Achille Tatius, Le roman de Leucippé et Clitophon, § 2-13- Analyse

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Dossier élaboré par
 

Cécile Daude
Paulette Garret
Sylvie Pédroaréna
Brigitte Planty

Gilles Roussel

sous la direction de Sylvie David

I. Présentation de l’auteur et situation du texte :

1. Achille Tatius et le roman grec :

Nous savons peu de choses de cet écrivain de langue grecque qui a vécu au IIe ou IIIe siècle après J.-C., donc à l’époque romaine, et qui est surtout connu par son roman Leucippé et Clitophon.

Dans une encyclopédie grecque de la fin du Xe siècle, la Souda, nous pouvons lire à son sujet la notice suivante dont fait état Pierre Grimal dans son introduction au roman d’Achille Tatius dans l’édition que la Pléiade a consacrée aux Romans grecs et latins.

Ἀχιλλεὺς Στάτιος, Ἀλεξανδρεύς, ὁ γράψας τὰ κατὰ Λευκίππην καὶ Κλειτοφῶντα, καὶ ἄλλα ἐρωτικὰ ἐν βιβλίοις ηʹ. Γέγονεν ἔσχατον χριστιανὸς καὶ ἐπίσκοπος. Ἔγραψε δὲ Περὶ σφαίρας καὶ ἐτυμολογίας, καὶ Ἱστορίαν σύμμικτον, πολλῶν καὶ μεγάλων καὶ θαυμασίων ἀνδρῶν μνημονεύουσαν. Ὁ δὲ λόγος αὐτοῦ κατὰ πάντα ὅμοιος τοῖς ἐρωτικοῖς.

« Achille Tatius d’Alexandrie écrivit l’histoire de Leucippé et Clitophon et d’autres histoires amoureuses, en huit livres ; à la fin de sa vie, il devint chrétien et évêque. Il écrivit aussi sur la sphère et l’étymologie et une “histoire” mélangée, qui traite de nombreux personnages importants et admirables. Son style est  partout  semblable à ce qu’il est dans ses histoires amoureuses. » (trad. P. Grimal, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 871)

Cet article, rédigé sept siècles après la mort de notre écrivain, est-il exact ? Nous n’avons pas de véritables preuves, pas de  témoignages de contemporains d’Achille Tatius…

Qu’il soit d’Alexandrie, peut-être… du moins a-t-il dû passer dans cette ville et, sans doute, fréquenter sa bibliothèque, la plus riche en documents, à cette époque, avec la bibliothèque d’Éphèse. Le livre V de son roman s’ouvre sur une description  de la ville assez  précise pour que son biographe imagine que l’écrivain en est originaire. Mais de toutes les autres œuvres citées, seule nous est parvenue, dans sa totalité (huit livres), « L’histoire » de Leucippé et Clitophon… que l’on peut qualifier de « roman ».

C’est à l’époque romaine, en effet, et plus particulièrement aux IIe et IIIe siècles après J.-C., qu’apparaît dans la littérature grecque un nouveau genre.

Certes, les épopées comme l’Iliade ou l’Odyssée, et les tragédies nous racontaient bien aussi des histoires mais toutes ces œuvres étaient composées en vers selon une métrique très stricte ; les auteurs jugeaient que seul le vers était digne du caractère sacré de l’œuvre et des événements qu’elle rapportait. En outre, le genre dramatique, et spécialement le genre tragique, imposait certaines contraintes : une action unique, se déroulant autant que possible dans le délai d’une journée et généralement dans un lieu unique ; autant de contraintes dont se souviendront nos auteurs dramatiques du XVIIe siècle avec la fameuse règle des trois unités : de temps, de lieu, d’action. Enfin, le chœur occupait une place essentielle : en effet, par ses chants et ses danses, exécutés au son de l’aulos, il  avait pour mission de faire naître chez le spectateur l’émotion et toute la gamme des sentiments en harmonie avec le texte.

Avec le roman, les écrivains vont désormais disposer d’une grande liberté : plus de vers, de la prose ! plus de contraintes formelles, la liberté de la création ! plus de lieu unique pour l’action : le vagabondage à travers mers et terres et même, avec Lucien, dans la lune et les îles bienheureuses ! Les héros, tous amoureux, vont connaître de multiples aventures, souvent rocambolesques : amours contrariées, séparations, naufrage, rapt par les pirates et vente sur les marchés d’Orient, servitude... Mais à la fin du roman, tout s’arrange pour les jeunes héros avec l’Amour qui devient le principal ressort de l’action comme dans l’art où peintres et sculpteurs s’attacheront à représenter Aphrodite et Éros.

Dans son introduction générale, Pierre Grimal écrit, p. XII :

« Dans la littérature grecque classique, l’amour ne jouait qu’un rôle assez effacé auprès d’autres passions comme l’ambition, le désir de gloire ou d’immortalité. Avec le roman, une intrigue amoureuse devient l’élément obligé de toute œuvre littéraire ; c’est lui qui consacre une promotion destinée à être durable puisque, aussi bien, pendant des siècles, l’on ne concevra plus ni tragédie, ni comédie, ni roman dont l’amour ne soit pas le principal ressort. À l’homme dans la cité [...] il substitue l’homme en son destin individuel, qui est d’aimer et d’assurer, par l’amour, sa propre survie. »

Plusieurs écrivains, natifs surtout de l’Asie Mineure, et dont nous ne connaissons pas plus la vie que celle de A. Tatius, vont, au cours des IIe et IIIe siècles, écrire des romans qui nous sont parvenus souvent incomplets ; parmi eux, les plus connus :

- Chariton d’Aphrodise (vraisemblablement fin du Ier siècle) : Chéréas et Callirhoé, « histoire d’amour » (1.1.1 : πάθος ἐρωτικόν) riche en péripéties ;

- Xénophon d’Éphèse (fin du IIe siècle ?) : Les Éphésiaques, dont les héros sont le bel Habrocomès et Anthia, conquise au premier regard par la beauté de ce dernier ; ils forment un couple que le sort va s’ingénier  à séparer ;

- Héliodore (IIIe siècle) : Les Éthiopiques ou Théagène et Chariclée, vaste ouvrage (10 livres) dans lequel l’auteur promène ses héros (une jeune princesse éthiopienne et un jeune Grec tombés amoureux l’un de l’autre à Delphes), victimes du sort capricieux, à travers l’Égypte et l’Éthiopie avant de les réunir enfin. Un roman qui, dit-on, passionna Racine adolescent. Héliodore sait tenir son lecteur en haleine en faisant surgir d’un problème résolu un nouveau problème ;

- Longus  (seconde moitié du IIe siècle selon certains spécialistes) : Daphnis et Chloé, plutôt qu’un roman, une nouvelle, une Pastorale qui raconte l’éveil de deux petits bergers à l’amour et qui se déroule  tout entière dans  l’île de Lesbos, respectant donc l’unité de lieu.

