À écouter — Un hommage rendu aux médecins par les Français chaque soir à 20h.
Quel peut être, pour des médecins et des professionnels du soin qui préparent un master en éthique médicale, l’intérêt de la lecture de Camus ? C’est en effet dans le cadre du cours que je fais depuis de nombreuses années à l’Espace Ethique d’Ile-de-France devant un public de médecins que j’ai pu, pour la première fois en 2016, « mettre Camus au programme ». Le récit d’une expérience de cours est donc le sujet de mon intervention. Pour le dire en un mot, ce cours en éthique médicale m’a permis de constater que, au-delà de l’intérêt prévisible pour le médecin de La Peste, c’est l’ensemble de la pensée de Camus, et en particulier ses considérations sur la mesure, qui peut passionner le corps médical quand il réfléchit à la médecine comme science et à la dimension éthique de l’exercice du soin dans notre société. Vous comprenez donc en quoi cette expérience est une illustration du thème retenu pour les Rencontres, « des moralistes à la philosophie et à la philosophie politique » : sans l’avoir prévu, ce cours se trouvait au cœur des interrogations qui vous ont été présentées hier et aujourd’hui. De fait, dans la lignée des moralistes et des philosophes politiques, Camus est un penseur qui depuis quelques années retrouve dans l’éthique contemporaine une place à sa mesure. Pour mesurer ce juste retour des choses qui fait sortir l’auteur de L’homme révolté du cadre limité de « penseur pour classe de Terminale », les points de vue, nous l’avons constaté dans les interventions précédentes, sont nombreux. En ce qui me concerne, j’ai choisi un domaine très circonscrit pour évaluer l’importance, présente ou à venir, de Camus : l’utilité qu’il peut avoir pour penser ce que l’on appelle l’éthique médicale. Repartant très concrètement de l’expérience du cours fait cette année, je vais essayer de montrer comment Camus, précisément parce qu’il refuse d’être un philosophe systématique, permet à des «docteurs» de ne plus être simplement des doctes, mais de redevenir des « médecins », selon la belle étymologie de ce mot qui associe le verbe « méditer » et le sens de la « mesure » comme l’indique le verbe grec « médomai ». Si le médecin est celui qui médite en retrouvant le sens hippocratique de la mesure, alors la Pensée de midi de L’homme révolté et la mesure célébrée à la fin de L’été dans « L’exil d’Hélène » ne peuvent que le concerner quand il veut étudier l’éthique. Rappelons que le mot «valeur», si important dans l’éthique camusienne, a la même origine que la « convalescence » puisqu’en latin il désigne également la bonne santé. L’homme révolté à sa manière l’affirme « vivre est en soi un jugement de valeur », O.C.III, p.68, et il précise dans la partie consacrée à la Pensée de midi que la révolte est « force de vie, non de mort » O.C.III, p.305. Nous voyons alors se dessiner le lien entre les valeurs et la médecine qui vise à maintenir ce qui est sain. Mon cheminement sera simple : après avoir brièvement rappelé ce qu’est l’enseignement de l’éthique médicale, j’insisterai sur le fait qu’il importe aujourd’hui d’aller de l’éthique à une réflexion épistémologique sur le savoir médical. Repartant de la conviction qu’épistémologie et éthique sont liées en médecine, je pourrai ensuite expliquer pourquoi et comment on peut proposer aux médecins une réflexion sur Camus, auteur qui fut sensible au lien entre la raison et la morale. Je vous présenterai un petit florilège de textes camusiens qui éclairent ces questions auxquelles les médecins sont aujourd’hui confrontés. Enfin, je vous proposerai un autre florilège : quelques témoignages glanés auprès de médecins qui racontent comment la lecture de Camus a eu une incidence sur leur exercice de la médecine.
Quelques rappels sur l’enseignement de l’éthique en médecine
Vous le savez, après les crimes perpétrés pendant la Seconde guerre mondiale, il devint manifeste que la médecine devait réaffirmer les valeurs de l’éthique et raviver le souvenir du serment d’Hippocrate. La fin des années 40 vit la rédaction de codes internationaux qui insistaient sur le respect dû au patient. En 1983, la France met en place un Comité Consultatif National d’Ethique qui réunit, entre autres, médecins et représentants des sciences humaines pour proposer des avis concernant les problèmes d’éthique, par exemple la procréation, la douleur, la génétique ou la fin de vie. Formés à l’art de donner des réponses scientifiques, les médecins font appel aux sciences de l’homme quand il s’agit de poser des questions qui suscitent un débat que les sciences exactes ne suffisent pas à trancher. Il faudra attendre 1993 pour que soient proposés aux étudiants en première année de médecine des cours dits de « sciences humaines et sociales ». Actuellement cet enseignement représente globalement 20% de la réussite au concours. Il intègre une présentation de l’éthique et, pour certaines universités, des cours dispensés par des philosophes des sciences qui peuvent exiger un excellent niveau de la part des étudiants. Ces derniers n’imaginaient pas retrouver en Médecine un Kant ou un Descartes dont ils pensaient avoir été « libérés » à la sortie de la Terminale. Parfois perçu comme un moyen de sélection, cet enseignement de l’éthique n’est pas systématiquement apprécié, et il faut en général attendre la troisième année de Médecine, au moment où ils sont en stage, pour que les étudiants déclarent que, finalement, la philosophie n’est pas inutile pour la formation d’un médecin ! Quand, au terme de leurs études, ils deviennent des « praticiens », certains découvrent alors que théorie et pratique sont corrélatives, et, venant de recevoir le titre de « docteurs », ils se découvrent « médecins », au sens où effectivement ils doivent « méditer » sur des questions pour lesquelles les réponses apprises pendant leur cursus ne suffisent plus. A ces soignants qui posent et se posent des questions, l’Espace Ethique de l’Assistance Publique des Hôpitaux de Paris, devenu Espace Ethique d’Ile-de-France, sous l’égide du professeur Emmanuel Hirsch philosophe de formation, propose depuis plus de vingt ans enseignements, colloques, séminaires de recherche sur les problèmes liés au soin. En consultant le site www.espace-ethique.org, vous trouverez une présentation des programmes universitaires de l’Espace Ethique dont les cours ont lieu à l’hôpital Saint-Louis de Paris. Une chaire de philosophie et de médecine a également été ouverte en 2016 à l’Hôtel-Dieu. Depuis une quinzaine d’années, j’enseigne à l’Espace Ethique les philosophes de l’antiquité grecque et la méthodologie de la lecture et de l’écriture pour permettre aux médecins et à l’ensemble de ceux qui sont concernés par le soin (infirmiers, directeurs d’hôpitaux, assistants sociaux, responsables d’associations) de rédiger leurs mémoires. Des masters et des doctorats sont en effet présentés par ces étudiants qui, pendant une vie professionnelle particulièrement active, décident de consacrer du temps à la réflexion. Parmi les philosophes que l’on retrouve le plus souvent dans ces enseignements, il y a, entre autres, Platon, Aristote, les Stoïciens, Pascal, Descartes, Kant, Nietzsche, Lévinas, Ricoeur, Canguilhem ou Foucault pour ne citer que ceux qui reviennent le plus souvent. Albert Camus, vous le constatez, ne fait pas partie des élus. Cette criante injustice ne m’ayant pas paru très éthique, j’ai donc décidé de la réparer en 2016 : je vous avais déjà dit ici, à l’occasion des rencontres de 2013, que j’avais toujours mis trop de temps à régler mes dettes à l’égard de Camus, mais que je finissais toujours par les acquitter. Usant de la carte blanche donnée par Emmanuel Hirsch, il me fut d’autant plus facile d’imposer Camus que son apport pour la médecine ne me semblait pas se limiter à l’éthique et concernait un autre point de mon cours, en l’occurrence la dimension épistémologique. Utilisant, entre nous soit dit un peu comme prétexte, le fait que Canguilhem, épistémologue patenté, et Camus avaient été tous les deux au Chambon-sur-Lignon, j’associais ces philosophes pour « appâter » ceux de mes étudiants qui n’auraient pas encore compris que Camus n’était pas seulement un grand romancier. Pour vous expliquer ce qui, sans cela, relèverait uniquement du tour de passe-passe, il me faut à présent préciser le lien qui unit éthique et épistémologie en médecine afin de mieux comprendre en quoi l’éthique camusienne est aussi associée à une critique de toute forme de savoir dogmatique et, en ce sens encore, est utile aux médecins.
