Médée, magicienne « barbare » et femme trahie (ἡ) Μήδεια

Médée : une figure de la connaissance

Le nom « Médée », étymologiquement lié à Mètis, « les ruses de l’intelligence », est issu du verbe mèdomai (μήδομαι) qui signifie réfléchir, méditer, inventer, tramer... Nous retrouvons également cette racine « med » dans le terme "médecine". Médée est bien une figure de la connaissance qui maîtrise l’usage des plantes, l’art des incantations et des philtres. La supériorité de son pouvoir intellectuel et de ses pouvoirs magiques en fait un être admiré et redouté.

Médée : une figure complexe qui évolue de la lumière vers l’obscurité

L’image de Médée évolue au fil du temps. Il semble bien qu’elle ait été d’abord une magicienne bienfaisante. Guérisseuse, elle libère Héraclès de sa folie ; elle rajeunit Jason, son père Aeson et les nourrices de Dionysos. Diodore de Sicile, dans son Histoire universelle (IV, 48), indique aussi qu’elle s’efforce à sauver les étrangers avant sa rencontre avec Jason, malgré le courroux de son père. Mais, sous l’influence du rationalisme grandissant, elle détonne par rapport à l’idéal de la femme grecque :  elle se mue en  figure négative et l'on souligne  fortement son caractère maléfique. Chez Sénèque, elle est hantée par une volonté farouche de destruction, et incarne la magie noire face à la magie blanche.

Médée : la figure de l’étrangère

Souvent désignée par les auteurs comme une "barbare", sa figure est chargée des connotations négatives que les Grecs peuvent attacher à cette dénomination. De Médée, d’après Hérodote (VII, 62), proviendrait le nom de « Mèdes », car « anciennement ils étaient tous appelés Ariens, mais lorsque Médée de Colchide quittant Athènes parvint auprès d’eux, ils changèrent eux aussi leur nom, d’après ce qu’ils affirment". Ce statut de barbare est renforcé par l’insistance portée sur l’arrachement à sa patrie. Elle est l’autre, l'étrangère, celle que Créon appelle, dans la tragédie d’Euripide « sombre face », celle qui fait peur. Se dégage ainsi une opposition avec d’un côté, la Grèce et de l'autre l’univers barbare : la Colchide. À la civilisation s’oppose l’irruption du désordre, qu’incarne Médée en s’opposant aux hommes et en cherchant à dominer. 

Médée : une figure de la transgression

Médée viole toutes les règles. Elle détruit le régime royal en tuant Créon et sa fille. Plus encore, elle détruit l’ordre de la cité en s'attaquant à une société où l’homme exerce une domination totale. Ainsi, elle cherche à provoquer la perte de tous les hommes qui se trouvent sur son passage : Aiétès, Apsyrtos, Pélias, Créon, elle tue ses propres enfants, et s’acharne enfin sur Jason.

Médée : une figure de l’exil

Elle s’enfuit de Colchide parce qu'elle a trahi son père et sa patrie. Elle s’enfuit d’Iolcos parce qu’elle a tué Pélias. Elle s’enfuit de Corinthe parce qu’elle est responsable de quatre meurtres. Elle s’enfuit d’Athènes après avoir tenté de tuer Thésée.

Médée est une des rares figures féminines de la mythologie gréco-romaine qui joue un rôle majeur dans plusieurs aventures : nombreux auteurs et artistes la présentent comme un personnage actif et non, à l’inverse de tant d’héroïnes, comme une figure passive.

Une ascendance divine

Médée est la fille d’Aiétès (Éétès ou encore Æétès selon les graphies employées), le roi de Colchide, et de la nymphe Idyie, fille de l’Océan et de la déesse marine archaïque Téthys, aussi appelée Idya, « celle qui sait ».

Ainsi Médée est-elle une demi-déesse en raison de ses ancêtres maternels et paternels. Aiétès est, en effet, le fils d’Hélios, le Soleil, ce qui la rapproche de la famille des amoureuses maudites : Pasiphaé et ses filles, Phèdre et Ariane.

