De la "fable" au conte : Apulée, Cupidon et Psyché / Les contes de Perrault Éléments de confrontation pour un dialogue intertextuel

Fabulam Graecanicam incipimus. Lector intende : laetaberis.
« Nous commençons une fable à la grecque.
Attention lecteur : tu vas avoir du plaisir. »
Apulée, Métamorphoses, I, 1, 6


« ... la fable de Psyché, fable en elle-même très agréable
et très ingénieuse... »

Charles Perrault, Préface des Contes en vers, 1694

Apulée, la "fable" de Cupidon et Psyché

Enchâssée dans les Métamorphoses d’Apulée (env. 125-170), la "fable" connue sous le nom de Cupidon (Éros en grec) et Psyché est considérée au XVIIe siècle comme le modèle du conte ancien.
Il convient de noter que le terme "fable" est pris ici au sens étymologique du latin fabula : "récit sans garantie historique, récit mythique" (définition du dictionnaire latin Gaffiot). Le mot appartient à la famille du verbe fari (parler), auquel se rattachent aussi bien les mots "fabuleux" et "fée".
Voir les mots "Fable" et "Fée" dans les fiches Lexique et culture sur Odysseum.

Apulée lui-même désigne son récit par le terme fabula mais aussi par fabella, son diminutif ("petite fable", "historiette") :
Sic captivae puellae delira et emulenta illa narrabat anicula ; sed astans ego non procul dolebam mehercules, quod pugillares et stilum non habebam, qui tam bellam fabellam praenotarem.
« Voilà ce que cette vieille radoteuse contait entre deux vins à la belle captive. Et moi qui écoutais à quelques pas de là, je regrettais amèrement de n’avoir ni stylet, ni tablettes, pour coucher par écrit cette charmante fiction. » (Métamorphoses, VI, 25, 1).

N. B. Le texte d’Apulée est cité dans la traduction de la collection Nisard, 1860.
On trouvera le texte complet de la fabella de « Cupidon et Psyché » sur Odysseum ainsi que son résumé dans l’article « Psyché, l’amante d’Éros et l’âme-papillon ».

Les contes de Perrault

Spécialiste de la comparaison des genres anciens et modernes menée dans le monumental Parallèle des Anciens et des Modernes (1688-1697), Charles Perrault (1628-1703), ne manque pas de nommer Apulée dans la préface en forme de programme qu’il rédige pour son premier recueil de "contes en vers", composés à partir de 1691 et publiés en 1694 (voir ci-après "le dispositif narratif") : il cite explicitement « la fable de Psyché, fable en elle-même très agréable et très ingénieuse » comme source d’inspiration.
Le premier ouvrage de Perrault comprend trois histoires "fabuleuses" (au sens étymologique du latin fabula) : Griselidis (que Perrault désigne par le terme de "nouvelle"), Les Souhaits ridicules et Peau d’âne (tous deux appelés "contes").
Trois ans plus tard (1697) paraissent huit contes en prose sous le titre Histoires ou Contes du temps passé, avec des moralités : La Belle au Bois dormant, Le Petit Chaperon rouge, La Barbe bleue, Le Maître Chat ou Le Chat botté, Les Fées, Cendrillon, Riquet à la houppe, Le Petit Poucet. Sur l’image en frontispice (voir ci-dessous), un autre titre rappelle leur origine orale et populaire : Contes de ma Mère l’Oye. On sait que dès 1695 une copie manuscrite de cinq contes en prose avait été offerte à Élisabeth-Charlotte d’Orléans, nièce du roi Louis XIV et dédicataire de l’ouvrage. Très souvent réédités, les deux livres de Perrault (en vers et en prose) ne seront réunis pour la première fois en un seul recueil qu’en 1781.
C’est donc grâce à Charles Perrault que les contes, considérés comme de simples divertissements, des "enfantillages", des "bagatelles" contées à des enfants par de vieilles nourrices, gagnent en quelque sorte leur titre de noblesse en tant que genre littéraire.

On observe que, dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie française, dédiée au roi en 1694 (année où Perrault publie précisément ses premiers contes), le nom "conte" est ainsi défini :

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Extraits en confrontation

En lien avec l’article « Entrer dans la lecture du conte d’Éros et Psyché. Favoriser l’appropriation des processus en jeu dans l’acte de lire », nous proposons ici un repérage d’extraits mis en confrontation pour amorcer une étude sur le conte et ses "ingrédients" sous la forme d’un dialogue intertextuel.