De l’éthique à l’épistémologie : la morale et la réflexion critique sur le savoir médical, un parcours de L’homme révolté
Pour expliquer en quoi le lien entre l’éthique et l’épistémologie est un problème camusien, je vais repartir de la pensée d’un grand médecin, Jean Bernard, qui fut le premier président du Comité Consultatif National d’Ethique : tout ce qui n’est pas scientifique n’est pas éthique. La déclaration peut paraître surprenante chez cet ardent défenseur de la morale en médecine, mais elle rappelle simplement qu’avant de réfléchir à la valeur d’un acte, il faut se demander s’il est scientifiquement cohérent. Soyons concrets : pour un médecin, si une ponction lombaire n’a pas de justification scientifique, en d’autres termes si elle ne sert à rien pour l’efficacité d’une thérapie, par définition elle ne sera pas éthique puisqu’elle n’apportera rien au patient. Le médecin pourrait user de toutes les formules de politesse qui sembleraient traduire son respect éthique pour le patient, si son geste médical n’est pas scientifiquement justifié, alors, au sens propre, il ne respecte pas le patient et est « injuste » avec lui. Certes, tout ce qui est scientifique est loin d’être éthique, et beaucoup de recherches qui sont cohérentes du point de vue de la science, ne sont pas admissibles du point de vue de la morale. Dans le sillage de Jean Bernard, les médecins sont donc très conscients du lien complexe qui unit épistémologie et éthique et c’est pourquoi l’éthique subtile de Camus les concerne puisqu’elle est liée à une réflexion sur le rationalisme, en d’autres termes sur le statut qu’il faut accorder à la raison. Ces praticiens sont, plus que d’autres, confrontés à la question de la fin et des moyens, dans la mesure où la finalité ne doit pas être pour eux le triomphe systématique de la science et où, ayant retenu la leçon de Kant, l’homme doit pour eux toujours être considéré comme une fin en soi, donc jamais comme un moyen au service d’une démonstration scientifique, cette démonstration dût-elle, à terme, permettre d’immenses progrès thérapeutiques pour un grand nombre d’individus. Pour un médecin qui fait de la recherche, cette phrase de L’homme révolté a donc un écho particulier :
« La fin justifie les moyens ? Cela est possible. Mais qui justifiera la fin ? A cette question, que la pensée historique laisse pendante, la révolte répond : les moyens. » O.C III, p.312.
Les moyens, c’est pour un médecin, la manière, manière d’être et manière de faire, avec le patient. Maîtriser l’art et la manière, cela revient, pour celui que l’on appelle à juste titre « l’homme de l’art », à utiliser son savoir en usant avec éthique de son pouvoir. Les deux vont de pair, et nous savons depuis Foucault, que la tentation est grande dans le corps médical de mettre en avant son savoir pour abuser du pouvoir qu’il peut donner sur les patients. Chez Camus, tous les médecins n’ont pas l’éthique et l’humilité intellectuelle du docteur Rieux et cela donne à penser quand on exerce la médecine aujourd’hui. En effet, en 1955, Camus adapta et mit en scène un médecin qui illustre cet abus de pouvoir. Il repart d’une nouvelle de Dino Buzzati, Un caso clinico, qu’il monte sous le titre d’Un cas intéressant. Dans son introduction, Camus précise :
« Et il est vrai qu’en mélangeant La mort d’Ivan Ilitch et Knock on risquerait d’obtenir un cas aussi original que celui qui est présenté aujourd’hui. » O.C. III, p.693.
Le docteur mis en scène par Camus va à l’encontre de toutes les règles d’éthique de nos jours préconisées en médecine : le patient est écrasé par un pouvoir qui se fonde sur un savoir qui n’a aucune validation scientifique. Nous comprenons mieux alors l’affirmation de Jean Bernard : pour ce qui n’est pas scientifique, la question éthique n’a pas même à être posée, puisqu’il est nécessairement contraire à la morale d’imposer une thérapie que le savoir du médecin ne peut « justifier ». On retrouve ici une problématique qui n’est pas étrangère à Camus : le lien entre la justesse, c’est-à-dire l’exactitude du point de vue rationnel, et la justice d’un acte, c’est-à-dire sa valeur morale. L’homme révolté, dont la première phrase affirme qu’« il y a des crimes de passion et des crimes de logique », O.C.III, p.63, tourne autour de cette recherche d’une raison qui sache rester éthiquement juste sans rien perdre de sa justesse épistémologique, une raison qui, au-delà des excès d’un rationalisme triomphant, retrouve la juste -et exacte- mesure de la Pensée de midi qui fit l’objet des Rencontres de Lourmarin en 2013. Seule cette raison sait éviter les crimes que peut commettre la logique, crimes aussi graves que ceux auxquels conduit la passion. C’est précisément le contraire des raisonnements fous de tous les Knock que mentionnait l’introduction d’Un cas intéressant, de ces médecins qui veulent, de force et usant d’un pouvoir non fondé, faire passer les patients du « normal » au « pathologique ». Pour les étudiants de l’Espace Ethique, je quitte ici Jules Romains et retrouve Georges Canguilhem. Philosophe et médecin, professeur de Foucault, cet épistémologue rédigea sa thèse de médecine sur le normal et le pathologique tout en participant à la Résistance dans le Vercors. On sait qu’il fut aussi au Chambon-sur-Lignon et que, dans ce village des Justes, il croisa, peut-être, Albert Camus. Je laisse aux biographes de l’un et de l’autre le soin de démontrer s’il y eut ou non rencontre physique : la rencontre intellectuelle, avec ou sans citations, me semble évidente en ce qui concerne la norme et la mesure chez ces deux penseurs. Comme je vous l’ai indiqué au début, c’est, d’après l’expérience faite pendant les cours, ce qui a particulièrement intéressé les médecins. Si vous n’êtes pas familiers de Canguilhem, je reviens donc brièvement sur Le normal et le pathologique, texte qui repart de sa thèse et fut publié en 1963. Comme Camus, Canguilhem connaissait bien la pensée grecque et, en tant que médecin, la notion hippocratique de la santé, définie comme équilibre et juste mesure entre les excès, revient souvent dans son œuvre. Pour lui, le normal n’est pas simplement une mesure moyenne, un nombre au-delà ou en-deçà duquel on sombrerait dans le pathologique, mais c’est plus exactement la capacité de chaque humain de s’adapter, de « vivre avec » des maladies. En ce sens, la vie est, dit-il, « normativité », faculté d’inventer des normes nouvelles : il n’y a pas une mesure unique de la pression artérielle, mais la capacité de chacun de vivre avec une tension plus haute, ou plus basse, que la tension « moyenne », cet écart se maintenant « dans une certaine mesure ». Les excès par rapport à la moyenne statistique, anormaux ou démesurés, restent bien sûr pathologiques, mais l’intérêt de Canguilhem est de montrer que la juste mesure a une amplitude et une complexité qui interdisent de la réduire à un chiffre simpliste, comme le font les Knock qui jugent qu’un cas est pathologique dès que le moindre dépassement est constaté. Ils en profitent pour « médicaliser » le patient : au personnage de Knock ont succédé certains praticiens, plus intéressés par l’intérêt économique des « block busters » de l’industrie pharmaceutique que par les valeurs éthiques. Ils ne sont pas la majorité, mais beaucoup de leurs confrères se révoltent, au sens camusien, du scandale scientifique et éthique qui consiste à faire passer un patient du normal au pathologique afin de lui imposer une thérapie inutile, voire dangereuse pour lui, et coûteuse pour la société.
