Les Humanités au cœur de l'école
Rapport sur la valorisation des langues et cultures de l’Antiquité par Pascal Charvet et David Bauduin
La culture ne se définit pas par les limites d’une identité « nationale » mais par ses interactions à divers degrés avec des formes d’altérité. La construction européenne, dans ses plus nobles aspirations, s’est fondée sur l’idée d’une communauté de valeurs, d’inspirations et d’histoire – sachant que les conflits qui l’ont marquée sont aussi la preuve d’une confrontation attentive et suivie. Ce ciment qui unit les pays européens et fonde leur communauté s’étend, culturellement, aux pays de la Méditerranée, notre mer commune, lieu de rencontre et d’échange continu et fécond, qui a défini jadis le vrai cœur de l’empire romain.
Découvrir un horizon commun
Une mosaïque de langues
La Méditerranée, comme aimait à le dire Jacques Lacarrière, est "une mer toujours parturiente" dont nous sommes "les enfants légitimes et batârds". Qu'on la nomme Très Verte, chez les Égyptiens, Grande Mer, hayam hagadol, dans la Bible, Mare nostrum, chez les Romains, Mer entre les terres, ilel-agr-akkal, chez les Berbères, ou Mer blanche ou Mer du Sud, Akdeniz, chez les Turcs, elle reste à chaque fois paradoxale. C'est une terre de ruptures et de fractures. Braudel écrivait dans La Méditerranée (Arts et métiers graphiques, 1977, p.8) que "voyager en Méditerranée, c'est trouver le monde romain au Liban, la préhistoire en Sardaigne, les villes grecques en Sicile, la présence arabe en Espagne, l'islam turc en Yougoslavie. C'est plonger au plus profond des siècles, jusqu'aux constructions mégalithiques de Malte ou jusqu'aux pyramides d'Égypte(...). C'est rencontrer de très veilles choses, encore vivantes, qui côtoient l'ultramoderne."
Mais la Méditerranée est aussi un horizon commun, non seulement pour les langues anciennes et leur apprentissage (le latin et le grec principalement, sans oublier l’araméen, le syriaque, le punique et le libyco-berbère), mais pour toutes les langues de l’Europe issues du latin, enrichies par le lexique grec, et également pour toutes les langues issues des temps anciens et qui sont encore vivantes aujourd’hui, telle la langue berbère au Maghreb. Le latin et le grec, comme le punique et le berbère, sont des langues imprégnées par la Méditerranée : ces différentes langues présentent des influences réciproques, comme l’étude de mots latins et berbères peut le corroborer. La Méditerranée antique n’est, en effet, pas seulement représentée par la Grèce classique et la Rome républicaine : c’est un espace-temps beaucoup plus large, commençant avec des civilisations brillantes (égyptienne, phénicienne, égéenne, étrusque) et se prolongeant dans le monde byzantin et la latinité médiévale, tout en impliquant un réseau continental très large, en particulier des relations profondes entre l’Europe et le monde arabo-musulman.
Une approche historique des métissages culturels
L’étude des langues anciennes n’est pas un enseignement dont les Européens de la rive nord auraient le monopole légitime et historique. Elle concerne aussi tous les élèves qui ont un lien avec la Méditerranée, originaires de la rive méridionale ou orientale, et présents dans l’école de la République. C’est pourquoi il est nécessaire de développer des ponts entre les rives et les continents que l’histoire de la Méditerranée a connus ; et il convient de le faire d’abord dans notre pays mais aussi dans l’espace de la francophonie, c’est-à-dire dans les lycées français, au Maghreb par exemple. L’étude du latin et du grec et de leurs littératures, ainsi que celle des œuvres d’art et des nombreux témoignages de la vie quotidienne issus des temps anciens, ont en effet des vertus pédagogiques déterminantes pour dessiner un univers méditerranéen qui dépasse les discours colonialistes et post-colonialistes : les uns et les autres font l’impasse sur ce qu’a été la vie au sein de la Méditerranée antique. Les historiens de l’Antiquité montrent, eux, combien le métissage culturel y a été puissant et combien cette vision de cités grecques et d’un état romain réduisant toute altérité méditerranéenne à sa propre identité est excessive1. En Phénicie, une culture originale cristallisa ainsi les influences de la Grèce, de l’Anatolie, de la Mésopotamie, de l’Arabie et de l’Egypte. La figure du poète Méléagre (IIe siècle.) y incarne bien ce cosmopolitisme lucide : dans une auto-épitaphe anticipée (A.P. VII, 419), il dit avec humour sa triple culture et salue le passant en trois langues : « Ô étranger ! La divine Tyret la terre sacrée de Gadara ont fait de Méléagre un homme, et l’aimable Cos a nourri sa vieillesse. Maintenant si tu es Syrien, je te dis Salam ! Si tu es Phénicien, Audonis ! Et si tu es Grec, Khairé ! – mais toi, réponds de même. »
Parce que les Langues et Cultures de l’Antiquité sont aujourd’hui à la fois proches et lointaines dans le temps, tant dans leur fonctionnement que dans les valeurs qu’elles véhiculent, aussi bien pour un adolescent originaire de la rive Nord que de la rive Sud, elles peuvent redevenir familières en aidant à la réappropriation de ce passé méditerranéen partagé.
Ce statut particulier de la culture gréco-latine est bien celui de la juste distance : à la fois différente et interne. Ce sont ses différences qui aujourd’hui nous servent à comprendre notre Méditerranée plurielle ; parce qu’elles portent des représentations qui ne sont pas seulement les nôtres, elles peuvent nous aider à ajuster notre approche collective de défis sociaux et culturels que nous peinons à relever. Vinciane Pirenne-Delforge disait ainsi, dans sa leçon inaugurale au Collège de France : « Le polythéisme est l’une des manières dont l’écrasante majorité des sociétés de l’Antiquité a négocié la représentation d’un monde complexe. Une analyse de ses modalités de fonctionnement peut non seulement nous permettre de mieux comprendre ces sociétés antiques, mais également de réfléchir aux diverses manières de négocier ‘la religion des autres’ ».
1 Voir aussi Patrick Voisin (en particulier Il faut reconstruire Carthage. Méditerranée plurielle et langues anciennes, Paris, L’Harmattan, 2007) ; et la webographie , http://eduscol.education.fr/cid59443/videos-diffusees-pendant-les-rencontres-2012.html, in Rencontres Langues anciennes et mondes modernes, Ministère de l’éducation nationale, Paris, 2012.