui se prépare.
Dans une époque dominée par le discours des experts, il devrait y avoir une place possible pour un savoir issu de l’expérience complété par une formation appropriée. L'idéal démocratique constitue l'enjeu de toute réflexion critique sur l'expertise. Nul ne peut et ne doit confisquer la décision politique ; la défiance vis-à-vis des experts vient d'abord de cette crainte.
Les Grecs de l'époque classique avaient réglé cette question de façon fort originale8. Dans l'idéal de la démocratie athénienne, le pouvoir politique doit être également réparti entre tous les citoyens. Pour que les experts ne s'accaparent pas ce pouvoir, ils ne doivent pas avoir le statut de citoyens (rappelons que sont exclus de ce statut envié les esclaves, les femmes et les métèques, c’est-à-dire les étrangers à la Cité). Les experts seront donc des esclaves publics soumis à l'autorité des citoyens et ils se chargeront d'une partie très importante de l'administration de la Cité. La détention d'un savoir administratif et technique aussi important que la garantie de la monnaie ne peut revenir qu'à ceux dont on est sûr qu'ils ne peuvent statutairement accéder aux décisions politiques. Alors que la prise des décisions politiques revient aux seuls citoyens.
Cette lancinante question d’une sage gouvernance est discutée dans le dialogue retranscrit par Platon entre Socrate et le sophiste Protagoras. Ce dernier enseigne « l'art de prendre des décisions dans les affaires privées comme dans les affaires publiques, c'est-à-dire de savoir comment gérer au mieux sa maison et comment être le plus apte à diriger la cité par les actes et la parole ».
La mort de Socrate (détail), Jacques-Louis David, 1787, © Wikimedia Commons
Il illustre son propos par le mythe de Prométhée. Quand Prométhée en vient à voler le feu et les techniques à Héphaïstos et Athéna pour en doter les hommes, il morcelle et répartit les dons par métiers. Seuls les ingénieurs et les experts (médecins, cordonniers, avocats, etc.) en nombre limité doivent s’approprier les sujets techniques ou spéciaux. En revanche, en vertu des précisions que Zeus a donné à Hermès, le sentiment de l'honneur et celui du droit, équivalents de l'art politique, doivent être également répartis entre tous. Socrate n’est pas entièrement convaincu. Si les sophistes sont des démocrates qui considèrent que chaque citoyen doit se considérer à l'égal de tout autre en matière de décision politique, Socrate lui pense que ce sont aux meilleurs de gouverner et cet art ne doit-il pas s’apprendre ? La question devient de plus en plus complexe au fil du dialogue...
Prométhée dérobant le feu, Jan Cossiers, 1630, © Wikimedia Commons
Plus tard, à l’époque hellénistique, le grand savant Eratosthène de Cyrène, comme le relate Strabon, apportera quelques arguments à l’appui de la position de Socrate en donnant de bons conseils à Alexandre : pour bien choisir ses conseillers, il ne faut pas se limiter aux Grecs mais inclure des « barbares » (des étrangers à la culture grecque), car il y a de mauvaises personnes parmi les citoyens grecs et des barbares riches d’une civilisation raffinée...
Il demeure que les échanges entre les deux philosophes Protagoras et Socrate sont très riches. Protagoras estime que tous les citoyens sont également aptes à prendre des décisions pour gouverner la Cité, sans avoir besoin de faire appel aux compétences des experts. Le dialogue fait réfléchir sur la condition humaine, l'art politique, la démocratie, la justice et l'éducation. Il éclaire de façon singulière quelques-uns de nos débats contemporains sur les conditions du vivre et de l’agir ensemble. Certains voient dans la thèse de Protagoras comme un paradigme socio-politique de l'action collective.
En guise de conclusion
Si j’ai beaucoup parlé du rôle des scientifiques dans la Cité, c’est que, s’ils ne sont plus « scientistes » comme au temps des trente glorieuses, ils croient tout de même encore en un certain progrès sociétal (un mot qu’on n’entend plus très souvent prononcer par les politiques...) résultant du progrès de la connaissance. En outre –et sauf dérapage - ils sont les garants de la rationalité dans un monde bousculé par le numérique.
Bien d’autres considérations auraient pu être traitées en lien avec le contexte actuel : les recherches en sciences humaines et sociales et les controverses à propos de l’islamo-gauchisme, ou encore la sécurité et le terrorisme par exemple. Sur ce dernier sujet, je voudrais saluer la publication de l’ouvrage récent de François Heran professeur au Collège de France «Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression ». Sa connaissance des problèmes de l’immigration et des discriminations ethniques lui donne un recul bienvenu sur les questions qui ont surgi dans les établissements scolaires après l’assassinat de Samuel Paty en octobre 2020.
Je pense beaucoup aux enseignants et je leur souhaite beaucoup de courage car ils exercent leur métier dans des conditions particulièrement difficiles en ces temps de pandémie. Mais il faut croire que le monde s’en sortira bientôt et s’apprêtera à affronter de nouveaux défis : avec la science évidemment !