Médée est aussi tenue, d’après la tradition suivie par Diodore (Ier siècle avant J.-C.), pour la fille de la déesse Hécate, patronne de toutes les magiciennes. Si les pouvoirs magiques de Médée peuvent provenir de sa mère Hécate, ils lui viennent aussi du fait d’être la nièce ou bien, toujours d’après Diodore, la sœur de la magicienne Circé. Quoi qu’il en soit, elle est une puissante magicienne.

Elle intervient dans cinq séquences mythiques.

Premier épisode mythique : une jeune princesse amoureuse en Colchide

Dans l’actuelle Géorgie, non loin des rives de la Mer noire, la jeune princesse rencontre Jason, le chef des Argonautes, venu chercher la Toison d’Or. Médée joue en effet un rôle essentiel dans l’histoire des Argonautes du fait de sa passion pour Jason, leur guide, et des conséquences de ses actions. Des pouvoirs magiques étaient déjà attribués à Médée dans le mythe des Argonautes et dans la tragédie classique. Sans son aide, en effet, Jason n’aurait pas pu conquérir la Toison d’or. Grâce aux onguents de la magicienne, le héros arrive à se protéger des naseaux brûlants des taureaux qu’il doit vaincre sur l’ordre du roi Aiétès ; elle lui conseille de lancer la pierre de Discorde contre les géants du champ d’Arès qui s’entretuent et, enfin, elle lui donne une herbe magique capable d'endormir le dragon, gardien de la Toison d’Or. Avant de l’aider, Médée s’était fait promettre par Jason, dont elle était éprise, qu’il l'épouserait au cas où il connaîtrait le succès lors de son entreprise. Une fois obtenue la Toison d’or, Médée et Jason s’enfuient avec les Argonautes. Pour suivre Jason et lui assurer la victoire, Médée non seulement trahit et abandonne son père, mais elle embarque comme otage son frère, Apsyrtos (Apsyrte, Absyrte ou Absyrtos selon les versions), qu’elle n’hésite pas à tuer et dépecer pour ralentir ses poursuivants. Son père, en effet, doit arrêter sa poursuite pour rendre à son jeune fils le culte dû aux morts. Le mariage du couple est enfin célébré auprès d’Alcinoos, roi des Phéaciens.

Chez Pindare comme chez Apollonios de Rhodes, c’est cet amour qui est la clé du succès de l'expédition des Argonautes. Sans Médée, il n’y a donc pas d’histoire de Jason. Mais avec Médée, le Jason héroïque disparaît.

Deuxième épisode mythique : « cuisine » magique et cure de jouvence à Iolcos

Jason rapporte alors, dans sa patrie, la Toison d’or à son oncle Pélias. Selon une version du mythe, le couple vit en bons termes avec Pélias. Mais, dans une autre version, Médée aide son époux à se venger de Pélias qui aurait fait disparaître les parents du héros et usurpé le trône. Sur les conseils de la magicienne qui a métamorphosé un vieux bélier en le rajeunissant sous leurs yeux, les filles de Pélias suivront la même recette avec leur père. Médée a réussi, en effet, à persuader les filles du roi de découper leur père en morceaux et de le faire cuire sous prétexte de le rajeunir :  elles font bouillir les morceaux du corps dans un chaudron, mais aucune magie n’opère… Après cette mort terrible du tyran, Médée et Jason sont bannis d’Iolcos et se réfugient à Corinthe.…

Troisième épisode mythique : la mort d’un couple à Corinthe

Il existe de nombreuses versions concernant cette troisième séquence à Corinthe. Médée y aurait été vénérée telle une divinité et elle y aurait été associée au culte d’Héra. Cette dernière déesse aurait également promis à Médée de rendre immortels ses deux fils, puisque la magicienne aurait repoussé les avances de Zeus. Les deux garçons auraient péri après avoir été enfouis dans le sol du temple par leur mère, lors de la cérémonie, ou auraient été tués par les Corinthiens, dans un rite d’expiation, après la survenue d’une terrible maladie.

