Le cas de La Grange, de son « Registre » et de nos connaissances sur Molière La fabrication des mythes en histoire littéraire 

Paru dans Gueux, frondeurs, libertins, utopiens. Autres et ailleurs du XVIIe siècle. Mélanges en l’honneur du Professeur Pierre Ronzeaud, Philippe Chométy et Sylvie Requemora-Gros dir., Presses Universitaires de Provence, 2013, p. 241-251.

À cause d’une note dans le Recueil Tralage, qui désignait un certain Jean Vivot, présenté comme un ami de Molière, et le comédien La Grange (Charles Varlet, dit « sieur de La Grange ») comme « ceux qui ont eu soin » de la première édition complète des Œuvres de Monsieur de Molière parue chez Thierry, Barbin et Trabouillet et comme les auteurs de la préface, on s’est persuadé que cette édition de 1682 offrait une exceptionnelle fiabilité due à la fidélité que ses amis auraient voulu témoigner à l’auteur ; par quoi s’est imposée l’idée que cette édition était la plus proche de celle dont avait rêvé Molière et qu’il avait annoncée dans le grand privilège d’impression obtenu en 1671. Là-dessus, la découverte en 1785 d’un document intitulé « Extrait des Recettes et des Affaires de la Comédie depuis Pâques de l’année 1659 appartenant au sieur de la Grange » — mais vite baptisé par la Comédie-Française, à qui il échut1, « Registre de La Grange » — porta le comble à la confiance accordée à La Grange. N’avait-il pas, semblait-il, tenu au jour le jour l’histoire de la vie de la troupe, notant dates des séances, recettes, représentations en visite chez le roi et les Grands, ainsi que les principaux événements d’ordre collectif ou privés ?

S’il n’y a aucune raison de mettre en doute la note de Tralage (malgré une concision qui nous empêche de connaître la part dévolue à ces deux collaborateurs2 et nous prive de tout renseignement concernant le mystérieux Jean Vivot3), il est aujourd’hui permis de remettre en question l’absolue confiance placée depuis le XIXe siècle dans les interventions prêtées à La Grange dans l’édition de 1682 et dans certains faits et affirmations de son Registre. « Un des meilleurs acteurs de la troupe » ? assurément. « Un des plus honnêtes hommes, homme docile, poli et que Molière avait pris plaisir lui-même à instruire » ? à n’en pas douter. Il n’empêche. De bonnes raisons nous incitent à penser que,  à côté de certaines erreurs dues à de simples défauts de mémoire, il avait jugé essentiel d’adopter des biais de présentation pour un certain nombre de faits essentiels dans l’histoire de Molière.

Commençons par dire un mot du « paratexte » de l’édition de 1682. La Grange semble avoir fourni deux types de renseignements. Il a tiré des registres de comptes du théâtre — plutôt que de son propre « Registre », qu’il semble avoir entrepris vers le même moment, comme nous le  verrons plus loin — les dates et lieux de création de chaque comédie, indications que les éditeurs ont fait figurer sur la page de titre de chacune des œuvres ; il a indiqué tous les vers (ou passages de prose) « que les Comédiens ne récitent point dans leurs représentations » : les éditeurs les ont signalés par des guillemets, non sans préciser dans « l’avis au lecteur » qui suit la préface que l’usage en avait été adopté par Molière lui-même. Il reste à savoir si ces deux types de renseignements sont d’une parfaite fiabilité, et pour certains d’une parfaite honnêteté.

Concernant les textes publiés, tout d’abord, rien ne prouve que toutes les suppressions de vers avaient été faites du vivant de Molière et donc adoptées par lui. Prenons le cas extrême des Fourberies de Scapin : l’édition de 1682 supprime sans le dire le passage (I, 4) que Molière a réemployé dans Le Malade imaginaire (I, 5) : louable souci de masquer une facilité que s’était accordée l’auteur, qui ne jouait plus Les Fourberies depuis deux ans lorsqu’il créa Le Malade — alors que les comédiens du théâtre Guénégaud puis de la Comédie-Française jouaient parfois les deux pièces à quelques jours d’intervalle4 —, il n’en aboutit pas moins à défigurer le texte des Fourberies de Scapin au nom d’une certaine idée de Molière. Faut-il s’étendre sur le cas des deux pièces qui ont été partiellement récrites par des mains inconnues, Le Festin de Pierre rebaptisé Dom Juan ou Le Festin de Pierre, et Le Malade imaginaire ? Le paratexte de 1682 insiste particulièrement sur la fiabilité de la nouvelle version du Malade imaginaire concernant les scènes dont le texte est plus riche et meilleur que celui des éditions antérieures (éditions pirates de 1674, édition officielle de 1675 chez Barbin), alors même que tout indique que le texte par endroits mal dégrossi publié en 1674-1675 est bien celui d’un Molière empêché par la mort de mettre la dernière main à une pièce achevée dans la précipitation5. Comme dans le cas du Festin de Pierre, retouché (mais aussi censuré) dans la version parisienne par rapport à la version « brute » publiée à Amsterdam quelques semaines plus tard, c’est une certaine idée de Molière qui a incité La Grange et ses amis (Donneau de Visé ?) à « améliorer » le texte du maître.