Ce roman grec fut très tôt connu grâce à un humaniste français, Jacques Amyot, qui, en 1559, en fit une traduction fort agréable, quoique parfois incomplète ou inexacte. Auparavant, en 1547, Amyot avait traduit aussi le Théagène et Chariclée d’Héliodore.

- On pourrait aussi citer Philostrate, né à Lemnos (165 après J.-C. - 245 ?) et sa Vie d’Apollonios de Tyane, mais l’auteur, lui, veut faire œuvre d’historien en écrivant cette biographie ;

- ... et citer aussi Lucien de Samosate (vers 120 après J.-C. - vers 180) et son Histoire vraie qui est un roman d’aventures fantastiques mais nullement un roman d’amour.

Ces romans grecs eurent une grande influence au XVIIe siècle sur le courant précieux ; ainsi, dans les romans d’Honoré d’Urfé ou de Mademoiselle de Scudéry, on retrouve les mésaventures amoureuses et on prête même aux personnages des noms grecs.

2. Le roman de Leucippé et Clitophon :

La première originalité du roman d’Achille Tatius, c’est que le récit est fait à la première personne ; c’est d’abord un narrateur anonyme qui prend la parole pour la donner très rapidement au véritable héros, Clitophon, qui va faire le récit des multiples aventures qui ont jalonné sa conquête de la jeune fille aimée.

Seconde originalité, le roman commence par la minutieuse description d’une œuvre d’art, une ekphrasis, que le narrateur découvre en visitant la ville de Sidon dans laquelle, après une violente tempête, il vient de débarquer. Ce tableau, L’enlèvement d’Europe par Zeus, émeut le narrateur mais aussi un jeune homme qui le contemple à ses côtés, Clitophon. Le narrateur, étant « amoureux » (1.2.1 : ἅτε […] ὢν ἐρωτικός), est particulièrement fasciné par le petit Éros qui conduit avec tant de fougue le taureau qui porte Europe, tandis que son interlocuteur avoue avoir souffert bien des outrages de la part de ce bambin tout-puissant. Et le narrateur demande au jeune Clitophon de lui raconter son histoire, en l’emmenant dans un lieu idéal pour parler d’amour (1.2.3 : τόπος ἡδὺς καὶ μύθων ἄξιος ἐρωτικῶν). Le narrateur disparaît alors du récit.

Les descriptions de tableaux et les légendes qu’ils illustrent vont occuper une place importante tout au long du récit. Et dans le récit de Clitophon vont venir s’enchâsser les récits d’autres personnages. Ces  techniques permettent une grande variété qui renouvelle l’action et tient le lecteur en éveil.

C’est un roman qui nous fait voyager dans les régions de Tyr, en Syrie, en Égypte, à Alexandrie et dans le delta du Nil, à Éphèse... et découvrir les aspects les plus divers de la vie dans ces régions aux iie et iiie siècles, les dangers sur la mer avec les pirates, sur la terre  avec les brigands.

Cependant, si le roman se termine bien pour les amoureux, il s’achève brutalement pour le lecteur qui s’attend à voir le narrateur revenir conclure le livre qu’il a ouvert… Peut-être les dernières pages se sont-elles perdues dans la poussière des siècles… ?

3. Situation de l’extrait :

Nous sommes au début du roman : le narrateur vient d’arriver à Sidon en Phénicie après avoir essuyé une violente tempête ; il se rend d’abord dans le sanctuaire de la déesse Astarté pour  la remercier d’avoir eu la vie sauve, puis il visite le reste de la ville. Il découvre alors un tableau représentant l’enlèvement d’Europe.

4. Le genre de l’ekphrasis :

Définition :

L’ekphrasis est la description littéraire d’une œuvre d’art.

Le premier exemple d’ekphrasis dans la littérature grecque est la description du bouclier d’Achille au chant XVIII de l’Iliade, v. 478-608 (cf. Lectures du bouclier d’Achille, par M. Biraud, Publications de l’ARELAB, 1982).

L’ekphrasis, un exercice de rhétorique :

Le terme apparaît pour la première fois au ier s. de notre ère, chez le rhéteur Aelius Théon : il désigne l’un des Progymnasmata (προγυμνάσματα), Exercices Préliminaires, proposé aux élèves de rhétorique.

Ἔκφρασις ἐστὶ λόγος περιηγηματικὸς ἐναργῶς ὑπ' ὄψιν ἄγων τὸ δηλούμενον. Γίνεται δὲ ἔκφρασις προσώπων τε καὶ πραγμάτων καὶ τόπων καὶ χρόνων. […] Aἱ δὲ καὶ τρόπων εἰσὶν ἐκφράσεις […].

« La description (ekphrasis) est un discours qui présente en détail et met sous les yeux de façon évidente ce qu’il donne à connaître. On a des descriptions de personnes, de faits, de lieux et de temps. […] On a aussi des descriptions de “manières” […]. » (Progymnasmata, 118.6, Peri ekphraseôs, trad. M. Patillon, CUF, 1997).

On le voit, l’ekphrasis au départ n’a pas pour unique objet l’œuvre d’art : elle peut porter sur des domaines plus larges.

L’ekphrasis comme genre autonome :

À l’époque romaine, l’ekphrasis devient un genre autonome.

On peut citer la célèbre Galerie de tableaux de Philostrate, rhéteur du deuxième siècle de notre ère, dont le titre grec est Εἰκόνες, Images : dans le prologue, l’auteur affirme avoir conçu cette œuvre dans une intention pédagogique, l’objectif étant « d’apprendre à des jeunes gens à interpréter, et de former leur goût » ; mais la question qui se pose est de savoir si les tableaux qu’il décrit sont réels ou bien fictifs (cf. la présentation que F. Lissarague fait de l’œuvre dans la collection « La Roue à Livres » des Belles Lettres, 1991, p. 1-7) car au-delà du propos pédagogique, il est manifeste que Philostrate, excellant dans l’art de la description, cherche à mettre en avant le pouvoir évocateur de la parole, capable de rivaliser avec les arts plastiques.

