- Selon l'étymologie, le nom de Prométhée (Προ-μηθεύς) signifie le "prévoyant", celui qui pense à l'avance. Son frère Épiméthée (Ἐπι-μηθεύς) est l'étourdi, celui qui pense après.
- Le centaure Chiron, blessé par une flèche d'Héraclès, voulut mourir et troqua son immortalité avec Prométhée qui devint ainsi immortel.
- Prométhée eut un fils, Deucalion. Avec sa femme Pyrrha, celui-ci échappa au déluge envoyé par Zeus pour détruire l'humanité.
- De la trilogie d'Eschyle (525-456 avant J.-C.) centrée sur le personnage de Prométhée, seule la tragédie intitulée Prométhée enchaîné nous est parvenue. Nous avons perdu Prométhée délivré et Prométhée porte feu.
- Le mythe de Prométhée (l'image d'un Titan bienfaiteur des hommes, révolté et souffrant) a connu une grande postérité dans les arts et la littérature. Il est repris aussi par des philosophes contemporains comme Gaston Bachelard, Albert Camus, Günther Anders...)
- Le personnage de Mary Schelley, le docteur Frankenstein, pourrait être interprété comme une sorte de Prométhée moderne. Il façonne et crée un homme puis doit faire face aux conséquences de son entreprise démiurgique.
Prométhée, c’est ce titan de la mythologie grecque auquel sont associées deux images : le voleur de feu, et l’être souffrant cloué au rocher, et torturé par le vautour qui vient lui dévorer un foie qui renaît chaque jour. Donc un vol (le feu a été dérobé à Zeus) et un châtiment, un vol fait au Ciel pour le bien des hommes (Prométhée a donné ce feu aux hommes), et une expiation douloureuse. Et c’est le problème fondamental du mythe : comment est-il possible que le feu ne soit pas un présent du Ciel, mais un vol considéré comme un sacrilège, comme une spoliation de la nature divine : « Ce que l’humanité peut s’octroyer en partage de meilleur et de plus haut », pourquoi faut-il « qu’elle l’arrache par un sacrilège dont elle a dès lors à subir les conséquences ? »
Ainsi ce mythe met-il en jeu le problème des limites de l’humain : l’homme peut-il aller sans dommage dérober le feu du Ciel ? Aller au-delà de ce qui lui est imparti peut être un crime, mais qui fixe la répartition ? Pour répondre, il faut d’abord interroger le mythe lui-même dans ses premières manifestations.
1. Le mythe : le dieu Prométhée
Il nous faut remonter aux sources, c'est-à-dire à deux principalement : Hésiode et Eschyle.
A- Hésiode
C’est un grec de Béotie qui vivait au VIIIè siècle avant J.-C., et à qui on attribue deux œuvres importantes : La Théogonie et Les Travaux et les Jours.
- Dans La Théogonie, Hésiode raconte les générations de Dieux qui se sont succédé jusqu’à ce que Zeus, mettant un terme à des conflits de générations, devienne le maître tout-puissant et incontesté. Au départ, il y a le Chaos, l’Amour, la terre, Gaïa, de qui naît Ouranos le ciel, avec qui elle s’unit pour donner naissance à la première génération des dieux : Kronos, et les Titans (dont Prométhée). On les appelle « les Ouranides ».
Puis Kronos s’empare du pouvoir (après avoir mutilé son père) et de Rhéa, sa sœur il a d’autres dieux, qu’on appelle les cronides, parmi lesquels Zeus.
Zeus à nouveau s’empare du pouvoir, il détrône son père, il lutte contre les autres ouranides (dont les Titans) , c’est un dieu violent qui veut assurer son pouvoir.
- L’épisode de Mékoné. Or, sous les Cronides existaient déjà des hommes qui étaient nés de la terre, c’était l’époque de l’âge d’or (avant la naissance de Zeus). On ne connaissait ni la vieillesse, ni les maladies, ni… les femmes. Le sol produisait de lui-même tout ce qu’il fallait pour vivre, et la mort était simplement un sommeil définitif. Après la disparition de Kronos, il y eut des contestations sur la part respective des pouvoirs des hommes et des dieux, qui jusque là vivaient ensemble, et pour les faire cesser on décida de sceller par le premier des sacrifices l’accord qui déterminait la place de chacun. C’est ici que Prométhée apparaît comme le défenseur des hommes (un titan qui reproche à Zeus son pouvoir ?).
