Sylvie, Gérard de Nerval. La tristesse

Sylvie est le récit d’une aventure marquée par l’échec : la crise de folie qui en est l’origine, comme le destin du héros-narrateur (à la recherche de l’amour, il perd successivement Sylvie et Aurélie) qui reconnaît, au dernier chapitre comment se illusions sont tombées « l’une après l’autre, comme les écorces d’un fruit… dont la saveur est amère ». Pourtant ce qu’on retient de Sylvie, ce sont des moments merveilleux d’un passé lumineux.

Avant d’essayer d’expliquer ce paradoxe, il faut d’abord préciser que la tristesse dont il s’agit est celle du narrateur qui se dédouble dans le héros du récit qu’il fait jusqu’au chapitre 13 et dans le narrateur qu’il met en scène au chapitre 14 et dernier du livre. Il y a donc deux sortes de tristesses, dont on commencera par analyser les raisons de la différence. Cela nous permettra ensuite de comprendre pourquoi on retient surtout de ce livre si triste les quelques scènes décrites d’un bonheur enfantin.

1- La tristesse du héros

Il y a trois moments dans le récit, et à chacun de ces moments, ce qui est exprimé c’est un état douloureux et mélancolique. Le premier moment est en fait le dernier d’une longue série qui se ferme à la fin du chapitre 1, le second moment est celui du trajet nocturne jusqu’à l’arrivée à la fin du bal de Loisy, et le troisième moment est celui de la double aventure avec Sylvie puis Aurélie.

a) Avec l’actrice : toutes les soirées où le narrateur-héros va la contempler au théâtre sont vécues comme autant de rêves, suivis par autant de réveils douloureux dans la réalité : les représentations sont « un miroir magique » qu’il craint de troubler, et quand il sort du théâtre, il éprouve « l’amère tristesse que laisse un songe évanoui ». Et si, jusque-là, sa pauvreté expliquait, selon lui, son sentiment de ne jamais pouvoir séduire l’actrice, un héritage lui donne la possibilité de « toucher du doigt son idéal ». Mais il va vite comprendre que cette pauvreté n’était qu’un faux prétexte pour ne pas briser son rêve, et qu’en réalité il voudrait l’impossible, vivre dans son rêve, en quelque sorte, sans jamais en sortir, et  pour résister à cette tentation qui le mènerait à la folie il se décide, après qu’un entrefilet dans un journal l’a informé de la fête du Bouquet dans le Valois de son enfance, à entreprendre ce voyage dans la nuit pour retrouver celle qui, pense-t-il, le délivrera de ce cercle infernal.

b) La route : c’est donc un homme désespéré, jouant son vatout qui prend la route, comme s’il voulait, contre ce présent où le rêve devient cauchemardesque, faire renaître un passé où il a connu le bonheur. Or la route elle-même est sinistre (« Deux files d’arbres monotones qui grimacent des formes vagues… Quelle triste route, la nuit » ch. 3), et c’est dans ce cadre sinistre que prennent place les souvenirs d’enfance qu’il va évoquer. Son arrivée, dans la nuit, à la fin du bal, est catastrophique. Au lieu de la fête, règne une atmosphère presque lugubre : à cette « heure mélancolique » les personnages ont la pâleur de celles des ombres qu’il va visiter. L’évocation du paradis commence par une véritable descente aux Enfers. Sylvie a la figure fatiguée, sa chevelure est défaite, le bouquet de son corsage fané, la rivière n’est plus que de l’eau stagnante. Quant à l’odeur, au lieu de l’enivrer, elle lui monte à la tête.

c) Dans ce paysage lugubre, le narrateur va se présenter à Sylvie comme un homme malheureux (« larmes, spectre funeste qui l’habite, égarement…), espérant que Sylvie le délivrera de la tristesse qui l’habite « Sauvez-moi, je reviens à vous pour toujours »). Mais il repartira plus triste encore : non seulement Sylvie est mariée, mais elle n’est plus ce qu’elle était.

- La tristesse nouvelle qui s’empare de lui est donc de constater que ce qu’il croyait encore présent a disparu, autrement dit que tout son passé devient définitivement passé : quand il visite la maison de l’oncle, « une grande tristesse me gagna dès que j’en entrevis la façade jaune et les contrevents verts» : si tout est resté en l’état, le chien, « ancien compagnon de ses courses » est désormais empaillé, et le seul survivant, un vieux perroquet, le regarde stupidement « de son œil rond », condamné comme lui au même psittacisme vide.

Quand il prend le chemin vers Loisy pour aller retrouver Sylvie, il passe par Ermenonville, et à nouveau le paysage s’obscurcit : les oiseaux sont silencieux, sur le poteau indicateur, les caractères sont effacés, le temple de la philosophie est en ruine, envahi par les ronces, les lauriers ont péri ; quant à Rousseau, tout le monde a perdu le sens de ses paroles. La pelouse est comme une savane… « Que tout cela est solitaire et triste… ». Ce paysage qui partout reflète la mort n’est plus le reflet fidèle du souvenir.

- À nouveau le recours semble Sylvie. Mais allant chez elle, c’est de nouveau la déception : même disparition du passé, et à sa place, le conformisme, la laideur, la vulgarité (la glace dorée, le canari au lieu de la fauvette, la pince pour fabriquer les gants). Sylvie n’est plus ce pôle toujours vivant auquel raccrocher ce passé idéalisé, qui avec elle sombre alors tout entier dans le néant. D’ailleurs lui-même en est affecté, au lieu de parler avec son cœur, il ne trouve à dire à Sylvie que des « expressions vulgaires, ou… quelque phrase de roman pompeuse ».