Dans une version connue de l’épisode corinthien, après quelques années de bonheur avec Jason dont elle a deux fils, Phérès et Merméros, elle est répudiée par l’Argonaute qui lui préfère la fille de Créon (nommée Glauké ou Créüse), le tyran de Corinthe. Bannie de la cité, abandonnée, elle se venge en envoyant comme présent de noces, à sa rivale, une tunique empoisonnée et un diadème en or qu’elle tenait de son ancêtre Hélios. Dès que Glauké/Créüse met la tenue offerte, elle brûle d’un feu mystérieux ainsi que son père qui était accouru à son aide. Les Corinthiens auraient tué ses deux fils en représailles de cette vengeance puis auraient imputé à Médée ce crime. Dans la tragédie d’Euripide, elle devient elle-même infanticide en tuant ses propres fils puis elle s’enfuit grâce au char envoyé par le Soleil. Ce meurtre commis par une mère, du fait de sa puissance symbolique, a été repris par la psychanalyse pour désigner ce que l’on nomme aujourd’hui « le complexe de Médée ».

Quatrième épisode mythique : Médée, marâtre de Thésée à Athènes ?

Médée guérit la folie d’Héraclès à Thèbes. Elle est alors acquittée de ses crimes passés. Puis elle se réfugie à Athènes où elle obtient la protection du roi Égée. Persuadé de ne pas avoir d’enfants, car il ignorait alors l’existence de son fils Thésée, le roi l’épouse afin d'en avoir. Lorsque le jeune prince Thésée se rend à Athènes pour revendiquer sa filiation, Médée tente en vain de l'empoisonner lui aussi. Mais Égée reconnaît son fils et chasse son épouse. Elle repart en Asie avec Médos, le fils qu’elle avait eu de son union avec Égée et qui, d’après la légende, serait l’ancêtre éponyme des Mèdes.  

Cinquième épisode mythique : l’ultime exil

Médée se rend alors soit à Ephyra, soit en Colchide : elle est accompagnée de Médos qui, selon les versions, a pour père Jason, Egée ou un prince d’Asie. Médée restitue à son père le trône de Colchide usurpé par Persès. Elle reconquiert également, avec Médos, des contrées appartenant au royaume colchidien, le futur empire des Mèdes.

Après sa mort, selon les poètes Ibycos et Simonide de Céos, Médée est accueillie aux Champs Élysées ou aux Îles des Bienheureux : elle y devient l'épouse d'Achille.

Ce qu'écrit Euripide :

οὔτε μοι πατρὶς

οὔτ΄ οἶκος ἔστιν οὔτ΄ ἀποστροφὴ κακῶν.

ἡμάρτανον τόθ΄ ἡνίκ΄ ἐξελίμπανον

δόμους πατρῴους͵ ἀνδρὸς Ἕλληνος λόγοις

πεισθεῖσ΄͵ ὃς ἡμῖν σὺν θεῷ τείσει δίκην. […]

μηδείς με φαύλην κἀσθενῆ νομιζέτω

μηδ΄ ἡσυχαίαν͵ ἀλλὰ θατέρου τρόπου͵

βαρεῖαν ἐχθροῖς καὶ φίλοισιν εὐμενῆ·

« Moi, je n'ai pas de patrie, pas de foyer, pas de refuge contre le malheur... Je me trompais le jour où j'abandonnais le foyer de mes aïeux, dupée par les propos d'un homme. Un Grec ! Pour que je sois vengée, il sera châtié avec l'aide du dieu. […]

Que personne ne me juge insignifiante et sans défense et inerte. Non ! Je suis d'une tout autre trempe. Sans merci pour mes ennemis et envers mes amis bienveillante.»

EURIPIDE, Médée, vers 799 sq., Traduction nouvelle commentée et annotée, Danielle De Clercq, Bruxelles, 2005, site HODOI ELEKTRONIKAI.

