Explorer le monde : la fin de l'âge d'or avec les Argonautes ?

Éducation au développement durable

  • porter le regard sur la nature à travers des auteurs et des artistes de différentes époques 
  • étudier l'interdépendance des sociétés humaines et du système Terre
  • développer une relation sensible au monde 

Cela pourrait commencer comme un conte de fées : il y a très longtemps - un temps si lointain que les bateaux n’avaient pas encore été inventés - un berger qui parcourait le mont Pélion, près de la mer Égée, découvrit un étrange spectacle à l’horizon. « Il s’étonne d’abord et s’effraie, puis parle ainsi : "Qu’elle est énorme cette masse grondante qui vient du large et glisse sur les flots, dans le sifflement des vents ! Elle repousse les vagues devant elle, déchaîne des tourbillons violents, plonge de l'avant, couvre la mer d'écume et la fait refluer." » (Cicéron, De la nature des dieux, Livre II, chapitre 35, 89, trad. PC/AC).

Cette « masse » est en fait un véhicule d’un genre nouveau, le premier navire de l’histoire des hommes, le premier bateau à s’élancer au travers des hautes lames de la pleine mer, mince sillage tracé entre les routes de la vie et de la mort. Dès les temps les plus anciens, la nef Argo construite dit-on par Argos, ou selon d’autres traditions par la divinité marine Glaucos, a symbolisé la naissance de la navigation et de l’exploration des mers par les Grecs. L’Argo ("La Rapide", le nom est féminin en grec) pénétra dans la mer à Pagasae, près de Iolcos en Thessalie (aujourd’hui Volos, au nord-est de la Grèce), pour remonter d’ouest en est jusqu’à la Colchide, l’Eldorado oriental, aux confins de la Mer noire où se trouvait la toison d’or du bélier qui enleva un jour Phrixos et Hellè. C’est là que régnait Aiétès ("le Puissant"), fils du Soleil, frère de Circé et père de Médée.

Le périple de l’Argo d’après les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes

Périple des Argonautes

Aller

1. Pagasae, un port de Thessalie près d’Iolcos. Départ de l’expédition.

2 Lille de Lemnos. Union avec les Lemniennes, repeuplement de l'île.

3. Samothrace. Initiation aux mystères orphiques.

4. L'île de Cyzique (Hellespont). Massacre des insulaires et de leur roi.

5. Escale en Mysie. Disparition d’Hylas, Héraclès quille l’expédition.

6. Au pays des Bébryces. Pollux brise le crâne du roi Amycos, fils de Poséidon.

7. Thrace (rive européenne de l’Hellespont). Les Argonautes délivrent le roi Phinée des Harpyes.

8. Les Symplégades (ou Cyanées, "les Roches Bleues"). Les Argonautes les franchissent grâce à Athéna.

9. Pont-Euxin. Mort du pilote Tiphys au pays des Mariandynes.

10. À l’embouchure du fleuve Phase, en Colchide. Jason arrive chez le roi Aiétès et s’empare de la Toison d’or.

Retour

11. Aiaié, l’île de Circé. Jason est purifié par la magicienne Circé, puis résiste aux Sirènes.

12. Charybde et Scylla. Héra fait passer l’Argo avec l’aide des Néréides.

13. Corcyre, l'île des Phéaciens (Corfou). Combat avec les Colchidiens poursuivant Jason, aide du roi des Phéaciens Alkinoos.

14. La Libye. Tempête, l’Argo est porté jusqu'au lac Triton.

15. La Crète. Combat contre le géant Talos.

16. Égine. Escale, retour à lolcos, remise de la Toison d’or à Pélias.

