Sylvie, Gérard de Nerval. Le mariage

Le mariage dans cette œuvre occupe un rôle central : on le voit sous tous ses aspects : union mystique, déclaration, cérémonie nuptiale, terme d’une idylle également. Le problème est que le narrateur, en quête de la femme médiatrice qui lui apporterait le bonheur ne vit pas lui-même tous ces moments (qui devraient être ceux qui se succèdent plus ou moins), et que ces moments n’ont pas le même degré de réalité.

D’une part en effet, ce n’est jamais lui qui met un terme à l’idylle nouée, mais un autre, un double à la fois rival et sympathique qui lui prend la femme (Sylvie ou Aurélie).

Et d’autre part, ces moments n’ont pas le même degré de réalité : l’union mystique plonge ses racines dans un passé nimbé d’irréalité, la déclaration de mariage elle, est très réelle, et la cérémonie nuptiale est simplement jouée.

Le mariage dans Sylvie est donc problématique. Il faut classer ces différentes sortes de mariage pour essayer de comprendre pourquoi les uns sont conduits à leur terme (ceux où les doubles épousent la femme) et les autres (ceux que le narrateur veut concrètement réaliser) aboutissent à l’échec.

1- Les mariages aboutis

Précisément, dans ce livre, plusieurs lignes se croisent, celles du souvenir, et celles du récit du narrateur au moment où commence l’histoire, c’est-à-dire celle de son amour pour Aurélie. Dans ces deux temps figurent deux sortes de mariage, des mariages symboliques ou fictifs et des mariages réels, et tous vont réussir, que le héros en soit le narrateur ou que le marié soit un rival.

a) Les mariages symboliques appartiennent au monde de l’enfance et au temps du souvenir, et le narrateur les évoque pendant le temps du trajet qui le mène, dans la nuit, de Paris à Loisy.

Il y a d’abord l’union qu’on peut qualifier de mystique avec Adrienne, dans ce chapitre 2 qu’on peut appeler chapitre clé du livre : le baiser donne accès à un autre monde, et le jeune héros éprouve le sentiment d’une réunion de deux âmes faites l’une pour l’autre. La couronne est donnée à Adrienne, qui devient une nouvelle Béatrice. Ce moment est animé d’une lumière irréelle, il se déroule dans une sorte de non-temps où les voix des jeunes filles imitent « la voix tremblante des aïeules » ;  il semble effectivement qu’on soit soudain dans un ailleurs coupé du monde quotidien (Cf. un vrai « paradis » dit Nerval) où les âmes communiqueraient.

Il y a ensuite le mariage fictif joué comme un simulacre entre Sylvie et le narrateur. Sylvie a trouvé dans le grenier de la maison les vêtements de noce de ses grands-parents et ils se déguisent « Elle avait l’air de l’accordée de Greuze ». Quant à lui : « En un instant je me transformai en marié de l’autre siècle ». Ils descendent tous deux les escaliers en se tenant la main, et la grand-mère pousse un cri en les voyant : « C’était l’image de sa jeunesse, cruelle et charmante apparition… ». Puis elle chante l’épithalame traditionnel.  « Nous étions l’époux et l’épouse pour tout un beau matin d’été » dit le narrateur. Cette citation du Cantique des cantiques dit l’émerveillement de cet instant, dont le narrateur lucide (non pas celui qui va retrouver Sylvie dans la nuit, mais celui qui écrit) limite cependant à ce « beau matin d’été ».

Ces deux femmes de son enfance, il les a rêvées comme épouses, mais dans des moments si vagues que soit il n’en a plus vraiment de souvenirs tangibles (c’est le cas pour Adrienne) soit leur évocation ne peut que le faire sourire (les enfants déguisés).

b) Mais il y a aussi les mariages réels. Ceux-là, par deux fois, échappent au héros puisque c’est le double rival qui lui prend celle à qui il a demandé la main. C’est d’abord le mariage de Sylvie que lui annonce le père Dodu (ch. 12) avec le frère de lait du narrateur, « le grand frisé » (il retrouvera la petite famille au chapitre 14), qui s’est installé comme pâtissier (on voit la trivialité) à Danmartin. Et on apprend ensuite le mariage de l’actrice qu’il a longtemps courtisée, qui commence par l’écouter favorablement, mais qui finit par se tourner vers le régisseur : « Celui qui m’aime, le voilà » dit-elle.

