Les scientifiques et le monde. Quelle liberté pour la recherche et sa communication ? Quelques réflexions et témoignages personnels

logo

À lire et consulter également : deux avis du Comité d'éthique du CNRS (COMETS) 

À toutes les époques les hommes ont pu survivre grâce à leur compréhension croissante des lois de la nature. Ils ont fait progresser les connaissances en associant expérimentation et réflexion théorique, à quoi il faudrait ajouter aujourd’hui la simulation que permet le numérique. La liberté de chercher et de communiquer ses résultats a de tout temps présenté des embûches pour le scientifique, plus ou moins aiguës selon les époques. Certains y ont perdu la vie, tel Giordano Bruno brûlé vif par l’Église en 1600 pour hérésie relative à la place de la Terre dans le Cosmos. D’autres, intimidés comme Galilée, ont dû ruser pour que, sans être acceptés, les résultats de leurs travaux ne soient pas perdus pour la postérité. Le heurt de la science avec les croyances de la chrétienté a été très rude pendant des siècles dans nos pays occidentaux. Plus récemment, ce sont les régimes dictatoriaux qui ont imposé une science officielle conforme à leur idéologie, dont l’archétype a été la biologie fourvoyée de Trofim Lyssenko dans l’empire soviétique. On peut se demander où en sont aujourd’hui les marges de la liberté pour ceux qui ont choisi la recherche comme métier.

 

Une liberté de chercher affichée mais toute relative

Le choix de devenir chercheur résulte en général d’une sincère passion pour la connaissance et d’un généreux désir d’œuvrer pour le bien commun. Il implique l’acceptation de règles d’éthique qui supposent le respect des droits moraux de tous ses acteurs. Ce métier est encore considéré par une majorité de lycéens comme très désirable, bien que vu en général comme inatteignable, et même si la confiance dans la science est plutôt en baisse dans la population. En France l’ESR (Enseignement Supérieur-Recherche) donne à ses personnels chercheurs un statut garantissant la liberté académique, ce qui leur laisse en principe la possibilité de choisir leur domaine de recherche. Les publications scientifiques relèvent du même droit d’auteur que les œuvres artistiques (à la différence des données de la recherche qui appartiennent à l’institution employant le chercheur) et ne peuvent être censurées par l’institution, sauf si des bornes d’ailleurs assez imprécises sont franchies, telles que la diffusion de thèses négationnistes ou l’appel à la haine raciste. A titre personnel, j’ai été laissée libre dans les années 1990 de développer une coopération avec des collègues allemands sur l’IRM des poumons avec des gaz hyperpolarisés, utilisant des techniques lasers mises au point dans mon équipe mais pour une utilisation médicale totalement étrangère à la physique quantique chère à mon laboratoire.

Ce qui a aussi beaucoup progressé depuis les décennies de la guerre froide, c’est la liberté de communiquer les résultats de la recherche. Nous sommes irréversiblement entrés dans l’ère du numérique, qui offre tous les canaux possibles pour faire connaître les résultats des travaux, allant de la publication dans une revue avec validation par les pairs (le peer review) au dépôt de prépublications (les preprints) sur des archives ouvertes sur internet sans délai, sans même mentionner les réseaux sociaux scientifiques et les blogs personnels. Le MESRI (Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche) s’est résolument engagé depuis 2018 dans une politique dite de Science Ouverte, qui démontre actuellement ses avantages pour tenter de faire progresser la connaissance sur le Sars-Cov 2mais aussi ses dérives. Il faut remarquer que l’extraordinaire abondance des communications scientifiques qui, compte tenu de l’urgence, ne passent pas par le filtre de la validation, a parfois provoqué un peu de confusion et même engendré quelques distorsions par rapport à la déontologie du métier.

Il ne faut toutefois pas garder une vision trop idéalisée de cette liberté de principe. L’exercice de la science est devenu irréversiblement mondial.  Le travail de recherche n’est plus celui du « savant » isolé, il s’effectue en équipes de plus en plus internationales. Il se trouve largement conditionné par l’obtention de financements contractuels, ces derniers obéissant à des stratégies définies par les États ou simplement les lois du marché qui régissent l’exploitation des innovations. La liberté de choisir un sujet de recherche est souvent bien théorique : que faire sans moyens ont dû se demander certains épidémiologistes français, malencontreusement contraints par leur tutelle d’abandonner leurs travaux sur les corona virus quelques années avant le déclanchement de la pandémie du Sars Cov 2 ?

 

Une liberté de chercher orientée là où règne l’arbitraire

Il est des pays où des pressions s’exercent pour canaliser les recherches en fonction d’a priori d’ordre économique, idéologique ou religieux. C’est le cas dans les pays où sévit un climato-scepticisme d’État, ce qu’on observe sur tous les continents. Un haut responsable d’une grande nation a pu déclarer, après réception d’un rapport très détaillé sur le réchauffement climatique en janvier 2019 : « Je n’y crois pas..je l’ai vu (le rapport)… j’en ai lu un peu… ça va comme ça…». En fonction de cette logique un peu spéciale, les chercheurs dans les sciences du climat subissent non seulement des coupures de crédits drastiques mais aussi des interdictions de collecter des données, ce qui les oblige à archiver dans des sites cachés celles qu’ils recueillent malgré tout. Soulignons aussi les récents programmes de la guerre des étoiles, remise au goût du jour dans le présent contexte d’affrontements politiques violents : des mannes financières inattendues profitent à certains de nos collègues physiciens, par exemple dans le domaine des lasers, heureux de les accepter en omettant de dénoncer que ce projet militaire est irréaliste… On ne peut se dispenser de rappeler ici l’éthique qui nous enseigne à quel point la liberté de la recherche doit se conjuguer avec la responsabilité.