La parenté avec la Pensée de midi camusienne qui refuse ce que les grecs appelaient l’hybris, l’excès destructeur, le lien avec la théorie de la juste mesure chez Aristote peuvent aisément être expliqués aux médecins qui, dans leurs diagnostics et dans leurs thérapies recherchent le juste équilibre, le bon étalonnage de la balance bénéfice/risque, ce que l’on appelle aujourd’hui les thérapies ciblées. Camus connaissait lui aussi cette nécessité de rendre compte de la complexité de la mesure. Dans L’homme révolté il associe cette mesure à « l’interminable tension et la sérénité crispée » qu’évoque Char et déclare :
« la vraie vie est présente au cœur de ce déchirement. Elle est ce déchirement lui-même, l’esprit qui plane sur des volcans de lumière, la folie de l’équité, l’intransigeance exténuante de la mesure » O.C.III, p.321.
Cette quête de la mesure chez Camus, comme la recherche de la vie qui mesure les normes chez Canguilhem, sont liées à la souffrance, et quelques lignes plus loin, L’homme révolté conclut : « Devant ce mal, devant la mort, l’homme au plus profond de lui-même crie justice ». Pour des médecins, ce texte est en résonance avec ce passage de Canguilhem qui conclut le chapitre « Physiologie et pathologie » dans Le normal et le pathologique :
« On ne dicte pas scientifiquement des normes à la vie. Mais la vie est cette activité polarisée de débat avec le milieu qui se sent ou non normale, selon qu’elle se sent ou non normative. Le médecin a pris le parti de la vie. La science le sert dans l’accomplissement des devoirs qui naissent de ce choix. L’appel au médecin vient du malade. C’est l’écho de cet appel pathétique qui fait qualifier de pathologiques toutes les sciences qu’utilise au secours de la vie la technique médicale. »
A la lecture de ces textes, il apparaît que « l’homme de l’art » est, dans la subtile maîtrise de la mesure, celui qui détenait chez les Grecs une « techné », un savoir-faire, et non une « épistémé », un savoir. Cela se vérifie dans tous les cas, qu’il soigne les corps comme Canguilhem, ou le corps social, comme Camus qui dans L’homme révolté présente le ressentiment comme une « auto-intoxication, la sécrétion néfaste, en vase clos, d’une impuissance prolongée. » O.C.III, p.75. Pour traiter ces deux corps, il faut une rationalité plus ténue que celle qui commet les « crimes de logique », et pour trouver la justesse et la justice du traitement, il faut faire appel à Némésis, « déesse de la mesure, fatale aux démesurés. » D’un point de vue épistémologique, elle, et elle seule, permet d’atteindre une juste rationalité dans laquelle l’éthique retrouve la raison :
« L’irrationnel limite le rationnel qui lui donne à son tour sa mesure. Quelque chose a du sens, enfin, que nous devons conquérir sur le non-sens. » O.C.III, p.314.
Ces règles, dont nous venons de voir qu’elles s’appliquaient à la vie et à la pensée, sont celles qui donnent à l’homme sa juste mesure, ni trop haut, ni trop bas dans l’échelle des êtres :
« la seule règle qui soit originale aujourd’hui : apprendre à vivre et à mourir, et, pour être homme, refuser d’être dieu. » O.C.III, p. 323.
On trouve ici un écho à la sagesse de la Troisième Pythique de Pindare qui est en exergue du Mythe de Sisyphe : « O mon âme, n’aspire pas à la vie éternelle, mais épuise le champ du possible », vers qui, de l’éthique aristotélicienne au Cimetière marin de Valéry, éclaire la pensée des hommes du Midi. C’est cette juste mesure solaire qui, aux yeux des médecins, rend lumineux le médecin de La Peste, c’est de cette figure modèle qu’ils parlent spontanément en évoquant Camus, mais, vous le constatez au récit de cette expérience pédagogique, le passage par l’étude d’une sagesse mesurée est aussi pour eux une porte d’entrée dans le monde de Camus. Je voudrais à présent vous présenter un petit florilège de quelques extraits qui leur évoque, chez Camus, la complexité de la pratique et de l’éthique médicales, et, m’a-t-il semblé, les aide à entrer plus avant dans la réflexion sur le lien entre la morale, l’action et la réflexion.
Petit florilège camusien à l’usage des médecins
La Peste
Pour repartir de ce que connaissent la plupart des étudiants de l’Espace Ethique, je leur propose un petit parcours de La Peste qui ne se limite pas aux descriptions strictement médicales. Pour un médecin, il est particulièrement important que ce soit seulement à la fin de la chronique de la maladie que l’on découvre que le narrateur est le médecin : cela leur rappelle que le praticien ne doit pas parler seulement en s’appuyant sur son statut de « professionnel du soin », mais en tant qu’il est, également et autant que faire se peut, un spectateur comme un autre. La fascination pour Rieux est, vous vous en doutez, puissante dans le corps médical, et, si l’on autorise un jeu de mots de carabin, ce côté « bon Saint-Bernard » est le modèle de celui qui soigne. Bernard est un nom qui, chez Camus, convient à ceux qui s’occupent des autres : le médecin de La mort heureuse s’appelle Bernard et, dans Le premier homme celui qui représente l’instituteur monsieur Germain est appelé monsieur Bernard. C’est du reste avec l’humilité de ces hussards de la République que l’on peut apprendre aux médecins à relever dans La Peste tous les indices qui font de ce texte une mine de réflexion pour les spécialistes de l’éthique et de l’épistémologie médicales. Je leur propose donc de suivre le texte pas à pas, en glanant ce qui peut intéresser les réflexions menées à l’Espace Ethique, et je vous livre aujourd’hui ce florilège avec l’indication des pages dans le tome II des Œuvres complètes.
