Paru dans La Vérité, Actes du Congrès annuel de l’IUF (Toulouse 2013), éd. Olivier Guerrier, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2013, p. 205-223.
Alors que j’étais plongé dans la recherche qui a débouché sur la nouvelle édition « Pléiade » des Œuvres de Molière et sur la création d’un site internet complémentaire1, j’ai été confronté au problème suivant : un nombre croissant de personnes se laissent séduire par l’idée lancée pour la première fois au début du XXe siècle par le poète et romancier Pierre Louÿs (1870-1925) selon qui Corneille aurait écrit les œuvres de Molière. Toute la communauté des chercheurs en histoire de la littérature et du théâtre, incluant les spécialistes de Molière et de Corneille, a beau juger que cette assertion ne repose sur rien — ni sur le plan historique ni sur le plan esthétique — et qu’elle est contredite par tous les témoignages des contemporains des deux poètes, la croyance en cette fable ne cesse de progresser en dehors de l’institution universitaire. Le phénomène est certes extrêmement marginal en France, si on le compare à la déferlante que subit en Angleterre et aux États-Unis un Shakespeare présenté comme un histrion inculte et donc comme le nécessaire prête-nom d’une personnalité en vue (après plusieurs dizaines de candidats, le comte d’Oxford est celui qui, depuis Freud, a le vent en poupe) ; mais il n’en touche pas moins un nombre toujours plus importants de journalistes et d’animateurs de radio et de télévision peu scrupuleux, séduits par la possibilité de ranimer périodiquement un faux scoop qui touche une gloire nationale. La publicité assurée par le retour régulier de ce type d’émission et le phénomène de « mise au premier plan » engendré par les moteurs de recherche lorsqu’on fait une requête touchant à Corneille et à Molière donne une visibilité nouvelle aux argumentations des disciples de Pierre Louÿs, qui séduisent désormais un nombre non négligeable de lecteurs cultivés et d’amateurs de théâtre et surtout, ce qui est plus grave, de professeurs de lycée qui, sensibles pour certains aux séductions du discours anti-institutionnel, peuvent être séduits par l’idée que l’auteur Molière serait en somme une fabrication, que l’Université française (et en particulier « la Sorbonne ») et la Comédie-Française auraient intérêt à perpétuer.
Mais l’élément décisif qui a conféré depuis dix ans à cette théorie une « aura de vérité » auprès du public non informé est venu de l’intervention d’un enseignant-chercheur en sociologie politique de l’IEP de Grenoble (Dominique Labbé), spécialisé en lexicométrie, qui a cru apporter une réponse positive en soumettant les œuvres de Molière et de Corneille au crible de la statistique lexicale assistée par informatique. Depuis 2002, « la science » aurait ainsi « confirmé » une « vérité » proclamée en 1919 deux siècles et demi après que les faits se seraient produits.
On aura compris que l’objet de la présente intervention n’est pas d’apporter les preuves de l’inanité de l’invention de Pierre Louÿs. Car les preuves de l’« auctorialité » moliéresque sont partout au XVIIe siècle et sont même si abondantes et si irrécusables que s’interroger sur l’auctorialité moliéresque est aussi aberrant que de chercher à démontrer que c’est bien Georges Braque qui a peint les tableaux de Georges Braque et non pas le prolifique Pablo Picasso… ou que l’air est bien un mélange gazeux. Je me contenterai ici de renvoyer au site que — avec l’aide de mes « crédits IUF » — j’ai développé à la fin de l’année 2011 (http://www.moliere-corneille.paris-sorbonne.fr) : y sont passés au crible toute l’argumentation de Pierre Louÿs et de ses disciples et tous les prétendus faits qui « prouveraient » leurs assertions, et y sont évidemment présentés les plus récents travaux de statistique lexicale qui réduisent à néant les prétendues « vérités scientifiques » apportées par le disciple statisticien de Louÿs.
Quel est donc l’objet de la présente communication ? S’interroger sur le paradoxe de la situation actuelle et sur la place d’une prétendue « vérité scientifique » dans cette histoire. D’un côté, en effet, tous les éléments qui vont dans le sens de ce qu’on appelle traditionnellement « la vérité historique » témoignent de l’inanité de cette invention ; de l’autre un travail fondé sur un instrument scientifique continue (quoique réfuté) de prétendre offrir la preuve d’« une autre vérité ».
Pour apporter des éléments de réflexion sur cette situation paradoxale, je commencerai par examiner les circonstances qui ont conduit à la naissance de cette théorie Corneille-Molière. Je replacerai ensuite ce phénomène dans la longue histoire de la contestation des auctorialités, qui semble consubstantielle à la naissance de l’esprit critique moderne (moderne, c’est-à-dire depuis le XVIe siècle). J’en viendrai enfin aux modalités assertives et argumentatives de cette théorie qui tendent à les rapprocher de celles qui ont cours chez les partisans des théories contestatrices des « vérités reçues », autrement appelées théories du complot. À l’issue de quoi on pourra réfléchir sur la nature de la démonstration dite « scientifique » de la vérité concernant la théorie Corneille-Molière.