L’approche peut se faire de manière ludique, à la manière d’un jeu de dominos ou d’un puzzle (comme cela se pratique en anglais avec les matching exercises) : une fois les extraits découpés et mélangés, le professeur demande aux élèves de retrouver les associations entre les "ingrédients" des contes antique et moderne. Un jeu de couleurs et un choix de titres mis en correspondance permettent de guider le travail de lecture et de recherche.
Les élèves sont ainsi invités à poser des hypothèses de lecture, à reconstituer l’essentiel de la trame narrative (situation initiale, situation finale, principales péripéties, rôle des personnages) à partir de ces hypothèses, mais aussi à expliquer comment ils perçoivent le dialogue intertextuel entre les œuvres : imitation, proximité, recoupement, écart, tant dans les structures que dans les motifs.
Voir « De la "fable" au conte : Apulée, Cupidon et Psyché / La Belle et la Bête ».

"Des contes de vieille" : le dispositif narratif

Même si Apulée n’a pas inventé l’histoire de Cupidon et Psyché, il est considéré comme le premier à avoir mis en place le dispositif énonciatif multiple qui fait raconter à un autre (à Lucius métamorphosé en âne) ce qu’il dit avoir entendu : le récit fait "par une vieille femme à une jeune fille", comme le souligne Perrault.
En effet, après la fin de son récit, Apulée rappelle non sans humour que la fabella de Cupidon et Psyché a été racontée par une vieille femme (anus en latin) et entendue par Lucius, alors transformé en âne - d’où l’impossibilité de la fixer par écrit -, puis retranscrite par lui en tant que narrateur de tout l’ouvrage, comme le signale ses premiers mots : At ego tibi sermone isto Milesio varias fabulas conseram, « Je veux ici coudre ensemble pour toi divers récits du genre des fables milésiennes » (Métamorphoses, I, 1, 1).

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Dans la dédicace de ses contes en prose à Élisabeth-Charlotte d’Orléans, Perrault reprend la multiplication des voix énonciatives initiée par Apulée pour inviter sa dédicataire à « prendre plaisir à de semblables bagatelles » - ce qui valorise un terme habituellement dépréciatif. Il introduit en effet un narrateur-auteur qui signe sous le nom de P. Darmancour (il s’agit du troisième fils de Charles Perrault, Pierre, âgé de 19 ans en 1697) : « On ne trouvera pas étrange qu'un enfant ait pris plaisir à composer les contes de ce recueil, mais on s'étonnera qu'il ait eu la hardiesse de vous les présenter. »

Quant au frontispice de l’édition originale des contes en prose de Perrault (1697), il est particulièrement explicite et symbolique par sa mise en image de l’oralité. Dans un cadre familier (dans la maison, au coin du feu) et nocturne (la bougie allumée sur la cheminée), une femme âgée (servante, nourrice, paysanne) file la laine, fuseau à la main et quenouille sous le bras. Trois enfants "bien nés" (comme le montrent leurs habits) l’écoutent. Sur la porte fermée, on lit une inscription : Contes de ma mère l’Oye (voir ci-dessus la définition du dictionnaire de l’Académie française).

Frontispice Perrault

 

Frontispice de l’édition originale des Contes de Perrault, Histoires ou Contes du temps passé avec des moralitez, Paris, Claude Barbin, janvier 1697, Bibliothèque nationale de France, Paris.
© BnF, Gallica.

Ce frontispice est mis en relation avec celui d’une édition illustrée d’Apulée parue au XVIe siècle ; on y voit clairement le jeu des instances énonciatives : Lucius métamorphosé en âne (qui écoute) et la vieille qui raconte son histoire tout en filant la laine face à la jeune femme éplorée. On ne manquera pas de repérer la proximité des figures et des attitudes entre cette gravure et celle qui sert de frontispice aux contes de Perrault.

Gravure Apulée

Gravure du Maître au dé [Bernardo Daddi] d’après Raphaël, 1530-1560, Metropolitan Museum of Art, New York. © Metropolitan Museum of Art.

L’incipit, marque de fabrique du conte

Tous les lecteurs (et spectateurs pour les adaptations au cinéma) connaissent et reconnaissent le fameux « Il était une fois... » (once upon a time en anglais), qui renvoie à un temps ancien non défini et à un univers où s’exerce le merveilleux.
Comme le dit Cocteau dans le prologue de son film La Belle et la Bête (1946), « laissez-moi vous dire quatre mots magiques, véritable "Sésame ouvre-toi" de l’enfance : Il était une fois… ».
C’est à Perrault que l’on doit cette formule magique, directement issue de l’incipit de la fabella d’Apulée : Erant in quadam civitate rex et regina. Il l’utilise pour la première fois dans le conte en vers « Les Souhaits ridicules » (1694) ; il la reprend dans « Peau d’Âne » puis dans sept de ses huit contes en prose.
« Dans les contes de Perrault, cet incipit fonctionne comme un indice intertextuel de la référence au "conte ancien" d’Apulée. » (Ute Heidmann, « Comment faire un conte moderne avec un conte ancien ? Perrault en dialogue avec Apulée et La Fontaine », Littérature, 153, 2009).