Et que dire des indications concernant Tartuffe dans cette édition de 1682 renseignée par « le fidèle La Grange » ? Alors que tous les documents des années 1660 laissent entendre que le premier Tartuffe était une pièce complète en trois actes et qu’une lettre du duc d’Enghien nous apprend que, en octobre 1665, Molière était à peine en train d’achever un quatrième acte (le cinquième de la version définitive), la page de titre du Tartuffe dans l’édition de 1682 insiste sur le fait que ce sont « les trois premiers actes » qui auraient été créés à Versailles devant le roi le 12 mai 1664 et que la pièce aurait été « parfaite, entière et achevée en cinq actes » dès le 29 novembre de la même année, indication en parfaite contradiction avec la lettre du duc d’Enghien datée de l’année suivante. Bien plus, on observe que le passage de la Relation des Plaisirs de l’île enchantée racontant la création et l’interdiction du Tartuffe a été corrigé en ce sens dans cette seule édition de 1682, alors que, publiée séparément ou intégrée dans les éditions antérieures des Œuvres de Molière (y compris de son vivant), cette Relation avait toujours été reproduite au mot près et parlait systématiquement de Tartuffe comme d’une comédie achevée6. Ajoutons que les passages correspondants du Registre de La Grange ont été rédigés ou corrigés en fonction de cette donnée (la formule « qui étaient les trois premiers » à la suite de « trois actes de Tartuffe » est un repentir, ajouté d’une autre encre). Précisons enfin — et ceci éclairera en partie cela — que la version en trois actes, telle que nous pouvons la reconstituer7, était dépourvue du couple d’amoureux Valère-Mariane, autrement dit que La Grange ne jouait pas dans le premier Tartuffe.

Passons ensuite à la préface du tome I, constituée pour l’essentiel d’une esquisse de « Vie » de Molière et qui aurait été co-rédigée par La Grange. Tout d’abord, tout donne à penser qu’un professionnel de l’écriture a dû mettre en forme ce texte à partir des informations données par les deux « amis » de Molière. Il obéit en effet aux règles du genre des « Vies des grands hommes » et de la rhétorique de l’éloge : un exorde met l’accent sur la valeur morale et universelle de l’œuvre de Molière et une double péroraison insiste d’abord sur son rayonnement en tant qu’auteur (« le Térence de son siècle ») et en tant qu’acteur (l’épitaphe latine le qualifie de « Roscius »), puis sur sa postérité (c’est autour des comédiens qui ont revendiqué son héritage que Louis XIV a formé la Comédie-Française en 1680). Entre les deux, le récit, régulièrement entrecoupé de considérations sur ses vertus et son caractère, se développe selon les lieux attendus de l’éloge : naissance et formation insistant sur les signes d’élection (études dans le meilleur collège de Paris, distingué parmi tous ses condisciples par le prince de Conti, inclination pour la poésie et tout particulièrement pour Térence) ; choix de vie placé sous le signe de la vocation (« invincible penchant […] pour la comédie ») qui permet de surmonter l’unique accident de sa carrière (l’échec de l’Illustre Théâtre) ; irrésistible ascension qui se traduit d’abord par la protection du prince de Conti (à quoi se résument ici les treize années de province) puis par l’acquisition immédiate de la faveur royale et l’enchaînement des succès ; couronnement (l’adoption de la troupe par Louis XIV en 1665) et mise de son art au service du souverain sans renoncer à l’ambition morale de son théâtre ; mort édifiante (« il tourna toutes ses pensées du côté du Ciel »). En définitive, s’il n’y a pas de raison de douter que Jean Vivot, qui a pu bien connaître Molière8, ait fourni des renseignements sur sa vie, et que La Grange ait de son côté apporté des éléments concernant sa carrière théâtrale et le devenir de la troupe après la disparition de son chef — ce dernier aspect le valorisant implicitement auprès de tous ceux qui ont su que sans lui et la veuve de Molière la troupe aurait probablement sombré —, on a de la peine à distinguer des informations de première main en-dehors des circonstances assez précises de la mort de Molière.