Première partie.
Origine de la théorie de la « vérité cachée » dans le cas de Molière
I. L’historiographie moliéresque jusqu’au XIXe siècle : des « vérités » toujours plus contestables
Ce qu’on appelle « l’histoire de la littérature » est une discipline qui s’est constituée très progressivement à la fin du XIXe siècle en empruntant une part de leurs méthodes aux autres disciplines des sciences humaines (grosso modo l’histoire d’un côté, la philologie de l’autre). Jusqu’alors, les connaissances sur les écrivains, leurs œuvres, les genres littéraires, les acteurs du milieu littéraire (et théâtral) résultaient de l’accumulation et de la réduplication des discours transmis au fil des siècles par les hommes de lettres. Ainsi, dans le cas de Molière, la publication au début du XVIIIe siècle d’une Vie de Monsieur de Molière due à un homme de lettres relativement obscur, Grimarest, a servi de socle à toutes les connaissances jusqu’au milieu du XIXe siècle (et sert encore aujourd’hui de fonds aux biographes du dimanche), malgré l’autorité de Boileau, qui avait très bien connu Molière, et qui avait déclaré que Grimarest ignorait tout de la vie de son auteur et qu’il faisait même des erreurs sur ce que tout le monde savait. Il n’empêche : prétendant tirer son information de la famille de Molière (réduite à une fille, qui avait grandi dans un couvent et n’avait quasiment pas connu son père) et du comédien Baron (si doué qu’il avait été engagé à dix-sept ans par Molière trois ans avant sa mort, mais si légendairement vaniteux que ses souvenirs n’ont aucune fiabilité), Grimarest fut indéfiniment recopié durant près de deux siècles avec une autorité grandissante ; loin d’être contestée, sa biographie se vit constamment enrichie par des dizaines d’anecdotes apparues au fil du temps sous la plume d’autres hommes de lettres, l’ensemble constituant dès lors la vulgate moliéresque. C’est seulement dans la deuxième moitié du XIXe siècle que cette vulgate a commencé à être mise à mal par les premiers « historiens de la littérature » : les uns ont mis en commun les ressources disponibles en matière de philologie pour procurer la première édition scientifique des textes de Molière (c’est l’édition dite des « Grands Écrivains de la France » en onze volumes publiée à partir de 1873 par Eugène Despois et Paul Mesnard) ; les autres se sont mis en quête de tous les documents authentiques concernant Molière et ont créé en 1879, à l’initiative de Georges Monval, une revue intitulée Le Moliériste pour recueillir leurs nombreuses découvertes. La conjonction de leurs travaux a remis en cause la plupart des affirmations de Grimarest sans pour autant que les premiers historiens de la littérature osent ouvertement et franchement remettre en cause son autorité et surtout celle prêtée à Baron.
On comprend ainsi qu’il ait pu y avoir, au tournant du XIXe et du XXe siècles des raisons de douter de l’état des connaissances concernant Molière. Qui était Molière ? que savait-on finalement de fiable sur lui ? pourquoi l’école de la IIIe République enseignait-elle qu’il était à la fois un favori de Louis XIV et un auteur populaire et quelquefois « peuple » ? à quoi tenaient ces disparates dans son œuvre que jadis Boileau dans son Art poétique (1674) avait été le premier à souligner2? À l’heure où l’Europe lettrée bruissait déjà des accusations lancées par quelques esprits sur le plus célèbre des comédiens-auteurs occidentaux (Shakespeare), tous les doutes devenaient permis.