5. Fonction de l’ekphrasis dans le roman d’Achille Tatius :

Si l’auteur prend plaisir à recourir à l’écriture descriptive, il n’en reste pas moins que l’ekphrasis revêt une portée symbolique, en lien avec l’histoire relatée dans le roman.

Ainsi, l’ekphrasis sur laquelle s’ouvre le roman et qui a pour objet un tableau représentant l’enlèvement d’Europe par Zeus, contient en germe des éléments de l’intrigue : l’amour de Clitophon pour Leucippé, l’enlèvement de Leucippé, les voyages maritimes… Comme le relève C. Daude dans son article « Figures de l'altérité dans le roman d'Achille Tatius, Leucippé et Clitophon » (Histoire, espaces et marges de l'Antiquité, Besançon, 2003, p. 65-90), « le rapt d'amour inaugural d'Europe par Zeus-taureau préfigure et justifie la violence érotique qui traverse les personnages et toute la suite du récit ».

6. La prairie fleurie et le désir amoureux :

Comme le note C. Calame dans L’Éros dans la Grèce antique (Paris, 1996, p. 213-214), « […] la prairie fleurie représente l’espace imprégné d’Éros qui sert de prélude immédiat à la réalisation du désir sexuel. […] Dans la poésie, Éros lui-même évolue souvent au milieu des fleurs odorantes ; d’autre part, dans les plus anciennes des représentations qui mettent Éros en relation avec un élément végétal, l’adolescent en vol tient volontiers une rose ».

La prairie fleurie est le lieu où s’ébattent les jeunes filles ; c’est le lieu du passage, correspondant au moment-charnière où les jeunes filles suscitent le désir sans encore s’épanouir à l’amour charnel.

Dans le roman d’Achille Tatius, la prairie fleurie du tableau de l’enlèvement d’Europe est emblématique de la naissance de l’amour entre Leucippé et Clitophon.

II. L’art de la description :

1. Les temps de la description :

Révisions :

- la formation de l’imparfait et du plus-que-parfait ; l’étude de l’augment pour les verbes simples et pour les verbes composés ;

- la valeur des temps.

A. L’imparfait :

- verbes simples :

ἐκόμα (§ 3) de κομάω-ῶ, « avoir une longue chevelure » - ἐγίνετο (§ 3 et 11) de γίγνομαι, « devenir » - ἐτείχιζε (§ 5) de τειχίζω, « entourer d’un mur » - ἐκάθητο (§ 5) de κάθημαι, « être assis », « être situé » - ἔρρει (§ 5) de ῥέω, « couler » - ὤρεγον (§ 7) de ὀρέγω, « tendre » - ηὐρύνετο (§ 11) de εὐρύνω, « élargir » - ἔκλειε (§ 11) de κλείω, « fermer », « enfermer » - ἦν (§ 12) de εἰμί, « être » - ὠρχοῦντο (§ 13) de ὀρχέομαι-οῦμαι, « danser » - ἐπαίζον  (§ 13) de παίζω, « jouer » - εἷλκε (§ 13) de ἕλκω, « tirer » - ἐκράτει (§ 13) de κρατέω-ῶ, « être le maître de ». 

- verbes composés :

ἐπενήχετο (§ 3) de ἐπινήχομαι, « nager sur » - ἐπεκάθητο (§ 3, 10 et 12) de ἐπικάθημαι, « être assis sur » - συῆπτον (§ 3) de συνάπτω, « nouer ensemble » - διέρρει (§ 4) de διαρρέω, « couler de côté et d’autre » - ἀνεῖλκε (§ 7) de ἀνέλκω, « tirer en haut » - ἐπέβαινον (§ 8) de ἐπιβαίνω, « marcher sur » - ἐπεκάλυπτε (§ 10), « cacher en recouvrant » - ὑπεφαίνετο (§ 10) de ὑποφαίνω, « montrer sous » - ὑπεμειδία (§ 13) de ὑπομειδιάω-ῶ, « sourire doucement ».

B. Le plus-que-parfait :

- verbes simples :

ἐγέγραπτο (§ 6 et 9) de γράφω, « écrire », « dessiner » - ἐπεποίητο (§ 9) de ποιέω-ῶ, « faire », « créer » - ἤρτητο (§ 12 et 13) de ἀρτάω-ῶ, « suspendre » - ἐτέτατο (§ 12) de τείνω, « tendre » - ἡπλώκει (§ 13) de ἁπλόω-ῶ, « « déployer ».

- verbes composés :

ἀνεμέμικτο (§ 3) de ἀναμίγνυμι, « mêler l’un à l’autre » - ἐπέστραπτο (§ 10) de ἐπιστρέφω, « tourner vers » - διετέταντο (§ 12) de διατείνω, « distendre », « écarter » - μετέστραπτο (§ 13) de μεταστρέφω, « tourner dans un autre sens ».

2. Le regard du peintre :

A. Créer l’illusion :

À plusieurs reprises, le texte met en avant le travail du peintre : ce qui est décrit est l’œuvre d’un artiste qui donne l’illusion de la vie.

Le spectateur qui regarde le tableau a véritablement l’impression d’assister à la scène.

Et à son tour, l’écrivain Achille Tatius, qui, par un procédé de mise en abyme, brosse un tableau littéraire de l’œuvre picturale, crée l’illusion, cette fois par les mots, rendant son lecteur témoin de la scène comme l’est le narrateur-spectateur dans le roman.

Le lexique de la peinture est très présent :

γραφεύς, έως (ὁ) : peintre (§ 4) ;

γραφή, ῆς (ἡ) : tableau, peinture (§ 2) ;

γράφω : peindre (§ 4 : ἔγραψεν - § 6 et 9 : ἐγέγραπτο - § 13 : ἐγγεγράφθαι) ;

ζωγράφος, ου (ὁ) : littéralement : celui qui peint ce qui est vivant (§ 12) ;

ποιέω-ῶ : représenter (§ 9 : ἐπεποίητο) ;

τάσσω : placer, disposer (§ 6 : ἔταξεν) ;

τεχνίτης, ου (ὁ) : artiste (§ 4 et 6).

