Conférence prononcée le 29 mars 2021 dans le cadre du Plan National de Formation lors du séminaire "vulnérabilité, résilience et accompagnement des élèves en situation de crise"
Au-delà de la seule crise sanitaire, je vous propose aujourd’hui d’essayer de penser la notion de crise à travers les différents domaines qu’elle peut affecter pour parvenir sinon à la définir, du moins à en dégager des invariants.
Le point de mire : essayer de voir comment l’étude philologique d’un mot peut devenir matière philosophique, a fortiori quand elle s’élargit sur des confrontations de langues, en comparant par exemple la notion de crise telle qu’elle s’exprime dans la pensée occidentale avec la figure qu’elle dessine dans la pensée chinoise…
Je suivrai un parcours en trois étapes, en précisant à chaque moment le complément de lecture pour approfondir une idée que je ne fais qu’initier et dont la richesse mérite un peu mieux et éviter aussi la liste post textum. Je commencerai par une mise en perspective de la notion dans la pensée occidentale, puis, pour « ouvrir » les représentations, j’examinerai l’expression de la notion dans la pensée chinoise, afin d’en tirer, je l’espère, quelques éléments de réflexion.
« Qu’est-ce qu’une crise ?
Si l’on consulte un dictionnaire des synonymes, on constate qu’il existe dans la langue française 46 mots synonymes de crise, qui tous mettent l’accent soit sur la manifestation brusque et intense de certains phénomènes, soit sur l’idée de trouble et de difficulté, bref qui expriment une idée plutôt négative de la notion. Les voici tels que les propose le DES (Dictionnaire Electronique des Synonymes) CRISCO (Centre de Recherches Inter-langues sur la Signification en Contexte) :
accès, acuité, alarme, anémie, angoisse, attaque, atteinte, bouffée, bouillon, cataclysme, chômage, chute, colère, convulsion, danger, débâcle, dépression, détresse, difficulté, ébranlement, élan, faillite, flambée, incertitude, krach, maladie, malaise, manque, marasme, misère, paroxysme, pénurie, péril, péripétie, perturbation, poussée, quinte, récession, redoublement, rupture, soubresaut, stagnation, tension, transe, transport, trouble
Ces propositions peuvent en effet correspondre à la notion de « crise sanitaire » définie, au plan collectif, comme une dégradation de l’état de santé d’une partie de la population, et, au plan individuel, soit comme un moment difficile à passer, soit comme une manifestation violente.
Je vous propose de partir de la définition d’Edgar MORIN, dans le premier chapitre de son ouvrage Pour une crisologie ,L’Herne, Paris, 2016, elle est claire et concise :
La crise, je le cite, « c’est l’accroissement du désordre et de l’incertitude au sein d’un système. »
1. Que nous dit l’enquête philologique dans la pensée occidentale ?
Commençons par « l’Antiquité grecque »
Car le mot est d’origine grecque : κρίσιϛ (krisis) a le sens de « décision, jugement ».
C’est un nom d’action : si l’on commence par la fin du mot, l’élément -sis exprime « l’action de » (élément qui a donné en français le suffixe –se). Il est de la même famille que le verbe κρίνω (kri-nô) : qui signifie « séparer, trier, choisir ».
Allons un peu plus loin.
Les deux mots sont issus d’une racine *kr / *ker, qui indique l’idée de « séparer, trier, distinguer » : la « cri-se », c’est le geste de « séparer, trier », opérations qui appartiennent clairement à la sensation de la vue. Premier point à garder en mémoire. La signification de « trancher, décider » est un sens secondaire qui en découle naturellement.
A l’origine, le nom était utilisé dans le domaine pastoral, et s’appliquait à l’aptitude des chevriers à « trier » leurs groupes de chèvres qui se mélangeaient aux autres.
Mais il était surtout utilisé dans le domaine agraire pour désigner une opération précise qui consistait, à l’aide d’un cri-ble à grains, constitué essentiellement d’une surface plane percée d’un grand nombre de trous, à séparer ce qui est plus fin de ce qui est plus gros.