II. Pierre Louÿs et l’invention de la « vérité cachée » en 1919
C’est au lendemain d’une publication remarquée sur Shakespeare — en 1918 parut le premier tome d'un livre d'Abel Lefranc, professeur au Collège de France, intitulé Sous le masque de William Shakespeare: William Stanley, VIe comte de Derby — que ces doutes se mirent à germer dans l’esprit de Pierre Louÿs, excellent écrivain et poète qui durant toute sa vie n’avait cessé de jouer avec les pseudonymes : il s’était rendu célèbre en publiant des Chansons de Bilitis qu’il fit d’abord passer pour sa traduction personnelle d’une poétesse grecque redécouverte par lui avant d’avouer la supercherie, et il multiplia ensuite les pseudonymes, soit pour publier des notes dans des revues érudites soit pour faire discrètement circuler des poèmes et des nouvelles érotiques. Après avoir connu une période de vraie notoriété dans les dernières années du XIXe siècle, il avait progressivement (et définitivement à partir de la fin de la guerre de 14) sombré dans plus totale déchéance, attisée par une dépendance complète à la cocaïne et à l’alcoo3l. C’est dans ce contexte qu’apparut la théorie Shakespeare-Derby lancée par Abel Lefranc. La coïncidence est remarquable : les deux tomes d'Abel Lefranc parurent coup sur coup en 1918 et 1919 et c'est en août 1919 dans la revue l'Intermédiaire des Chercheurs et des Curieux que Louÿs fit paraître son premier article intitulé: « Corneille est-il l'auteur d'Amphitryon ? ». Le bruit fait par les affirmations de Lefranc offraient l'assurance à Louÿs, alors incapable depuis des années de mener à bien le moindre projet littéraire, désargenté, à peu près oublié, de se refaire un nom et un semblant de célébrité.
Mais si Louÿs s’est jeté à corps perdu dans cette aventure, qui a navré ses derniers amis (notamment Paul Valéry), c’est qu’il y a cru, du fait de sa conception toute particulière de la littérature, censée être une confidence de la vie (il ne saurait y avoir de place pour l’expression d’une intériorité authentique chez un simple « histrion », directeur de troupe et entrepreneur de spectacle), du fait de son éducation scolaire qui l’a persuadé de disparités incompréhensibles dans l’œuvre de Molière, du fait enfin de son admiration sans borne pour Corneille qu’il considérait comme l’un des deux ou trois plus grands écrivains français. S’il y a cru, c’est enfin que — il faut insister sur ce point — l’état psychologique et physiologique dans lequel il se trouvait, joint à son exceptionnel penchant pour les publications sous pseudonyme, l’a conduit à un véritable délire paranoïaque, centré (en ce qui concerne la littérature) sur une sorte de maladie attributive focalisée sur Corneille auquel il a fini par attribuer des dizaines d’autres œuvres, parmi lesquelles l’Histoire comique de Francion de Charles Sorel et bien d’autres œuvres libertines, l’obligeant à imaginer que le dévot Corneille n’était pas celui des témoignages contemporains, mais qu’il était en fait un libertin masqué.
III. Constituants de la théorie
Si l’on veut résumer les principaux fondements de cette « théorie de la vérité cachée » inventée par Louÿs, on aboutit aux six éléments suivants :
- en 1671 a été publiée une « tragédie-ballet » de Molière intitulée Psyché, en tête de laquelle un avertissement précise que Molière, après avoir conçu et rédigé toute la pièce (en prose selon l’usage), n’avait pas eu le temps d’achever la mise en vers du fait des délais extrêmement courts donnés par le roi à ses artistes (Molière, le musicien Lully, le chorégraphe Beauchamp et le décorateur machiniste Vigarani) pour préparer le somptueux spectacle que fut Psyché et que Corneille, appelé à la rescousse, avait versifié en quinze jours la dernière moitié de la pièce.
- on n’a rien conservé de la main de Molière, si ce n’est quelques signatures au bas d’actes notariés et autres contrats ; ni lettres, ni manuscrits : premier indice d’un mystère ;
- ici ou là un mot, une tournure, un trait de versification se retrouvent dans les pièces de Corneille et de Molière ;
- Molière et sa troupe ont fait deux séjours à Rouen où vivait Corneille en 1643 et en 1658, le second ayant dû être décisif, puisque Molière venait à peine de commencer à écrire des pièces de théâtre ;
- Corneille (qui aurait eu des difficultés d’argent) est venu s’établir à Paris (donc près de Molière) à partir de 1662 (conjointement avec son frère Thomas) ;
- Molière et sa troupe ont représenté à de nombreuses reprises des pièces de Corneille et ils ont même créé deux de ses nouvelles pièces, Attila en 1667 et Tite et Bérénice en 1670 ;
Ce sont ces éléments qui, mis en série à partir du premier — en vertu du sophisme selon lequel une collaboration reconnue doit être l’indice d’une collaboration secrète plus vaste —, habilement racontés et démultipliés (à l’infini), peuvent être présentés comme autant de « preuves » d’une théorie d’attribution auctoriale.