À Mékoné (peut-être Sicyone) lors de ce sacrifice, Prométhée offre à Zeus une part de nourriture - la plus belle en apparence -, mais il veut le tromper : ce ne sont que des os recouverts de graisse. Zeus est furieux, et il se venge ; il prive les mortels du feu qu’ils avaient depuis l’âge d’or.
Prométhée se met en tête une nouvelle ruse : il vole l’étincelle divine du feu (à la roue du char du soleil) qu’il rapporte dans une férule.
Zeus alors exécute une double vengeance : Prométhée est enchaîné sur le Caucase et un vautour lui dévore le foie ; et Pandore, "la femme", est envoyée aux mortels. (cf. Hésiode, Les Travaux et les Jours)
- Que signifie cette histoire ? Une première interprétation dit que la fonction de Prométhée semble être d’expliquer le passage de l’âge d’or à l’âge de fer, où les hommes connaissent les soucis (le travail, les femmes) et la maladie ; une sorte de mythe du péché originel qui montre le passage de l’état édénique à la chute. Mais on peut donner une explication plus élaborée : pour Hésiode, qui vivait en des temps difficiles, il s’agissait de donner une définition de l’homme qui soit en accord avec cette vision d’une humanité accablée de soucis, et donc qui montre que de toute façon les dons de Prométhée ne pouvaient pas apporter le bonheur ainsi.
Le sacrifice de Mékoné : Prométhée, certes, préside à la répartition des lots, à l’avantage de l’homme. Mais le fait même d’une répartition consacre la rupture entre les hommes et les dieux, et à cause de cette ruse, Zeus se vengera.
Le don du feu : Cela va causer le malheur des hommes, puisque Zeus va imposer de travailler pour manger et puisque Pandore est un « beau mal » (kàlon kàkon) : sous une belle apparence, elle apportera le malheur. Paradoxalement, les bienfaits de Prométhée valent aussi des malheurs pour l’homme. C’est un bien, parce qu’elle est belle et qu’elle assure la postérité, mais un mal parce qu’elle est paresseuse et gourmande.
Ce qu’Hésiode cherche ici à montrer est qu’un bien est toujours lié à un mal (cf. L’arbre du bien et du mal dans le premier chapitre de la Genèse). Et Prométhée est l’opérateur qui permet de sanctionner la place de l’homme : l’agriculture (la peine dans le travail), les sacrifices, et le mariage séparent l’homme des bêtes : comme elles, il faut manger, tuer, se reproduire, mais à l’inverse il ne faut ni manger n’importe quoi (cf. Le cannibalisme), ni tuer n’importe qui (parricide), ni s’unir à n’importe qui (l’inceste). Tout cela nous écarte des bêtes, mais en même temps, cela sanctionne notre différence avec les dieux : nous ne sommes plus oisifs comme eux et l’âge de l’heureuse inconscience a pris fin. C’est donc parce que l’homme prend conscience qu’il n’est plus une bête qu’il prend conscience qu’il n’est plus un dieu. Tout comporte son revers, et à l’âge de fer, tout bien a le mal pour envers. Et si l’on n’est pas des dieux, c’est un sacrilège de vouloir le devenir. À vouloir les égaler, on a perdu cette inconscience heureuse, (cf. Rousseau et l’état de nature) et le lot de l’homme est donc de souffrir. Prométhée le rusé ne lui a donné que des bienfaits trompeurs, et il symbolise dans ce rôle ambigu ce sentiment que les hommes ont de leurs propres limites.