L’Antiquité grecque a bien connu le crible à propos des céréales, en particulier pour séparer le blé de l’ivraie : comme les grains d’ivraie sont plus petits que ceux du blé, le crible était percé de trous à la dimension des grains d’ivraie qui passaient à travers alors que ceux du blé restaient au fond du crible.
La loi athénienne faisait obligation de vendre du blé sans ivraie tant on redoutait que la plante puisse se mélanger au blé car ses grains sont assez semblables à ceux du blé, mais plus petits et surtout toxiques.
Krisis, en ces temps archaïques, était un nom « mythique », au sens propre du terme, c’est-à-dire un mot qui contient un enseignement, digne d’attention.
Le mythe est celui de la blonde Déméter qui a initié les hommes au battage du blé, geste de « tri » au cours duquel, dans la poussière de la paille envolée dans le vent, surgit avec netteté le fruit, le grain de blé, offert aux hommes… Geste que nous avons oublié, mais qui est pourtant immortalisé par le Septentrion, cette partie si bien nommée du cosmos, puisqu’elle porte le nom des Septem triones, les Sept bœufs de battage qui tournent autour de l’aire de battage ou…de l’axe du monde.
Par delà le mythe, ce qui est sûr, c’est que le mot « crise » a un sens fortement valorisé, au point d’apparaître à nos yeux aujourd’hui comme une inversion de sens.
Dans l’Antiquité romaine
Le sens se perpétue, la préoccupation est identique, avec le « cri-ble » (cri-blum), l’instrument qui sert à trier. Pline l’Ancien, au premier siècle de notre ère ( 23 – 79 ), dans son Histoire naturelle, met en garde contre l’ivraie. Le poète Ovide (43 – 17), dans le calendrier des Fastes, au moment des Sementivae, la fête des semailles qui a lieu en janvier, forme le vœu que l’ivraie épargne les champs :
et careant loliis oculos uitiantibus agri !
« Que nos champs soient épargnés de l’ivraie qui blesse la vue ! »Fastes, Livre I, vers 691
Ce vers 691 est à lire avec soin, à cause du « souci » du regard : cette graminée toxique qui rend « ivre » : est e- brius en latin, celui qui a « complètement vidé (e-) la louche à puiser le vin, la fameuse « bria vinaria» -, parce qu’elle provoque des vertiges et des troubles de la vue.
(Il existait d’autres cribles dans d’autres domaines, le plus célèbre étant celui d’Eratosthène, un cri-ble mathématique, par lequel il y a plus de 2200 ans ce savant faisait apparaître, « donnait à voir » la suite des nombres premiers.)
Une « inversion de sens» ?
Ce geste du « tri » a traversé les siècles, comme on peut le voir par le tableau de Gustave Courbet « Les Cribleuses de blé », peint en 1854 et visible au Musée d’Arts de Nantes.
Pour conclure cette première étape, nous pouvons faire trois remarques :
- la première : ce « retour aux sources » peut sur-prendre car le sens antique désigne clairement par « krisis » une capacité à « discerner », en valorisant le geste du tri : il permet de trancher ce qui est le meilleur pour l’homme, d’éliminer ce qui lui est toxique.
- la deuxième remarque : le mot souligne l’importance de savoir user du sens de la vue : observer, c’est faire ce tri « salvateur », c’est pouvoir trancher, pouvoir prendre une décision, qui est le sens associé du verbe grec krinô. Je cite l’ouvrage de Vivien LONGHI proposé en complément de lecture : « En somme, la décision, la séparation ou le tri qu’est la krisis, geste initiateur du renouveau, est pensée comme génératrice : elle assure à travers le péril, ou à défaut, après un moment d’effort intense, une vitalité nouvelle. »
Ce n’est qu’au XVIème siècle et par le domaine médical que le mot « crise » sera entendu par extension comme une phase aigüe dans l’évolution d’un système, à l’image de ce moment de la maladie observé par le médecin, généralement décisif, mais à partir duquel il pourra poser son diagnostic.