Voilà donc deux femmes que le narrateur a poursuivies de ses assiduités, deux femmes qui chacune l’ont aimé. Que se passe-t-il donc pour qu’elles se détournent de lui ?

2- Les mariages non aboutis

Il faut revenir sur l’histoire de ces tentatives de mariage.

a) Avec Sylvie d’abord : c’est la femme à laquelle il revient après l’avoir laissée tomber à trois reprises (une première fois pour Adrienne, une seconde fois en partant pour Paris, et une troisième pour Aurélie). C’est donc vers elle qu’il revient avec la volonté de l’épouser (et d’échapper de la sorte à une intrigue qu’il n’arrive pas à développer avec Aurélie). « Elle m’aimait seul, moi, le petit Parisien… elle m’attend encore… qui l’aurait épousée ?  Elle est si pauvre… ». Mais quand il la retrouve, quand il veut encore une fois lui faire jouer ce rôle de garde-fou qu’elle avait déjà joué comme une anti-Adrienne (cf. le voyage à Cythère), quand il la revoit donc, c’est dans une atmosphère lugubre de fin de fête. « Sylvie, vous ne m’aimez plus » lui dit-il quand il constate chez elle une certaine froideur. « Sauvez-moi ! Je reviens à vous pour toujours ! ». Mais la froideur de Sylvie (et son mariage) ne sont pas les seuls en cause dans cet échec, car le narrateur, malgré cette volonté de l’épouser, est déçu, il ne retrouve pas celle qu’il s’attendait à voir. Au lieu d’être dentelière (activité traditionnelle) elle est « gantière », et se sert pour son travail d’une pince qui a tout l’air d’un instrument de torture, bien différent des « fuseaux de la dentelle »  qu’elle agitait autrefois et qui « claquaient avec un doux bruit sur le carreau. Elle ne chante plus les vieux airs du folklore mais elle « phrase » des airs d’opéra. Et lui-même ne trouve plus rien à lui dire. Finalement, constatant qu’un amour qui remonte à l’enfance a quelque chose de sacré, il se dit que « Sylvie était pour moi une sœur ; je ne pouvais tenter la séduction ».

Cet échec d’un mariage réel avec une jeune fille simple et l’opposé d’Adrienne-Aurélie, la religieuse-actrice va le faire revenir à son premier désir : Aurélie.

b) Avec Aurélie : Ici rien n’est imaginaire. Le narrateur, décidé à en finir avec les cérémonies de chaque soir commence par lui envoyer un bouquet signé d’un « inconnu », et après plusieurs mois, il lui envoie un drame où il lui propose de jouer le rôle principal (un drame qui n’est pas sans évoquer « les préoccupations constantes » du héros, comme il le dit lui-même : un peintre, (un artiste donc) amoureux d’une femme qui  devint religieuse, (comme Adrienne), et le narrateur pense avoir trouvé le bonheur quand elle lui dit que, comme lui, elle est à la recherche de l’amour. Mais il gâche tout en la menant jouer sur les lieux du « crime », de cette folie qui l’a égaré à plusieurs reprises dans ces oscillations jamais terminées entre « les deux moitiés d’un seul amour », « cet amour entrevu dans la nuit, rêvé plus tard, et réalisé en elle ». Mais la réaction d‘Aurélie est immédiate : « Vous attendez que je vous dise : la comédienne est la même que la religieuse… allez, je ne vous crois plus ». Et Aurélie elle aussi se dérobe et épouse le régisseur de son spectacle.

Par deux fois, le narrateur a donc échoué dans ses tentatives de mariage. Pourquoi ?