17. Corinthe. L’Argo est consacré à Dionysos. Mort de Jason.

 

La nef Argo ou l’exploit de la première génération des héros grecs

Les aventures des Argonautes (les marins de l’Argo) sont surtout connues par un long poème épique, Les Argonautiques d'Apollonios de Rhodes, poète et grammairien d'Alexandrie qui vécut au milieu du IIIè siècle avant J.-C., mais l’ensemble de la légende, riche et complexe, est manifestement antérieur dans son premier noyau aux poèmes homériques. À bord de l’Argo, on trouve tout ce que la Grèce avait alors de meilleur. Car elle avait, sur l'arche de Jason, envoyé tous ses arts et tous ses génies, la quintessence hellénique : ses poètes et ses chasseurs, ses devins et ses guerriers, ses médecins et ses astronomes. Cinquante héros d’exception qui formaient, dans le chant d'Orphée, un corps unique attaché à leur nef comme à un morceau de terre de leur patrie.

La majorité d’entre eux s'embarquent pour la première fois, comme Jason lui-même. Grâce à leur nombre, à leur ardeur collective, ils vont, bien avant Ulysse le Solitaire, laisser sur la mer une empreinte définitive. Ils appartiennent à la génération qui précède celle des protagonistes de la guerre de Troie : parmi eux, certains seront les pères de grands héros à venir, tel Pélée roi de Phthie en Thessalie, le père d'Achille, ou Laërte fils d’Acrisios, roi d’Argos, le père d’Ulysse. Le périple de Jason, que certains situent en 1278 avant J.-C. (soit quelque quatre-vingt-dix ans avant la prise de la cité de Priam), rivalise donc en célébrité avec l’autre grand périple mythique, celui d’Ulysse, raconté dans l’Odyssée, et l’on peut constater que de nombreuses épreuves et étapes de l’expédition de l’Argo sont reprises chez Homère. Ainsi Circé avertit Ulysse au sujet du danger que représentent les Planctes ("les Pierres Vacillantes") : « Un seul des grands vaisseaux de mer a pu leur échapper, ce fut Argo, chantée par tous les aèdes, quand elle revint du pays d’Aiétès, le flot l’avait projetée contre ces grandes Pierres, mais Héra, par amour pour Jason le sauva. » (Homère, Odyssée, chant XII, vers 59-72, trad. V. Bérard, 1924).

L'équipage de l’Argo rassemble aussi des héros qui incarnent les compétences variées et les synergies nécessaires à la réussite de cette première navigation : Tiphys, le pilote ; Lyncée aux yeux de Lynx ; Orphée, le poète-musicien thrace, qui aide notamment à rythmer la cadence des rameurs ; des devins, dont Amphiaraos d’Argos ; Calaïs et Zétès, les deux fils ailés de Borée, dieu du Vent du Nord ; Castor et Pollux, les Dioscures. La nef Argo est plus qu’un bateau ; elle est aussi la mère de tous ces hommes qui confient : « c’est elle qui nous porte sans cesse en son ventre et se trouve à la peine dans les dures épreuves » (Apollonios de Rhodes, Argonautiques, IV, vers 1327et 1372).

Le symbole de l’audace et de l’héroïsme grecs placé au ciel

Parmi ces rudes épreuves, la moindre ne fut pas celle où, soulevés par Athéna, les Argonautes franchirent, juste après le détroit du Bosphore, les Symplégades (les rochers "qui se heurtent"), appelés aussi "les Cyanées", les Roches bleues : ces écueils  mobiles sans cesse s’éloignaient et se rapprochaient, broyant comme des noix les navires qui tentaient de passer entre elles. Ils parvinrent ensuite aux royaumes du Caucase, à l’extrémité de la mer Noire, près d’Aia dont le nom signifie "le Pays", et virent Jason séduire Médée, la magicienne experte, la fille du roi Aiétès qui détenait la peau du bélier sacré.

