Sylvie, Gérard de Nerval. Le paradis

Confrontation : littératures et cultures antiques / littératures et cultures française et étrangère.

"L’ouverture vers le monde moderne et contemporain constitue l’un des principes essentiels des programmes de langues et cultures de l’Antiquité, dont l’étude, constitutive d’une solide et indispensable culture générale, n’est pas réservée aux seuls élèves qui se destinent à des études littéraires." 

"Travailler de manière méthodique sur les différences et les analogies de civilisation, confronter des œuvres de la littérature grecque ou latine avec des œuvres modernes ou contemporaines, françaises ou étrangères, conduit à développer une conscience humaniste ouverte à la fois aux constantes et aux variables culturelles."

Programmes LCA et LLCA, Préambule.

Le paradis, dans Sylvie, c’est d’abord le Valois, ce « vert paradis des amours enfantines », le lieu où le narrateur a passé son enfance et où il retourne de façon inopinée au milieu d’une intrigue sentimentale dont il voit bien qu’elle le conduit à une impasse (amoureux d’une actrice, il va la voir jouer tous les soirs sans oser se déclarer). Dans cet état pénible, il tombe sur un journal qui annonce la fête du Bouquet à Senlis. Alors « se réveillent toutes les impressions oubliées de l’enfance » et, se disant qu’il est encore temps d’arriver avant la fin du bal de Loisy, il prend immédiatement la route. Le voyage nocturne est une plongée dans la mémoire d’où ressortent les moments heureux vécus dans son enfance, dans ce paysage du Valois. Et dès le chapitre 2 ce bonheur paradisiaque est évoqué : « Nous pensions être en Paradis ».

On essaiera d’étudier de près ce qui compose ce paradis nervalien pour montrer que la vision contradictoire que s’en fait Nerval ne peut le rendre paradoxalement qu’insatisfait, jusqu’à ce qu’il comprenne que le seul univers où puisse s’incarner cette vision contradictoire est le seul paradis à sa portée, l’écriture.

1- Adrienne ou un premier paradis

a) Les éléments de ce paradis : puisque le mot figure en toute lettre dans ce chapitre, il faut relever tout ce qui le compose :

- D’abord un lieu : le Valois de l’enfance, un lieu ici bucolique (un château dans la campagne, une pelouse circonscrite par des arbres), un château non pas récent mais enraciné dans l’histoire de France (« du temps de Henri IV ») et une fête dans ce lieu : des jeunes filles chantent et dansent dans une ronde rythmée par des airs anciens. Ainsi ce paradis, c’est un lieu clos, l’existence rassurante d’une collectivité fermée (la ronde) où le temps n’est que la répétition d’un temps antérieur : le présent n’a de sens que par rapport à un passé qu’il ne fait que réactualiser.

- Ensuite une jeune fille dans ce lieu. Blonde, de grande naissance, qui, par les hasards de la danse, va se trouver placée en face du héros, et avec laquelle il échange un baiser. Cet instant, vécu par le narrateur enfant, se détache du reste de la narration (il est écrit entre deux tirets) : moment fondateur originel où est perçue l’intuition du Paradis, d’un ailleurs sacré et supra-terrestre. Un moment qui transformera le narrateur : « Dès ce moment, un trouble inconnu s’empara de moi ».

Ce moment initiatique est fondé sur ce rapport entre Adrienne et lui : un baiser, un triple contact (visage, main, cheveux) inséré dans une figure répétitive (la ronde, les anneaux des cheveux) spatiale et temporelle ; dans son chant, la jeune fille « imite » la voix de l’aïeule. L’atmosphère est irréelle (de faibles vapeurs condensées, une impression de neige sans qu’il neige…) et Adrienne se transfigure en Béatrice : Adrienne, c’est la femme initiatrice, faisant entrer au Paradis le poète errant à sa lisière (ressemblance non fortuite puisque comme Dante le narrateur est poète, et  que c’est à l’occasion d’une fête traditionnelle que Dante, encore tout enfant, fait la connaissance de Béatrice) ; La Sainte (Adrienne entrera au couvent) sera l’initiatrice.