- Enfin, troisième remarque pour aujourd’hui, plutôt un conseil de méthode à ne pas oublier par temps de « crise », celui de « voir » dans la poussière du battage, le « karpon », le grain de blé, qui pourrait s’offrir à nous. Ou bien encore, lire le tableau de Courbet comme une métaphore de la méthode pour être capables d’observer et faire le tri. C’est justement ainsi que se termine la thèse de Vivien LONGHI : « La bonne et patiente vision s’impose comme une nécessité pour qui veut aspirer à maîtriser la krisis. »
Le complément de lecture
Si certains veulent poursuivre le chemin philologique de la notion dans l’Antiquité grecque que je n’ai fait qu’indiquer ici, je vous propose la lecture de cet ouvrage tout récent, d’une érudition intelligente, et dont la force est d’avoir réussi à mettre en échos les sens du mot krisis dans des écrits aussi différents que peuvent l’être des textes épiques, scientifiques et philosophiques :
Krisis ou la décision génératrice
Epopée, médecine hippocratique, Platon
Cahiers de philologie, Presses universitaires du Septentrion, septembre 2020
2. La pensée chinoise, deuxième étape.
En chinois, le mot crise se dit 危机 Wéi jī.
Il comporte deux caractères : le premier, 危 Wéi, qui signifie « danger » et le second 机 jī , qui indique un point crucial/pivot. 机 jī peut aussi recouvrir l’idée d’opportunité comme dans le mot 机会 Jī huì.
L’idée d’opportunité
Il y a donc dans le mot « crise » en chinois à la fois une notion de point crucial lié au danger mais aussi une notion de dynamique/changement (pivot). Au-delà d’un simple aspect négatif, la crise va rebattre les cartes et peut-être offrir des opportunités pour qui sait les identifier et les saisir.
Par exemple le premier confinement en Chine lié à la COVID-19 a accéléré la mise en place des plateformes d’e-medecine, hôpitaux internet et livraison à domicile de médicaments.
Le « potentiel de situation »
François JULLIEN, philosophe sinologue et helléniste, définit la notion que recouvre ce mot Wéi jī, comme une capacité à repérer (voir) ce qu’il appelle le « potentiel de situation », qu’il analyse brillamment dans un article intitulé « Penser la transformation entre la Chine et l’Europe », mais surtout dans son ouvrage Traité de l’efficacité, Le Livre de Poche, dernière réédition juin 2019.
Il prend comme exemple les Arts de la guerre de la Chine ancienne, et distingue dans la pensée stratégique chinoise, deux notions, je le cite : « d’une part la notion de «situation », « configuration », « terrain » (xing), et, d’autre part, celle de « potentiel de situation » (shi : prononcer she). Le stratège est ainsi invité à partir de la situation, non pas une situation telle que préalablement je la modéliserais, mais bien de cette situation dans laquelle je suis engagé et au creux de laquelle je tente de repérer où se trouve le potentiel et comment l’exploiter. »
Ce qui est passionnant, c’est de comprendre à quel point le processus diffère en Chine et en Occident : en Europe, je le cite « pour être efficace, je construis une forme modèle, idéale, dont je fais un plan et que je pose en but ; puis je me mets à agir d’après ce plan, en fonction de ce but ». Alors que l’approche chinoise de la stratégie est de rechercher l’efficacité dans le « potentiel de situation ».
A l’issue de cette deuxième partie, une évidence : la confrontation des mots dans ces deux univers corrobore l’idée que le mot « crise » ne peut pas n’être lu qu’en termes négatifs, et, qu’au contraire la crise peut « ouvrir » sur un possible qui n’était pas perçu (vu), ou qui peut survenir.
On perçoit bien le processus : la crise remet en cause l’existant en faisant apparaître les codes qui ne sont plus opératoires, offrant par là-même ainsi la possibilité d’en suggérer d’autres. Elle permet donc, de facto, de choisir et même de trouver « autre chose ». Elle est « potentiel de nouveauté » ! Loin d’acculer à un échec, la « crise » ouvre sur la possibilité du choix. En ce sens, on peut donc dire qu’elle permet ou qu’elle oblige à un discernement « salvateur ».
A condition toutefois de voir ces opportunités et de savoir s’en saisir.
De la philologie … à la philosophie
Ce qui fait lien entre la pensée occidentale et la pensée chinoise réside dans la prévalence du regard, celui d’Hedwige, la chouette blanche d’Athéna, ce regard « brillant » d’intelligence qui sait voir dans l’obscurité.