2- Le narrateur

Or, au chapitre 13, si pour la première fois apparaît un projet tourné vers l’avenir (la lettre à Aurélie), voici que le narrateur lui-même entre en scène : « Que dire maintenant ?... » ce que l’on peut interpréter comme « ce que je vais raconter au sujet d’Aurélie ne sera qu’une redite de mon histoire avec Sylvie ». Nous comprenons d’emblée que son aventure sera un échec. Le narrateur essaie une fois encore de « conquérir et fixer » son idéal espérant qu’Aurélie empêchera la dérive de sa raison. Mais Aurélie comprend que son métier de comédienne, le rôle qu’elle joue dans le drame écrit par le narrateur, la visite qu’elle fait avec lui dans le Valois sont autant de voiles qui la font apparaître au  narrateur comme cet idéal qu’il cherche mais qu’elle n’est pas (« vous attendez que je vous dise : la comédienne est la même que la religieuse… »), et elle le quitte pour le régisseur de son spectacle…

Le chapitre 14 est une nouvelle tentative, il s’agit non plus de « conquérir et fixer » son idéal, comme avec Aurélie, mais de « fixer » ses chimères » : « telles sont les chimères qui charment et égarent au matin de la vie… J’ai essayé de les fixer sans beaucoup d’ordre… ». Or ce qui s’exhale, dans ce dernier chapitre, c’est une tristesse d’un tout autre genre, non plus la tristesse de la déception, mais celle de la désillusion, et du désespoir. Un total renoncement et un sentiment de résignation, qui apparaît pour la première fois dans ce dernier chapitre.

a) On voit ce nouvel aspect de la tristesse dans la description de la nature, désormais privée de sens parce que ni Adrienne ni Sylvie ne l’habitent, rien n’a plus de profondeur, « les étangs étalent en vain leur eau morte que le cygne dédaigne », il n’y a même plus de route directe pour Ermenonville…

b) On voit aussi cette tristesse nouvelle dans la distance que marque le narrateur par rapport à ce qu’il était, ce fou qui s’imaginait que les illusions pouvaient passer dans la réalité. Le narrateur se moque alors de ce qu’il aimait : certains vers qu’il trouvait « sublimes » le « font sourire ». Et ce qui est pathétique (et qui provoque la tristesse du lecteur) c’est de voir ce contraste entre l’univers du héros, qui était si peuplé de signes, (quand « les cors se répondaient de loin, multipliés par les échos ») et l’univers du narrateur qui désormais se meut dans l’insignifiance, dans ce non-sens qui est aussi une autre forme de dé-raison.

c) La solitude : même la vieille chambre qu’on lui donne à Dammartin ne lui procure pas le plaisir attendu, malgré « la vieille tapisserie, et le trumeau au-dessus de la glace », et il a beau dire qu’il est heureux (je découvre avec ravissement… je descends gaiement… » le lecteur est frappé par les images dont il se sert : les peupliers « s’alignent comme des armées », les clochers construits « en pointe d’ossements ». Et si on m’appelle toujours « petit Parisien », cela n’a plus aucun sens désormais. Et la dernière scène avec Sylvie peut se lire comme une parodie ironique de la fête de Loisy : les archers sont les jeunes enfants de Sylvie et ils ne s’exercent qu’à ficher leurs flèches dans un tas de paille.

Ainsi le passé n’est plus, et s’il est encore vivant il est privé de sa substance, parce qu’il est devenu ce présent insignifiant dans lequel vit désormais un homme qui a renoncé à ses chimères.

Voilà la plus grande tristesse pour un homme qui en tant que poète aimait à voir le foisonnement analogique de toute réalité. Ce renoncement à ce qui constituait la nature propre du narrateur, sa nature poétique, voilà ce qui apparaît comme la plus grande tristesse du livre.

3- Où mène la résignation

Pourtant cette seconde tristesse sera plus positive : la résignation est un renoncement aux illusions, mais elle peut en inscrire le souvenir dans un livre, le seul univers où elles puissent encore se manifester.

Ainsi le livre est-il à la fois dans sa référence l’aveu d’un échec, comme on l’a vu, mais dans son existence propre une réussite, car il est une ultime répétition, fictive totalement, dans l’écriture, de ce que le narrateur a vécu. Mais cette répétition, la plus douloureuse, peut-être, puisque c’est un homme qui a renoncé à la vie qui écrit, aboutit alors à une prise sur la réalité, à un livre qui figure dans une bibliothèque, « un livre court qu’on ne fait plus guère » dont on peut supposer qu’il est dans les mains mêmes de Sylvie à la fin du livre.

Ainsi toute cette tristesse se retourne et change de signe, car ce que l’écrivain fixe, grâce à cette résignation, ce sont ses chimères, ces rêves de bonheur qu’il raconte dans la première partie du livre. Mais alors que pour le narrateur il en ressort ce contraste douloureux entre ses illusions et ce que la vie est devenue pour lui, le lecteur (grâce à la maîtrise de l’écrivain) va finalement beaucoup plus adhérer à l’illusion qu’à  la douloureuse réalité, adhérer, c’est-à-dire lire comme plus réels les moments de bonheur que le récit plus plat, forcément (puisque in-signifiant) des aventures avec Sylvie et Aurélie, et d’échecs, qui somme toute peuvent arriver à n’importe qui. Et la valeur exceptionnelle de ce livre tient à cette épaisseur des épisodes heureux, qui jette dans l’ombre tout le reste.

La tristesse dans Sylvie ? C’est celle du narrateur, mais non celle du livre, dont l’écriture exprime le contraire de ce qu’il dit : si la chimère a engendré la tristesse de la vie, une fois « fixée » elle a conquis une réalité qui dissipe toute tristesse. Le narrateur met donc fin au désespoir du héros, et sa résignation permet de donner au héros la seule  échappatoire à sa folie, la fixer dans un livre.

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