B. Eschyle
Ce grand poète tragique a vécu presque trois siècles plus tard, à une époque où on commençait à réfléchir rationnellement sur le monde, et où l’univers devenait un « cosmos » un espace ordonné. Et ce sentiment que le monde pouvait être un objet de connaissance explique l’optimisme de cette période d’expansion. C’est dans ces conditions qu’Eschyle, dans sa tragédie, Prométhée enchaîné, va reprendre le mythe pour le réinterpréter. Réinterprétation partielle puisque sa tragédie n’est que la première d’une trilogie que nous avons perdue, et qui finissait par un « Prométhée libéré » qui scellait la réconciliation définitive de Zeus et de Prométhée : Zeus envoyant à Prométhée son fils Héraklès pour tuer le vautour, et Héraklès consentant à dévoiler son secret.
- L’histoire : Dans la pièce, l’histoire commence dans le pays lointain de Scythie (= juste après le monde connu) Prométhée y est enchaîné parce que Zeus l’a puni pour avoir été le bienfaiteur des hommes et donc avoir transgressé les limites qui devaient être celles des hommes. Mais ici l’accent est moins mis sur la ruse que sur la souffrance de Prométhée, devant un Zeus tout-puissant qui non seulement l’enchaîne (c’est ainsi que la pièce commence : on le cloue avec des rivets de fer à un rocher), mais envisage même de faire disparaître les hommes pour se venger. La tension dramatique naît d’une invention géniale d’Eschyle : Prométhée, qui connaît l’avenir sait comment Zeus pourrait être renversé (il peut s’unir à toutes les femmes, sauf une…). Donc malgré ces liens qui le clouent au rocher, il est plus puissant par son savoir que Zeus qui lui ne peut connaître son avenir. On assiste donc à un affrontement sans issue entre le dieu et le titan. Au bout du compte, Prométhée, ne voulant pas dévoiler à Zeus ce qu’il sait, est précipité dans le Tartare.
- Le sens : Deux éléments sont à différencier dans le personnage : le bienfaiteur des hommes, et l’adversaire de Zeus.
- Le bienfaiteur de l’humanité : Prométhée devient donc un héros entièrement positif, il n’est plus celui qui veut joue un tour à Zeus. Du reste l’âge d’or n’est plus derrière : avant qu’il ne donne le feu, les hommes vivaient « dans le désordre et la confusion, réfugiés sous terre ou dans des grottes, ils faisaient tout sans jugement ». Et Prométhée est donc le grand civilisateur qui apporte aux hommes la raison : ils étaient comme des enfants (νηπίους) et ils sont devenus
Εννους doués de raison : Prométhée c’est celui qui fait accéder l’humanité à sa conscience : de bêtes, ils deviennent des êtres raisonnables. À l’époque d’Eschyle : le progrès semble possible. Eschyle fait donc de Prométhée l’inventeur des arts : jusqu’à lui, les hommes ne savaient pas se diriger dans le temps ni l’espace : il leur donne l’astronomie (l’espace) et la divination (l’avenir). Contrairement à Hésiode, les dons de Prométhée sont absolument positifs. Cependant les hommes restent passifs : le savoir est saisi comme une donnée qui permet à l’homme de connaître une volonté qui est au-dessus de lui et le domine (le destin, les Moires). La pièce va devenir alors la tragédie du savoir dans la mesure où les hommes comme les dieux sont soumis à un destin auquel personne ne peut échapper. Prométhée le savant ne peut rien pour se libérer, il reste enchaîné à son rocher : le grand inventeur ne peut inventer un moyen de se libérer.
Le caractère tragique du mythe, c’est que la puissance que donne la maîtrise des arts ne sert à rien si les dieux en ont décidé autrement : l’homme ne peut rien s’il est face à un destin qui l’écrase. Ce que montre Eschyle, c’est donc que malgré le progrès de la connaissance, on reste impuissant face au Destin : la « sophia » ne peut rien contre « l’anankè ».