Les traditions diffèrent sur le retour de l’expédition, de même que sur les itinéraires variés empruntés par l’Argo : selon Apollonios de Rhodes un long périple les aurait conduits le long de la mer Noire, puis ils auraient pénétré dans le Delta du Danube, auraient remonté le fleuve jusqu’au confluent de la Drava et auraient navigué sur ce fleuve vers l’amont. Ils auraient ensuite rejoint le Pô (l’Éridan) par voie de terre pour atteindre le Rhône afin de redescendre par ce fleuve dans la Méditerranée. Zeus, irrité par le fratricide de Médée, avait, en effet, depuis le début du retour, détourné la route du navire ; mais la proue de l’Argo s’était mise à parler pour signifier que les Argonautes devaient être purifiés du meurtre du demi-frère de Médée, Absyrtos, par Circé, la propre sœur d’Aiétès, qui vivait sur une île de la côte occidentale de l’Italie, Aiaié. Ils rencontrèrent la magicienne, qui arrosa leurs mains de ses libations et invoqua Zeus le Purificateur. Et, tandis que des Naïades emportaient hors de la maison les souillures, elle fit brûler près du foyer des galettes de blé, en y joignant ses prières.

Jason poursuivit sa course en évitant les pièges de la Mer des Sirènes et des îles Errantes (sans doute les îles Lipari), puis dépassa Charybde et Scylla et fit escale sur l’île des Phéaciens (Corfou). Déroutés par une tempête jusqu’en Lybie, les Argonautes écrivirent là une page insolite de leur histoire. Pris au piège des bancs de sable des Syrtes, ils durent porter sur leurs épaules, leur navire et tout ce qu'il contenait, durant de longs jours et de longues nuits, s'étirant comme une lente caravane à travers les dunes du désert de Libye. Il fallait qu'ils soient du sang des héros pour accomplir un si grand exploit sous la contrainte de la nécessité. Puis ils arrivèrent en Crète, où ils réussirent à se défaire de Talos, un géant de bronze chargé de surveiller l’île. Après une escale à Égine, les Argonautes longèrent l’Eubée et rentrèrent à Iolcos. Jason put enfin remettre la Toison d’or à Pélias, puis conduisit l’Argo à Corinthe pour le consacrer à Poséidon.

Les héros de l’Argo bouclèrent ainsi la boucle. Était-ce encore Jason, le jeune homme qui était venu réclamer un royaume à son oncle, un pied chaussé et l'autre nu, cette figure solaire qui revenait après un tour du monde et une moisson de mythes et d'exploits sur le lieu de son départ ? De cette quête, au cours de laquelle il avait, avec ses compagnons, parcouru tant d'espaces, de frontières et de destins, la toison du bélier d'or n'était que le plus visible de ses trésors. Quant à la nef Argo, elle devint le symbole de l’héroïsme et de l’audace grecs : illustrée par le succès de la navigation de ces héros au long cours, elle fut chargée de représenter parmi les astres son exploration impérissable. « Argo reçut d’Athéna sa place parmi les constellations afin d’être pour la postérité un modèle éclatant, parce que c’est le premier navire qui fut équipé et que, doué de la parole, ce fut aussi le premier à traverser la mer jusqu’alors infranchissable », écrivit le savant Ératosthène1 au IIIè siècle avant J.-C. En la contemplant dans le ciel, on pourrait croire qu’elle poursuit sa navigation sur la voie lactée : les Babyloniens voyaient déjà en elle « la nef du canal du ciel ». L’image stellaire elle-même dut être empruntée à la tradition indienne qui voyait, dans cette constellation, Argha, le vaisseau du Soleil, piloté par Agasthya, représenté lui-même sous la forme de notre étoile Canope.

 

constellation Argo

La constellation de la nef Argo, représentation dans un manuscrit des Aratea, env. 840, © Wikimedia Commons

 

Et si la constellation de l’Argo dans l’hémisphère austral ne donne à voir que la partie qui va du gouvernail au mât avec les gouvernes, n'est-ce pas le signe, délivré par le ciel ou les dieux, que l'autre partie de l’Argo poursuit secrètement son voyage ? L'Argo céleste est ainsi, par excellence, ce que les Grecs appelaient un symbolon, un "symbole" : cette moitié de tablette ou d'image que l'on offrait à l'hôte à son départ, comme une part bénie de soi-même, comme le gage d’un au revoir.