Ce n’était évidemment pas le but de cette préface, mais on en vient à penser que les impératifs de la rhétorique de l’éloge ont eu la priorité par rapport non seulement à la réalité des faits — qu’on songe aux considérations sur les liens privilégiés prétendument noués avec le prince de Conti dès le collège de Clermont, alors que Conti avait en réalité près de huit ans de moins que Molière —, mais aussi à leur vraisemblance. Ainsi concernant le long récit de la représentation inaugurale au Louvre du 24 octobre 1658. Un tel événement aurait dû faire l’objet d’autres relations s’il avait eu la solennité qui nous est décrite dans cette préface. Or il n’est mentionné par aucune gazette ni par aucun mémoire contemporains. Surtout, il présente toutes les caractéristiques d’une belle reconstruction. Il est en premier lieu très improbable que Molière et les Béjart qui avaient négocié tout l’été les termes de leur installation à Paris s’y soient rendus en octobre sans avoir de salle pour les accueillir et en misant tout sur le bon vouloir d’un jeune roi sans véritable pouvoir, comme sur un coup de dé constitué par cette unique représentation. Ensuite, si l’on confronte le détail de la séance (succession de Nicomède et du Docteur amoureux) et les pratiques de la troupe décrites dans le Registre de La Grange, on observe que jusqu’aux Précieuses ridicules (novembre 1659) elle n’a jamais joué de petite comédie à la suite d’une grande pièce en cinq actes, y compris devant le roi : entre avril et mai 1659 le roi a vu successivement Le Dépit amoureux, Les Visionnaires, Don Japhet d’Arménie, L’Étourdi ; et lorsque deux pièces ont été jouées à la suite l’une de l’autre (18 mai 1659, dernière représentation devant Louis XIV avant août 1660), il s’est agi de deux petites comédies (Gros-René écolier et Le Médecin volant). On a donc toute raison de mettre en doute ce beau récit et de le considérer comme un véritable « récit de fondation ».

Examinons maintenant le fameux « Registre », réputé pour son absolue fiabilité et qui devrait donc être à l’abri de ce type de transformation. Les historiens du théâtre ont longtemps pensé que La Grange avait commencé à tenir ce « Registre » dès son entrée dans la troupe en 1659, les divergences portant seulement sur la question de savoir s’il le tint au jour le jour, ou s’il le remplit de manière plus irrégulière. Cette opinion a été contestée dès le XIXe siècle par Augustin Jal, comme en fit état, avec gêne, le premier éditeur du registre, Édouard Thierry9 qui, en préférant en rester à la légende du journal quasi quotidien, contribua fortement à en persuader la postérité jusqu’à aujourd’hui, tandis que les éditeurs du XXe siècle, aussi bien les Young (Droz, 1947) que Sylvie Chevaley (Minkoff, 1973), n’osèrent pas contester la légende.

En fait, tout indique en premier lieu que La Grange n’a jamais eu l’intention de tenir un « registre » parallèle à ceux que ses camarades et lui-même tenaient à tour de rôle. Le document est en effet très différent des trois petits cahiers parvenus jusqu’à nous, les deux registres dits « de La Thorillière » et celui « d’Hubert 10» : ce sont des livres de comptes journaliers, destinés à être vérifiés et approuvés par les autres membres de la troupe ; chaque page y est entièrement consacrée à la représentation du jour, avec le détail des frais ordinaires et des frais extraordinaires, de ce qui est dû par tel ou tel (et en particulier par de grands personnages qui s’acquittaient après coup du prix de la loge qu’ils avaient occupée), et de ce qui est resté entre les mains du comédien qui fait office de caissier. À l’inverse, le manuscrit de La Grange est bien tel que ce qu’annonce son titre : il s’agit d’un « extrait » des livres de comptes de la troupe — La Grange s’en tient à une ligne par séance, notant le titre de la pièce, la recette et la part dévolue à chaque comédien — et un cahier personnel qui n’a jamais eu vocation à rejoindre les archives du théâtre. En témoignent des notations intimes concernant son mariage, la naissance de ses jumelles, ou la contestation qu’il a eue avec le reste de la troupe concernant sa femme, engagée comme comédienne à demi-part mais à la condition qu’elle verserait trois livres par jour à un gagiste (1672).