Le peintre a su donner vie à ses personnages, en traduisant leurs sentiments et leurs intentions (§ 7 : ὥσπερ ἀφήσειν ὑπὸ φόβου μέλλουσαι καὶ βοήν, « comme prêtes à pousser, de frayeur, jusqu’à un cri » ; § 7 : τὰς χεῖρας ὡς ἐπὶ τὸν βοῦν ὤρεγον, « leurs bras, (c’est) comme si c’était vers le bovin qu’elles les tendaient » ; § 8 : ἐῴκεσαν δὲ βούλεσθαι μὲν ὡς ἐπὶ τὸν ταῦρον δραμεῖν, φοβεῖσθαι δὲ τῇ θαλάττῃ προσελθεῖν, « et elles semblaient vouloir comme courir vers le taureau et s’effrayer d’avancer dans la mer » ; § 13 : μετέστραπτο δὲ ὡς ἐπὶ τὸν Δία καὶ ὑπεμειδία, ὥσπερ αὐτοῦ καταγελῶν, « il se tournait comme si c’était vers Zeus et souriait à la dérobée, comme se moquant de celui-ci ») et en donnant l’illusion du mouvement (§ 13 : εἶπες ἂν αὐτῶν ἐγγεγράφθαι καὶ τὰ κινήματα, « tu aurais dit qu’étaient peints même leurs mouvements »).

Ces modalisateurs témoignent du caractère subjectif de la description, c’est un regard interprétatif qui est porté sur le tableau.

B. Les notations de couleurs :

a. Le bleu :

κυάνεος-οῦς, έα-ῆ, εον-οῦν : bleu sombre (§ 8 : κυάνεον δὲ τὸ πρὸς τὸ πέλαγος, « bleu sombre [était] la partie du côté de la haute mer »). Au chant XXIV de l’Iliade, la déesse Thétis se couvre d’un voile « bleu sombre » pour aller sur l’Olympe : cette couleur convient doublement à Thétis, en tant que divinité marine et en tant que divinité en deuil (la déesse sait que son fils Achille va mourir) ; Homère précise à propos de ce voile qu’il n’y a pas de vêtement plus noir : […] κάλυμμ' ἕλε δῖα θεάων / κυάνεον, τοῦ δ' οὔ τι μελάντερον ἔπλετο ἔσθος, « [Thétis], divine entre les déesses, prit un voile bleu sombre ; il n’est pas de plus noir vêtement ».

Dans le Timée (68 c), Platon indique de quel mélange est issue cette couleur : λαμπρῷ δὲ λευκὸν συνελθὸν καὶ εἰς μέλαν κατακορὲς ἐμπεσὸν κυανοῦν χρῶμα, « le blanc combiné avec la couleur brillante et tombant dans du noir saturé donne la couleur bleu lapis » (trad. A. Rivaud, CUF).

Dans la section 23, 6 des Problèmes, Aristote  fait cette observation : γράφουσι γοῦν οἱ γραφεῖς τοὺς μὲν ποταμοὺς ὠχρούς, τὴν δὲ θάλατταν κυανέαν, « les peintres donnent une teinte jaune pâle aux fleuves et une teinte bleu sombre à la mer » (trad. P. Louis modifiée, CUF).   

L’adjectif κυάνεος-οῦς a donné en français des termes scientifiques comme cyanose, cyanure,…

b. Le blanc :

περιλευκαίνω : blanchir tout autour (§ 9 : ὁ ἀφρὸς περιλευκαίνων τὰς πέτρας, « l’écume blanchissant tout autour les rochers »).

λευκός, ή, όν : blanc (§ 10 : λευκὸς ὁ χιτών, « blanche [était] sa tunique »). L’adjectif désigne un blanc lumineux comme celui du marbre.

On trouve le verbe simple λευκαίνω dans l’Odyssée (XII, 171-172) : οἱ δ' ἐπ' ἐρετμὰ / ἑζόμενοι λεύκαινον ὕδωρ ξεστῇσ' ἐλάτῃσιν, « s’asseyant devant les rames, ils [les compagnons d’Ulysse] faisaient blanchir l’eau sous la pale de sapin polie ».

Le toponyme Λευκάς, qui désigne l’île de Leucade sur la côte d’Acarnanie, fait référence à la blancheur de ses falaises de craie.

On peut encore citer dans l’onomastique la déesse marine Λευκοθέα, Leucothée, littéralement « la déesse blanche », qui, au chant V de l’Odyssée, donne un voile à Ulysse, talisman qui le sauve de la noyade.

L’adjectif λευκός a donné en français des termes relevant notamment du vocabulaire médical comme leucémie, leucocyte,…

c. Le rouge :

ὑπέρυθρος, ος, ον : rougeâtre (§ 8 : τὸ μὲν γὰρ πρὸς τὴν γῆν ὑπέρυθρον, « en effet, la partie [de la mer située] du côté de la terre [était] rougeâtre) ; le mot est formé de l’adjectif simple ἐρυθρός, « rouge » et de la préposition ὑπό qui, en composition, indique souvent quelque chose d’ébauché et qui reste en deçà, donc la couleur désignée par le mot ὑπέρυθρος tire sur le rouge, est proche du rouge ; le mot français « rougeâtre » est, pour sa part, formé du suffixe -âtre qui a la même signification (valeur d’approximation et de diminution) mais qui peut aussi avoir une valeur péjorative.

L’adjectif ἐρυθρός a donné en français des mots savants, notamment dans le domaine médical, comme érythème, qui désigne une rougeur congestive de la peau.

Il intervient aussi dans la formation de toponymes comme Ἐρύθραι, Érythrées, ville d’Ionie ainsi nommée à cause de la couleur rouge des roches de trachyte, ou encore Ἐρυθρά (θάλασσα), Mer Rouge, c’est-à-dire l’Océan indien (non seulement la Mer Rouge, mais en outre la partie de l’Océan de l’Afrique à l’Hindoustan), et, par extension, le littoral, d’où toute la région voisine de la Mer Rouge ; aujourd’hui, le nom de l’Érythrée, pays africain situé le long de la Mer Rouge, garde le souvenir de cette étymologie.