Durant de longs siècles, cette constellation immortalisa l’acte de naissance de la navigation hauturière et fut glorifiée par les Grecs, mais à partir du Ier siècle après J.-C., l’interprétation du mythe de l’Argo évolua, notamment à Rome : la pensée des hommes se tournait alors vers un scepticisme pragmatique, ou, à l’opposé, se préoccupait davantage des techniques de salut individuel et du retour à un ordre naturel que de l’esprit héroïque de la découverte. La navigation hardie des Argonautes passa pour téméraire et fut perçue comme une violation des règles de la Nature, une transgression de l’ordre du monde. Elle marquait à jamais la fin de l’Âge d’or, et, à terme, l’avènement de l’âge de fer où se desserrèrent les liens qui unissaient auparavant l’homme à son environnement.

De l’audace à l’impiété

Revisitée par les poètes élégiaques romains de la fin du Ier siècle avant J.-C., l’expédition des Argonautes est tenue pour l’un des événements déterminants qui met un terme à l’Âge d’or. Avec le stoïcien Sénèque, elle devient le motif d’un violent réquisitoire contre l’impiété des "franchisseurs de limites", coupables de transgression, au sens étymologique du terme. L’audace de ces premiers aventuriers qui n’hésitent à braver ni les dangers ni les interdits, au risque de provoquer la colère des dieux, est désormais perçue comme la "faute originelle". C’est ce même "péché" qu’évoque en écho Amin Maalouf dans Le Périple de Baldassare (Paris, Grasset, 2000) : en 1666, son héros, un Génois d’Orient, décide de partir à la recherche de sa propre Toison d’or, à savoir le « centième nom  d’Allah, le nom suprême, qu’il suffirait de prononcer pour écarter n’importe quel danger, pour obtenir du Ciel n’importe quelle faveur… ». Cependant il ajoute : « Ce n’est pas en croquant le fruit défendu que l’homme a irrité le Créateur, mais en prenant la mer ! Qu’il est présomptueux de s’engager ainsi corps et biens sur l’immensité bouillonnante, de tracer des routes au-dessus de l’abîme, en grattant du bout des rames serves le dos des monstres enfouis, Behémot, Rahab, Léviathan, Abaddôn, serpents, bêtes, dragons ! Là est l’insatiable orgueil des hommes, leur péché sans cesse renouvelé en dépit des châtiments. »

Du drame individuel au bouleversement universel

Certes, on pourrait estimer que la première image proprement négative de la geste argonautique s’entend chez Euripide, pour qui la rhétorique des sophistes a largement pénétré la dimension poétique :

« Non ! La nef Argo n’aurait pas dû voler au travers de l’azur sombre des Symplégades pour rejoindre la terre de Colchide ! Non ! Dans les vallons du Pélion couverts de bois, des pins n’auraient pas dû succomber sous la hache et des hommes intrépides n’auraient pas dû s’armer de rames, eux qui étaient partis à la quête de la Toison d’Or pour Pélias !... » (Médée, 431 avant J.-C. vers 1-6, trad. PC/AC). Mais, dans la bouche de la nourrice de Médée, la réprobation n’est que l’expression d’un regret de convention qui permet de rappeler aux spectateurs l’origine d’un malheur individuel, celui de Médée, la princesse colchidienne, la magicienne abandonnée par son amant Jason. Le poète latin Ennius (239-169 avant J.-C.) reprendra ces paroles quasiment mot pour mot dans sa tragédie Médée, dont il ne nous reste que des fragments : son œuvre tragique assure ainsi la transition entre monde grec et monde romain.

