Article paru dans Loxias n°29, Eros traducteur, Actes du colloque de Nice, 29-31 mars 2006, Loxias 29 juin 2010, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=6121
Notes
- Voir Quignard p. 14 : « Il passe pour être le premier à avoir composé de façon systématique un livre sous forme fragmentaire » ; cf. p. 37 : « apparition d’une sorte de système délibéré de la fragmentation volontaire dans la prose française ».
- Montaigne, Essais 2.1.
- Voir Lacoue-Labarthe 1978, p. 63.
- Quignard (1986 : 39) reconnaît au contraire le caractère acquis des fragments d’Héraclite, qui sont « débris d’un livre qui est perdu ».
- M. Conche, 1986, 4e de couverture signée ; il récidive p. 13 : « [les fragments] forment système. Ils se composent entre eux, se complètent, s’éclairent mutuellement, se répondent. […] Ils constituent un tout harmonieux, d’une admirable cohérence, où chacun apporte sa note propre, sa tonalité indispensable ».
- L’édition de référence est celle de Diels-Kranz, qui compte 126 (et 139 en comptant les suspects et apocryphes) ; mais le découpage et l’identification des fragments varie : 111 selon Markovitch, 125 selon Kahn, 126 selon Dumont, 127 selon Walzer, 130 selon Bywater, 136 selon Conche, 145 selon Bollack et Wismann (dont 109 authentiques complets), 154 selon Battistini.
- La toile de Magritte (le pont d’Héraclite, 1935) le montre aussi, à sa manière : le pont suspendu, dont il n’y a qu’une moitié, sur le fleuve, et qui s’arrête en plein soleil, n’empêche pas son ombre intégrale de traverser les eaux jusqu’à l’autre bord.
- « Il n’y a là, reconnaît simultanément le traducteur, […] que projection subjective » (Battistini 1955 : 23) ; cf.sur un autre ton, Conche, p. 7 : « Héraclite n’est pas de ceux qui empruntent ou imitent ».
- Barnes 1983.
- Diogène-Laërce, Vie, doctrine et sentences des philosophes illustres 9.1 : « Héraclite écrivit un livre unique, continu
- Ramnoux 1968, postface 422.
- …après laquelle une édition collective et complète des fragments est rendue… « plus nécessaire encore » (Bollack-Wismann 2004 : 7).
- Le texte de B 77a est douteux (endechetai, exesti ou esti seul) ; en B 43 une variante du texte dit traces (ichnè) au lieu de symboles : « traces de traces ».
- Lettres 12, 7.
- Aristote, Rhétorique 1407b11 : dans le fragment 1, on ne voit pas, dit Aristote, à quoi se rapporte le mot ‘toujours’.
- Aristote, ibid. ; Demetrios, du Style 192 (« si les phrases d’Héraclite sont obscures, cela vient essentiellement de la disjonction (lusis) ») ; Théon Progymnasmata 82 ; voir Mouraviev 2002, III.3.A, p. 13-26.
- Voir Diogène-Laërce 9.6 ; cf. au contraire Théon d’Alexandrie, in Mouraviev 2002, III.3.A, p. 14 sq.
- in « Séminaire du Thor », p. 432.
- in « Alètheia » (Essais et conférences, p. 328).
- Dans « Héraclite d’Ephèse » (1948), Recherche de la base et du sommet, précédant Battistini 1955.
- Stendhal, De l’amour 2 : « Ce que j’appelle cristallisation c’est l’opération de l’esprit qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l’objet aimé à de nouvelles perfections ».
- Ibid.
- L’auteur se risque ensuite à identifier la théorie du langage de Wittgenstein (homosexuelle) et le sadisme de Sade (substitut d’une sexualité restreinte) ; mais entre le linguistique et le sexuel, il peine à dépasser le niveau d’un rapport confus d’analogie, parlant d’ « affinités », de « lien », de « correspondances ».
- Il parle d’un « affairement jubilatoire » et de « l'assomption jubilatoire de son image spéculaire », dans : Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu'elle nous est révélée dans l'expérience psychanalytique, communication faite au XVIe Congrès international de psychanalyse, à Zürich, le 17 juillet 1949.
- Lors du stade émotionnel (Wallon) l'enfant se sert de l’image extériorisée du miroir, afin d'unifier son corps ; mais pour J. Lacan l’enfant alors jubile, tandis que selon F. Dolto il souffre de cette castration symboligène.