πορφύρεος-οῦς, έα-ᾶ, εον-οῦν : pourpre (§ 10 : ἡ χλαῖνα πορφυρᾶ, « sa robe était pourpre »). L’adjectif qualifie des vêtements teints en pourpre, πορφύρα désignant le coquillage dont on tire la pourpre.

Le Dictionnaire des antiquités grecques et romaines de Daremberg et Saglio (s.v. purpura) explique pourquoi la pourpre était si réputée : « sa réputation tenait à l'éclat de ses tons chatoyants et surtout à sa stabilité : les anciens ne connaissaient guère, en dehors d'elle, que des couleurs végétales qui s'atténuent et s'effacent avec le temps, sous l'influence de la lumière ; la pourpre, au contraire, durait indéfiniment sans s'altérer, s'avivait même à la longue et prenait en vieillissant des reflets nouveaux. »

Le porphyre est une roche volcanique de couleur rouge foncé.

d. Le jaune :

ὠχρός, ά, όν : pâle (§ 7 : τὸ πρόσωπον ὠχραί, « pâles de visage ») ; le mot qui désigne une couleur « jaune pâle » et qui a donné ocre en français s’applique fréquemment au teint d’une personne.

Dans le Timée (68 c), Platon indique de quel mélange est issue cette couleur : τὸ δὲ ὠχρὸν λευκοῦ ξανθῷ μειγνυμένου, « l’ocre clair [naît] d’un mélange du jaune d’or au blanc » (trad. A. Rivaud, CUF).

Comme nous l’avons vu plus haut avec la citation d’Aristote, cette couleur est utilisée par les peintres pour représenter les fleuves.

C. Les jeux de lumière et de transparence :

Dans la représentation de la prairie, le peintre joue sur le contraste entre l’ombre (§ 4 : τὴν σκιάν) produite par le feuillage des arbres et la lumière du soleil (§ 4 : ὁ ἥλιος) pénétrant par les interstices ménagés dans le feuillage.

Dans le tableau l’eau prend une place importante avec d’une part l’eau qui traverse la prairie et que canalise l’homme chargé de l’irrigation (§ 6 : ὀχετηγός τις) et l’eau de la mer à travers laquelle on voit en transparence les pieds des jeunes filles regroupées sur le rivage (§ 8 : ἐπέβαινον ἄκρας τῆς θαλάττης, ὅσον ὑπεράνω μικρὸν τῶν ταρσῶν ὑπερέχειν τὸ κῦμα).

Dans le portrait de la jeune fille, le peintre joue aussi sur la transparence du vêtement (§ 10 : τὸ δὲ σῶμα διὰ τῆς ἐσθῆτος ὑπεφαίνετο, « le corps se laissait entrevoir à travers le vêtement » - § 11 : ἐγίνετο τοῦ σώματος κάτοπτρον ὁ χιτών, « la tunique devenait le miroir du corps »), portant un regard très sensuel sur le corps féminin.

D. Les mouvements : (§ 13 : τὰ κινήματα)

Dans le paysage terrestre, le soleil « se coule » (§ 4 : διέρρει) à travers la prairie, tout comme l’eau « coule » (§ 5 : ἔρρει) au milieu de la prairie ; dans le paysage marin, le flot se soulève, s’élève comme une montagne et se brise sur les rochers  (§ 7).

Le taureau nage (§ 3 : ταῦρος ἐπενήχετο, expression qui est en elle-même un oxymore), chevauchant les flots (§ 9 : τοῖς κύμασιν ἐποχούμενος), la patte fléchie (§ 9 : καμπτόμενον τοῦ βοὸς κυρτοῦται τὸ σκέλος), tourné de côté (§ 10 : ὁ βοῦς ἐπέστραπτο).

La jeune fille navigue en direction de la Crète (§ 3 : ἐπὶ Κρήτην πλέουσα. Cf. § 12 : δίκην πλεούσης νηός) : la mention de la destination du voyage, la Crète, constitue un commentaire extérieur à l’ekphrasis ; c’est un élément de récit (l’hiérogamie de Zeus et d’Europe est située en Crète), le tableau en lui-même ne permettant pas de savoir vers quelle contrée se dirige la jeune fille. Le vent gonfle son peplos comme une voile de bateau (§ 12).

Le couple est escorté par des dauphins et des Amours ; le dieu Amour lui-même mène le cortège (§ 13). La toute-puissance de l’Amour qui dompte non seulement les hommes mais aussi les dieux est un topos de la littérature grecque : déjà dans l’Hymne homérique à Aphrodite (v. 36s.), il est dit que la déesse Aphrodite « égare même la raison de Zeus […] ; même cet esprit si sage, elle l’abuse, quand elle veut, et elle le fait aisément s’unir avec des femmes mortelles, à l’insu d’Héra son épouse et sa sœur ».

Quant aux jeunes filles restées à terre, leurs gestes (§ 7 : bouche entr’ouverte, bras tendus) trahissent leurs sentiments : ils témoignent de leur frayeur.

On pourra faire relever les prépositions de lieu, en distinguant :