- L’adversaire de Zeus : Mais de plus ce bienfait, ce don des arts et du feu est présenté comme un sacrilège ; il y a eu larcin : Prométhée a voulu prendre le rôle de Zeus en décrétant ce qui serait bien pour les hommes, et donc il a transgressé le droit. Et la tension tragique vient de ce que d’une part la transgression existe (d’où un châtiment possible) et de l’autre, que cette transgression apporte indéniablement un bien à l’homme, comme si l’homme semblait de la sorte prendre de la puissance aux dépens des dieux : comme le pressentiment d’un crépuscule des dieux parallèle à la montée en puissance de l’homme ; malgré sa puissance Zeus est dépendant du secret que détient Prométhée.
Pour résumer, on peut dire que pour Eschyle, il y une répartition fixée de tout temps par les Moires. Pour que les hommes soient plus civilisés, Prométhée leur a donné le feu, et a donc transgressé cette répartition. Il est donc puni, même si les hommes sont plus civilisés.
Le problème général que pose Eschyle est donc double : celui du rapport entre Destin et Savoir (on ne peut rien contre le Destin, malgré tout notre savoir). Et celui des limites de la connaissance : qu’a-t-on le droit de connaître sans que ce soit un sacrilège, et sans qu’on en reçoive le châtiment ?
2. Prométhée, l’homme-dieu
C’est comme cela en tout cas que Prométhée deviendra ensuite l’incarnation même de l’homme qui veut s’affranchir de cette faiblesse où les dieux le maintiennent. C’est-à-dire que dès que l’homme se juge capable de maîtriser son destin, aussitôt il en vient à se révolter contre un dieu qui l’a asservi : du sentiment de sacrilège, on passe à la révolte.
On voit cette idée pour la première fois chez l’écrivain grec Lucien ; on est au deuxième siècle après J.-C.
A- Lucien
Lucien, voltairien avant l’heure, est un philosophe sceptique et railleur qui croit aux Lumières et à la raison. Il écrit un petit texte « Prométhée ou le Caucase » dans lequel Prométhée commence par faire un discours sophistique où il revient sur sa tromperie : Zeus a trouvé un petit os dans sa portion, et il en a fait tout un plat ! C’est comme un enfant qui fait des caprices ! Puis on apprend que c’est lui qui a façonné l’homme, et qu’il l’a fait justement pour la plus grande gloire des dieux : sans eux, qui les honoreraient ? Enfin dit-il, on m’accuse d’avoir commis un vol, mais ce vol, prive-t-il les dieux de quoi que ce soit ? On sait bien qu’ils se nourrissent de nectar et d’ambroisie, qu’ils sont insensibles au froid (ils n’ont pas besoin de feu) et se régalent de la fumée des sacrifices (offerts par les hommes grâce au feu !).
Que cherche à dissimuler Prométhée dans son plaidoyer ? S’il affirme qu’il a créé les hommes pour le bonheur des dieux, c’est peut-être pour dissimuler le contraire, à savoir qu’ils en constituent en fait un danger : on voit la différence depuis Eschyle : il n’y a plus deux ordres différents, mais non opposés, celui des hommes, et celui des dieux, mais deux ordres dressés l’un contre l’autre : Prométhée est le représentant des hommes, il leur a donné l’intelligence et la raison destructrice des divinités. Cf. Schelling « c’est la pensée par laquelle le genre humain, après avoir engendré de sa propre intériorité le monde des dieux, devient conscient de lui-même et se rend compte de ce qu’il y a de funeste dans la croyance aux dieux ».
N.B. : Là encore la pensée de Lucien dépend de l’époque où il vit : fin du polythéisme, débuts du christianisme qui vient battre en brèche les superstitions, les dieux ne sont que des statues creuses et sans âme ; et Lucien, le païen, en est encore à l’étape intermédiaire, où l’on sape sans construire. Mais il a tué le mythe du Voleur de feu, et a ressuscité le Titan dans un autre symbole : non plus l’initiateur de la civilisation, ou le dieu philanthrope, mais le principe de la révolte humaine. Prométhée devient semblable à sa création.
B- La Renaissance et l’humanisme
La Renaissance va exploiter le mythe dans deux directions différentes, d’un côté pour montrer la grandeur de l’homme, et de l’autre, pour montrer la mélancolie de l’artiste ; on verra sur quels risques débouchent ces différentes conceptions.