Cependant, avec les poètes latins postérieurs, ce n’est plus un destin individuel qu’est venu bouleverser l’Argo, mais celui de l’humanité tout entière. L’histoire de la première nef est désormais un topos qui s’inscrit directement dans la théorie des âges inspirée des poèmes hésiodiques. Ainsi, chez Catulle (84 - env. 54 avant J.-C.), l’expédition argonautique (dont fait partie Pélée, le père d’Achille) sert de “marqueur” caractéristique de l’âge héroïque (la génération avant la guerre de Troie) : « Il y a longtemps, des pins, enfants du mont Pélion en Thessalie, flottèrent, dit-on, sur les eaux de Neptune, jusqu'au fleuve Phase et jusqu'aux frontières d’Aiétès. Des héros intrépides, la fleur de la jeunesse argienne, voulurent alors prendre à la Colchide sa Toison d'or : ils osèrent lancer un bateau rapide sur l’onde salée et fouetter les vagues bleues de leurs avirons de sapin. [...] Quand leur éperon eut fendu la plaine où règnent les vents, quand, retournées par les rames, les vagues se couvrirent d'une écume blanche, on vit surgir de l’abîme argenté, les visages des Néréides, les filles de la mer, étonnées par cet être inconnu. [...] Salut, héros, nés dans des temps trop heureux ! Salut, race des dieux ! héros bénis dans le ventre de vos mères ! » (Catulle, Poèmes, 64, "Épithalame de Thétis et Pélée", vers 1-18, trad. PC/AC).

Avec Tibulle (env. 50-18 avant J.-C.), l’exaltation héroïque cède la place à l’accusation : la première nef n’est pas explicitement nommée, mais elle est clairement désignée comme la responsable de la fin de l’Âge d’or - le temps mythique du bonheur parfait – et de l’avènement du temps des hommes, téméraires et avides de richesses. « Qu'on vivait heureux sous le règne de Saturne, avant l’âge où la terre s'est ouverte aux longues routes ! Le pin n'avait pas encore défié les eaux bleues ni offert aux vents le gonflement d'une voile déployée. Errant à la poursuite du profit dans des terres inconnues, le marin n'avait pas encore chargé son navire de marchandises étrangères. » (Tibulle, Élégies, I, 3, vers 35-40, trad. PC/AC).

Une condamnation qui devient vite le nouveau topos du genre. On la retrouve chez Ovide : l’invention de la navigation inaugure l’âge de fer, celui de toutes les perfidies, de toutes les violences, de toutes les transgressions. « On n’abattait pas encore les pins sur leurs montagnes pour aller voir les terres étrangères ; ils ne descendaient pas encore sur l’eau limpide. Et les mortels ne connaissaient pas d’autres rivages que les leurs. [...] Le dernier âge est dur comme le fer. Aussitôt sur cet âge d’une veine plus mauvaise, s’abattirent tous les crimes. La pudeur, la vérité, la loyauté disparurent. À leur place se sont insinués la perfidie, les pièges, la violence, et le désir criminel de posséder. Le marin confiait ses voiles à des vents qu’il ne connaissait pas encore ; et le bois des carènes, longtemps debout sur les montagnes, plongea dans des mers inconnues. La terre, auparavant commune à tous, comme les brises et la lumière, fut délimitée, par des géomètres circonspects. » (Métamorphoses, livre I, 94-97, 127-136, trad. PC/AC).

Dans sa Phèdre, Sénèque ne cache pas sa dette envers Ovide, par la voix d’Hippolyte : « Ainsi vivait sans doute ces hommes des premiers âges, qui n’étaient pas encore séparés des dieux. L’aveugle passion de l’or leur était inconnue ; ils ignoraient encore les pierres qui bornaient les champs et les frontières entre les peuples. Les navires hardis n’avaient pas encore fendu les flots des mers lointaines ; chacun ne connaissait que sa propre mer » (vers 525-531, trad. PC/AC).