  • les prépositions pouvant remplir la fonction de préverbes (on fera trouver dans le texte des exemples de verbes composés où l’on retrouve ces prépositions en fonction de préverbes)  :
  • ἀμφί + Acc. (§ 10 : ἀμφὶ τὰ στέρνα) ;
  • ἀπό + G. (§ 5 : ἀπὸ τῆς γῆς) ;
  • διά + G. (§ 10 : διὰ τῆς ἐσθῆτος) ;
  • ἐν + D. (§ 3 : ἐν τῇ γῇ - § 3 : ἐν τῇ θαλάττῃ - § 6 : ἐν […] τῷ τοῦ λειμῶνος τέλει - § 9 : ἐν μέσῃ τῇ θαλάττῃ) ; 
  • εἰς + Acc. (§ 9 : εἰς τοὺς ἀφρούς - § 11 : εἰς ἰξύν) ;
  • ἐπί + Acc. (§ 3 : ἐπὶ Κρήτην - § 6 : ἐπὶ θάλατταν ; § 7 : ἐπὶ τὸν βοῦν ; § 8 : ἐπὶ τὸν ταῦρον - § 10 : ἐπὶ δεξιά - § 12 : ἐπὶ κέρας - § 12 : ἐπ' οὐράν - § 13 : ἐπὶ τὸν Δία) ;
  • κατά + Acc. (§ 5 : κατὰ μέσον […] τοῦ λειμῶνος - § 10 : κατὰ πλευράν) ou G. (§ 7 : κατὰ τῶν ὤμων) ;
  • περί + Acc. (§ 6 : περὶ μίαν ἀμάραν - § 9 : περὶ τὰς πέτρας - § 13 : περὶ [...] τὸν βοῦν) ou D. (§ 7 : περὶ τοῖς μετώποις) ;
  • πρός + Acc. (§ 7 : πρὸς τὴν θάλασσαν - § 8 : πρὸς τὴν γῆν - § 8 : πρὸς τὸ πέλαγος) ou D. (§ 6 : πρὸς ταῖς […] τῆς γῆς ἐκβολαῖς) ;
  • ὑπέρ + Acc. (§ 12 : ὑπὲρ τὴν κεφαλήν) ;
  • ὑπό + Acc. (§ 4 et 5 : ὑπὸ τὰ πέταλα) ;
  • les autres prépositions :
  • εἴσω + G. (§ 5 : εἴσω […] τοῦ τῶν ὀρόφων στεφανώματος) ;
  • μέχρι(ς) + G. (§ 7 : μέχρι γόνατος) ; μέχρις εἰς + Acc. (§ 10 : μέχρις εἰς αἰδῶ).

3. La virtuosité rhétorique :

A. La composition du tableau :

L’ekphrasis commence par une description générale du tableau (2 premières phrases du § 3) qui comprend deux parties :

  • ἐν τῇ γῇ (§ 3) - πρὸς τὴν γῆν (§ 8) : l’étendue de la prairie avec le chœur de jeunes filles ;
  • ἐν τῇ θαλάττῃ (§ 3) - πρὸς τὸ πέλαγος (§ 8) - ἐν μέσῃ τῇ θαλάττῃ (§ 9) : l’étendue marine sur laquelle voguent le taureau et la jeune fille.

Puis chacun des éléments est repris en détail : la prairie (fin du § 3 jusqu’à la moitié du § 6) - le chœur de jeunes filles (fin du § 6 jusqu’à la moitié du § 8) - la mer (fin du § 8 jusqu’à la moitié du § 9) - le taureau (fin du § 9) - la jeune fille (§ 10 à 12) - Éros (§ 13).    

Il y a une analogie sous-jacente entre les plantes de la prairie et la « belle plante » qu’est Europe : la prairie est assimilée à un visage féminin (§ 3 : ἐκόμα πολλοῖς ἄνθεσιν ὁ λειμών, « la prairie était parée d’une chevelure de multiples fleurs »), les feuilles sont comme la chevelure des arbres, elles forment une couronne (§ 4 : τὸ συνηρεφὲς τῆς τῶν φύλλων κόμης, « l’épaisseur de la chevelure des feuilles » ; § 5 : εἴσω δὲ τοῦ τῶν ὀρόφων στεφανώματος, « à l’intérieur de la couronne (formée par) les toits (de feuilles) » ; au § 7, le narrateur-contemplateur précise que les jeunes filles portent des couronnes et ont les cheveux dénoués). La métaphore de la femme-prairie sera reprise dans le portrait de Leucippé (I, 19, 1-2).

La prairie : (§ 3 : λειμών - § 3 et 5 : ὁ λειμών - § 4, 5 et 6 : τοῦ λειμῶνος - § 5 : τὸν λειμῶνα) 

  • les arbres (§ 3 : δένδρων - § 3 : τὰ δένδρα) avec leurs feuillages (§ 3, 4 et 5 : τὰ πέταλα), leurs rameaux (§ 3 : οἱ πτόρθοι), leurs feuilles (§ 3 : τὰ φύλλα - § 3 et 4 : τῶν φύλλων) ;
  • les plantes (§ 3 et 5 : φυτῶν - § 5 : τοῖς φυτοῖς) : cf. le verbe ἐπεφύκεσαν au § 5 ;
  • les fleurs (§ 3 : πολλοῖς ἄνθεσιν - § 5 : αἱ δὲ πρασιαὶ τῶν ἀνθέων - § 5 : τοῖς ἄνθεσιν) : le narcisse, les roses et les myrtes (§ 5 : νάρκισσος καὶ ῥόδα καὶ μυρρίναι). On songe à l’importance du narcisse dans la scène d’enlèvement de Koré dans l’Hymne homérique à Déméter, vers 8, mais on est bien loin de la dimension rituelle qui préside à la description de la prairie dans l’Hymne : ici, c’est la dimension proprement esthétique qui domine dans la représentation de la nature ;
  • l’eau au centre du jardin (§ 5 : ὕδωρ κατὰ μέσον ἔρρει τοῦ λειμῶνος τῆς γραφῆς) : la nature décrite présente un caractère mi-sauvage, mi-cultivé (présence au § 6 de l’ὀχετήγος, « l’homme chargé de l’irrigation »).

L’eau fait le lien entre la description de la prairie et celle de l’étendue marine.

B. La précision de la description :

Que ce soit dans le tableau d’ensemble ou dans les détails, la description progresse bien souvent par petites touches sous forme de phrases nominales :

  • dans le tableau d’ensemble : ἐν τῇ γῇ λειμὼν καὶ χορὸς παρθένων (§ 3) ;
  • dans la description de la prairie : συνεχῆ τὰ δένδρα· συνηρεφῆ τὰ πέταλα (§ 3) ;
  • dans le portrait du groupe de jeunes filles : τὸ σχῆμα ταῖς παρθένοις καὶ χαρᾶς καὶ φόβου. Στέφανοι περὶ τοῖς μετώποις δεδεμένοι· κόμαι κατὰ τῶν ὤμων λελυμέναι· τὸ σκέλος ἅπαν γεγυμνωμέναι, τὸ μὲν ἄνω τοῦ χιτῶνος, τὸ δὲ κάτω τοῦ πεδίλου (§ 7) ;
  • dans la description de la mer : τῆς δὲ θαλάττης ἡ χροιὰ διπλῆ· τὸ μὲν γὰρ πρὸς τὴν γῆν ὑπέρυθρον· κυάνεον δὲ τὸ πρὸς τὸ πέλαγος (§ 8) ; `
  • dans le portrait d’Europe : βαθὺς ὀμφαλός· γαστὴρ τεταμένη· λαπάρα στενή (§ 11).