Quant à l’idée qu’il a entamé ce « mémoire » dès son entrée dans la troupe et qu’il l’a rempli au jour le jour, elle ne résiste pas à un examen un peu approfondi du document : écriture et encre indiquent que le plus souvent il a rempli d’affilée plusieurs pages correspondant à plusieurs mois de représentation. C’est ce qui explique la plupart de ses inexactitudes, qui touchent à des erreurs de date : ainsi, pour l’année 1659, le fait qu’après avoir donné par erreur la date du jeudi 9 mai (en fait, le 8 mai) il conserve le décalage d’un jour jusqu’à la fin du mois confirme qu’il a rempli sa page d’une traite bien plus tard. De même, le fait que la plupart de ses erreurs importantes concernent des événements non répertoriés dans les registres de comptes indique qu’il a recopié ceux-ci longtemps après et qu’il les a ensuite accommodés à partir de ses souvenirs : on ne s’explique pas autrement que sur la ligne du « Mardi 4 novembre » 1664 il écrive « on ne joua point à cause de la mort de Mr Du Parc », alors que le « second registre » de La Thorillière donne une représentation de L’École des femmes ce jour-là et que l’acte d’inhumation de Du Parc est établi le jeudi 28 octobre et précise qu’il mourut deux jours plus tôt, le mardi 26 octobre ; en somme, pour un événement aussi important que la mort d’un membre historique de la troupe, aux côtés duquel il jouait depuis plus de quatre ans, il s’est trompé d’une semaine. Mieux, il s’est trompé de six mois pour la date de la mort du père de Molière. Ce dont il se souvenait manifestement, c’est que Jean Poquelin était mort un jour où la troupe était allée jouer Le Tartuffe « en visite » : il la signale au 21 août 1669 ; mais le 25 février avait déjà eu lieu une visite de Tartuffe et l’acte d’inhumation est justement daté du 27 février. Quand il ne fait pas ainsi appel à de lointains souvenirs, il semble utiliser des notes qui complètent les petits registres, mais qu’il lit ou recopie mal. On ne citera qu’un exemple : à la date du 12 juin 1665, La Grange mentionne la fête de Versailles au cours de laquelle en guise de prologue au Favori de Mlle Desjardins Molière improvisa un dialogue de marquis et de marquise ridicules « avec une actrice » : manifestement, le nom de celle-ci ne figurait pas sur la fiche et La Grange avait oublié qui de Mlle Du Parc, de Mlle de Brie ou d’Armande Béjart11 avait fait la marquise ridicule.

En définitive, dans la mesure où défauts de mémoire et approximations de ce type se poursuivent bien au-delà de la date de la mort de Molière12, on a quelques raisons de penser que La Grange a pu entreprendre son travail au tournant des années 1680, peu après la création de la Comédie-Française — où il se trouvait désormais en rivalité frontale avec Baron, vedette de la troupe qui se targuait d’avoir été engagé tout jeune par Molière et d’en être devenu le compagnon le plus proche avant de passer à l’Hôtel de Bourgogne au lendemain de sa mort13. Sans doute peu après le moment où les libraires ont décidé de lancer cette nouvelle édition des Œuvres de Monsieur de Molière (1682), pour laquelle, comme nous l’avons vu, il semble avoir été invité à fournir les dates de création des comédies de Molière et les passages supprimés lors des représentations, ainsi que des éléments pour la préface. À cette occasion il a dû consulter les registres du théâtre, peut-être exhumer quelques fiches personnelles, et envisager la rédaction de son « Extrait ». Ce à quoi il a commencé à s’employer peu après en ayant sous les yeux la préface de l’édition où sont tracées les débuts de la carrière de Molière et de la troupe avant qu’il la rejoigne à Pâques 1659.