- Pour ceux qui font de l’intraduisible d’une langue son cœur, il n’y a pas d’issue à la sidération.
- L’exergue du Fragment du Narcisse de Paul Valéry : Cur aliquid vidi (Ovide, Tristes, 2.103), lui-même, ne renvoie pas à une scène spéculaire puisqu’il est prononcé par Actéon parlant d’Artémis aperçue au bain !
- Steiner 1978 : 36, dans un chapitre intitulé ‘comprendre c’est traduire’.
« La première chose, en amour, est d’avoir le sens l’un de l’autre »
(Athenaeum 87 [Schleiermacher])
Après Eros premier depuis toujours, l’expérience des textes précède —prépare peut-être— la rencontre avec Eros traducteur. Si l’expérience de la chose et la rencontre de l’autre correspondent aux deux faces d’Eros, jouissance et désir, la première étant rapport à la chose et le second à l’autre, ce sont sur les deux tableaux qu’il faut identifier en traduction, si possible, la place et les traits d’Eros. Mais y a-t-il un amour littéral du traducteur en travail ? C’est sur pièces, à partir des traductions des fragments d’Héraclite d’Ephèse que je vais chercher à sonder cet acteur potentiel. Dans mon propos, limité, je resterai très en deçà du philosophiquement aigu pour m’intéresser aux traitements du texte, un texte par excellence construit, à partir de ruines laissées par ceux que l’on nomme ‘les Présocratiques’ -on pourrait dire ‘les Fragmentaires’.
Une gêne morbide de soi
Dans un opuscule fragmenté qui met en cause La Bruyère, Pascal Quignard, le familier d’Eros, invoque ce dieu sous l’espèce d’un amour morbide : « le fragment fascine sans doute aussi par ce caractère un peu ruiniforme, dépressif. Il est ce qui s’est effondré et reste comme le vestige d’un deuil » (p. 44). A sa gêne technique envers l’écriture fragmentaire il donne même le nom de dégoût, s’excusant de cette inclination inavouable : « je souligne la fascination extrême et presque automate que l’apparence fragmentaire exerce sur moi. Je ne masque pas la répugnance que j’éprouve à l’endroit de mon désir » (p. 62). C’est donc sur La Bruyère, premier fragmentateur de principe1, que Quignard défoule son désir morbide du discontinu.
Le fragment serait un morceau de choix pour scruter le désir, d’autant qu’il a certaine affinité avec notre expérience. L’écriture fragmentée, « la forme de la subjectivité » selon Heidegger, apparaît dans la sensibilité moderne comme propre à exprimer les dessous d’une intimité, correspondant à une vision éclatée, parfois décousue, du monde et de soi : « Aucun ne fait certain dessain de sa vie, et n'en délibérons qu'à parcelles. […] Nous sommes tous de lopins et d'une contexture si informe et diverse, que chaque pièce, chaque momant faict son jeu 2». Il ne s’agit pas, par ce mot, d’englober toutes les formes d’éclats ou d’extraits, mais du texte manifesté comme tel : le texte-fragment ; en distinguant surtout entre deux types de textes fragmentaires, souvent l’objet d’une confusion inacceptable d’un point de vue génétique : les fragments d’origine, fruits d’une décision poétique, et les fragments par accident, résidus textuels.
La fabrique fragmentaire
Du second type, visé ici, le premier apparaît comme la pose. « Schlegel faisait remarquer, note Quignard, que comme les œuvres que nous admirions le plus –c’est à dire, depuis la Renaissance, les œuvres de l’Antiquité- nous étaient parvenues à l’état de fragments, les œuvres des modernes cherchaient à épouser en naissant cet état, imputant la fascination qu’elles exercent à la fragmentation et estimant que ces morceaux, qui évoquaient des touts indicibles et absents, par le désir qu’ils en laissaient, accroissaient l’émotion » (p. 45-46). Ce que dit sans façon un fragment de l’Athenaeum : « Nombre d’œuvres des Anciens sont devenues fragments. Nombre d’œuvres des Modernes le sont dès leur naissance » (Athenaeum 24, in Lacoue-Labarthe 1978 : 101). La fascination transforme un débris en forme complète, voire totale, et introduit, à part des formes brèves canoniques (aphorisme, énigme, sentence, etc.) une véritable nouveauté puisque l’on gomme —ou plutôt récupère et dépasse la faiblesse acquise du fragment : son manque non prémédité. Ce coupon, « impuissant à se fonder sous forme de genre » (Quignard 1986 : 39) devient paradoxalement, modèle de genre.