On relèvera l’importance des adjectifs et des participes (ce qui peut donner lieu à des révisions grammaticales, tant dans le domaine de la morphologie que de la syntaxe) , ainsi que des accusatifs de relation.

C. Les comparaisons et métaphores :

  • la prairie assimilée à un visage féminin (§ 3 : voir 3A « La composition du tableau ») ;
  • la disposition des arbres et des plantes comparable à la formation de la phalange (§ 3) ;
  • le toit de feuilles (§ 3 et 5) ;
  • la coulée de lumière (§ 4) ;
  • le mouvement ascendant de la vague aussi haute qu’une montagne (§ 9) ;
  • le taureau comparé à un attelage guidé par un cocher (§ 10) : cette comparaison fait de la jeune fille, victime de l’enlèvement, un personnage consentant puisque c’est elle qui guide le taureau (cf. le rêve prémonitoire d’Europe dans le poème de Moschos, où la jeune fille est tirée de force par une étrangère, « sans que ce soit contre son gré », οὐκ ἀέκουσαν, v. 14, à la différence de Perséphone, qui dans l’Hymne homérique à Déméter, est enlevée « contre son gré », ἀέκουσαν, v. 19) ;
  • la tunique comme miroir du corps (§ 11 : voir 2C « Les jeux de lumière et de transparence ») ;
  • le taureau assimilé à un navire et le peplos de la jeune fille gonflé par le vent à la voile du navire (§ 12).

IV. Prolongements :

A. Prolongements littéraires :

a. Dans la littérature antique :

  • Réminiscences d’Homère :
  • Iliade, XXI, 257-262 : comparaison entre l’eau d’un canal libéré par la main d’un homme à l’aide d’un hoyau et l’eau du Scamandre dévalant vers Achille ;
  • Odyssée, VII, 110-132 : description du jardin d’Alcinoos ;
  • Épyllion de Moschos : le poète syracusain Moschos, du iie siècle avant J.-C., consacre un épyllion, ἐπύλλιον, diminutif de ἔπος (littéralement épopée miniature) de 166 hexamètres à Europe sous le titre Εὐρώπη ;
  • Dialogues marins (15) de Lucien (iie siècle après J.-C.) : l’auteur fait dialoguer les vents Zéphyr et Notos ; le premier raconte au second la scène de l’enlèvement d’Europe, décrivant en détail le cortège marin.
  • Métamorphoses d’Ovide, II, 833-875 (voir le texte assorti d’une introduction, d’une traduction, de notes et de questions dans le fascicule Europa. Romani Europeae gentes scrutantur, Supplément au Bulletin de l’ARELAB n°43 ; ce fascicule, fruit d’un travail d’universitaires européens, de collègues de l’Institut Gaffiot et de membres de l’ARELAB, rassemble des textes ayant pour thème commun : le regard jeté par les Romains sur les peuples qui occupaient ce qui allait devenir l’Europe ; chaque texte est équipé et annoté, comportant des traductions en allemand, en italien, en espagnol, en français).

b. Réinterprétation du mythe d’Europe au Moyen Âge : (Françoise Lecocq, « Europe “moralisée” : imitation et allégorisation », dans D’Europe à l’Europe - I - Le mythe d’Europe dans l’art et la culture de l’Antiquité au xviiie siècle, Tours, 1998, p. 263-275)   

Alors qu’à la période de l’Empire romain, les Pères de l’Église avaient condamné les fables de la mythologie comme immorales, voire diaboliques, le Moyen Âge au contraire s’y intéresse avec la conviction qu’elles recèlent des vérités cachées, notamment religieuses : ainsi, la mythologie devient « une sorte de bible païenne préfigurant la révélation chrétienne ».

La lecture allégorique du mythe d’Europe fait du taureau l’incarnation de Dieu et d’Europe l’humanité qui doit être rachetée.

Chez Pierre Bersuire, auteur d'une sorte de dictionnaire moral de toute la culture chrétienne en prose latine, intitulé Reductorium morale (1re rédaction vers 1337 - 1340 ; 2e rédaction en 1342), dont le livre XV a pour titre De reductione fabularum poetarum, ou Ovidius moralizatus, chaque élément du mythe devient signifiant : il s’agit par exemple de retrouver derrière les caractéristiques du taureau et les gestes d’Europe les vertus chrétiennes prônées par l’Église.

« Jupiter dieu suprême signifie le christ, qui assurément pour pouvoir posséder cette jeune fille, c'est-à-dire l'âme, qu'il aimait, se changea en un taureau fort beau, c'est-à-dire en un corps humain et mortel, c'est-à-dire en revêtant chair humaine, et en venant personnellement au monde par la nativité, et enfin en supportant d'être immolé comme un taureau. Or ce taureau était fort doux, sans ride ni tache par vertu, fort blanc par chasteté, fort doux par bénignité, paissant l'herbe en société par charité, habitant près de la mer par rigueur de pénitence. L'âme doit donc le toucher par charité, et par foi monter sur lui, et par persévérance se tenir immobile sur lui. Et ainsi elle sera transportée loin du rivage de ce monde par la mer de la pénitence, et sera amenée par lui vers un autre rivage, c'est-à-dire le paradis où, dans une vision de béatitude, elle verra en propre la figure de Dieu et jouira d'heureuses noces avec lui. »

c. Le mythe d’Europe dans la poésie française des xviiie et xixe siècles : quelques références

  • Extrait de L’enlèvement d’Europe, poème d’André Chénier publié à titre posthume en 1819 et tiré du recueil des Bucoliques :

Chénier entend renouveler les modèles antiques par une imitation créatrice : « Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques ».

Elle dit et s’assied. La troupe à l’instant même
Vient ; mais se relevant sous le fardeau qu’il aime
Le Dieu fuit vers la mer. L’imprudente soudain
Les appelle à grands cris, pleure, leur tend la main ;
Elles courent ; mais lui, qui de loin les devance,
Comme un léger dauphin dans les ondes s’élance.
En foule, sur les flancs de leurs monstres nageurs,
Les filles de Nérée autour des voyageurs
Sortent. Le roi des eaux, calmant la vague amère,
Fraye, agile pilote, une voie à son frère ;
D’hyménée, auprès d’eux, les humides Tritons
Sur leurs conques d’azur répètent les chansons.
Sur le front du taureau la belle palpitante
S’appuie, et l’autre main tient sa robe flottante
Qu’à bonds impétueux souillerait l’eau des mers.
Autour d’elle son voile épandu dans les airs,
Comme le lin qui pousse une nef passagère,
S’enfle, et sur son amant la soutient plus légère.