Retenons surtout que le temps n’a de sens que s’il est cyclique : seule la répétition du passé peut sauver le présent de son insignifiance (et Adrienne elle-même appartient à une illustre famille dont elle prolonge en quelque sorte l’existence « le sang des Valois coulait dans ses veines »), et que la Femme idéale est d’emblée inaccessible : dans l’épisode, le narrateur-héros ne parle pas à Adrienne, il la couronne, puis elle s’enfuit.

b) Pourtant ce paradis est déjà grevé par les contradictions qui l’habitent. Nous venons de voir que cet instant, si éphémère fut une promesse plus qu’une réalisation. Et Adrienne, cet original de l’amour, renvoie à toutes les femmes du passé, les aïeules. Ce qui plaît au narrateur n’est pas Adrienne dans son unicité, mais sa capacité à renvoyer à d’autres femmes, sa capacité d’être le signe d’autre chose que ce qu’elle est. Il n’aime pas l’individu, mais le signe qu’émet cet individu vers d’autres référents. Adrienne, c’est donc le paradis, comme répétition cyclique (et il s’aperçoit à ce moment-là que ce qu’il cherche avec l’actrice, c’est la répétition de ce moment). Ainsi, Adrienne est en elle-même une répétition, et l’intrigue avec Aurélie, c’est la répétition de cette répétition.

Par conséquent, dans ce jeu de reflet, le « je » perd son intégrité. Le cercle, au lieu de jouer son rôle sécurisant devient prison, et c’est le début de l’aliénation : « Aimer une religieuse sous la forme d’une actrice ! Et si c’était la même ? Il y a de quoi devenir fou. C’est un entraînement fatal où l’inconnu vous attire comme le feu follet fuyant sur les joncs d’une eau morte »

Effectivement, si on relit le chapitre 1 à la lumière du chapitre 2, on s’aperçoit que ce premier chapitre est une répétition (sans cesse renouvelée : il va au théâtre tous les soirs) du moment paradisiaque vécu autrefois : Aurélie est sur la scène, comme Adrienne au milieu du cercle, les projecteurs sont comme la lune de la scène avec Adrienne, les spectateurs forment un cercle autour d’Adrienne-Aurélie.  Dans le chapitre 1 d’ailleurs la vue d’Aurélie est « une apparition » qui « illumine » l’espace et son sourire, dit le narrateur, le remplit « d’une béatitude infinie » : il s’agit bien d’une théophanie qui reproduit, sans que le héros en soit au début conscient, l’apparition d’Adrienne.

Le narrateur se perd dans le jeu des ressemblances, comme il s’était déjà perdu lui-même dans l’épisode du chapitre 2 puisque ce qu’il décrit n’est pas un sentiment de bonheur mais au contraire un état de trouble, qui fait perdre le sens de la réalité (la matière semble se désintégrer cf. les « feux follets »). Donc ce paradis est équivoque parce que le narrateur y recherche des éléments qui ne peuvent coexister l’un avec l’autre : d’un côté les ressemblances, la transitivité des choses et des êtres, et de l’autre, la stabilité, la maîtrise de soi, la jouissance immédiate, et le miracle de cet instant raconté dans le chapitre 2 est alors senti comme un mirage propre à engendrer la folie, comme une faille où le moi se perd.

La conclusion qu’en tire le héros-narrateur, c’est qu’il faudrait plutôt se contenter d’un paradis terrestre et profane.

2- Sylvie ou le paradis profane

Pour quitter ce paradis devenu dangereux pour sa santé mentale, le narrateur a donc recours à Sylvie, cette petite paysanne qu’il avait dédaignée d’abord pour Adrienne, et vers qui il se tourne pour qu’elle le sauve de ses illusions dangereuses ; Mais il est remarquable que pour briser ce cercle des répétitions, il ne trouve qu’à répéter ce qu’il avait déjà fait une fois par le passé et ce qu’il fait une seconde fois dans le présent du récit pour que Sylvie le sauve d’Aurélie-Adrienne. Vont alors se superposer plusieurs moments : Le voyage à Cythère qu’il évoque devient l’exact opposé du paradis du chapitre 2, un paradis inversé donc, et c’est ce souvenir que Nerval réactive quand il va retrouver Sylvie pour cette même fête annuelle.