Dès la p.48, une remarque du médecin Richard, confrère de Rieux, est évocatrice pour les spécialistes de Canguilhem : « Euh, dit Richard, le normal, vous savez… ». Rieux avait senti, dès le début, qu’un « rat n’était pas à sa place » p.38, et que le nombre de rats dépassait la mesure « normale ». Les médecins reconnaissent en cela leur capacité à repérer comme symptôme ce qui, pour le profane, est invisible. Le docteur Castel va savoir mettre un nom sur ce nombre de rats, passant ainsi de la statistique à l’énonciation et, déclare p.58, « on n’a pas osé leur donner un nom ». Nommer une maladie, acte et moment tragiques : les littéraires songent à La Fontaine, « la peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom) », le médecin, lui, pense à la consultation d’annonce où il doit dire à un patient le nom qu’il faut donner à cette brutale augmentation du nombre des cellules cancéreuses. Ainsi, il partage l’avis que Rieux exprime p.67 : « A l’allure où la maladie se répand, si elle n’est pas stoppée, elle risque de tuer la moitié de la ville en deux mois. Par conséquent, il importe peu que vous l’appeliez peste ou fièvre de croissance. Il importe seulement que vous l’empêchiez de tuer la moitié de la ville. » Ce n’est pas une question de vocabulaire, c’est une question de temps, qui parle plus aux urgentistes qu’aux sémiologues, et qui donne un éclairage nouveau à cette phrase, trop souvent mal citée, de la p.210 « j’ai compris que tout le malheur des hommes venait de ce qu’ils ne tenaient pas un langage clair. » Les médecins savent l’urgence de bien dire, particulièrement quand, ainsi que nous le lisons p.59, « le fléau n’est pas à la mesure de l’homme ». P.62, la phrase qui clôt le chapitre résume cet enjeu : « L’essentiel était de bien faire son métier. » Le médecin doit dire ce qui est, et c’est en cela qu’il peut être félicité, comme tous les monsieur Germain et les monsieur Bernard ainsi que l’explique Camus p.125: « Mais on ne félicite pas un instituteur d’enseigner que deux et deux font quatre. On le félicitera peut-être d’avoir choisi ce beau métier. Disons donc qu’il était louable que Tarrou et d’autres eussent choisi de démontrer que deux et deux faisaient quatre plutôt que le contraire ». Un épidémiologiste, un médecin de santé publique, savent la « valeur » des mots précis et des chiffres exacts, et peuvent dire comme Tarrou p. 176 « La seule chose qui nous reste, c’est la comptabilité. » Le lien entre éthique et épistémologie est rappelé dans la belle formule qui précise p.125 le respect que l’on doit à ceux qui ont choisi de bien faire leur métier en disant bien la vérité des chiffres et des faits : « Il n’y avait pour cela qu’un seul moyen qui était de combattre la peste. Cette vérité n’était pas admirable, elle n’était que conséquente. » Vérité et morale se rejoignent ici : être conséquent consiste à savoir être rationnel sans commettre ces « crimes de logique » que nous avons déjà rencontrés dans L’homme révolté.
Le rôle du médecin consiste également à donner un nom générique à ce qui, d’abord, se présente comme unique, à retrouver le général sous le particulier, question fondamentale depuis Aristote pour évaluer le savoir et qu’un échange entre Castel et Rieux, p.72, illustre très concrètement : « Ce bacille est bizarre. – Oh ! dit Castel, je ne suis pas de votre avis. Ces animaux ont toujours un air d’originalité. Mais, dans le fond, c’est la même chose. » C’est pourquoi le praticien devra, comme le médecin, le pilote de navire et l’homme politique chez Aristote, avoir cette intelligence pratique, cette « prudence », cette « phronèsis », qui permet de s’adapter à ce qui est contingent et, comme tout ce qui relève du vivant, n’a pas la régularité de ce qui peut être pensé par les sciences exactes. Le bacille de la peste étant « bizarre », le sérum devra avoir la capacité de s’y adapter, et nous lisons, p.125, « C’est pourquoi il était naturel que le vieux Castel mît toute sa confiance et son énergie à fabriquer des sérums sur place, avec du matériel de fortune. Rieux et lui espéraient qu’un sérum fabriqué avec les cultures mêmes du microbe qui infestait la ville aurait une efficacité plus directe que les sérums venus de l’extérieur, puisque le microbe différait légèrement du bacille de la peste, tel qu’il était classiquement défini. » Les deux personnages ne sont plus des « doctes » appliquant sans nuance un savoir académique, ce sont des « médecins » qui « méditent » de façon novatrice et cherchent ce que nous appellerions aujourd’hui la thérapie ciblée, celle qui mesure la spécificité du bacille et ainsi, tel l’archer également cité par Aristote comme un modèle de l’intelligence pratique, saura viser exactement le mal.
Cette rencontre du savoir et de l’art de guérir, tout vrai médecin la perçoit comme un idéal, une cible à atteindre, mais devant cet objectif ambitieux, il faut, comme Rieux p.178, reconnaître que l’ « on ne peut pas en même temps guérir et savoir. Alors guérissons le plus vite possible. C’est le plus pressé. » Le savoir qu’exige la peste est de plus en plus complexe car, dit le narrateur p.195, « Le doute persistait dans l’esprit de Rieux. C’était la peste et ce n’était pas elle. Depuis quelque temps d’ailleurs, elle semblait prendre plaisir à dérouter les diagnostics. » C’est pourquoi, quelques lignes plus loin, on lit sur la fiche de Paneloux « Cas douteux. » Le littéraire entend le double sens de ce qualificatif quand il est appliqué au prêtre qui a traversé l’épreuve du doute. Le médecin de l’Espace Ethique, lui, y perçoit ses interrogations habituelles que résument les remarques du narrateur lors de l’agonie de Tarrou p.231 : « Car Rieux se trouvait devant un visage de la peste qui le déconcertait. Une fois de plus, elle s’appliquait à dérouter les stratégies dressées contre elle, elle apparaissait aux lieux où on ne l’attendait pas pour disparaître de ceux où elle semblait déjà installée. Une fois de plus elle s’appliquait à étonner. » Le doute, l’étonnement, deux mots, deux expériences qui, selon Platon puis Aristote, sont à l’origine de la philosophie. Or, c’est le lot quotidien de la médecine, qui tâtonne et cherche à comprendre. En ce sens, on voit, sous un nouvel angle, pourquoi « médecine » et « méditation » viennent toutes deux de « médomai ».