  • Quintil extrait du poème de Victor Hugo Le rouet d'Omphale, composé en 1843 et tiré du recueil Les Contemplations, livre II, 3 : une ekphrasis mêlant horreur et grâce :

Un ouvrier d’Égine a sculpté sur la plinthe
Europe, dont un dieu n’écoute pas la plainte.
Le taureau blanc l’emporte. Europe, sans espoir,
Crie, et, baissant les yeux, s’épouvante de voir
L’Océan monstrueux qui baise ses pieds roses.

  • Extrait de Soleil et chair, poème d’Arthur Rimbaud composé en 1870 :

Dans cette œuvre, le poète exprime sa nostalgie de l’Âge d’or que constituent à ses yeux les temps païens et rend hommage à la femme dont Vénus représente l’idéal : c’est un poème empreint à la fois de sensualité et de mysticisme.

Zeus, Taureau, sur son cou berce comme une enfant
Le corps nu d’Europé, qui jette son bras blanc
Au cou nerveux du Dieu frissonnant dans la vague,
Il tourne lentement vers elle son œil vague ;
Elle, laisse traîner sa pâle joue en fleur
Au front de Zeus ; ses yeux sont fermés ; elle meurt
Dans un divin baiser, et le flot qui murmure
De son écume d’or fleurit sa chevelure.

 

B. Prolongements iconographiques : 

a. Dans la céramique grecque :

- Céramique à figures noires :

  • Le voyage en mer :

Hydrie à figures noires dite de Caere, vers 530-520 av. J.-C., Rome, Villa Giulia (inv. 50643).

Le couple constitué du taureau et de la jeune fille est escorté par deux dauphins et deux poissons ; il est précédé d’un oiseau dont l’identification n’est pas claire, et suivi d’un personnage ailé qui porte une couronne nuptiale dans chaque main, ce qui indique l’imminence  de l’hiérogamie.   

  • La fin du voyage :

Hydrie à figures noires dite de Caere, vers 530-520 av. J.-C., Paris, Musée du Louvre (inv. E 696).

Le taureau et Europe s’apprêtent à aborder sur l’île de Crète ; les trois arbres qui se dressent au-dessus du monticule évoquent sans doute les platanes de Gortyne sous lesquels eut lieu l’union de Zeus et d’Europe et qui furent gratifiés du privilège de ne jamais perdre leurs feuilles.

- Céramique à figures rouges :

  • La mise en valeur du corps féminin :

Cratère en calice à figures rouges signé par Astéas, env. 350 av. J.-C., Paestum, Musée archéologique national (inv. 81AE78).

cratère

© wikipedia commons

La jeune fille est vêtue d’une tenue raffinée qui fait ressortir la beauté de sa silhouette. Deux Tritons encadrent la scène, saluant le taureau divin et sa cavalière.

 

  • Un érotisme plus marqué :

Plat apulien à figures rouges, 330-320 av. J.-C., Vienne, Kunsthistorisches Museum (inv. IV 189).

Le peintre joue sur la transparence du vêtement qui laisse voir le corps de la jeune fille ; les ondulations du vêtement et du voile traduisent le mouvement qui emporte Europe, glissant le long du poitrail de l’animal.

b. Dans la peinture pompéienne :

- Fresque de l’« amour fatal », maison de Jason, 10 apr. J.-C., Naples, Musée archéologique national (voir l’analyse d’Odile Wattel de Croizant dans « L’enlèvement d’Europe dans l’Antiquité gréco-romaine », Vita Latina, 124, 1991, p. 2-7) : la scène représentée précède l’enlèvement d’Europe. La jeune fille est déjà assise sur le taureau mais l’animal n’est pas encore en mouvement ; trois compagnes d’Europe font face au taureau, l’une d’entre elles flatte son museau, manifestant plus de défiance que de crainte. En arrière-plan apparaît non pas une prairie fleurie, mais un décor constitué d’un élément architectural, une colonne, et de deux éléments de paysage, une paroi rocheuse et un bosquet : l’ensemble suggère un lieu cultuel et prend valeur de symbole, mettant l’accent sur le caractère sacré de la Nature.

- Fresque de la maison de Sophonisbe, ier s. apr. J.-C. : la scène présente un caractère érotique nettement affirmé : la jeune fille, entièrement nue, est vue de dos, plaquant son corps contre celui du taureau ; ce dernier approche son mufle de la bouche d’Europe pour l’embrasser. La blancheur du corps de la jeune fille contraste avec la couleur noire du pelage de l’animal.   

c. Dans la mosaïque romaine :

- Mosaïque de Trinquetaille, fin du iie-début du iiie siècle apr. J.-C., Musée départemental de l’Arles antique : cette mosaïque a été présentée lors de l’exposition « César et le Rhône. Chefs-d’œuvre antiques d’Arles » au musée d’Art et d’Histoire de Genève en 2019. 

 

© wikimedia commons

Extrait du livret pédagogique de l’exposition :

La mosaïque a pour sujet l’enlèvement d’Europe, plus précisément la scène de la traversée de la mer. Formée de plusieurs dizaines de milliers de tesselles multicolores, l’œuvre se distingue par la qualité d’exécution du visage d’Europe ou de la tête du taureau et par le rendu de la transparence de l’eau. Les tesselles les plus claires sont en pierre, les rouges sont des fragments de terre cuite retaillés, les bleues sont de la pâte de verre, tout comme les vertes et les dorées. Ces dernières tesselles ont été ajoutées lors de la restauration de la pièce, peu après sa découverte, en 1900, dans une grande demeure romaine d’Arles, située sur la route des Saintes-Maries-de-la-Mer.

   

Mosaïque

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Dossier élaboré par
 

Cécile Daude
Paulette Garret
Sylvie Pédroaréna
Brigitte Planty

Gilles Roussel

sous la direction de Sylvie David

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