3- Une visée contradictoire

La raison de cet échec des mariages réels peut s’expliquer si inversement on examine les causes qui font naître le bonheur dans les mariages fictifs. Dans le souvenir d’Adrienne, le moment - unique - vécu est d’emblée inscrit dans une double série (les Rois, la noblesse, les traditions d’un côté, Dante et Béatrice de l’autre). La réussite de l’union est due au sentiment de répétition qui procure au narrateur le sentiment de retrouver dans le monde extérieur son monde à lui, peuplé de ses mythes comme de sa culture.

a) Que se passe-t-il exactement avec Aurélie ? Ce mariage ne peut réussir d’une manière

générale d’abord dans la mesure où il n’est pas possible que l’Autre, ici la femme aimée, se réduise à l’image qu’on cherche à s’en faire, et qui n’a pas de rapport avec sa nature réelle. Le narrateur projette sur Aurélie ses fantasmes. Mais de manière plus particulière cette impossibilité se double d’une contradiction, car les fantasmes du narrateur sont contradictoires : en offrant à Aurélie de l’épouser, il veut d’une part sortir du cercle des répétitions, de ce cérémonial (la voir tous les soirs, lui envoyer des bouquets) où il ne pouvait se déclarer, il veut donc  pouvoir grâce à elle sortir du cercle narcissique où il se projette dans le monde, mais d’autre part il fait cette tentative avec une actrice, qui joue à ses yeux  le rôle d’Adrienne, qui soit en quelque sorte conforme au modèle de femme qu’il a en lui. De façon encore plus claire, on peut dire qu’il veut sortir de la répétition avec une femme qui répète le rôle d’Adrienne. Désir contradictoire qu’Aurélie comprend fort bien : il sera impossible au héros de l’épouser parce qu’il ne peut sortir de lui-même : vous ne me voyez, dit-elle, que comme la Religieuse…

b) Avec Sylvie, souvenons-nous que le mariage fictif reposait sur une triple  identification (les grands parents, l’accordée de Greuze, et l’épouse du Cantique des cantiques). Que cherche le narrateur en allant la retrouver ? Encore une fois à sortir de la répétition, devenue insupportable, du cérémonial nocturne et stérile, au théâtre devant Aurélie. Il veut au contraire (à l’inverse de ce qu’il fera avec Aurélie qui est un double d’Adrienne) prendre une femme susceptible de le faire réellement sortir du cercle de ses fantasmes : elle n’appartient pas au milieu artistique, elle est brune, c’est une paysanne, aucun mythe à raccrocher à son existence…). Or quand il la revoit, il est déçu, parce qu’elle ne correspond plus à ses souvenirs, donc à la propre vision intérieure qu’il en a gardée. Ce n’est pas Sylvie qu’il cherche à épouser, mais une image d’elle conforme à son souvenir. Cette fois-ci l’échec ne vient plus de l’impossibilité qu’une autre soit « la même » (Aurélie-Adrienne), mais de l’impossibilité qu’une femme soit conforme au modèle qu’on s’en fait. (Ce qui est aussi nous l’avons vu une des raisons, plus générales, de l’échec avec Aurélie). Donc dans ce cas, le mariage ne peut avoir lieu non plus, car le narrateur veut échapper au narcissisme qui le renvoie d’Adrienne à Aurélie, en épousant une femme qui soit le double du souvenir qu’il en a. Encore une fois captif de son narcissisme, le narrateur héros ne sort pas de lui-même, voyant dans la femme non ce qu’elle est, mais ce qu’il veut qu’elle soit.

Ainsi s’explique la forte présence du mariage dans l’œuvre. Faute d’en contracter un réellement, Nerval célèbre l’union sur le mode du jeu, de la représentation, mais ce n’est que sur ce mode que le héros peut être heureux, c’est-à-dire déchiffrer la réalité comme un spectacle intérieur. D’ailleurs la fin du livre nous fait assister à un véritable feu d’artifice théâtral : la scène envahit le Valois, et Sylvie devient une chimère parmi d’autres (par rapport à laquelle la véritable Sylvie fait bien pâle figure).

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