Arrêtons-nous un instant sur le mot de « compréhension » pour découvrir en quoi il permet aux médecins de faire le lien entre la raison et l’éthique. P.123, la conversation entre Rieux et Tarrou peut nous éclairer :
« - Allons, Tarrou, dit-il, qu’est-ce qui vous pousse à vous occuper de cela ?
- Je ne sais pas. Ma morale peut-être.
- Et laquelle ?
- La compréhension. »
Comprendre le patient, c’est, certes comprendre sa pathologie au sens où l’on veut en savoir la cause et en connaître les thérapies possibles, mais les médecins savent qu’au-delà de ce vocabulaire de la connaissance, il y a dans le mot « compréhension » la dimension éthique qui consiste d’une part en une empathie avec le patient puisque le médecin comprend la douleur de cet autre homme qui souffre et, d’autre part, la capacité à « admettre », à « supporter » les différences et les faiblesses de cet être vulnérable. Comprendre, c’est entendre, c’est ne pas être sourd à ce que dit l’autre. D’une certaine manière, c’est, pour un médecin, refuser « l’absurde » au sens étymologique de ce mot qui désigne la surdité de l’homme qui n’entend pas le sens de ce que lui dit le monde, et la surdité de ce monde qui n’entend pas notre demande de sens. Il y a, me semble-t-il, un peu de cela dans ce que l’on appelle le « colloque singulier » qui est effort mutuel de compréhension entre le médecin et le patient. Le respect de ce « colloque singulier » est, vous le savez, l’un des maîtres-mots de l’éthique médicale.
Comprendre et tolérer, alors que Camus rappelle p. 162 que « La peste avait supprimé les jugements de valeur. » Il y a là peut-être un souvenir de Thucydide qui, décrivant l’épidémie qui s’abattit sur Athènes, constata lui aussi qu’avec la maladie les citoyens perdent le sens des valeurs et qu’apparaît à nu ce qu’il est le premier à appeler la « nature humaine ». Pour un médecin, cette suppression des « jugements de valeur » revêt un sens particulier puisque, comme je l’ai déjà indiqué, le mot valeur est lié à la notion de bonne santé et de force. Le médecin peut alors se demander quelle « nature humaine » révèle la maladie.
Cette question peut servir de fil conducteur pour reprendre le dialogue entre le prêtre et le médecin. La durée de mon cours ne me permet pas d’approfondir ce débat en première année de Master, mais la rencontre des deux hommes, aux pages 184 et 185 met en scène l’opposition entre le prêtre qui s’occupe du « salut » et le médecin qui résume ainsi son rôle : « Le salut de l’homme est un trop grand mot pour moi. Je ne vais pas si loin. C’est sa santé qui m’intéresse, sa santé d’abord. » Or, la différence entre les deux ne porte pas seulement sur l’objectif à atteindre : elle porte sur la mesure et sur la compréhension, comme l’indique dans ce dialogue célèbre l’échange suivant :
« - Je comprends, murmura Paneloux. Cela est révoltant parce que cela passe la mesure. Mais peut-être devons-nous aimer ce que nous ne pouvons comprendre. Rieux se redressa d’un seul coup. Il regardait Paneloux avec toute la force et la passion dont il était capable et secouait la tête.
- Non, mon père, dit-il. Je me fais une autre idée de l’amour. Et je refuserai jusqu’à la mort d’aimer cette création où des enfants sont torturés.»
Les médecins savent que la maladie, en effet, pose aux soignants, et aux autres, la question de la mesure de l’homme, parce qu’elle en révèle la faiblesse et la grandeur, et qu’elle pose aussi la question de la compréhension d’un monde où certaines souffrances dépassent la juste mesure de ce que l’homme peut « comprendre » et supporter.
Il est évident que l’on est ici au-delà de l’épistémologie et de l’éthique, mais les médecins se méfient du mot de « métaphysique » et certains, comme Rieux le déclare à Tarrou p. 121, estiment que « s’il croyait en un Dieu tout-puissant, il cesserait de guérir les hommes, lui laissant alors ce soin. » Tarrou, qui n’est pas médecin, pose autrement le problème avec Rieux p. 211 :
« - En somme, dit Tarrou avec simplicité, ce qui m’intéresse c’est de savoir comment on devient un saint.
- Mais vous ne croyez pas en Dieu.
- Justement. Peut-on être un saint sans Dieu, c’est le seul problème concret que je connaisse aujourd’hui. » Quelques lignes après, le docteur déclare : « Je n’ai pas de goût, je crois, pour l’héroïsme et la sainteté. Ce qui m’intéresse, c’est d’être un homme. » La réponse de Tarrou peut sembler surprenante : « Oui, nous cherchons la même chose, mais je suis moins ambitieux. »
Vous imaginez en quoi les médecins qui, après une journée de travail viennent à l’Espace Ethique pour réfléchir à leur métier en travaillant des textes de philosophie, se sentent « concernés » par le finale de La Peste et, pour leur professeur, c’est une forte expérience de lire avec eux la page 248 :
« Mais il savait cependant que cette chronique ne pouvait pas être celle de la victoire définitive. Elle ne pouvait être que le témoignage de ce qu’il avait fallu accomplir et que, sans doute, devraient accomplir encore, contre la terreur et son arme inlassable, malgré leurs déchirements personnels, tous les hommes qui, ne pouvant être des saints et refusant d’admettre les fléaux, s’efforcent cependant d’être des médecins. »
La page 323 de L’homme révolté, O.C. III, éclaire alors pour eux le rôle de ce révolté que doit être un médecin : « Ils élisent, et nous donnent en exemple, la seule règle qui soit originale aujourd’hui : apprendre à vivre et à mourir, et, pour être homme, refuser d’être dieu. » Je mets en parallèle cette remarque de Camus avec le cours précédemment fait devant eux sur le refus de l’hybris chez Aristote puisqu’en effet c’est le problème de la juste mesure de la nature humaine qui est ici mis en évidence. Cette question devient pour eux particulièrement concrète, et les médecins peuvent de nos jours reprendre ce que nous lisons dans La Peste p.94 « Oui, il y avait dans le malheur une part d’abstraction et d’irréalité. Mais quand l’abstraction se met à vous tuer, il faut bien s’occuper de l’abstraction. » et p. 181 « Mais jusque là du moins, ils se scandalisaient abstraitement, en quelque sorte, parce qu’ils n’avaient jamais regardé en face, si longuement, l’agonie d’un innocent. »
Cette fréquentation quotidienne du lien entre abstrait et concret, entre réflexion et action, permet aux médecins de comprendre une phrase qui, p. 236 de La Peste, peut parfois surprendre : « Tout ce que l’homme pouvait gagner au jeu de la peste et de la vie, c’était la connaissance et la mémoire. Peut-être était-ce cela que Tarrou appelait gagner la partie ! » Sans doute voyez-vous mieux à présent pourquoi un cours sur Camus associe devant des soignants éthique et épistémologie comme réflexion sur la mesure et les limites du savoir des hommes. Il est plus aisé alors de faire entendre aux auditeurs de l’Espace Ethique l’adage d’Eschyle, le « pathein mathein », « souffrir et apprendre », qui lie la connaissance à la souffrance et exige que cette connaissance reconnaisse sa mesure pour qu’aucun de ces « crimes de logique » que redoute l’homme révolté ne soit commis en médecine, pour qu’aucun « acharnement déraisonnable » ne soit proposé par les docteurs aux patients : celui qui sait, le docte, ne doit rien proposer qui ne puisse être supporté par celui qui souffre. Pour cela, le médecin doit réfléchir aux limites du pouvoir que lui donne son savoir et, avant Foucault, Camus invite à réfléchir pour faire en sorte que le savoir médical ne soit pas « absurde ». C’est pourquoi, quittant le roman, j’invite les médecins à relire ce grand texte de philosophie qu’est Le mythe de Sisyphe si on sait le mettre en relation avec les leçons de L’homme révolté.