Pour pouvoir être défendue, cette théorie suppose qu’on accepte de rejeter tous les faits historiquement attestés qui la contredisent et qu’on adopte un mode particulier de raisonnement. Il faut tout d’abord justifier qu’aucun contemporain (et surtout aucun des nombreux ennemis de Molière) n’ait fait allusion à cette prétendue supercherie, malgré la publicité faite à la collaboration de Corneille à l’occasion de Psyché en 1671. À cela Louÿs et les tenants de sa théorie opposent l’argument irréfutable du complot : les contemporains ont été victimes d’un complot ourdi par Corneille, Molière et sans doute Louis XIV et le secret a été parfait ; si l’on objecte que l’hypothèse d’un secret parfait dans l’entourage d’un roi aussi peu secret que Louis XIV n’est guère crédible, la réponse est toute prête : un certain nombre de contemporains ont connu la supercherie, mais ils se seraient tus par peur du despotisme royal4. Une fois cette conception du « complot parfait » posée, il est facile ensuite de rejeter ou d’oublier tout ce qui peut contredire la théorie. Ce qui revient à :
- lire de façon biaisée l’avertissement de Psyché qui révèle au contraire que Molière est l’auteur de la pièce et que Corneille s’est contenté de versifier une partie de sa prose, ce qui incite à comparer les parties versifiées par Molière d’un côté et par Corneille de l’autre (comparaison qui ne se fait pas au détriment de Molière)
- oublier le témoignage du fils d’Armande Béjart (veuve de Molière qui s’était remariée quatre ans après) qui parle de « papiers de Molière » vingt ans après sa mort5 ;
- passer sous silence les nombreux et abondants textes du XVIIe siècle qui présentent Molière comme un auteur, qui saluent ou au contraire qui attaquent sa manière d’écrire et ses idées (il est frappant que pour ses contemporains Molière ait été d’abord un « homme d’esprit » brillant et un auteur exceptionnel, et accessoirement un acteur comique de talent et un directeur de troupe) ;
- fermer les yeux sur ce qui, dans les textes de Molière, contredit cette thèse, et notamment le passage de L’École des femmes où Molière se moque des prétentions nobiliaires des deux frères Corneille6 ;
- récuser les témoignages qui soulignent le fort degré d’hostilité entre Molière et Corneille durant quelques années et en particulier autour de 1662-1663 (au moment où les frères Corneille viennent s’installer à Paris), pour ne retenir que les marques du rapprochement ultérieur des deux hommes ;
- ne pas rappeler que les autres troupes reprenaient aussi souvent les pièces de Corneille que la troupe de Molière et (surtout) que les deux autres théâtres parisiens ont créé la quasi totalité des pièces de Corneille quand celui de Molière n’en a créé que deux ;
- négliger tous les éléments qui affaiblissent la thèse : par exemple qu’on n’a pas conservé non plus de manuscrits des pièces de Corneille, de Racine et d’aucun autre auteur de théâtre du XVIIe siècle… Ou encore que Molière n’avait rien d’un comédien-entrepreneur de spectacle surmené7, en un temps où il n’y avait que 3 jours de représentation par semaine et où lui-même ne jouait que dans ses propres pièces…) ;
- passer sous silence les aspects proprement littéraires : rien ne sépare plus Corneille et Molière que leurs conceptions de l’écriture dramatique, ce qui inclut le plan de la composition dramatique (mais ni Louÿs ni aucun de ses successeurs n’a jamais voulu entrer dans ce domaine qu’on appelle aujourd’hui la dramaturgie) et sur le plan des idées ;
- enfin — dans la mesure où il est difficile de ne pas se demander comment le dévot Corneille, qui a traduit successivement L’Imitation de Jésus Christ et l’Office de la sainte Vierge, a pu écrire parallèlement une satire de la dévotion telle que Tartuffe et quelques mois plus tard le sulfureux Don Juan — inventer une théorie du dédoublement secret : Corneille aurait été en apparence un homme très respectueux de la religion, en fait un libertin impénitent…
Deuxième partie.
Perspective historique et épistémologique : une longue tradition de remise en cause des auctorialités
Si l’affaire Corneille-Molière est donc une pure invention de Louÿs, cette prétention à révéler une « vérité cachée » dans le domaine de la littérature et de la pensée possède en fait une longue histoire. À l’origine il ne s’agissait pas d’une forme dévoyée de la pensée. Elle s’inscrivait dans le prolongement direct de la pensée critique issue du courant sceptique qui a irrigué la pensée des historiens et des philosophes depuis la Renaissance jusqu’au XVIIIe siècle. Avant de voir comment cette pensée critique a débouché sur ce que l’historiographie actuelle nomme l’hypercriticisme, je commencerai par un exemple qui me paraît particulièrement significatif.