On observe, en fait, deux transformations liées à cette forme naturelle : la simulation et la restauration de l’ancien. La première s’exprime dans la vogue lancée par les Romantiques d’Iéna, à travers les cahiers de l’Athenaeum (1798-1800)3 ; l’autre mutation est à la fois plus profonde et plus discrète car elle ne touche à son objet que par l’esprit. Ce qui distingue un fragment éprouvette d’un fragment naturel c’est le manque d’intégrité du second, les fragments-aphorismes étant, comme le dit F. Schlegel « des fragments cohérents » (in Lacoue-Labarthe 1978 : 63). Mais cette tare devient sa richesse même et le fragment, comme un décor de Monsù Desiderio, n’apparaît plus haché mais plein. Non seulement la réception du fragment antique fait disparaître cet écart en lui prêtant une cohérence suffisante, mais elle l’accroît, comme s’il était né lui aussi du désir des nouveaux fragmentaires de faire tenir beaucoup de pensée en peu d’espace. Ainsi s’engendre un monstre littéraire, « un autre modèle de l’œuvre » (Lacoue-Labarthe 1978 : 57).
Héraclite : une totalité inespérée
Tel est précisément le destin des fragments d’Héraclite4. Depuis le 21 juillet 356, la nuit même de la naissance d’Alexandre, les jeux sont faits pour son Peri Phuseos, car c’est la date à laquelle Eros-trate brûle le temple d’Artémis à Ephèse et transforme son livre en coupons. Depuis, même si dans des copies le texte intégral a pu durer encore quelques siècles, il manque définitivement quelque chose qui est presque tout. Qu’à cela ne tienne ! La lecture comblera les manques. Conditionnée par la forme littéraire ancienne de la maxime le fragment est adopté comme une sentence profonde : il devient dépôt, pensée concentrée. Mais la densité du fragment est encore augmentée du vide qu’il a su faire autour de lui, de ses lacunes et de ses ellipses. Ce n’est pas nier l’intention poétique et le choix stylistique initial (de concision, d’asyndète, etc.), qui, en certains cas, a pu aller en ce sens, mais signaler une généralité de traitement. Cette réception des fragments est une poétique et une relecture statufiante : complet et fermé le fragment non seulement ne manque de rien mais souffre de trop. Il devient saturé.
Mais les résidus présocratiques sont pour nous seuls, modernes, transmués en totalités. Car à ces « débris sans escorte » (Michaux) tout est mis en œuvre, du traduire au travestir, pour donner une compagnie. Et dans cette promotion le traducteur joue un rôle majeur et douteux. La fragmentation, comme un appel au secours du sens effiloché, invite à une mission impossible, et qui ne dure pas : faire dire à ce qui manque de quelque chose la totalité de son sens sans lui rien ajouter. Le travail de traducteur sur cette forme devrait consister à rendre compte à la fois du tout et du manquant. Mais régulièrement il se défausse, mystérieusement. Y. Battistini, traducteur typique de ces bribes héraclitéennes, n’hésite pas à parler pour elles d’une « parole en archipel qui demeure parole de la totalité ». Entièrement renversante la pierre rejetée devient parfaite dans le regard émerveillé d’un autre traducteur : « Ce qui surgit ainsi des ruines du texte est une structure belle, un cosmos, une sorte de temple grec déployant son harmonie dans la durée. Chaque fragment apporte sa précision nécessaire ; chacun est complémentaire de tous les autres, même si quelques-uns, plus décisifs, jouent le rôle de pierre d’angle5 ». Vision exemplaire (surtout pour un « texte » si mal défini qui compte selon les éditeurs de 111 à 154 fragments)6 qui montre bien comme la lumière peut aveugler. Non seulement il ne manque plus rien du texte mais tout est à sa place dans la structure (sic) de l’œuvre7.