Ainsi pour ce qui concerne la représentation inaugurale du 24 octobre 1658 au Louvre il s’était contenté d’écrire sur la première page de son « Extrait » que la troupe commença ce jour-là devant le roi : les titres des pièces (Nicomède et Le Docteur amoureux) ont été complétés après coup, d’une autre encre, manifestement pour se mettre en accord avec le récit hagiographique que la préface avait donnée de cette séance. Ce que confirme la page suivante où La Grange signale, en accord avec la préface, que « La troupe commença à représenter en public le jour des Trépassés 3me novembre 1658 » : erreur difficilement explicable à l’ouverture de son manuscrit quelques lignes après l’indication que la troupe, partageant le Petit-Bourbon avec les Italiens « devait jouer «les jours extraordinaires, c’est-à-dire les lundis, mercredis, jeudis et samedis » ; or, outre que le jour des Trépassés est le 2 novembre, il s’agissait justement cette année-là d’un samedi, jour de représentation : manifestement, plutôt que de consulter à cet endroit le registre des comptes de la troupe, La Grange a recopié la préface de 1682. De même pour la date à laquelle Louis XIV a reçu la troupe à Saint-Germain pour lui signifier qu’il désirait qu’elle lui appartînt désormais : la préface parle d’août 1665 et La Grange, cherchant à caser cet événement capital dans son Registre, a choisi le seul jour du mois d’août où le petit registre de comptes qu’il avait sous les yeux indiquait un relâche : le vendredi 14 — d’autant plus facilement qu’il avait dû garder en mémoire (ou cela figurait sur le livre de comptes) que c’était durant l’été que la première gratification correspondant à ce nouvel état de « Troupe du Roi » avait été versée. En fait, la Gazette avait désigné la troupe comme « Troupe du Roi » dès la mi-juin14, et la Lettre sur les Observations (de Donneau de Visé), qui renvoie à la face des ennemis de Molière la promotion offerte par le roi, a paru à la fin du mois de juillet ; enfin, le 14 août, le roi avait d’autant moins de raisons d’inviter les comédiens à Saint-Germain pour leur signifier la bonne nouvelle, qu’il était revenu le 11 à Paris avec toute la Cour et qu’il posait désormais tous les jours à midi dans l’atelier parisien du cavalier Bernin…

Beaucoup d’éléments incitent donc à penser que le jour où il décida de se lancer dans son « Extrait », La Grange avait en tête de constituer une sorte de memorandum destiné à lui servir de point de départ pour le moment où, la retraite venue, il s’attèlerait à la rédaction circonstanciée d’une histoire de la troupe de Molière ou de « Mémoires ». Mort brutalement en 1692, alors qu’il était toujours en activité, il ne put même pas venir à bout de son « Extrait » qui s’interrompt, tout aussi brutalement, au 31 août 168515. Mais il s’était essayé ici et là à introduire quelques commentaires un peu développés, certains prenant la forme de récits où l’on voit s’esquisser ce qui aurait pu être ses futurs « Mémoires ». Or il est tout à fait frappant que lorsqu’il est question d’événements qui ont fortement affecté la routine de la troupe, il adopte des biais qui exagèrent la surprise et le péril — et vont même jusqu’à transformer des faits que nous connaissons — de façon à faire valoir la manière dont ces événements ont été surmontés triomphalement par Molière et ses compagnons.

Ainsi, pour ne développer qu’un exemple, nous lisons dans le Registre à la date du 11 octobre 1660 la note suivante :

«Le lundi 11 octobre, le théâtre du Petit Bourbon commença à être démoli par M. de Ratabon, surintendant des bâtiments du roi, sans en avertir la troupe, qui se trouva fort surprise de demeurer sans théâtre. On alla se plaindre au roi, à qui M. de Ratabon dit que la place de la salle était nécessaire pour le bâtiment du Louvre, et que, les dedans de la salle, qui avaient été faits pour les ballets du roi, appartenant à Sa Majesté, il n’avait pas cru qu’il fallait entrer en considération de la comédie pour avancer le dessein du Louvre. La méchante intention de M. de Ratabon était apparente. Cependant, le roi, à qui la troupe avait le bonheur de plaire, fut gratifiée par Sa Majesté de la salle du Palais-Royal [sic], Monsieur l’ayant demandée pour réparer le tort qu’on avait fait à ses comédiens, et le sieur de Ratabon reçut un ordre exprès de faire les grosses réparations [rajout : de la salle du Palais-Royal].

La troupe « se trouva fort surprise de demeurer sans théâtre » ? Étonnante indication pour qui se penche d’un peu près sur l’enchaînement des faits. C’est le 23 juillet 1659 qu’une réunion autour du roi et de Mazarin, en présence de Gaspare Vigarani (Vigarani père) qui venait d’être appelé en France, du librettiste Francesco Buti, de Colbert (alors intendant de Mazarin) et d’Antoine Ratabon, surintendant des Bâtiments du Roi, avait décidé de la construction d’une nouvelle grande salle de spectacle et confirmé la décision de détruire le Petit-Bourbon qui gênait l’extension du Louvre. La décision n’est pas restée secrète. Dans la correspondance de Mazarin et de Colbert, à compter du mois d’octobre 1659, il est constamment question de la démolition de tous les bâtiments situés sur l’emprise de l’extension du Louvre, et nommément d’un hôtel particulier appartenant au duc de Longueville et du Petit-Bourbon16. En outre, les plans de Le Vau montrent qu’il était prévu dès cette date la construction d’une salle « des commedyes » dans le Louvre même pour compenser la disparition prochaine du Petit-Bourbon17. Bref, ces documents contredisent absolument la présentation dramatique de l’événement qu’en fit La Grange dans son Registre : les comédiens ne pouvaient pas ne pas savoir, au moins depuis le début de 1660, que leurs jours au Petit-Bourbon étaient comptés.