I. Un cas discuté tout au long du XIXe siècle : les Mémoires de Casanova
Quand les Mémoires de Casanova furent publiées pour la première fois, des doutes sur leur authenticité apparurent aussitôt. Le premier en date fut Ugo Foscolo dans la Westminster Review (1827), suivi par Paul Lacroix, « le bibliophile Jacob », dont le point de vue fut rendu célèbre par Joseph-Marie Quérard, auteur d’une véritable somme en cinq volumes sur les questions de pseudonymat intitulée Les Supercheries littéraires dévoilées. Je rappellerai au passage qu’en 1860, dans préface de la seconde édition8, Quérard était si loin de songer à la possibilité d’une supercherie Corneille-Molière qu’il cita justement le passage de L’École des femmes où Molière se moque des prétentions nobiliaires de Thomas Corneille (p. 43). Inversement, à l’article Casanova (vol. 1, 2e édition, p. 679), il écrit : « Il est bien certain que Casanova n’est pas l'auteur de ces Mémoires, mais à qui faut-il les attribuer ? » et il ajoute quelques lignes plus loin :
« N'oublions pas de placer ici une note tracée par M. Paul Lacroix et qui est enfouie dans le catalogue des livres de M. Dulacq.
“J'ai cherché à découvrir le véritable auteur de ces Mémoires si spirituels et si curieux, qui ne sont pas et qui ne peuvent être de Jacques Casanova, lequel était incapable d'écrire en français et qui n'entendait rien à une œuvre d'imagination et de style. Il est certain que ce célèbre chevalier d'industrie avait laissé des notes et même des mémoires originaux, mais ces manuscrits étaient certainement indignes de voir le jour, et il fallait un habile homme pour les mettre en œuvre. Cet habile homme fut, nous en avons la certitude morale, Stendhal ou plutôt Beyle, dont l’esprit, le caractère, les idées el le style se retrouvent à chaque page dans les « Mémoires imprimés.” »
On comprend qu’il ait fallu attendre la fin du XIXe siècle pour que l’unanimité se fasse sur la personne même de Casanova : on saisit aussi avec quelle légèreté on décidait alors en matière d’auctorialité. Et l’on voit immédiatement qu’il suffit de remplacer les noms de Casanova et de Stendhal par ceux de Molière et de Corneille pour déboucher sur les futures attributions tout aussi péremptoires de Pierre Louÿs.
II. Le dévoiement de la tradition du scepticisme critique : Hardouin et la pensée hypercritique
On saisit ainsi que l’affaire Casanova n’était qu’un épiphénomène. C’était une pratique vieille de plusieurs siècles que de dénoncer comme impostures littéraires certaines des œuvres les plus importantes de la philosophie occidentale, puis certains des plus grands chefs-d’œuvre de la littérature, résultat d’une forme dévoyée de la pensée sceptique.
Ce n’est pas le lieu ici de se lancer dans un historique détaillé sur l’histoire du scepticisme dans l’Europe moderne, c’est-à-dire depuis la Renaissance. Il existe de nombreuses publications depuis un siècle, jalonnées par de très importants ouvrages auxquels je me contenterai de renvoyer9. Je rappellerai simplement que tout commence d’une part avec les contestations de l’interprétation thomiste (scolastique) d’Aristote (c’est-à-dire le christianisme revu à travers le prisme aristotélicien) par les professeurs de Padoue au début du 16e siècle, qui avaient repris les critiques d’Averroès ; d’autre part avec la contestation luthérienne et le courant évangélique qui mettent à mal l’autorité de l’Église et la primauté de la bible latine de saint Jérôme, dite la Vulgate. Si on laisse de côté les conséquences incommensurables sur le plan religieux, qui ont évidemment attiré toute l’attention depuis cinq siècles, on observe que la contestation se poursuit parallèlement avec les attaques des anti-aristotéliciens du XVIe siècle (le célèbre Francesco Patrizzi en tête) au nom du platonisme (le furor platonicien est l’une des raisons pour lesquelles Patrizzi s’attaque violemment à la poétique d’Aristote). Cette filiation explique l’apparition en France des anti-aristotéliciens du XVIIe siècle, en particulier Gassendi qui (manifestement influencé par Patrizzi) n’hésite pas à contester à Aristote ses traités les plus célèbres pour les attribuer à ses disciples10. Elle se double de l’influence grandissante en France des sceptiques du XVIIe siècle, au premier rang desquels François La Mothe Le Vayer (dont on retrouve partout la trace chez Molière), influence si grande qu’elle a suscité la réaction des philosophes chrétiens. Dès 1625, le P. Mersenne lançait ainsi, parmi tous ses traités « anti-libertins », sa Vérité des Sciences, contre les Sceptiques ou Pyrrhoniens (1625), et l’on connaît les attaques de Descartes, une fois que le doute lui aura permis d’établir son cogito, contre les sceptiques. L’ironie de l’histoire, on le sait aussi, c’est que cette filiation qui remonte aux pyrrhoniens s’épanouit avec la synthèse réussie par le cartésien Bayle dans son célèbre Dictionnaire historique et critique (1697).