Herméneutique du fragment
Le lecteur d’origine est certes en posture délicate, face au fragment, et dans une perplexité particulière ; mais la perfection du fragment concerne directement le traducteur, car c’est lui en personne qui fabrique le simulacre : le fragment à la fois résiduel et parfaitement élaboré n’existe qu’en traduction ! Le traducteur non seulement construit le statut du « texte », mais en misant sur sa complétude et en interprétant sa puissance il élabore son sens. La consécration de l’oeuvre d’Héraclite est due au savant Hermann Diels, qui décide que l’original héraclitéen était composé ab ovo d’une série d’aphorismes. La plupart des éditeurs, traducteurs, commentateurs ne reviendront pas sur ce verdict, et la conviction intime selon laquelle « Héraclite – et tout dans son caractère et dans son tempérament aide à le croire, dut se complaire à ne livrer sa pensée que fragmentairement […] je ne vois pas le livre d’Héraclite autrement » (Battistini 1955 : 20)8. Pourtant, comme le remarque J. Barnes9 qui rejette cette orthodoxie, rien ne dit que le texte se soit ainsi présenté, et Diogène-Laërce, son biographe antique, dit explicitement le contraire10.
Constamment les générations d’exégètes ont investi les ruines héraclitéennes pour le faire parler par leur bouche. Sans rougir E. Fink (1973 : 9) évoque « celui dont la voix, comme celle de la Pythie, nous atteint par-delà les millénaires », passant sur ce qu’elle dit pour engager, avant même d’indiquer ‘ce qu’elle veut dire’, à ‘ce que vise ce qu’elle veut dire’. Ces intrusions passionnés dans les brisures héraclitéennes obéissent à une sacralisation du verbe. « Le mythe même d’une révélation, confesse Ramnoux, est fonctionnel »11. Le monument le plus énaurme consacré à rassembler les membres et postiches d’Héraclite (9 volumes parus, encore au moins 15 à venir) est l’œuvre de Serge Mouraviev12 qui, extrémiste dans sa volonté restauratrice et totalisante, aboutit à un effrayant agglutinement : « la bonne lecture consiste à accepter l'impossibilité du choix, en acceptant simultanément, en bloc, toutes les lectures possibles, avec toutes leurs incompatibilités et toutes les conséquences contradictoires que cela entraîne tant dans l'esprit du lecteur que dans l'image de la réalité décrite » (Mouraviev 2002, III.3.A : 70).
Obscurité d’Héraclite
La saturation du fragment, l’inflation herméneutique, et bientôt la divagation de traduction qui en découle ne tiennent pas à « l’obscurité » d’Héraclite et l’on pourrait sur les fragments d’Evagoras de Mégare, un contemporain, tenir le même discours. Certains d’entre eux se prêtent volontiers à une exploitation aussi intensive tel le fragment B 48a : « il est impossible de parler contre la raison (logos) », ou le fragment B 77a : « il y a de nombreuses façons de connaître (gignoskein) et autant de savoir (gnonai) » ou encore le fragment B 43 : « les mots (ta legomena) sont des symboles de symboles »13. De chacun on peut faire son miel ou comme dit Sénèque : « Chacun comprend cela à sa façon »14. Mais Héraclite est un prête-nom davantage courtisé qu’Evagoras ou Empédocle. Pourtant l’obscurité exceptionnelle qu’on lui attribue est douteuse. Sur l’ambiguïté du style, les témoignages sont en effet divergents et peu clairs. Le plus ancien informateur précis, Aristote, dit son texte ambigu en raison de la difficulté à découper les phrases15 —indice, au passage, d’une ‘continuité’ du texte—, et par manque de ‘connectifs’16. Son obscurité est attribuée par les témoins les plus anciens (Platon, Aristote, Théophraste, Démétrios) à un défaut et un trait de caractère : Héraclite avait de la bile noire, c’était un impulsif17. Il n’y a globalement d’unanimité ni sur les causes, ni sur la nature de l’obscurité du texte — une obscurité que Diogène-Laërce dément en bloc (9.7) : « Il s’exprime parfois de façon lumineuse et claire dans son ouvrage, si bien que le plus stupide comprend facilement ».