Poursuivons : « Méchante intention de M. de Ratabon » ? Voire. Le 12 octobre 1660 (un jour après la date de l’expulsion avancée par La Grange) fut promulguée par Mazarin une déclaration non aedificandi « pour la prompte perfection » des bâtiments du Louvre et des Tuileries, qui spécifiait qu’il fallait « faire abattre dès à présent tant l’hôtel de Bourbon que les autres hôtels, maisons et bâtiments […] à commencer par ceux dont les places doivent servir pour en faire les fondations ». Il s’agissait d’aller vite, le début des travaux de construction étant fixé au 1er mars, c’est-à-dire, selon l’usage à cette époque, au sortir de la mauvaise saison. On voit qu’il est hautement improbable que les comédiens seuls aient ignoré l’imminence d’une mesure qui faisait grincer quelques dents depuis des mois, pour laquelle le duc de Longueville se battait de longue date afin d’obtenir un beau dédommagement, et qui devait même être officiellement promulguée. Qui peut penser que Molière n’avait pas obtenu depuis longtemps l’assurance d’être relogé au Palais-Royal ? On est tenté de croire que la troupe dut s’accrocher au Petit-Bourbon le plus longtemps possible en attendant que les travaux de réfection de la salle du Palais-Royal aient enfin débuté, et qu’ils furent effectivement marris de constater que le processus de destruction était entamé avant que le processus de réfection soit enfin mis en route, ce qui les privait de salle durant de longues semaines.

Pourquoi cette version des choses ? Il semblerait que dans cette histoire de la troupe de Molière que rêvait d’écrire La Grange, il avait souhaité insister sur les obstacles qu’auraient sans cesse rencontrés la compagnie et son chef dans leur marche constamment triomphale. Cette fois, il s’agissait de marquer que la troupe faisait face à trois ennemis conjugués. D’abord au surintendant des bâtiments qui avait précédé Colbert dans cette fonction, Antoine Ratabon. Celui-ci, laisse entendre La Grange, aurait agi de sa propre initiative, et avec une malignité évidente : les documents historiques nous assurent pourtant qu’il ne fit qu’exécuter à la lettre l’ordre officiel édicté par le pouvoir royal. Et manifestement, c’est La Grange qui a placé au 11 octobre le début de la démolition18, alors qu’elle n’a pu commencer qu’après la promulgation, le 12, de la déclaration non aedificandi. Certes Ratabon avait sa part de responsabilité dans la situation difficile que connut la troupe durant quelques semaines, puisqu’il semble avoir laissé traîner les travaux de remise en état du Palais-Royal qu’il aurait dû faire commencer avant la démolition du Petit-Bourbon ; mais tout occupé par Les Tuileries et le Louvre, il ne devait guère être pressé d’entamer des dépenses supplémentaires au Palais-Royal. Deuxième ennemi selon La Grange, l’ingénieur-machiniste-décorateur Vigarani, qui était en train de priver Torelli de ses anciennes prérogatives et de la faveur royale et dont le fils Carlo, après avoir plusieurs fois collaboré avec Molière, Lully et Beauchamp pour certains grands spectacles de cour, devait devenir l’associé de Lully postérieurement à la rupture de celui-ci avec Molière en 1672 :

[…] La troupe commença, quelques jours après, à faire travailler au théâtre, et demanda au Roi le don et la permission de faire emporter les loges du Bourbon et autres choses nécessaires pour leur nouvel établissement ; ce qui fut accordé, à la réserve des décorations, que le sieur de Vigarani, machiniste du roi nouvellement arrivé à Paris, se réserva, sous prétexte de les faire servir au palais des Tuileries. Mais il les fit brûler jusqu’à la dernière, afin qu’il ne restât rien de l’invention de son prédécesseur, qui était le sieur Torelli, dont il voulait ensevelir la mémoire.

Nouveau biais de présentation. Que la haine entre les Vigarani et Torelli ait été d’une violence extrême, rien de plus certain. Mais que quiconque ait pu envisager de déplacer les décors de Torelli du Petit-Bourbon au Palais-Royal n’est guère pensable : les décors avaient été réalisés pour des spectacles de cour et s’ils avaient dû être déplacés, c’est bel et bien vers la nouvelle salle destinée aux spectacles royaux, les Tuileries, en aucun cas vers la salle mise à la disposition d’une simple troupe de comédiens, fût-elle celle de Monsieur.