La liberté de la recherche est évidemment encore bien plus mise à mal dans les pays où l’on ne respecte pas les droits humains et dans ceux qui sont en guerre. Que reste-t-il des programmes de coopération que nous avions mis patiemment en place avec nos brillants chercheurs au Moyen-Orient ? Le programme PAUSE, installé en France en 2017 et géré par le Collège de France, offre des postes transitoires d’accueil pour les scientifiques en situation d’urgence obligés de s’exiler pour des raisons politiques. Quant à nos chercheurs, par exemple des archéologues, qui vont sur le terrain dans des zones dangereuses, ils courent des risques et en font aussi courir à leurs collègues sur place, sans toujours se méfier assez de la caution qu’ils fournissent à des régimes honnis en acceptant par exemple des invitations dans des congrès de prestige dans ces pays.

 

La liberté ambiguë de la recherche dans les pays où la religion est d’État

Dans d’autres pays où la religion est d’État, les dérives se produisent par rapport à la rationalité de la démarche scientifique et l’on encourage volontiers des recherches dans des voies supposées « en accord avec le Coran ». Ainsi a pu se tenir au Maghreb en 2017 une thèse de physique selon laquelle la Terre serait plate et tournerait autour du Soleil, fondée sur des arguments religieux, et dont la conclusion était : « on a rejeté les lois de Newton, de Kepler et d’Einstein vue la faiblesse de leurs fondements et on a proposé par contre une nouvelle vision de la cinématique des objets conforme aux versets du coran […]. La théorie du Bigbang et de l’expansion universelle ont été également rejetées »1. Les réactions ont été vives de la part de nos collègues musulmans, en particulier de mon amie Faouzia Charfi, physicienne et professeure à l’Université de Tunis. Revenant sur son expérience personnelle et son étonnement devant le rejet des contenus scientifiques par ses étudiants, elle retrace dans « Sacrées questions, pour un islam d’aujourd’hui »2  les relations entretenues par l’islam et la science, puisant dans l’actualité récente mais aussi dans l’histoire en se replongeant dans les sources fournies par les grands penseurs arabes. Après un véritable âge d’or des sciences arabes pendant les siècles du Moyen Âge, ces relations sont désormais marquées du sceau de l’ambiguïté : oscillant entre le rejet et la fascination, les islamistes se livrent aujourd’hui à des tentatives pour concilier les théories scientifiques et le Coran, dénaturant ainsi et la science et l’islam sous prétexte de modernité. Faouzia Charfi analyse aussi le créationnisme pour dénoncer l’alliance objective des fondamentalismes anglo-saxons et musulmans. L’opposition aux théories de l’évolution darwinienne se répand en effet de plus en plus, comme depuis longtemps sur le continent américain. Elle sévit avec virulence dans certains pays où l’on démet des recteurs et l’on emprisonne des éditeurs d’ouvrages scientifiques pour propagation de vérités non conformes aux théories officielles. Enfin il faut souligner, comme le fait Faouzia Charfi avec indignation, le sort que les islamistes réservent aux femmes, multipliant les barrières qui limitent leur accès aux études scientifiques3.

J’ai eu moi-même bien des occasions d’enseigner et de faire des conférences. J’ai un excellent souvenir d’un voyage en Iran en 2011 où j’ai fait avec mon mari l’astrophysicien Alain Omont une tournée dans tout le pays à l’invitation de l’ambassade de France. Nous avons eu de merveilleux contacts avec des jeunes curieux de la science, depuis les écoles primaires et les collèges jusqu’aux universités où nous avons croisé des chercheurs de très haut niveau –malheureusement divers blocages d’ordre politique ont fait échouer nos invitations de post-doctorants iraniens dans nos laboratoires. En revanche mes cours plus récents au Maghreb m’ont laissé une certaine impression de malaise quand beaucoup des questions de mon auditoire ont porté sur la conformité avec le Coran des vérités acquises par la recherche contemporaine sur la nature de la lumière, le principe d’incertitude en mécanique quantique ou sur la formation des galaxies.

 En guise de conclusion, un appel à la Raison…

Je ne puis que me demander comment font mes collègues professeurs dans les  lycées et les collèges français quand certains de leurs élèves, questionnés sur l’évolution des espèces, affirment « je n’y crois pas », tout en sachant au fond que ce n’est pas la bonne réponse…Comment a donc pu s’effectuer la manipulation de la vive intelligence de ces jeunes ? De quel agenda politique relève donc l’endoctrinement ? Il faut remarquer que ce « je n’y crois pas » se généralise jusque sur les bancs de l’université. Etienne Klein, physicien et philosophe des sciences, au demeurant excellent pédagogue, rapporte sa stupéfaction lorsqu’à l’issue d’un cours sur la relativité d’Einstein un étudiant décontracté lui a assené : je comprends ce que vous avez expliqué mais je suis convaincu que ce n’est pas vrai ! On ne peut que réaffirmer, en ces jours de deuil après l’assassinat du professeur Samuel Paty, l’importance d’un enseignement qui développe, à tous les niveaux, l’esprit critique plutôt que les certitudes sectaires, la curiosité et l’écoute mais pas l’adhésion aux infox qui circulent sur les réseaux sociaux. En ces jours troublés il faut plus  que jamais faire confiance à la Raison.

 

logo

À lire et consulter également : deux avis du Comité d'éthique du CNRS (COMETS) 

Notes 

  1. Notons que les « terreplatistes » se retrouvent sur tous les continents (9% chez les Français…) et pas seulement dans le monde musulman.
  2. Voir Faouzia Charfi « Sacrées questions, pour un islam aujourd’hui » (Odile Jacob 2017).
  3. Voir Faouzia Charfi « La science voilée » (Odile Jacob 2013).
Besoin d'aide ?
sur