- Boccace Dans sa Généalogie des Dieux, il reprend l’interprétation de type médiéval : la fable de Prométhée est un conte inventé par les Païens pour expliquer la création divine. Mais, se servant de différentes versions du mythe, Boccace établit une histoire nouvelle de Prométhée : le dieu modèle la statue humaine puis il suit Minerve sur son invitation dans l’Olympe, où il dérobe une étincelle à la roue du Soleil pour donner la vie à l’homme. Tel est le premier Prométhée ; mais il y a un second Prométhée : celui qui après avoir médité au Caucase redescend dans la Plaine et enseigne toutes les sciences à l’homme : cette façon de dire le mythe est une façon d’expliquer qu’il y a aussi deux hommes : l’être humain créé par Dieu, et celui qui possède science et culture dans la société : l’homme est double, homo duplex : naturalis / civilis. Ainsi Boccace fait une relecture du mythe de la création : il y a l’homme naturel crée par Dieu avec l’âme raisonnable, et des facultés sensitives et végétatives. Mais ce premier être parfait (cf. l’âge d’or d’Hésiode) se dégrade avec le péché originel, s’avilit, devient ignorant, et c’est le second Prométhée, le Savant, qui le fait passer de l’état de nature à la civilisation. Boccace, inaugurant la renaissance italienne glorifie la culture et le savoir (alors qu’au moyen-âge la vie n’était qu’une attente de l’au-delà). Pour lui, Prométhée n’est plus un coupable : son exil sur le Caucase est volontaire. C’est la deuxième idée que reprend la Renaissance : au Caucase, les tourments du chercheur qui s’isole de sa propre volonté pour le bien de l’humanité sont symbolisés par l’aigle qui dévore les entrailles du Titan.
- Le néo-platonisme de la Renaissance : C'est une relecture et un commentaire du mythe du Protagoras. Les dieux avec de la terre et du feu façonnent l’homme. Epiméthée l’étourdi, et Prométhée le prévoyant doivent distribuer à tous les êtres vivants les qualités qui empêcheront les races de s’éteindre (les plus faibles, par ex, seront les plus rapides). Mais Epiméthée, quand il arrive à l’homme a déjà tout distribué : l’homme est nu, sans armes ni chaussures. Alors Prométhée va dérober à Héphaïstos et Athéna l’habileté artiste, donc le feu, en premier. L’homme ainsi a tout, sauf la science politique, gardée par des sentinelles dans le temple de Zeus. Le mythe devient là encore l’histoire du développement de l’homme : il est le seul à honorer les dieux, mais étant asocial, il n’arrive pas à fonder une communauté qui assurerait sa survie. Et Zeus, inquiet lui envoie alors la science politique et d’abord Pudeur et Justice. Dans ce mythe sophistique, Prométhée n’est qu’un symbole, un artifice de représentation de l’intelligence humaine (qui n’est plus passive, comme chez Eschyle, mais créatrice : c’est une capacité, non un savoir, qui lui est donnée), et cette intelligence fonde la religion, et c’est quand l’homme a fondé les dieux, que les dieux peuvent fonder l’homme. En tout cas, il y a là l’idée que l’homme est à l’origine de son propre progrès.
- Pic de la Mirandole : Cet auteur commente le mythe du Protagoras : Épiméthée l’étourdi a donné à chaque être vivant une qualité compensant sa faiblesse, mais quand il arrive à l’homme, il n’a plus rien à donner (et Prométhée va chercher dans l’Olympe l’intelligence créatrice pour la lui donner : intelligence active contrairement au savoir reçu passivement dans Eschyle) et il l’interprète à la gloire de l’homme : oratio de hominis dignitate.
« Ô Adam, nous ne t’avons donné ni une place déterminée, ni une physionomie propre, ni aucun don particulier, afin que la place, la physionomie, les dons que tu aurais souhaités, tu les aies et tu les possèdes selon ta volonté. Pour les autres, leur nature définie est régie par des lois que nous avons prescrites, toi, tu n’es limité par aucune barrière, c’est de ta propre volonté, - dans les pouvoirs de laquelle je t’ai placé - que tu détermineras ta nature »
Autrement dit, si pour les animaux l’essence précède l’existence, pour les hommes l’existence précède l’essence. Ils vivent pour réaliser leur essence en quelque sorte.