Le mythe de Sisyphe
Pour ce parcours du texte, je donne les références dans le tome I des Œuvres complètes.
Dès le début du texte, les métaphores de la maladie et de la santé intéressent le médecin. Ainsi l’absurde est d’emblée présenté p.219 comme « un mal de l’esprit ». P. 225, la manière de poser la question du suicide est ainsi résumée : « On se tue parce que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue, voilà une vérité sans doute – inféconde cependant parce qu’elle est un truisme. »
Si cette vérité « souffre » d’infécondité, d’incapacité à donner la vie, il faut en faire sentir aux médecins le lien qu’elle instaure entre la « valeur », au sens étymologique déjà rappelé de force et de santé, et la « peine » qui est aussi la souffrance : la vie n’a pas la force nécessaire à cet effort douloureux. Cette santé, ce « valet » de celui qui se porte bien, et, au moins, supporte bien ses maux, Camus la résume p.245 : « L’important, disait l’abbé Galiani à Mme d’Epinay, n’est pas de guérir, mais de vivre avec ses maux. » Nous sommes ici au bas de l’échelle des valeurs de la vie, au stade minimum de cette « normativité » de la vie capable, comme nous l’avons vu chez Canguilhem, de « vivre avec » ce qui, chez certains, devient pathologique et insupportable. Or la vie peut atteindre un autre degré d’intensité, et Camus cite alors p.276 le penseur de la « grande santé » : « Ce qui importe, dit Nietzsche, ce n’est pas la vie éternelle, c’est l’éternelle vivacité. »
Cet accent nietzschéen se retrouve p. 257 quand Camus déclare : « Je comprends alors pourquoi les doctrines qui m’expliquent tout m’affaiblissent en même temps. » Les médecins peuvent ici percevoir, à nouveau, le lien entre les théories de la connaissance et celles de la valeur qui doivent guider l’action, sans affaiblir le patient et le soignant. Cela est corroboré p. 278 dans cette affirmation qui, disent-ils quand on les amène à y réfléchir, résume l’entrée des médecins dans leur carrière professionnelle : « Il vient toujours un temps où il faut choisir entre la contemplation et l’action. Cela s’appelle devenir un homme. Ces déchirements sont affreux. Mais pour un cœur fier, il ne peut y avoir de milieu. » Devenir un homme, ce n’est pas renier la réflexion dans son ensemble, mais c’est refuser les savoirs dogmatiques, et cela, les docteurs doivent l’apprendre. Ici, comme dans d’autres domaines, l’excellence consiste à connaître ses limites, ainsi que nous le lisons p.267 : « Il faut penser à ces artistes qui connaissent leurs limites, ne les excèdent jamais, et dans cet intervalle précaire où leur esprit s’installe, ont toute la merveilleuse aisance des maîtres. Et c’est bien là le génie : l’intelligence qui connaît ses frontières. » Cette mesure, cette modération intellectuelle, c’est, pour les hommes de l’art, la capacité à vivre avec des incertitudes. Nous le savons, c’est ce qui pour un scientifique est le plus difficile. Parlant p.233 de la complexité des atomes, Camus écrit : « Ainsi cette science qui devait tout m’apprendre finit dans l’hypothèse, cette lucidité sombre dans la métaphore, cette incertitude se résout en œuvre d’art. » Camus était sensible à ce sentiment de relativité du savoir qui ébranlait tous les dogmatismes de son temps, qu’ils soient idéologiques ou scientifiques et dans L’homme révolté un paragraphe de la p. 313 permet de mieux comprendre cette incertitude qui, pour être supportable, doit se faire œuvre d’art : « Toute réflexion aujourd’hui, nihiliste ou positive, sans le savoir parfois, fait naître cette mesure des choses que la science elle-même confirme. Les quanta, la relativité jusqu’à présent, les relations d’incertitude, définissent un monde qui n’a de réalité définissable qu’à l’échelle des grandeurs moyennes qui sont les nôtres. Les idéologies qui mènent notre monde sont nées au temps des grandeurs scientifiques absolues. Nos connaissances réelles n’autorisent, au contraire, qu’une pensée des grandeurs relatives. » Notons au passage qu’au début des années 50 rares étaient les écrivains capables d’associer les « incertitudes » auxquelles se confrontait la Physique contemporaine et les remises en cause auxquelles devaient procéder les penseurs de l’époque. S’il veut vivre avec les incertitudes inhérentes à cet art qu’est la médecine, s’il est apte à comprendre que cette « techné » ne peut prétendre à la rigoureuse certitude d’une « épistémé », alors le médecin doit retrouver la « pensée solaire » qui conclut L’homme révolté. C’est avec cette pensée capable de douter de son savoir scientifique et de ne jamais être certaine de ses valeurs éthiques, c’est en ayant ce sens critique sur son savoir et son pouvoir de docteur, que le médecin pourra être ce Sisyphe que l’on peut « imaginer heureux ». Pour cet auditoire des soignants de l’Espace Ethique dont la vie professionnelle doit « faire avec » les échecs et les désillusions, dont la lutte contre la maladie est toujours à reprendre, les dernières lignes du Mythe de Sisyphe, ont un accent puissant : « La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. » Je sais bien que l’on use et abuse de ce finale, mais j’en ai retrouvé la force vive, la valeur, en le relisant avec ce public toujours confronté à la répétition de tâches qui associent respect éthique du patient et remise en cause épistémologique d’un savoir dont eux seuls connaissent les incertitudes. Certes, tous les docteurs ne doutent pas, mais ceux qui viennent à l’Espace Ethique ont, presque toujours, vécu les souffrances liées au doute car on leur a un temps fait croire que leur savoir prométhéen était sans mesure. Aussi, pour les sortir des affres de l’hybris, la lecture de « L’exil d’Hélène » dans L’été, O.C.III, p.601, est la note d’espoir réaliste sur laquelle je termine avec eux cette présentation de la pensée camusienne. Pour eux qui redécouvrent la pensée solaire d’Hippocrate dont la conception de la santé comme juste mesure et équilibre, entre ce que l’on ingère et ce que l’on dépense, entre le corps et l’esprit, entre le patient et le milieu qui l’entoure, entre les humeurs contraires qui nous composent, pour eux qui affirment la nécessité d’un tel équilibre qui fait de la santé l’exemple même de la juste mesure, la fin de « L’exil d’Hélène » les conforte dans le refus des excès qui peuvent menacer la médecine : « L’ignorance reconnue, le refus du fanatisme, les bornes du monde et de l’homme, le visage aimé, la beauté enfin, voici le camp où nous rejoindrons les Grecs. D’une certaine manière, le sens de l’histoire de demain n’est pas celui que l’on croit. Il est dans la lutte entre la création et l’inquisition. Malgré le prix que coûteront aux artistes leurs mains vides, on peut espérer leur victoire. Une fois de plus, la philosophie des ténèbres se dissipera au-dessus de la mer éclatante. O pensée de midi, la guerre de Troie se livre loin des champs de bataille ! Cette fois encore, les murs terribles de la cité moderne tomberont pour livrer « âme sereine comme le calme des mers », la beauté d’Hélène. »
Ce sens de la mesure est ce qui doit animer l’éthique du médecin : le docteur est celui qui doit, dans ses relations avec le patient, respecter la juste distance. Il ne doit être ni trop proche, ni trop distant, évitant toujours ce double écueil d’une empathie trop intime qui entrave le geste médical et d’un caractère hautain qui le rendrait sourd aux plaintes du patient. Charybde et Scylla sont pour lui d’une part le paternalisme du médecin qui traite le patient comme un enfant ignorant, et, depuis quelques années d’autre part, cet excès qui consiste à traiter le patient comme un être si « autonome », si responsable que, curieusement, on se sent à son égard moins de responsabilités.