De la nécessité d’observer le terrain et de saisir l’opportunité
Depuis le début de ce parcours, la nécessité d’observer pour savoir saisir l’opportunité s‘est imposée comme un fil rouge. Observer, c’est être attentif, faire attention, voir ce que la crise a pu révéler.
Ce qui suppose de se mettre en condition d’observer, voire d’imaginer une méthode d’observation, que l’on parviendra sans doute à trouver. Sans doute, en prenant de la distance, en se décalant, pour mieux se libérer de ses habitudes et ajuster la mire.
Mais déjà, à repérer sur le terrain ce que la crise s’est chargée de nous montrer, à détecter ce qui est caché, du côté de l’élève et du côté du professeur, à saisir les facteurs favorables de façon à les faire croître. Et, du coup, commencer par re- voir le sens que nous donnons aux mots dont les espaces définitoires se sont élargis, enrichis, fécondés des initiatives de terrain nées de la crise : difficultés, solitude et prises d’initiatives, accompagnement, individualisation, présentiel, présence, distanciel, terrain et territoire, contexte et situation…
Au cours du premier confinement, le vide constaté dans les lieux si fourmillants des écoles et des collèges a bousculé d’un coup les habitudes et montré un désordre installé depuis assez longtemps. Des initiatives ont vu le jour. il est arrivé que certains professeurs de collèges, ont été obligés de choisir de fractionner les effectifs pour enseigner dans des classes difficiles et ont mis en place, grâce à l’outil informatique, ce qui pourrait être assimilé à des cours particuliers, luxe que jamais aucun de ces élèves n’avait pu connaître. Du coup un déclic a pu se produire : l’élève s’est senti enfin regardé, et le dialogue a pu se rétablir – ou s’établir, parfois pour la première fois. Cette promesse du regard est un gage de réconciliation : réconcilier les élèves avec l’école, mais pas seulement.
Du côté des élèves, l’engagement, la prise d’initiative, l’appui d’acteurs de terrain ont décalé les attendus. Le Festival des Vocations et le Concours des Fairiades qu’il a mis en place en apportent de nombreux témoignages : à coup sûr, cette grande Institution a les atouts en mains pour tirer profit du « potentiel de situation » que représente la réalité territoriale.*
Il faudra peut-être repenser l’espace et le temps. Le numérique pédagogique a montré qu’il était possible de scinder le groupe classe et de moduler la notion de présence par un téléenseignement ciblé, consenti et préparé. L’enseignement à distance est devenu une modalité structurelle qui permettrait peut-être enfin d’offrir une réponse globale. Quel choc intellectuel, ne passons pas à côté…
Il faudra peut-être aller plus loin, trouver le moyen de faire des pas de côté, des écarts de pensée, jusqu’à la « dé-coïncidence », c’est tout l’art que propose François Jullien dans son dernier ouvrage paru en novembre 2020.
Récemment Etienne Klein, producteur de l’émission La Conversation scientifique lui a consacré un entretien que l’on peut écouter en podcast sur France Culture
Je cite sa parole forte et neuve :
« Dé-coïncider, ce n’est pas invoquer le grand Soir, crier à la Rupture, sacrifier au grand mythe de l’Innovation. Mais c’est tenter de défaire modestement, du dedans même de la situation engagée, les formes d’adaptation et d’adhérence qui l’enlisent et l’immobilisent. Car c’est en se décalant, en se dégageant de l’obédience d’où vient leur emprise, qu’on pourra rouvrir des possibles. »
Lecture complémentaire
Edgar MORIN, dans l’ouvrage cité en ouverture, montre, en analysant les composantes du concept de crise, comment l’accroissement des désordres et des incertitudes suscite, je le cite, « une recherche de solutions » ; la crise « porte en elle des possibilités de changements ».
« On voit comment la crise révèle ce qui était caché, latent, virtuel au sein de la société (ou de l’individu) : les antagonismes fondamentaux, les ruptures sismiques souterraines, le cheminement occulte des nouvelles réalités ; et en même temps la crise nous éclaire théoriquement sur la part immergée de l’organisation sociale, sur ses capacités de survie et de transformation. »
C’est, je crois, sur cet espoir qu’il nous faut travailler…