Troisième et dernier groupe d’adversaires, les deux autres compagnies qui ne rêvaient que de débaucher les compagnons de Molière.

La troupe, en butte à toutes ces bourrasques, eut encore à se parer de la division que les autres comédiens de l’Hôtel de Bourgogne et du Marais voulurent semer entre eux, leur faisant diverses propositions pour en attirer les uns dans leur parti, les autres dans le leur.

Encore une affirmation peu crédible en un temps où il n’y avait qu’une seule période de l’année durant laquelle les troupes de comédiens pouvaient engager de nouveaux acteurs (le relâche de Pâques). Et quand bien même il eût été possible de dresser immédiatement des actes notariés garantissant l’engagement de tel ou tel comédien six mois plus tard, on voit mal pourquoi la troupe se serait débandée alors qu’elle avait le vent en poupe et la faveur du roi, que le couple Du Parc venait de la rejoindre après une escapade d’une année au Marais et qu’elle avait l’assurance de jouer bientôt dans un théâtre aussi bien placé que le précédent — plus proche de la Cour que l’Hôtel de Bourgogne et surtout que le Marais — et surtout gratuit puisque relevant des Bâtiments du roi et mis ainsi gracieusement à la disposition des comédiens de Monsieur. L’intention de La Grange est claire, il s’agit de mettre au crédit de l’aura exceptionnelle du seul Molière la fidélité des autres acteurs, prétendument mise à mal par les deux autres troupes,

Mais toute la troupe de Monsieur demeura stable : tous les acteurs aimaient le sieur de Molière, leur chef, qui joignait à un mérite et une capacité extraordinaires une honnêteté et une manière engageante qui les obligea tous à lui protester qu’ils voulaient courre sa fortune et qu’ils ne le quitteraient jamais, quelque proposition qu’on leur fît et quelque avantage qu’ils pussent trouver ailleurs.

 

Concluons. Encore une fois, il n’est pas question de nier l’extrême importance du Registre de La Grange qui, en l’absence de la plupart des livres de compte, apporte des informations infiniment précieuses sur l’histoire du Petit-Bourbon, du Palais-Royal et du Théâtre Guénégaud, et qui fait regretter d’autant plus vivement que nul, dans la troupe concurrente de l’Hôtel de Bourgogne, n’ait songé à se livrer à un extrait personnel des livres de comptes — tous disparus. Il n’empêche. Certains passages rédigés de ce document, rapprochés de certains éléments de la préface à l’édition de 1682, prouvent que les « témoignages » de La Grange, dès lors qu’ils sont organisés et rédigés, adoptent des biais qui orientent le lecteur vers des interprétations extrêmement tendancieuses. On discerne ainsi, en mettant bout à bout ces passages rédigés et la préface de l’édition de 1682 vers quelle histoire mythique de Molière et de sa troupe se seraient dirigés les « Mémoires » de La Grange s’ils avaient vu le jour. On peut regretter cependant qu’une mort prématurée ait empêché le comédien de mettre en forme son dessein : un tel document, rendu public, n’aurait pas permis à Grimarest de rédiger une Vie de Monsieur de Molière aussi extraordinairement imaginaire que celle qu’il publia en 1705 en s’appuyant sur les faux souvenirs de Baron et sur des anecdotes, tandis que les seuls éléments précisément datés (les circonstances de création des différentes pièces de Molière) sont tirés de l’édition des Œuvres de 1682 et proviennent donc de… La Grange.

Paru dans Gueux, frondeurs, libertins, utopiens. Autres et ailleurs du XVIIe siècle. Mélanges en l’honneur du Professeur Pierre Ronzeaud, Philippe Chométy et Sylvie Requemora-Gros dir., Presses Universitaires de Provence, 2013, p. 241-251.