Tel fut, cavalièrement résumé, le terreau constitué par le scepticisme critique à partir duquel put se développer la pensée hypercritique. Celle-ci comprend deux courants, d’un côté l’hypercritique rationaliste de Louis de Beaufort (1703-1795) particulièrement étudié par Mouna Raskolnikoff : sa Dissertation sur l’incertitude des cinq premiers siècles de l’histoire romaine (1738) est considérée comme l’un des ouvrages majeurs de la nouvelle historiographie de l’antiquité. De l’autre côté l’hypercritique aberrante du Père Hardouin11. Professeur de rhétorique célèbre au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, Jean Hardouin, s’était persuadé que le Nouveau Testament avait d’abord été écrit en latin, que les textes des Pères de l’Église qui donnaient quantité de témoignages du contraire étaient donc des faux et que, plus largement, l’essentiel de la littérature gréco-latine avait été écrite par des moines du XIIIe siècle. Il fit part de sa découverte de manière détournée dès la fin du XVIIe siècle dans un ouvrage de numismatique12, avant d’entreprendre de le démontrer de façon systématique au cours des années suivantes. Obligé de renoncer publiquement à ses théories par la hiérarchie jésuite, il n’en continua pas moins à rester persuadé de la véracité de ses dires et finit sa vie en publiant un ultime ouvrage dans lequel il établissait une nouvelle « vérité »13 : la Divine comédie ne serait pas de Dante, mais d’un faussaire de la fin du XIVe siècle ou du début du XVe : il vaut la peine de lire ce texte14 qui, tout en étant comme les autres écrits de Hardouin un dévoiement de la critique historique15, préfigure très exactement la manière particulière de raisonner et de « prouver » qu'adoptent Louÿs et ses disciples.
Troisième partie.
Point de vue cognitif et argumentatif : les contestations d’auctorialité et les modes de pensée et d’argumentation conspiratoires
Cette prétention à révéler une « vérité cachée » dans le domaine de la littérature possède donc une histoire. Elle est l’aboutissement à la fois d’un dévoiement de la pensée critique issue du courant sceptique qui a irrigué la pensée des historiens et des philosophes depuis la Renaissance jusqu’au 18e siècle (l’hypercriticisme), et à la fois d’un mode de pensée « pré-philologique » consistant à apprécier les auteurs selon des sortes de sentiments intimes qui s’abstraient de toute considération rhétorique et stylistique, de toute réflexion narrative ou dramaturgique, de toute considération thématique. La rencontre de ces deux caractéristiques apparente très étroitement ces raisonnements à des processus de pensée et des modalités rhétoriques de type « conspirationniste » et donc voisins de ceux qui sont à l’œuvre dans les théories du complot, pour lesquelles les éléments de vérité connus ne seraient que des leurres qui masqueraient ce qui est la « vraie vérité », toujours cachée.
I. Hardouin, Louÿs : pensée conspiratoire et biais cognitif
De fait, c’est bien ce qu’on appelle depuis la deuxième moitié du XXe siècle la pensée conspiratoire qui inspire la démarche de Hardouin, mais c’est elle aussi qui explique que, concernant les affaires Molière ou Shakespeare, les réponses factuelles (fondées sur les « vérités » historique et biographique) puissent se heurter à un mur face aux tenants des théories Oxford-Shakespeare et Corneille-Molière. Le récent ouvrage de Marc Angenot (Dialogues de sourds. Traité de rhétorique antilogique16) fournit de puissants instruments d’analyse pour éclairer le fonctionnement de cette pensée, en éclairant l’argumentation d’inspiration conspirationniste ou, si l’on préfère, la rhétorique fondée sur la pensée conspiratoire. À ceci près que les analyses de cette forme d’argumentation portent principalement sur des discours de nature idéologique, depuis l’abbé Barruel, dont les Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme (1798-1799) « démontrent » que la Révolution française est le résultat de la conspiration illuministe, jusqu’aux négationnistes des quarante dernières années. Mais il n’est pas difficile de reprendre ces instruments d’analyse pour les mettre au service de la compréhension des dénis d’auctorialité. Car on retrouve les mêmes logiques de raisonnement :
- existence d’un complot contemporain (dans notre cas : l’Université comme la Comédie-Française ont intérêt à faire prévaloir le mythe d’un Molière auteur génial et incarnation de la langue française), lequel veut empêcher la révélation d’un complot ancien (un pacte secret entre Corneille et Molière) ;
- indifférence au principe de non-contradiction (c’est un pacte secret, ce qui explique que nul parmi les contemporains n’a jamais rien vu mais les « découvreurs », eux, voient se multiplier sous leurs yeux des preuves voyantes de ce pacte qui apparaît donc comme bien peu secret) ;
- accumulation de faits disparates qui se mettent en série si on les éclaire par la thèse du complot : par exemple, Molière n’aurait pas laissé de manuscrits et il a séjourné à deux reprises à Rouen où résidait Corneille (sauf qu’on sait qu’il a laissé des « papiers » et que sa troupe et lui sont probablement les comédiens qui ont fait le moins grand nombre de séjours à Rouen, ville qui disposait de deux théâtres permanents)
- dénégation des témoignages d’époque à la fois au nom du complot (tous ceux qui ont admiré ou attaqué l’auteur-Molière auraient ignoré l’existence du pacte secret) et par décrédibilisation des témoins (ceux qui ont fait état d’une forte hostilité entre Corneille et Molière au début des années 1660 étaient des ennemis acharnés de Corneille qui ne cherchaient qu’à le dénigrer) ;
- instruction à charge (on prétend que Molière n’aurait pas eu le temps d’écrire toutes ses pièces et l’on néglige le fait que si Corneille avait écrit et ses pièces et celles de Molière, il est des périodes où il aurait dû mener plusieurs œuvres de front, lui qui affirmait dans sa correspondance qu’il lui faut du temps et de la tranquillité d’esprit pour écrire une seule pièce par an) ;
- inversion de la charge de la preuve (les propositions aberrantes des théories conspiratoires aboutissent à exiger des tenants de la vérité historique validée par le consensus institutionnel qu’ils apportent les preuves de ce qui est reconnu comme la vérité historique).