Savoir être « solitaire et solidaire », telle est aussi la vocation du médecin, partageant la souffrance des hommes, mais seul quand il doit prendre des décisions et que le doute l’assaille. Puisque cet auditoire est spontanément sensible aux exigences morales, je n’ai pas cette année insisté davantage sur la dimension éthique et j’ai renvoyé les étudiants à la lecture du texte publié en 2014 sous la direction d’Eve Morisi Camus et l’éthique. « Je me révolte, donc nous sommes » est la forme camusienne de ce cogito que peuvent reprendre les médecins qui luttent pour que les valeurs éthiques soient respectées en médecine, et je me propose de parler ultérieurement de cet aspect devant eux afin de prolonger ce premier cours qui se recentrait sur le lien entre morale et savoir.
À présent, pour conclure cette communication, j’ai choisi de leur laisser la parole, et vous présente un très court florilège de leurs réflexions.
Petit florilège des réflexions de médecins à l’usage des camusiens
J’ai demandé aux étudiants de l’Espace Ethique, à des collègues médecins qui sont comme moi membres du Comité de Protection des Personnes dans la recherche biomédicale, et, de façon plus générale aux soignants que je connais, de me dire ce que la lecture de Camus leur avait apporté. Comme pour le florilège des citations de Camus, je vous livre, brut de décoffrage, ces témoignages.
J’avais lancé une petite enquête informelle, et j’ai reçu des réponses qui indiquent que la plupart se souviennent de leur lecture de La Peste. Si la majorité dit avoir apprécié le livre pendant l’adolescence, beaucoup signalent que, avec la maturité et surtout avec l’expérience médicale, leur vision du livre s’est modifiée. Pour quelques-uns, très peu nombreux, la relecture à l’âge adulte déçoit et, comme le docteur Felenbok-Amiel la chronique du docteur Rieux n’est pas à la hauteur de La Chute. Pour d’autres au contraire, comme le professeur Yvon Calmus, ce fut une redécouverte. Je le cite :
« Je suis un aficionado de Camus, mais la lecture de La Peste en Terminale ne m’a pas plu et n’a en rien joué un rôle dans mon choix professionnel plutôt dicté par l’aspect scientifique et la recherche. Pour moi, Camus a été une redécouverte plus tardive, comme Proust ou Thomas Mann, qu’on n’apprécie bien, dans mon cas, qu’avec un peu de maturité. »
Plusieurs de ses confrères partagent cet avis et disent que, même s’ils se sont enthousiasmés à 17 ans, il importe de relire quand on a éprouvé, dans l’exercice de son métier, ce que décrit Rieux. Mon petit appel à témoignage a donc suscité des relectures, comme me le dit le professeur Robin Dhôte :
« Mon souvenir est un peu effacé, je me souviens à peu près des ambiances, mais pas du détail : c’est une bonne occasion de me replonger dans le roman. »
A la réunion suivante de notre comité d’éthique, le professeur Dhôte me montra son nouvel exemplaire de La Peste… et me remercia.
Une infirmière de Cochin à qui je posais la question eut une réaction comparable. La Peste l’avait marquée et n’était sans doute pas étrangère au choix de son métier, toutefois les souvenirs étaient flous, mais, ce qui revenait distinctement, c’était tout ce qui concernait la mise en place du dispensaire.
En ce qui concerne la lecture de Camus en dehors de La Peste, je vous renvoie à un article qui m’a été indiqué par Alexandre Alajbegovic, «Paging Sisyphus » de Matthew Trifan de Temple University School of Medicine, publié le 12 décembre 2016 dans Training, the agora of the medical students community. L’auteur illustre l’importance de ce sentiment de l’absurde dans l’exercice de la médecine.
Enfin, je voudrais vous proposer deux textes de médecins qui ont autorisé la publication de leur réponse. Voici d’abord le texte d’un pédiatre, le professeur Dominique Gendrel :
« Camus a toujours beaucoup compté pour moi et il n'est pas simple de dire en quelques lignes ce que m'a apporté son œuvre, mais la volonté de synthèse est une des constantes de notre métier et je ne veux pas échapper à cet exercice, même s’il n'est pas simple de résumer ce que m'a apporté son œuvre, que ce soit sur le plan personnel ou dans l’exercice de ma profession médicale.
C’est, comme pour beaucoup, La Peste qui reste pour moi le texte majeur. Je l’ai lu vers 16 ans, donc avant de commencer des études de médecine, et je ne crois pas qu’il ait participé à ce choix. Il est impossible de faire une différence de son influence sur ma pensée et mes réflexions personnelles et sur ma vie professionnelle tant cela est lié. Si je dois résumer à l'extrême, je dirai que Camus n'a pas différencié le médecin et l'homme dans leur lutte contre l'absurde et le mal.
Rieux n'avoue qu'à la fin du livre qu'il est l'auteur de la chronique, même si on s'en doutait. Cette dernière page apporte un message majeur, qui m'est apparu encore plus pendant les 9 années de mon activité médicale dans le Tiers-Monde. Le médecin est le témoin et doit rapporter qu'il y a chez l'homme, qu'il côtoie au plus près pour des raisons professionnelles, plus de choses à admirer qu'à détester. Ce n’est d’ailleurs pas en tant que médecin que Rieux le dit, mais en tant que participant à l’action commune contre la maladie.
Ce message m’a toujours fait réfléchir : nous devons témoigner de l’action et de la conduite des autres, mais comment utiliser les observations que nous faisons pour agir au bénéfice de la collectivité, en opposition possible avec certains comportements individuels ?
C’est finalement cela qui m’est apparu progressivement comme le principal enseignement de La Peste c’est-à-dire une réflexion sur les limites à donner à son propre pouvoir et surtout pour nous qui exerçons un métier de paranoïaques savoir limiter notre pouvoir médical.