Médée : une figure de la connaissance

Le nom « Médée », étymologiquement lié à Mètis, « les ruses de l’intelligence », est issu du verbe mèdomai (μήδομαι) qui signifie réfléchir, méditer, inventer, tramer... Nous retrouvons également cette racine « med » dans le terme "médecine". Médée est bien une figure de la connaissance qui maîtrise l’usage des plantes, l’art des incantations et des philtres. La supériorité de son pouvoir intellectuel et de ses pouvoirs magiques en fait un être admiré et redouté.

Médée : une figure complexe qui évolue de la lumière vers l’obscurité

L’image de Médée évolue au fil du temps. Il semble bien qu’elle ait été d’abord une magicienne bienfaisante. Guérisseuse, elle libère Héraclès de sa folie ; elle rajeunit Jason, son père Aeson et les nourrices de Dionysos. Diodore de Sicile, dans son Histoire universelle (IV, 48), indique aussi qu’elle s’efforce à sauver les étrangers avant sa rencontre avec Jason, malgré le courroux de son père. Mais, sous l’influence du rationalisme grandissant, elle détonne par rapport à l’idéal de la femme grecque :  elle se mue en  figure négative et l'on souligne  fortement son caractère maléfique. Chez Sénèque, elle est hantée par une volonté farouche de destruction, et incarne la magie noire face à la magie blanche.

Médée : la figure de l’étrangère

Souvent désignée par les auteurs comme une "barbare", sa figure est chargée des connotations négatives que les Grecs peuvent attacher à cette dénomination. De Médée, d’après Hérodote (VII, 62), proviendrait le nom de « Mèdes », car « anciennement ils étaient tous appelés Ariens, mais lorsque Médée de Colchide quittant Athènes parvint auprès d’eux, ils changèrent eux aussi leur nom, d’après ce qu’ils affirment". Ce statut de barbare est renforcé par l’insistance portée sur l’arrachement à sa patrie. Elle est l’autre, l'étrangère, celle que Créon appelle, dans la tragédie d’Euripide « sombre face », celle qui fait peur. Se dégage ainsi une opposition avec d’un côté, la Grèce et de l'autre l’univers barbare : la Colchide. À la civilisation s’oppose l’irruption du désordre, qu’incarne Médée en s’opposant aux hommes et en cherchant à dominer. 

Médée : une figure de la transgression

Médée viole toutes les règles. Elle détruit le régime royal en tuant Créon et sa fille. Plus encore, elle détruit l’ordre de la cité en s'attaquant à une société où l’homme exerce une domination totale. Ainsi, elle cherche à provoquer la perte de tous les hommes qui se trouvent sur son passage : Aiétès, Apsyrtos, Pélias, Créon, elle tue ses propres enfants, et s’acharne enfin sur Jason.

Médée : une figure de l’exil

Elle s’enfuit de Colchide parce qu'elle a trahi son père et sa patrie. Elle s’enfuit d’Iolcos parce qu’elle a tué Pélias. Elle s’enfuit de Corinthe parce qu’elle est responsable de quatre meurtres. Elle s’enfuit d’Athènes après avoir tenté de tuer Thésée.

Voir aussi :

Pistes d’étude ou de réflexion :

  • Médée, une source d’inspiration inépuisable pour les écrivains et les artistes
  • Les femmes célèbres dans l’Antiquité /  Femmes rebelles, femmes viriles
  • Les amours tragiques
  • La condition féminine dans la Grèce antique
  • Xénophie et racisme dans Antiquité
  • Les pratiques magiques dans l’Antiquité

En deux livres :

  • Alain Moreau, Le Mythe de Jason et Médée, « le va-nu-pied et la sorcière », collection « Vérité des mythes », Les Belles Lettres, Paris, 1994.
  • Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, Les Ruses de l'intelligence : La mètis des Grecs, nouvelle édition chez Champs essais – Philosophie, 2018.
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