Cela posé, il faut souligner que ce qui donne l’apparence d’un discours de vérité à la pensée conspiratoire, c’est qu’elle utilise les apparences du raisonnement abductif, qui est, comme on sait, le fondement de la recherche scientifique (bien plus que le raisonnement déductif) : eu égard à un certain nombre de phénomènes, quelle est l’hypothèse (ou plutôt la thèse) qui permet de les envisager ensemble et d’en rendre compte de la manière la plus satisfaisante possible pour l’esprit ? Reste que, dans le cas qui nous occupe, le raisonnement d’apparence abductif est faussé par l’adoption d’une perspective particulière, que les sciences cognitives appellent « biais cognitif ».
Un certain nombre d’éléments concernant Molière peuvent paraître étonnants (absence de manuscrits, débuts tardifs dans la carrière d’auteur, disparité entre « hautes œuvres » et petites comédies, passages par la ville de Rouen), mais celui qui veut bien faire l’effort de les comprendre n’a pas de peine à les expliquer. Or, mis en série du fait d’un premier biais cognitif qui voit dans ces éléments non pas des éléments séparément explicables, mais des éléments forcément troublants17, ils subissent ensuite l’effet d’un deuxième biais cognitif qui guide cette fois le raisonnement abductif. C’est ainsi que le biais cognitif qui a pris naissance dans la fascination de Louÿs pour Corneille, son mépris pour les disparités moliéresques et pour Molière lui-même et son obsession personnelle pour les pseudonymes qu’il a transposée sur Corneille lui a permis de proposer l’hypothèse Corneille pour développer son raisonnement abductif. Lequel lui a donné entière satisfaction puisqu’il lui a permis de donner une réponse et un nom à tout ce qu’il avait préalablement décrété comme troublant. Le même raisonnement fondé sur le même biais cognitif continue de donner toute satisfaction aux esprits qui, à la suite de Louÿs, ont préalablement décidé que le fils d’un marchand tapissier devenu un vulgaire histrion pouvait à la rigueur avoir écrit de simples farces mais ne pouvait s’être élevé à la hauteur de la grande comédie seule à la mesure d’un esprit aussi élevé que Corneille, etc…
II. Biais cognitif et lexicométrie
Il est temps maintenant de revenir à la « démonstration scientifique » qu’aurait apportée à la théorie Corneille le spécialiste de lexicométrie dont j’ai parlé en commençant, Dominique Labbé, dont il n’est pas difficile de deviner que la démarche est guidée par un biais cognitif.
Je rappellerai que je réclamais depuis 2003 — c’est-à-dire peu après la parution de l’étude de D. Labbé — que les chercheurs en statistique lexicale fissent appel à un corpus témoin, au lieu de se contenter de numériser et lemmatiser les seules pièces de Corneille et de Molière et d’interpréter le rapprochement selon un effet de seuil déterminé par l’auteur de l’étude lui-même. C’est en 2009 que mon vœu a été exaucé. Charles Bernet, professeur à l’ENS Lyon, l’un des plus éminents spécialistes de statistique lexicale, a ainsi publié des travaux invalidant les résultats qui accordent à Corneille la paternité des œuvres de Molière18 : en reprenant le même protocole d’analyse (système de lemmatisation et définition des seuils) et en ajoutant à l’ensemble du corpus lemmatisé par Labbé six autres pièces d’auteurs différents, dont trois écrites après la mort de Corneille (une tragédie de Longepierre et deux comédies de Regnard), il a observé que le traitement informatique attribuait aussi ces six pièces à Corneille, y compris les trois qu’il ne peut raisonnablement avoir écrites… puisqu’il était mort.