Nefas, la rupture du pacte naturel

Dans l’ode qu’il consacre au bateau emportant Virgile vers Athènes (I, 3), le poète Horace donne à l’invention de la navigation la dimension proprement métaphysique d’un véritable "tabou" : un interdit qui relève du nefas2, le pire des crimes, celui de l’impiété contre les dieux. « C’est en vain qu’un dieu prévoyant plaça entre les terres la barrière de l’Océan, puisque les bateaux sacrilèges franchissent ses eaux inviolables. Audacieuse à tout endurer, la race humaine se lance sur la voie défendue de l'impiété. Le fils hardi de Japet, par une ruse malheureuse, donna le feu aux peuples. [...] Rien n’est inaccessible aux mortels. » (Horace, Odes, I, 3, vers 21-28 et 37, trad. PC/AC)

Sans être nommés, les Argonautes, au même titre que Prométhée, sont le modèle même du nefas : avec une folle inconscience face au danger et une arrogance démesurée - l’hybris des Grecs - , ils enfreignent les barrières fixées par la divinité entre les éléments, mettant un terme définitif à l’Âge d’or et provoquant une sorte de retour à un chaos originel.

La réprobation morale est d’une virulence sans précédent : les vers d’Horace constituent le texte fondateur d’une tradition que Sénèque va rendre célèbre avec sa Médée. De fait, c’est bien au philosophe stoïcien que l’on doit l’expression la plus véhémente du tabou de la navigation : il orchestre et amplifie les motifs métaphysico-religieux présents chez Horace pour les appliquer directement à l’aventure argonautique. Au centre de sa tragédie, deux chants du chœur - des Corinthiens - sont entièrement consacrés à la quête des Argonautes (vers 301-379 et 579-669).

Le premier commence par stigmatiser l’audace du premier marin qui « a pu confier sa vie à une mince coque de bois, trop étroite frontière entre les routes de la vie et de la mort » (vers 306-308), sans la moindre connaissance des étoiles pour guider sa course. Si Sénèque semble ensuite louer les talents du pilote de l’Argo, Tiphys, qui « osa le premier déployer ses voiles sur la vaste mer et dicter aux vents de nouvelles lois » (vers 318-320), c’est pour mieux dénoncer les conséquences de la navigation :

« Les pactes du monde bien divisé par des limites fermement établies,
le pin du navire thessalien les a rompus et il a réduit le monde à n’être plus qu’un ;
la mer fut contrainte à subir ses coups de rame
et les flots mystérieux à faire partie de nos peurs.
Ce navire était sacrilège et terrible fut son châtiment… » (vers 335-341, trad. PC/AC)

Rompant les foedera mundi - les règles d’alliance du monde, au sens des principes du pacte naturel primordial - les Argonautes ont soumis la nature aux lois (leges) des hommes par la violence, provoquant ainsi une terreur sacrée à l’échelle cosmique en même temps que la fin du bonheur pour les mortels qui, précisément, ne connaissaient pas de lois au temps « bien clos » de l’Âge d’or. En franchissant « les verrous de la mer, les deux montagnes qui barraient leur route » (vers 341), ils ont transgressé les frontières de l’interdit : ils ont contribué à abolir les séparations, les limites, les normes originelles, ouvrant le champ du désordre et de la luxuria (intempérance et goût du luxe). Faut-il voir là une lecture mythique de la décadence de la civilisation, telle qu’ont pu la concevoir les contemporains de Sénèque, dans une sorte de pessimisme philosophique et politique latent, face aux crises de l’Empire romain ?

Impunie avant la réécriture de Sénèque, la transgression des Argonautes connaît un dénouement à la mesure de son audace avec l’explosion du furor de Médée : on sait quelle douleur accable Jason à la vue de ses fils assassinés. Le second chœur de la tragédie déroule le temps de l’expiation : il énumère les châtiments personnels réservés par les dieux au retour de Colchide à ceux qui ont osé profaner la mer, en commençant par le pilote de l’Argo :

« La mer défiée exige son châtiment :
Tiphys, fut le premier à être frappé, lui qui dompta la mer profonde
abandonna son gouvernail à un pilote ignorant ;
il mourut sur une plage étrangère, loin du royaume paternel ;
une tombe ordinaire l’a recouvert,
et il gît sans gloire parmi les ombres inconnues. » (vers 617-621, trad. PC/AC)

Parmi ceux qui paieront, tôt ou tard : Orphée démembré par les Bacchantes, Hercule brûlé par le feu du poison et les flammes du bûcher, Méléagre tué par sa propre mère, Nauplius noyé,... jusqu’à Pélias, le commanditaire de l’expédition, jeté dans un chaudron bouillant par ses propres filles.