a) Ce voyage à Cythère joue comme le rôle d’un exorcisme : comme s’il s’agissait de montrer que, contre ce paradis aliénant, il y a la possibilité d’un autre paradis, qui s’oppose, point par point, au premier : c’est une fête patronale (des paysans s’y retrouvent, à l’inverse de celle du chapitre 2 marquée par la noblesse, comme répétition du sang), c’est une île, et non un château, il s’y trouve un temple dédié à Uranie (paganisme au lieu de christianisme), et la « ronde » est remplacée par une « théorie » (un cortège) de jeunes filles.

Quant à Sylvie, (qui boude d’abord), elle accepte un premier baiser d’abord sans joie, puis un second « plus tendrement ». Au lieu de ce moment unique (le baiser d’Adrienne) comme hors du temps du chapitre 2, nous avons ici deux moments successifs qui installent la scène dans le temps chronologique (à l’opposé du temps cyclique du chapitre 2). Sylvie est décrite avec amour, elle s’est transformée, la petite paysanne arbore « un sourire athénien ». Et au lieu de danser, les jeunes gens s’éloignent et vont rêver en « admirant les reflets du ciel sur les ombrages et les eaux ». Sylvie, c’est l’autre paradis : Athènes, la Raison, le réel, le paradis païen de la rationalité grecque, et le contre-poison du paradis pernicieux de la mortelle répétition. C’est le triomphe de la différence (même Sylvie s’est transformée), de la fusion sans la confusion : « elle m’aimait seul, moi, le petit Parisien » (il n’y a pas de transitivité, les êtres ne fonctionnent plus comme signes).

b) Pourtant cette scène elle aussi est minée à la base : elle n’existe d’abord que comme envers de l’autre (c’est le signe que le narrateur n’est jamais sorti de la répétition). D’autre part il s’agit d’une fête annuelle et donc cyclique (qu’il voudra d’ailleurs revivre dans le présent du récit). Cette fête se déroule aussi dans un lieu qui est l’exact reflet de l’autre : l’île renvoie au lieu isolé entouré d’arbres du chapitre 2, et le moment du jour est identique.

Enfin on peut y voir une même structure interne : au départ dans le chapitre 2 un cercle et la jeune fille au milieu qui s’enfuit, ici une vaste corbeille au centre de la table d’où s’envole un cygne jusque-là captif sous les feuilles. Or soudain, avec cet envol, le paysage change et redevient un paysage-signe : les guirlandes tombent et apparaît alors la ruine d’un château du XVIIIè.

Quant à Sylvie, le narrateur ne la voit qu’à travers le prisme de la référence à Athènes et à la Grèce. Et finalement, ce qu’il a retenu de la scène, et qui en fait pour lui un « paradis » n’est pas le moment réel passé avec Sylvie mais l’impression qu’ils étaient l’un et l’autre dans un autre temps (celui du « voyage à Cythère » de Watteau, de ce paysage datant du siècle précédent, etc.) : « Nos costumes modernes dérangeaient seuls l’illusion ».

Effectivement, nous restons dans l’illusion, le réel disparaît dans un jeu de reflets toujours présent (le reflet des jeunes-filles comme celui du ciel dans les eaux de l’étang). De quoi parle-t-il enfin avec Sylvie ? de leurs souvenirs d’enfance.

On comprend comment allant retrouver Sylvie contre Aurélie, le narrateur ne pouvait que courir à l’échec : croyant apprécier en elle la différence, il va découvrir que ce qu’il aime en elle, c’est la répétition, c’est la transitivité aliénante du signe. Il a l’illusion que le paradis de Cythère lui fera recouvrer la raison. Mais la réalité, c’est que sa volonté de distinguer le paradis aliénant du paradis sécurisant est minée par la folie.