Nous voyons ici une des convictions les plus fondamentales du discours humaniste : c’est à cause de cette liberté d’action qui n’appartient qu’à lui seul (comme il peut seul choisir entre le bien et le mal) que l’homme est si fier de ce qu’il peut faire. Ce n’est plus, comme au Moyen-âge la roue de la fortune qui l’entraîne mais l’homme lui-même est à la barre, et du reste la Fortune accorde ses faveurs à l’homme d’action. Ainsi l’homme revendique sa propre possibilité de création : il peut, par son action, se faire lui-même : finalement, l’homme, c’est le second Prométhée. Mais de plus cette image optimiste aboutit à dire que puisque l’homme détient une part de l’étincelle divine (le don de la raison du premier Prométhée) sa volonté (il est libre) ne peut que le conduire à faire son propre bien : ainsi l’homme devient le lien entre Dieu et le monde : il devient le centre de l’univers (peut aller en haut comme en bas). Prométhée, c’est donc l’homme qui en définitive par son action se crée lui-même et achève en l’améliorant l’œuvre du créateur.
- Marcile Ficin : Il donne la conception mélancolique de l’artiste. Lui aussi fit l’exégèse du mythe du Protagoras : pour lui, l’homme est aussi double : il y a les facultés naturelles communes à tous les êtres vivants (ce dont s’occupe Epiméthée, ce qui concerne le corps) et la Raison, donnée par Prométhée, qui différencie l’homme des animaux, et l’homme est intermédiaire entre les purs esprits (sans corps) et les animaux, et c’est ce qui cause son malheur, car le désir de s’élever est contrarié par sa constitution d’être matériel : l’âme aspire désespérément à s’unir à l’esprit divin dans un effort constant et toujours douloureux. Le symbole en est la torture de Prométhée au rocher, « infelicissimus ille Prometheus » : un désir perpétuel de vérité, et perpétuellement inassouvi : cloué par son corps au rocher, et tourmenté par ce désir de suivre son âme.
Pour Ficin, il est donc impossible à l’homme d’être heureux sur terre. Le « mélancolique » se réfugie dans l’étude de la philosophie qui lui permettra d’échapper à l’enlisement de la matière : on voit le chemin parcouru puisqu’on en arrive à l’inverse de la signification du mythe chez Pic de la Mirandole : ce n’est plus le signe d’une noblesse humaine, mais celui d’une imperfection ; et l’homme n’est exalté que dans la mesure où il échappe à sa condition : le mythe devient le symbole du tragique de la condition humaine : vouloir être dieu, et ne pas le pouvoir.
- Giordano Bruno : Il expia ses hérésies sur le bûcher (il plaida pour l’héliocentrisme et la pluralité des mondes) fait dans un de ses livres (la cabala del cavallo Pegaso) une comparaison entre ceux qui acceptent le dogme passivement et ceux qui, comme Prométhée, font confiance à l’intelligence : Prométhée est le symbole de l’autonomie de l’homme et son caractère unique d’être raisonnable, qui lui donne le droit de se révolter contre tout ce qui n’est pas conforme à la raison, les dogmes ou autres contraintes spirituelles. Alors l’homme va escalader l’Olympe et s’imposer aux dieux : il exige au lieu de supplier. Il exige une place qu’il est prêt à conquérir, ce qui évidemment va l’amener à se révolter contre des dogmes qui l’en empêchent et l’asservissent.