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"Un petit roman familial"
L’observation de ces différents débuts de contes permet aussi de poser un élément fondamental du genre : le héros confronté à sa famille (parents, fratrie).
« Le héros est le personnage central autour duquel se construit le conte de fées. Désiré, redouté, choyé, maltraité ou haï, il est réduit à des emplois stéréotypés exposant des situations dans lesquelles chacun peut se reconnaître. Selon Marthe Robert, le conte de fées est un "petit roman familial". En effet, la famille est souvent une source d’épreuves diverses imposées aux héroïnes et héros, un lieu de rivalités internes entre générations ou entre frères, de désirs tabous et d’interdits à transgresser. En permettant à l’enfant d’assumer ses fantasmes à l’égard de ses parents, le conte joue un rôle clé dans la construction de la personnalité. À l’exemple du Petit Poucet, il consacre aussi la victoire du "petit" sur le monde adulte. » (« Le héros et sa famille », exposition « Il était une fois... les contes de fées » à la BnF)

Cupidon et Psyché en confrontation avec deux contes de Perrault

Nous proposons ici une mise en relation de la fabella d’Apulée avec deux contes de Perrault : "La Belle au bois dormant" et "La Barbe bleue". Le même exercice de confrontation pourra être mené avec d’autres contes du même auteur.

Cupidon et Psyché / La Belle au bois dormant

Les vieilles fileuses et le destin
Chez Apulée, Psyché, soumise à diverses épreuves, doit descendre aux Enfers : une tour se met à parler et lui donne des conseils pour son voyage. Parmi les dangers figurent les fameuses vieilles fileuses qui incarnent le destin (textrices anus) : les trois Parques.
Chez Perrault, la Belle se retrouve aussi face à une vieille fileuse : on sait que cette rencontre va précisément sceller son destin.
On remarque le comportement différent des deux héroïnes face au danger : l’une retient sa main (elle a été prévenue), là où l’autre se pique (personne ne l’a avertie).
À l’occasion, on rappelle que les célèbres Tria Fata (les trois diseuses de destin) sont les ancêtres des "fées" (voir la fiche "Fée" dans Lexique et culture).

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L’évanouissement et le sommeil, le réveil
Victimes de leur curiosité, Psyché (qui a ouvert la boîte que Vénus lui avait donnée) et la Belle (qui a touché le fuseau) sont victimes d’un évanouissement et d’une lourde torpeur qui les plonge dans le sommeil. Elles en seront tirées par leur "prince".

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La belle-mère cruelle
Psyché et la Belle au bois dormant sont également victimes de leur belle-mère : Vénus, mère de Cupidon, déteste sa rivale, d’autant plus qu’elle est enceinte, et elle lui fait subir les pires sévices. La princesse de Perrault ignore que le fils de roi qu’elle a épousé est aussi celui d’une ogresse. Celle-ci s’attaque à sa belle-fille et à sa progéniture.

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Le dénouement
Les contes sont aussi caractérisés par un heureux dénouement (le traditionnel happy ending des contes de fées). Il se déroule en deux temps pour Perrault : d’abord le mariage après le réveil de la princesse, puis le bonheur enfin retrouvé après la mort de l’ogresse.
À l’occasion, on appréciera l’humour sous-jacent que l’un comme l’autre auteur s’amusent à glisser dans leur texte : le repas sur l’Olympe quelque peu burlesque pour Apulée (par exemple, Vulcain chargé de la cuisine) ; les remarques en aparté de Perrault (par exemple, « ils dormirent peu, la princesse n’en avait pas grand besoin »).

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Cupidon et Psyché / La Barbe bleue

La figure du monstre
Le célèbre personnage de Perrault reprend le modèle du mari monstrueux que Vénus souhaite donner à sa rivale Psyché et que l’oracle de Milet lui prédit.

