Sylvie, Gérard de Nerval. Dernier feuillet

Chapitre 14 et dernier du livre, ce « dernier feuillet » est hors du cycle de la répétition. Le temps n’est plus le même, puisque c’est le temps contemporain de l’écriture. On y trouve une réflexion sur la nécessité d’écrire, et sur le livre lui-même, fondé sur une « répétition » qui au lieu de constituer ce cycle infernal où se perd le « je » est devenue la figure structurelle de l’œuvre qu’on retrouve même dans ce chapitre qui se termine sur une représentation théâtrale.

Mouvement

Ce chapitre est fait de trois parties : un paragraphe qui commence par le présent de l’écriture où l’on voit  quel est le jugement que porte le narrateur  sur ce qu’il a vécu, un second paragraphe sur le thème de  la déploration d’un passé disparu (« Où sont… ») qui est une sorte d’élégie sur Ermenonville. Et une dernière partie, un ultime voyage et un dernier retour vers le pays de l’origine.

Première partie

Elle est capitale / Le narrateur y affirme la présence d’un « charme » (il faut donner au mot son sens fort) qui l’a « enchanté » mais qui l’a aussi perdu (ses tentatives pour trouver l’amour idéal ont toujours échoué). Ce charme cependant est dénoncé comme une chimère, comme une illusion : on peut définir ce charme comme « le démon de l’analogie », la capacité à voir dans une chose le signe d’une autre, et l’illusion, c’est de croire que cette possibilité de signifier se trouve dans les choses, alors qu’elle n’est que dans sa propre intériorité.

Or le narrateur dit qu’il a essayé de « fixer » ces illusions. Nous retrouvons ici le terme capital du chapitre 13 (qui s’y trouve à deux reprises). Jusque -là le narrateur avait voulu voir dans le monde une circulation sans fin menant d’une femme à une autre, d’un sens à un autre, sans possibilité précisément de se « fixer », de s’établir dans un sens qui ne soit plus transitif. L’écriture permettra donc cette fixation, impossible autrement, qui assurera la maîtrise de la circulation. Ainsi la répétition est-elle dénoncée comme illusoire puisque le livre y met fin, mais cependant elle est affirmée comme processus d’organisation du monde de l’œuvre, et le chapitre 14 montre comment dans la composition de ce livre, le charme, de subi qu’il était dans les 13 premiers chapitres devient un charme maîtrisé.

Ainsi le chapitre 14, est-il un retour au passé, mais dans le bon sens : non pas pour y retrouver encore de l’illusion (« les illusion tombent comme l’écorce d’un fruit »), mais pour que l’écriture enrobe à son tour de sa propre écorce ce « fruit amer » de son « expérience », dénonçant ces illusions dont avait été victime le narrateur. Il s’agit de voir le passé à l’inverse du héros du livre, même s’il en a quelquefois la tentation « Je cherche parfois à retrouver mes bosquets de Clarens… tout cela est bien changé ! »

Deuxième partie : Ermenonville

Le centre du livre, c’est Ermenonville, où se mêlent le souvenir de Rousseau et l’idée d’une nature vierge, et non polluée par la civilisation… Mais ce centre, cette origine est désormais difficilement accessible. À l’inverse du héros qui croyait si facile d’y retourner, le narrateur dit que c’est un lieu « perdu au nord de Paris, dans les brumes », on pense au pays des Cimmériens à jamais privé de soleil, Et pour se rendre à Ermenonville, il constate qu’il n’y a pas de route directe. Peut-on jamais retourner directement à ce qui fut l’origine ? Le héros croyait tellement facile de lire clair en lui-même, mais pour aller jusqu’au fond de soi, les replis sont si tortueux… Mais quand le narrateur y arrive, il éprouve une double désillusion : d’une part le présent ne renvoie pas au passé, et d’autre part ce passé n’était même pas ce qu’il paraissait autrefois à ses yeux :

Le présent ne joue pas la répétition du passé : le narrateur sait que le lieu n’avait de sens que par la présence simultanée d’Adrienne et Sylvie. Dans ce paragraphe nous trouvons le résumé de toute la substance du livre : ce n’est pas, comme le pensait le héros, la différence (d’avec Aurélie) qu’il venait chercher dans ce Valois du passé, mais l’identité, « les deux moitiés d’un seul amour » : non pas une femme mais deux, ou plutôt une seule figure syncrétique, qu’il explorera dans Aurélia. Et le charme du lieu venait de cet éclat trompeur de l’Etoile « qui chatoyait d’un double éclat » (de même qu’au théâtre l’éclat de l’actrice chatoie sous les projecteurs). Et alors que le héros voyait dans le Valois l’image de son passé, le narrateur, plus lucide, retourne sur ces lieux (« J’ai besoin de revoir… ») sans l’illusion d’y retrouver ses origines, d’autant que le présent est bien différent du passé, tout est transformé, Châalis est restauré, « Vous n’avez rien gardé de tout ce passé ». Le ton devient alors élégiaque. Le narrateur s’adresse aux lieux eux-mêmes, qui jouent un rôle si important dans l’œuvre et le style est à l’unisson : exclamations, tirets, fréquents alexandrins, points de suspension, les noms propres déjà entendus et qui font résonner une dernière fois ce son « i » qui est la musique de Sylvie. Et c’est l’écriture qui est chargée d’évoquer ce charme qui n’existe plus, et qui n’est même plus dans le cœur du narrateur. C’est en revanche le lecteur qui vient de lire toute cette histoire qui se laisse encore bercer par le charme de ces noms, et que ces phrases font vibrer.