Rieux contribue fortement à la décision la plus terrible, celle de l'isolement pour éviter la contagion, de la fermeture des portes de la ville et du retrait du monde extérieur. Il ne le fait pas au nom d'un pouvoir médical, d'un savoir tout puissant qui doit faire céder les autres, mais il participe à l'exercice collectif de décisions contraignantes pour tous, en tant que citoyen solidaire de ceux qui participent avec lui à imposer cette mesure. La décision est indispensable, mais le médecin doit s’efforcer de la prendre avec les autres, non médecins, au bénéfice de tous.
Tout le talent de Camus éclate dans la construction du roman autour de la maladie. Il décrit très bien la première phase de la maladie pesteuse. Les puces du rat en piquant l’homme injectent le bacille qui entraine des abcès locaux, c’est la peste bubonique. La contagion se fait par les rats, et on peut lutter (mal) contre eux par l’hygiène collective. C’est la source de la maladie qui se répand habituellement de cette façon et la menace constante ; « la peste réveillera ses rats et les enverra mourir dans une cité heureuse »
Mais le stade ultime de la maladie est l’envahissement des autres organes du corps par une septicémie à partir des bubons et l’atteinte des poumons ; c’est la peste pulmonaire très grave et surtout transmise directement d’homme à homme par voie respiratoire. Cette contagion directe inter-humaine impose l’isolement des malades et des sujets-contacts. On ferme donc les portes de la ville. C’est le mal absolu : la maladie ne vient plus de l’extérieur mais est d’origine humaine, battant en brèche la notion de solidarité nécessaire. Le mal vient aussi, et surtout, de l’homme
J'ai le sentiment d'avoir mal répondu à votre question, mais avec Camus, je ne peux séparer en moi l'homme du médecin. Il est très difficile d'exposer clairement des sentiments aussi profonds
PS : deux petits clins d’œil en annexe
- La peste reste actuellement endémique à Madagascar, en Inde, en Extrême-Orient et en Californie mexicaine et américaine. La dernière épidémie en zone méditerranéenne a été limitée à quelques cas. Elle a eu lieu il y a une vingtaine d’années à Oran
- Je ne sais pas si Camus était un proustien convaincu. Mais parmi les livres et les textes utilisés largement par l’auteur pour sa documentation figurent les écrits d’un professeur d’hygiène de la Faculté de médecine de Paris qui a contribué à l’éradication d’une épidémie de peste en Iran. Il a, avec d’autres, créé le concept de « cordon sanitaire ». Il s’appelait Adrien Proust, c’était le père de Marcel.
Ce texte du professeur Gendrel parle de lui-même, et je le soumets à votre expérience de camusien. Pour montrer la diversité de l’influence de Camus sur des médecins, j’ai choisi un autre texte, celui de Gérard Danou qui est docteur en médecine et également docteur ès-lettres. Il s’est intéressé en particulier au lien entre médecine et littérature dans son ouvrage préfacé par Dagognet et intitulé Langue, récit, littérature dans l’éducation médicale, réédité en 2016 chez Lambert-Lucas. Voici le témoignage très personnel qu’il m’a envoyé pour répondre à mes questions :
Albert Camus comme un air de famille
Mes premières lectures de Camus (essentiellement L’étranger et La Peste) sont liées à mon roman familial. Mon père, né en 1914, d’origine oranaise (non algéroise comme Camus) appartenait à la même génération et comme Camus, orphelin de père élevé par une mère seule et pauvre. Mon père n’a jamais rencontré Camus mais c’est un fait avéré il a connu dans ses années de lycée à Oran des élèves brillants qui devinrent pour certains des amis du romancier.
C’est ainsi que j’entendais souvent à la maison évoquer les noms de Bénichou, de Claude de Fréminville, ou de l’éditeur Charlot. Ces personnages participaient d’une ambiance, d’une atmosphère qui nimbait la figure centrale étrange et familière de l’Auteur célèbre qu’était alors Albert Camus. Avant même de commencer à lire Camus mon père me transmettait des valeurs qui semblaient proches de celles de l’auteur de Caligula et de Noces à Tipasa. C’était le devoir à accomplir, la haine de la peine de mort, le sentiment aigu de l’injustice en particulier de la colonisation, et la condition tragique de l’homme seul sans Dieu; sans oublier la célèbre petite phrase qui, à tort d’ailleurs, paraissait privilégier les liens d’affection à la mère, au devoir de justice.
C’est donc dans un tel contexte que j’ai lu vers 17 ou 18 ans tout d’abord l’Etranger. Je crois avoir retenu à l’époque pas tant le meurtre de l’Arabe sous le soleil aveuglant, que l’indifférence au monde de Meursault et les rapports misérables de Salamano et de son chien dont je sentais avec étonnement et effroi que plus il le battait plus il l’aimait; plus il le battait plus il se haïssait.
Et c’est également dans cette ambiance familiale “néocamusienne” que je décidai d’étudier la médecine; bien sûr les rapports que ma famille entretenait avec la chose médicale furent les plus déterminants, mais les lectures littéraires ont joué un rôle non négligeable parmi lesquelles des récits de Cronin et La Peste pour le personnage du médecin Rieux. J’aimais les destins solitaires (ou supposés tels) qui accomplissaient sans peur leur devoir professionnel jusqu’au bout quoiqu’il puisse leur en coûter. J’admirais donc Rieux mais je ne me souviens pas l’avoir idéalisé lors de cette première lecture. Je le trouvais trop réservé, trop froid. Certes je hissais sur un piédestal la médecine et les médecins et je me voyais sans doute projeté en l’un d’entre eux luttant contre les maladies mortelles et la misère, mais quelque chose me décevait, qui me posait et me pose encore question. Il s’agissait de l’une des dernières phrases du roman. Camus fait dire à Rieux que lors des fléaux collectifs (la peste mal médical ou idéologique telle la peste brune) il y aurait chez l’homme plus à admirer qu’à mépriser. Ceci m’a gêné lors de mes 17 ans et me gêne encore. Je pense qu’il y a autant à mépriser qu’à admirer; mais que, selon les circonstances les puissances de destruction peuvent ou non prendre le pas sur celles d’Eros. Je devais être déjà freudien sans le savoir.
Vous le constatez, ces réactions sont variées, mais, ce qui fut pour moi le plus marquant, ce fut l’intérêt des étudiants de l’Espace Ethique qui n’ont pas nécessairement témoigné par écrit mais qui, après ce cours sur Camus, ont vu d’une autre manière et l’auteur de La Peste et leur métier de soignant. Ces réactions sont stimulantes comme le furent les propos tenus ici, en particulier ceux des plus jeunes camusiens qui nous ont prouvé dans ces rencontres que Camus, philosophe pour temps de crise, était indispensable à notre époque : c’est pourquoi je voulais partager avec vous ce « retour d’expérience », qui, à sa manière, va dans le même sens. Penser l’éthique aujourd’hui, en médecine ou ailleurs, doit se faire en relisant l’ensemble de l’œuvre de Camus.