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La Barbe bleue
L’appellation "Barbe bleue" est l’occasion d’observer comment Perrault a pu puiser ce détail physique si caractéristique, au point de donner son nom au personnage, dans un élément qui apparaît comme un détail dans le texte d’Apulée.
« Après avoir dressé le portrait terrifiant du conjoint qu’elle souhaite à sa rivale, Vénus s’en va vers la mer où elle est aussitôt entourée par les dieux marins qui s’empressent de la servir en formant un cortège dont le récit latin donne une description colorée. Parmi les dieux marins au service de Vénus se trouve un curieux personnage évoqué en ces termes : Portunus caereulis barbis hispidus, ce qui signifie littéralement "Portunus tout hérissé d’une barbe bleue". Caerulea barba désigne une barbe couleur de mer ou de ciel ; la forme du pluriel souligne l’état peu soigné de la barbe qui rend le personnage qui la porte horrible ou sauvage, hispidus. Brugière de Barante traduit en 1692 sans ambiguïté : "Portumne avec sa grosse barbe bleuë". Tout porte à croire que Perrault est allé chercher l’attribut si souvent commenté de son célèbre personnage dans cette description du cortège de Vénus. Il s’y trouve bien caché, car le passage est secondaire par rapport à l’action principale, mais il suit significativement l’évocation de l’époux abject voulu par Vénus dont Barbe bleue porte tant de traits. » (Ute Heidmann, « La Barbe bleue palimpseste. Comment Perrault recourt à Virgile, Scarron et Apulée en réponse à Boileau », Poétique 2008 / 2, n°154)

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« L’hypothèse intertextuelle au sujet de la barbe bleue est pleinement confirmée, si l’on examine le personnage mythologique auquel la barbe bleue est attribuée. Portunus, serviteur marin de Vénus, est le dieu latin des ports, des passes, mais aussi des portes et des entrées. L’iconographie romaine le représente avec une clé, symbole de son pouvoir divin sur les portes. Les attributs de cette figure mythologique fournissent les trois éléments de base de l’intrigue du "conte moderne" : la barbe bleue, les portes et les clés. À l’instar de Portunus, Barbe bleue exerce son pouvoir par un trousseau de clés et une clé en particulier. » (Ute Heidmann, o. c.)

Le piège de la curiosité
Psyché et l’épouse de Barbe bleue sont également victimes de leur curiosité et du piège qui leur a été tendu.
Psyché ouvre le couvercle de la boîte donnée par Vénus, malgré la recommandation de la tour qui l’avait avertie. On comprend en effet que la déesse la lui a confiée en sachant précisément qu’elle n’allait pas pouvoir résister à sa curiosité.
Le personnage de Perrault est tout aussi perfide : il interdit à sa femme d’ouvrir un cabinet secret tout en lui en remettant la clé.

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La demeure somptueuse qui attire la convoitise
Dans les deux contes, la maison de l’époux (Cupidon, la Barbe bleue) se distingue par sa magnificence et suscite l’envie : chez les sœurs de Psyché pour Apulée ; chez les voisines et amies pour Perrault, après le départ en voyage de l’époux autoritaire.

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Prolongements

La fabrique du conte selon Perrault : « une façon résolument moderne de recourir aux textes anciens »
On pourra inviter les élèves à lire le point de vue d’une spécialiste des contes et à dire (dans un exposé oral ou écrit) comment ils perçoivent eux-mêmes le travail de création de Perrault en s’appuyant sur des exemples précis.
« Au lieu d’"imiter" les Anciens selon les prescriptions du chef de file des Anciens, Nicolas Boileau [...], il oppose à son adversaire une tout autre façon, résolument moderne, de recourir aux textes anciens. Au lieu d’imiter l’intrigue, comme la doxa l’exigeait, Perrault puise dans la fabella d’Apulée des éléments significatifs pour "fabriquer" de nouvelles histoires qui tirent leurs effets de sens des différences subtiles qu’il introduit par rapport à l’intertexte latin. [...] L’histoire de la jeune femme persécutée par la puissante Vénus, jalouse de la grande beauté de la mortelle, la relation mouvementée entre Psyché et Cupidon, chargé par sa mère Vénus de punir Psyché, mais qui tombe lui-même amoureux d’elle et qui reste invisible de peur que sa mère les découvre, l’envie de Psyché de le voir et la série d’épreuves de plus en plus dangereuses que la méchante belle-mère inflige à la jeune femme pour la faire mourir, toute cette "ingénieuse" fabella fournit à Perrault des possibles narratifs infinis pour réaliser son projet audacieux et novateur. »
(Ute Heidmann, « Expérimentation générique et dialogisme intertextuel : Perrault, La Fontaine, Apulée, Straparola, Basile », Féeries, 8 / 2011, Centre de recherche CLE, université de Lausanne)


Psyché : à lire, à voir
« Psyché, l’âme-papillon (1) : une histoire d'ailes Un motif artistique, littéraire et culturel dans le monde antique »

« Psyché, l’âme-papillon (2) : Psyché et Éros/Cupidon, un couple modèle Un motif artistique, littéraire et culturel dans le monde antique »
 

En deux mots :
« Apulée, romancier latin et berbère, auteur des Métamorphoses »

« Psyché, l’amante d’Éros et l’âme-papillon »

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