Ainsi avec la Renaissance, Prométhée cesse d’être un dieu, c’est plutôt l’incarnation de la condition humaine. Sont alors écartées toutes les composantes secondaires du mythe pour que ne restent que la Création et le vol du feu : création moins matérielle que morale (symbole du progrès) : l’homme se différencie des autres créatures parce qu’il a reçu, avec la raison, le don de créer. Et il n’atteint sa finalité que lorsqu’il réalise cette puissance originelle. Cette soif de progrès, certains la verront comme une ascèse solitaire (progrès vers le pur esprit, arrachement à la matière) et d’autres la limiteront à la terre et à l’efficacité de l’effort humain. Prométhée enchaîné n’est plus une victime passive ; il tente sans cesse de briser ses anneaux, et quand la chaîne finit par se rompre, c’est qu’à la fin du processus, le feu divin a été atteint : non plus cause, par conséquent, du supplice, mais récompense de l’ascèse.
La révolte qui était restée à un stade négatif chez Lucien, (négation des dieux) devient positive avec Bruno : l’homme conquérant fait reculer les limites du royaume de Dieu, limites qui n’existent que parce que créées par des dogmes sans existence réelle. Plus d’idée de sacrilège, donc, mais conquête revendicatrice d’une liberté que l’homme se sent capable d’assumer. L’élan humaniste qui avait porté l’homme au centre de l’univers pour en faire sur terre le représentant de Dieu aboutit à faire de l’homme son propre dieu prêt à dénoncer toutes les contraintes qui pourraient limiter son essor.
3. Prométhée, le créateur rival de Dieu
C’est cette révolte qui ne cessera désormais d’apparaître dans l’interprétation du mythe, surtout celle de Goethe, puis celle de Byron, pour devenir un des thèmes persistants du romantisme : Prométhée n’est plus le statuaire habile mais le créateur indépendant, isolé dans son génie et qui sent en son être une puissance de création illimitée ; celui qui est capable de donner vie à une forme intérieure qu’il conçoit et réalise. Hugo, Vigny, s’inspireront de cette image dans leur vision de l’homme de génie, mage inspiré, christ martyre et bienfaiteur de l’humanité, héros révolté contre le dieu méchant qui fait le malheur des hommes.
Pourquoi précisément une révolte ? (Cf. Goethe) Une révolte positive de celui qui se sent assez de puissance pour rejeter les dogmes et les règles au nom de cette force intérieure qui l’habite et qui est comme son dieu personnel. Ou alors, révolte négative, quand le créateur échoue à faire venir à l’existence ce modèle intérieur qui est en lui, ne faisant naître que des objets monstrueux, ou tronqués, des fragments d’une totalité qu’il ne peut réaliser. Prométhée ou la souffrance de qui a voulu être le rival de Dieu. (Cf. le peintre du Chef d’œuvre inconnu Frenhofer, Titan brisé, incapable de produire une totalité intelligible.)
Conclusion : Ce que nous montre donc ce mythe, c’est peut-être l’union de la création, de la révolte et de la souffrance : Hésiode, Eschyle surtout, toute la Renaissance, et les artistes du mouvement romantique, tous ont privilégié ces trois aspects qui au fond caractérisent le cheminement de tout homme.
Ce que dit Platon :
Ἀποροῦντι δὲ αὐτῷ ἔρχεται Προμηθεὺς ἐπισκεψόμενος τὴν νομήν, καὶ ὁρᾷ τὰ μὲν ἄλλα ζῷα ἐμμελῶς πάντων ἔχοντα, τὸν δὲ θρωνθρωπον γυμνόν τε καὶ ἀνυπόδητον καὶ ἄστρωτον καὶ ἄοπλον· ἡ Ἀπορίᾳ οὖν σχόμενος ὁ Προμηθεὺς ἥντινα σωτηρίαν τῷ ἀνθρώπῳ εὕροi κλέπτει Ἡφαίστου καὶ Ἀθηνᾶς τὴν ἔντεχνον σοφίαν σὺν πυρί.
Dans cet embarras, Prométhée vient pour observer le partage. Il voit que les autres animaux ont été dotés convenablement, mais que l'homme est nu, sans chaussure, sans vêtements, sans armes. Or, le jour fixé approchait où il fallait conduire l’homme de la terre vers la lumière. Aussi Prométhée ne sachant comment garantir la survie de l’homme vole à Héphaistos et Athéna la sagesse des arts avec le feu.
Platon, Protagoras, 321c, d