Mais ce dont prend conscience le narrateur, c’est que celui qu’il était jetait autrefois un regard déformé sur son passé, et la seconde partie du paragraphe montre une distance ironique du narrateur par rapport à ce qu’il était (« je souris parfois… ») ; pas de « nature vierge », mais un naturel « affecté ». Il croyait chercher une différence de potentiel (Aurélie/Sylvie - cf. ville /campagne, ou artificiel/naturel, ou répétition/origine) Mais qu’était Ermenonville ? Un lieu artificiel, les étangs ont été « creusés à grands frais ». Le narrateur comprend que c’était une illusion de croire qu’il pouvait retourner aux origines. En fait, il allait encore retrouver les mêmes fantasmes qui l’avaient fait fuir soudain de Paris croyant y échapper.

Mais le narrateur est-il pour autant victorieux ? Le caractère poignant de ce paragraphe, c’est qu’il s’aperçoit que seul ce charme répétitif illusoire donnait du sens aux lieux, qui sont désormais, maintenant que ses illusions sont tombées, privés de toute signification : les étangs sont « une eau morte » que « le cygne dédaigne » : on se souvient au contraire de ce cygne qui prenait  son envol dans le chapitre du « voyage à Cythère ». Désormais le monde est à l’image de cet étang : privé de la présence des « signes », il n’est plus qu’une eau morte, abandonnée par le sens. Le temps a disparu, où « les cors se répondaient, multipliés par les échos ».

Ce paragraphe se clôt sur des points de suspension. Il peut se lire comme une ode lyrique qui résume le trajet fait par le narrateur : une époque – chimérique – celle de l’enfance, puis la recherche illusoire de cette enfance, et enfin la reconnaissance de l’insignifiance du monde.

Troisième partie

Cette dernière partie est à la fois l’indice de cette désillusion mais aussi le signe d’une sérénité retrouvée. Dammartin est extérieur au décor de l’action. Le narrateur y a une chambre avec une fenêtre d‘où il contemple l’horizon, une position dominante qui est celle de l’écrivain au moment  où il produit son œuvre ; d’ailleurs il descend à l’Image Saint-Jean, Jean l’évangéliste, le patron des typographes.

Ainsi s’instaure une relation nouvelle entre le sujet et le monde : du haut de sa fenêtre, Gérard domine enfin, mais de loin : il n’a pas de prise directe sur le réel, la distance protège mais éloigne aussi. Les choses sont entrain de se figer-fixer en objets littéraires : c’est dans l’écriture et non dans la vie que les choses peuvent fonctionner comme signes, que les peupliers « s’alignent comme des armées ». Cependant sont donnés aussi des indices d‘un nouveau bien-être, précaire, mais réel. Le ton est empreint de sérénité, et c’est une bonne chose du reste qu’Ermenonville, ce centre fantasmatique ne puisse plus être distingué : toute tentation d’une recherche des origines est ainsi repoussée, et avec elle le risque d’une dérive maîtrisée. Une écriture de repli (en cela bien différent de l’écriture du livre qui suivra, Aurélia, où l’écriture est conquérante, et s’affirme comme une main mise sur le monde lui-même, ordonné par elle). Le sujet s’éprouve à l’abri de l’errance (cf. sa fenêtre « encadrée de vignes et de roses », comme celle de Sylvie au chapitre trois). C’est donc lui, Gérard qui s’est installé dans la chambre de Sylvie, celle de l’écriture du texte, et dans cette chambre, il retrouve seulement ce qu’il était venu chercher, et qu’il reproduit dans le livre, l’ancienne tapisserie, le bric-à-brac… etc. Son passé confiné dans un livre, il peut alors retrouver en toute sécurité les témoins de son échec : le grand frisé n’est plus un double maléfique, mais un ami, et Sylvie n’est plus l’image de la rédemptrice, mais une bonne  mère de famille.

Pourtant, ultime chatoiement  du livre dans ce réel si démythifié, la répétition perce encore, (Sylvie a gardé son « sourire athénien »), ou alors elle se fait de manière dérisoire (les « chevaliers de l’arc » de la fête de Loisy ne sont plus que les jeunes enfants de Sylvie, qui s’exercent à ficher leurs flèches dans un tas de paille…) et l’ombre d’Aurélie- Adrienne plane jusqu’à la fin : le livre finit sur le rappel d’un souvenir, avec la réunion des trois femmes : le narrateur emmène Sylvie voir jouer Aurélie, espérant qu’elle confirme la ressemblance qu’il voit entre Adrienne et Aurélie, mais Sylvie dissipe cette ultime folie en lui apprenant qu’Adrienne est morte quelques années plus tôt.

Ce livre donc, « un livre si court qu’on ne fait plus guère » comme le dit Nerval, est écrit comme une tentative pour maintenir le sens par-delà l’épreuve amère de l’insignifiance de la réalité : une fois s’être aperçu que le passé n’était qu’un leurre, que le présent était dépourvu de tout sens, l’écrivain tout en dénonçant l’illusion d’un sens répétitif, fixe cette répétition impossible dans une écriture qui accomplit enfin le rêve du héros puisque cette œuvre est fondée, d’un chapitre à l’autre, sur un système d’échos qui se renvoient les uns aux autres, et  qui font du livre la seule réalité susceptible d’échapper au non-sens du monde.

Besoin d'aide ?
sur