Dans une telle situation le traducteur, inévitablement, ne traduit plus. Reflet des interprétations, écho des histoires de la linguistique, de la philosophie et de la rhétorique, la traduction peut-elle faire autre chose que répercuter ou encaisser ici des évolutions qui la dépassent. La prise en charge des fragments est herméneutique avant d’être littéraire, —au point de rendre, dit-elle, la traduction impossible : « La traduction est impossible, parce que l’unité ne se trouve justement pas du côté du sens. Mais la traduction impossible reste souhaitable, parce que le sens découvert éclaire des pans restés dans l’ombre » (Ramnoux 1978 : 421). Tels sont les ravages de la pensée aveuglante : on ne peut plus traduire car trop de pensée est passée par là. Le postulat d’une obscurité décrétée impénétrable prend la forme visible de la traduction. Philosophie et poésie s’attachent à entériner un rapport ici particulier puisque l’objet est déclaré totalement hors de portée, insoluble, objet d’un amour, si l’on veut, qui ne peut être que transi ; d’un soin assidu qui doit se défiler, partagé entre la mission de porter le sens et la tentation d’importer l’obscurité. Pour conserver dans ces débris le minimum pour faire un alibi de la pensée et garantir la transcendance du fragment les traductions limitent ou éliminent les indispensables guides que fournissent le contexte, faisant tenir Héraclite tout seul entre deux blancs.
Illuminations d’Héraclite
Livrées apparemment à eux-mêmes les fragments sont désorientés et traduits en tous sens ; et le moins qu’on puisse dire est qu’on y trouve une composante érotique spectaculaire : la concurrence. Je n’en prendrai que deux exemples nus.
Ψυχῆς ἐστι λόγος ἑαυτὸν αὒξων (B 115) : « Le logos qui appartient à l’âme progresse sur lui-même » (Battistini) ; « c’est le propre du souffle d’avoir une raison qui s’accroît elle-même » (Bollack & Wismann) ; « à l’âme appartient le discours qui s’accroît lui-même » (Conche) ; « il y a un langage de l’âme qui s’accroît lui-même » (Pouille) ; « à l’âme appartient un logos en train de s’accroître » (Ramnoux) ; « (La pensée) se donne à elle-même son propre accroissement » (Robin)
φύσις κρὐπτεσθαι φιλεῖ (B 123) : « L’émergence-hors-du-secret aime à s’envelopper-du-secret » (Battistini) ; « rien n’est plus cher à l’éclosion que le retrait » (Beaufret)18 ; « la chose comme elle vit aime à se cacher » (Bollack & Wismann) ; « Nature aime se cacher » (Demont) ; « l’émerger (hors du se-cacher) accorde sa faveur au se-cacher » (Heidegger)19 ; « la véritable constitution des choses a l’habitude de se cacher » (Kahn) ; « la nature a coutume d’être cachée » (Marcovitch) ; « l’éclosion reste cachée » (Munier).
La saturation du fragment, porte-parole étranglé d’un long discours, devient facilement boursouflure, vide-poche théorique ou poétique. Une maladie de la traduction, —qui ne ressemble pas, à première vue, à une maladie d’amour. La brièveté du texte complet permet au traducteur de faire face tout entier, et pourtant certaines règles de traduction paraissent ici caduques : « La question de savoir s’il importe de dire juste ou de dire au mieux est ici sans objet », s’étonne-t-on de lire sous la plume de R. Char20. Le traducteur est dépassé et le texte ne le concerne plus, par excès de prétendants. Si, avec Héraclite, « la terre est en vue » (comme dit Hegel) on peut parier que nous sommes encore en pleine mer.
Cristallisation et mauvaise passe
On peut avoir d’excellentes raisons de préférer à d’autres le régime fragmentaire. Il n’en reste pas moins que c’est pour le traducteur une occasion de se tromper d’objet, et peut-être de désir. La fascination exercée par le t.xt. d’Héraclite et l’obstination des traducteurs à frayer personnellement avec ses miettes suggère aussi que le texte, tel quel, met le lecteur en transe. Mais comment filer Eros, transféré dans le traduire, au-delà de la métaphore ? Avec ce qu’elle implique de structure projective d’identification, la première cristallisation21, mise en scène de l’Ego dans un délire interprétatif, pourrait adéquatement décrire la lecture-traduction des fragments présocratiques : les rameaux effeuillés « sont garnies d’une infinité de diamants, mobiles et éblouissants »22. Mais ce modèle reste imaginaire, comme l’intrication du sexe et de la langue soumis de force au même registre par Steiner : « Eros et la langue forment un engrenage continu […] Il est vraisemblable que la sexualité et le langage se sont développés au sein d’une étroite réciprocité […] ; si le coït se prête au schéma du dialogue, la masturbation s’apparente au rythme du monologue parlé ou intérieur. Il est prouvé que l’éjaculation est plus importante au cours de la masturbation que pendant les rapports. Je pense que ceci tient à la vigueur intellectuelle, au pouvoir de conceptualiser avec un brio extrême. Dans un esprit bien fait, l’énergie psychique et verbale se décharge vers l’intérieur » (Steiner 1978 : 48)23.