Ainsi les deux paradis sont-ils en réalité les mêmes, si bien que le narrateur qui voudra faire jouer les ressemblances en allant à la recherche de Sylvie, tombera justement sur une jeune fille qu’il ne reconnaît plus du tout, sans rapport avec le souvenir qu’il en avait gardé. Elle devient opaque, c’est- à- dire insignifiante, et donc, il n’a plus rien à lui dire. Mais il en est de même pour Aurélie : voulant retrouver avec elle le temps du paradis entrevu avec Adrienne, il ne peut la posséder vraiment. Aurélie ne s’y trompe pas : « Vous ne m’aimez pas, vous attendez que je vous dise : la comédienne est la même que la religieuse… »

Ainsi, nous voyons que toutes les tentatives faites pour saisir le réel aboutissent à des échecs, parce que dès que le narrateur veut saisir le réel, il en fait toujours un reflet d’autre chose, il le fait signifier c’est-à-dire qu’il le fait disparaître, comme un signe disparaît une fois transmise la référence à laquelle il renvoie.

Le narrateur est donc condamné « à tourner toujours dans le même cercle ». Existe-t-il dans ces conditions, un lieu qui puisse associer cette visée contradictoire de la transparence et de l’opacité, et qui permette au poète d’échapper à cette dérive de l’analogie où le moi s’égare ?

3. Le chapitre 14 ou le Paradis retrouvé

Le chapitre 14, c’est celui qui est en dehors de la répétition (12 + 1, « la treizième revient, c’est toujours la première… » et toujours le même échec pourrait-on ajouter). C’est le chapitre dans lequel le narrateur a renoncé à sa recherche impossible, et qui a perdu toutes les illusions de sa jeunesse mais qui a décidé de les « fixer » dans un livre (« fixer mon idéal » ch. 14). Notons qu’il en avait déjà fait une première tentative quand il rapporte qu’il avait « entrepris de fixer les amours du peintre Colonna pour la belle Laura » un drame  dont « quelque chose dans le sujet se rapportait à mes préoccupations constantes » dit-il (effectivement il s’agit dans ce drame de l’amour d’un artiste pour une belle jeune fille devenue religieuse), tentative donnée comme  aboutie, puisque Aurélie va y jouer le rôle de la religieuse, mais  que Nerval, en fait, a laissée toujours à l’état de projet. On comprend par là comment Sylvie en est le réel aboutissement. Fixer, écrire, c’est assurer la maîtrise de cette dérive, de cette circulation du sens incontrôlable, c’est donc par un seul geste présenter la répétition (ne serait-ce qu’en la répétant dans l’écriture, et doublement puisque dans le livre l’écriture de Sylvie vient après celle du drame écrit pour Aurélia) tout en en maîtrisant le flux et en la dénonçant comme illusoire (car toute le livre est organisé autour de cette figure de la répétition qui devient structurante au lieu d’être aliénante, dirigée et non subie).

Mais surtout, et ceci d’une façon essentielle, c’est que l’écriture de cette prose poétique réalise ce paradis chimérique qui se dessine au creux du livre, à savoir la saisie contradictoire de la transitivité et de l’opacité, car quel est le monde où les êtres sont à la fois opaques et transitifs ? Ce n’est autre que le monde des mots : le signifiant en tant que tel est opaque, matériellement il ne veut rien dire, mais à partir du moment où il fonctionne en tant que signe il retrouve une transitivité qui le fait s’annuler une fois désigné le référent.   

Et c’est pour avoir compris cela dans le chapitre 14 que le narrateur a accepté le réel tel qu’il est, dans la pauvreté de son insignifiance (les enfants avec qui il joue, sa petite chambre, Sylvie, banale mère de famille…). Avoir compris quoi exactement ? Que la seule activité qui évite le double écueil du non-sens ou de la folie, c’est de se mettre à écrire Sylvie.

Confrontation : littératures et cultures antiques / littératures et cultures française et étrangère.

"L’ouverture vers le monde moderne et contemporain constitue l’un des principes essentiels des programmes de langues et cultures de l’Antiquité, dont l’étude, constitutive d’une solide et indispensable culture générale, n’est pas réservée aux seuls élèves qui se destinent à des études littéraires." 

"Travailler de manière méthodique sur les différences et les analogies de civilisation, confronter des œuvres de la littérature grecque ou latine avec des œuvres modernes ou contemporaines, françaises ou étrangères, conduit à développer une conscience humaniste ouverte à la fois aux constantes et aux variables culturelles."

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