Notes 

  1. C’est une obscure descendante du comédien, nommée Mme Varlet, qui l’apporta à la Comédie-Française en 1785 (voir Georges Monval, « L’origine du Registre de La Grange, et quatre portraits à retrouver », Le Moliériste, 73, avril 1885, p. 3-9).
  2. La présence d’une épitaphe latine dans la préface et la reproduction à sa suite d’une autre épitaphe latine signée Marcel ont conduit certains éditeurs du XVIIIe siècle à attribuer l’ensemble de la préface à ce Marcel, qui aurait été comédien, mais n’est pas autrement connu.
  3. Voir Jean Mesnard, « Jean Vivot (1613-1690), ami, éditeur et biographe de Molière », dans L’Art du théâtre, Mélanges en hommage à Robert Garapon, PUF, 1992, p. 159-176 : l’auteur est parvenu à retracer de grands pans de la vie de Vivot et à mettre en exergue tous les éléments qui rendent crédibles des liens avec Molière, mais il n’a découvert aucun document confirmant que les deux hommes ont effectivement été en relation ni aucun travail de plume prédisposant Vivot à rédiger la notice biographique de Molière ; c’est uniquement la note de Tralage qui lui permet de le désigner comme « ami, éditeur et biographe de Molière ».
  4. Cela arriva pour la première fois en novembre 1677.
  5. Voir le détail de notre Notice du Malade imaginaire dans la nouvelle édition des Œuvres complètes de Molière parue dans la Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2010, vol. II, p. 1561-1566.
  6. Soulignons qu’il eût été opportun pour Molière et ses amis de laisser entendre lors de la première édition de cette Relation (qui enchâssait La Princesse d’Élide) que c’était une version inachevée de Tartuffe que le roi avait défendue jusqu’à ce qu’elle soit complète.
  7. Voir notre proposition de reconstruction : http://moliere.paris-sorbonne.fr/propositions.php.
  8. Voir l’étude de Jean Mesnard citée plus haut.
  9. Registre de La Grange. Précédé d’une notice biographique, publié par les soins de la Comédie-Française, Paris, J. CLaye, 1876, p. XLV. Jal, dans son Dictionnaire critique de biographie et d’histoire à l’entrée La Grange, écrit que celui-ci écrivit d’après les livres de recettes de la troupe et ses propres souvenirs.
  10. Ont été conservés deux registres pour les années 1663-1664 et 1664-1665 et un registre pour l’année 1672-1673. Les deux premiers sont attribués à La Thorillière parce qu’il s’y désigne quelquefois sous son nom pour indiquer tel ou tel mouvement d’argent auquel il procède, mais d’autres écritures y apparaissent, notamment celle de La Grange lui-même ; c’est André Hubert qui rédigea entièrement le troisième registre. Voir l’édition du Premier Registre de La Thorillière par Georges Monval, Librairie des Bibliophiles, 1890, et celle du Registre d’Hubert par Sylvie Chevalley dans la Revue d’Histoire du Théâtre, 1973, vol. 1 et 2. Les « grands registres » qui sont tenus à compter de 1673, date de l’installation de la troupe au théâtre Guénégaud, ont tous été conservés.
  11. En fait celle-ci était tout près d’accoucher d’Esprit-Madeleine Poquelin (baptisée le 4 août).
  12. Lorsque après le 26 mars 1677, il signale que « la troupe a délibéré de payer à M. de Corneille et à Mlle Guérin la somme de deux cents louis d’or pour la pièce du Festin de Pierre », il désigne Armande Béjart qui était encore à cette date Mlle Molière par le nom qu’elle adoptera quelques mois plus tard par son mariage avec Guérin (le 3 juillet, elle signe le reçu pour ce versement du nom d’Armande Béjart).
  13. En témoigne la Vie de Monsieur de Molière de Grimarest (1705), largement rédigée à partir des souvenirs de Baron (qui n’a été membre de la troupe que de dix-sept à vingt ans, durant les trois dernières années de la vie de Molière), et dans laquelle il n’est jamais question de La Grange.
  14. En rendant compte le 20 juin de la fête de Versailles du samedi 13 où la troupe avait joué Le Favori de Mlle Desjardins. Il est probable que la troupe était passée par Saint-Germain en se rendant le 11 ou le 12 à Versailles pour y préparer la fête du 13 juin.
  15. Sur la page suivante figure le titre « Septembre » et les 14 premiers quantièmes, laissés en blanc.
  16. Les lettres sont reproduites à la suite de l’étude de Alexandre Colajannot, « Mazarin et le “Grand Dessein” du Louvre. Projets et réalisations de 1652 à 1664 », Bibliothèque de l’École des Chartes, 161, 2003, p. 133-219 (les passages concernant le Petit-Bourbon sont dans les lettres reproduites aux p. 186 et suiv.
  17. Voir Alexandre Colajannot, art. cit., p. 161. Celui-ci précise (p. 145) qu’il en était déjà question en 1657, comme l’indiquent les notes de deux voyageurs hollandais, les frères de Villers (Journal du Voyage de deux jeunes Hollandais à Paris en 1656-1658, éd Armand-Prosper Faugère, Paris, 1899, p. 220).
  18. Simplement parce qu’il venait de noter la dernière représentation donnée au Petit-Bourbon à la date du dimanche 10 octobre.
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