La raison de l’échec de l’outil scientifique ? l’absence de démarche scientifique. C’est-à-dire d’une part le refus de constituer un corpus témoin ; d’autre part le refus de faire appel aux instruments scientifiques offerts par la science des textes (la philologie), qui nous apprend que, en matière de prose d’art et de poésie, ce n’est pas le vocabulaire qui fait l’auteur (à la différence des textes politiques, syndicaux, journalistiques sur lesquels D. Labbé avait expérimenté ses premières recherches en statistique lexicale). Car les plus récentes études de dramaturgie et de génétique théâtrale permettent de comprendre comment et Corneille et Molière fabriquaient leurs pièces de théâtre respectives, quelle valeur ils attribuaient respectivement à telle ou telle manière d’aborder la construction dramatique, et au nom de quoi leur légitimité respective en matière de tragédie pour l’un et de comédie pour l’autre s’est constituée. Je me permets de renvoyer à mes propres travaux sur la dramaturgie de Corneille19 et sur celle de Molière20.
Enfin, si l’on réfléchit en termes de stylistique, on doit prendre en compte le fait qu’au XVIIe siècle, l’écriture en alexandrins à rimes plates implique un retour fréquent des mêmes mots impliqués par les rimes, et que le langage poétique de l’époque exige un certain champ lexical que partagent tous les auteurs de théâtre qui abordent le haut style (parler d’amour, c’est utiliser les termes de « fers », de « flammes », de « feux », d’« hymen », etc) ; on sait enfin qu’en poésie, ce n’est pas tant le choix des mots que leur disposition dans le texte et donc leur mise en relation qui compte. Citons à titre d’exemple le sublime vers de Racine par lequel Néron intime l’ordre à Junie de faire croire à Britannicus qu’elle ne l’aime plus sans lui faire aucun signe de connivence : « Caché près de ces lieux, je vous verrai Madame, / J’entendrai des regards que vous croirez muets ». Entendre, regard, croire, muet : il n’y a pas de mots lexicalement moins significatifs que ces quatre vocables ; et c’est l’audace de leurs associations inattendues qui fait la beauté du vers racinien. Dès lors, peut-on se fier au seul vocabulaire pour lancer des programmes informatiques d’attribution ?
Il n’est pas difficile de comprendre pour quelle raison Labbé a cru pouvoir le faire. Dès sa première étude parue en 2002, il affirmait que son travail visait à résoudre l’énigme Corneille-Molière. Au lieu de se demander d’abord s’il y avait une énigme (donc de faire l’histoire de cette énigme et donc de découvrir que cette histoire ne remonte pas plus haut que le XXe siècle, et que cette énigme est donc une invention), il a décidé de donner la preuve de l’existence du mystère… Autrement dit, sa démarche était fondée d’emblée sur un biais cognitif, qui l’a poussé à démontrer une « vérité » qu’il avait préalablement posée…
Conclusion
Tout cela permet de comprendre pour quelles raisons les preuves de la « vérité » de l’auteur Molière ne tiennent pas pour certains esprits face au fait qu’il y aurait une « vérité cachée » : ce qui explique que les études de Charles Bernet qui réduisent à néant les conclusions de Labbé sont passées inaperçues — tandis que Labbé continue à être interrogé (ou du moins cité) toutes les fois qu’il y a un article de journal ou une émission de radio ou de télévision sur la question et il continue à affirmer qu’il a confirmé la « vérité » intuitivement découverte par Pierre Louÿs (et même à écrire désormais des livres où il cherche à confirmer ses analyses erronées en invoquant les fausses « preuves » invoquées il y a un siècle par Pierre Louÿs).
En somme, la difficulté en la matière tient à la manière de mettre un terme au doute. La communauté des historiens de la littérature et des spécialistes de Molière est placée devant le même problème que les climatologues face aux climato-sceptiques : toutes nos analyses et nos conclusions adoptent des protocoles d’enquête et d’interprétation qui sont validés par l’institution (la communauté institutionnelle de l’ensemble des spécialistes de la littérature et du théâtre du XVIIe siècle) et les tenants de la thèse Corneille, qui ne représentent qu’eux-mêmes, invoquent d’imaginaires intérêts de « la Sorbonne », de la Comédie-Française, bref d’institutions, pour se poser en chercheurs indépendants soucieux de promouvoir une vérité étouffée. Je poserai donc pour finir une dernière question : que peuvent les « vérités scientifiques » contre les théories du complot ?