Qu’est l’Eros du traducteur de fragments, dont l’ambition semble être de faire un tout personnel avec le manque d’autrui ? Il se manifeste sans doute du côté de Narcisse, par un surinvestissement affectif et intellectuel. A la gêne de Quignard s’oppose ici la joie —ou mieux : la « jubilation », pour emprunter cet adjectif à la définition par Lacan du stade du miroir. A lire les traductions il apparaît qu’Eros, toujours enfant, est passé par là, y passe encore ; avec sa double issue possible : l’unification réjouie du je, ou la castration, selon la version (Lacan ou Dolto)25 de l’événement, dont l’impuissance et la frustration causée par le sentiment d’intraduisible pourrait être l’écho dans le Narcisse du traducteur. Pourtant Narcisse, comme l’Eros de Salzbourg, s’avère au fond une fausse piste, liée au genre (du fragment) plus qu’à la charge (du traducteur)26, constituant au plus une tendance aberrante27. Sidération, narcissisme, impuissance : le traducteur est un amant comme les autres. Considéré à l’échelle du fragment le jeu de langue du traducteur n’éclaire pas un registre d’Eros qui serait propre ; il signale davantage des tentations, —du registre de l’esprit plus que de celui de la chair— de mener à mal l’échange, de se méprendre en s’écoulant et en étendant le texte au format de son imaginaire.
L’attente
Au-delà du désir de soi et de la langue, par intermittences confondus, c’est sans doute sous la figure de l’harmonie, dans un rôle d’ajusteur et d’accordeur, qu’Eros entre dans le je du traducteur. Il s’agit d’une harmonie dénichée entre des éléments qui, pour appartenir à des langues différentes, ne s’assemblent pas sous ce signe absolu de la différence, mais de la ressemblance. Les textes traduit et traduisant appartiennent, foncièrement, à la langue, en partie unique ou unifiée, du traducteur, comblé de quelquefois trouver de (presque) parfaites synonymies dans sa langue pour l’échange qu’il veut réaliser. Eros traduit donc sur deux versants, désir et jouissance, en ce sens qu’il fait durer le plaisir et son attente —en ce sens traducteur qu’il prolonge le bain dans la langue. Réciproquement à la formulation du « comprendre c’est (déjà) traduire » (Steiner) on peut dire que « traduire c’est (longtemps) comprendre ». Rabattu sur la durée du cache-cache de la langue (eros krupthestai philei), Eros, traducteur inassouvi, dans l’attente, anime l’entrejeu qui est non pas l’objet mais la source de sa jouissance. Il est, à tout prendre, comme la mise en jeu, chaque fois durablement réitérée, de la langue et de la pensée. Dans ce désir-activité de comprendre, acte linguistique et émotif à la fois, que Steiner appelle en-vasion, Einfühlung ou sympathy28, Eros en quête d’intelligible diffère le moment de mettre un terme aux travaux d’approche, et un nom à ces formes qui se présentent.
Il faut en effet, pour s’y retrouver, distinguer nettement dans la traduction une modalité dynamique ou germinative (une temporalité ou expérience), et une modalité substitutive (une décision définitive). La première est la dynamique de la compréhension, de l’approche linguistique, des négociations successives faites dans une langue qui montre ses charmes pour obtenir un semblant d’accord avec un texte qui ne renonce à rien et qui disparaîtra ensuite sans laisser d’autres traces que des ombres de pincements de cœur dans les notes en bas de page du traducteur qui, décidément, n’y peut rien. La seconde action, à la fois conclusive et hétérogène, tient en peu de chose et ne caractérise que, résiduellement, l’activité du traducteur. C’est le voyage qui compte. Ce qui distingue finalement le traducteur du lecteur est qu’il s’y prend à plusieurs fois. Comme l’auteur, avec ce qui est en jeu pour lui, il s’y reprend. Le traducteur est comme un qui, assidûment, lirait dix fois. Au risque de faire réapparaître en coin Narcisse c’est comme expérience dépliée de l’infinitif au progressif du verbe du traduire, que seulement, et au-delà de l’objet nécessairement fragmenté que nous sommes aussi, Eros a sa place de choix.