On ne saurait conclure hâtivement que le progrès en tant que tel est ici soumis à un jugement moral : ce qui le rend bon ou mauvais, c’est l’usage que l’homme en fait. En fin philosophe stoïcien, Sénèque, ne manque jamais de le rappeler : « Qu’y a -t- il d’important dans la vie humaine ? Ce n’est pas d’avoir couvert les mers de ses bateaux ni d’avoir planté ses étendards sur le rivage de la Mer Rouge, ni, parce que la terre se refusait à de nouvelles offenses, d’avoir erré sur l’océan en quête d’inconnu, mais bien d’avoir tout embrassé dans son esprit et d’avoir vaincu ses vices, ce qui demeure la plus grande victoire. » (Questions naturelles, III, Préface, 10, trad. PC/AC)

Aujourd’hui, dans l’azur céleste, les astronautes sont de nouveaux Argonautes : des marins parmi les étoiles, des franchisseurs de limites. Le débat sur les sciences, sur le désir d’explorer et de conquérir de nouveaux espaces a pris plus que jamais une nouvelle dimension sans changer vraiment de fond : y a-t-il un "pacte avec la nature" ? L’homme est-il en droit de lui imposer ses lois ? Explorer de nouveaux mondes ou bien préserver simplement celui dans lequel nous vivons ? Pour les défenseurs de la nature les plus radicaux, il semble que la réponse soit à chercher dans la quête d’un Âge d’or retrouvé, tel que l’annonçait Virgile, célébrant la prospérité rétablie dans l’empire romain : « Le marin lui-même quittera la mer, et le pin navigateur n'ira plus échanger les richesses des différents pays. Toute terre produira tout. » (Bucoliques, IV, vers 38-39, trad. PC/AC). Mais les Argonautes, une fois libérés des chaînes de la vie naturelle, pourraient-ils revenir à l’état d’un homme enfermé dans les limites étroites de la nature ? Après avoir vécu selon leurs lois, dans la lumière du cosmos et de l’infini, libres et autonomes, les Argonautes d’hier et d’aujourd’hui ne sauraient retomber dans les pièges des forces obscures. Il est particulièrement révélateur que cette condamnation des Argonautes, prononcée au premier et  au deuxième siècle après J.-C. , ait coïncidé avec l'ascension de l'occultisme et des techniques de salut individuel dans l'Empire romain. Ptolémée, à la même époque, bâtit son œuvre comme un rempart face à cette montée de l'irrationalisme, accomplissant ainsi la synthèse du savoir de son temps. Le dernier rempart : il faudra attendre, à quelques réserves près,  beaucoup plus d'un millénaire  pour que renaisse en Occident l'esprit scientifique, fait d'audace et de liberté.  

Le désir de faire naître de nouveaux départs n’a rien d’insensé, nous disent les Argonautes : les hommes ne doivent pas hésiter à s’embarquer pour déployer leur créativité et leur esprit de découverte afin de comprendre, tout en les respectant, les lois de la nature.

Éducation au développement durable

  • porter le regard sur la nature à travers des auteurs et des artistes de différentes époques 
  • étudier l'interdépendance des sociétés humaines et du système Terre
  • développer une relation sensible au monde 

Notes :  

  1. Le Ciel, Mythes et histoire des constellations, Pascal Charvet, Arnaud Zucker et Jean-Pierre Brunet, Robert Nadal, Nil éditions, 2001, p. 163. L’Encyclopédie du Ciel, sous la direction d’Arnaud Zucker, pp. 258-262, Bouquins -Laffont, 2016.
  2. gens humana ruit per vetitum nefas : « la race humaine se précipite sur la voie défendue de l’impiété  » (Horace, Odes, I, 3, vers 26).
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