Alexandrie, mars 415 après J.-C. (pendant le carême).
Une femme qui enseigne la philosophie, les mathématiques et l’astronomie est attaquée dans la rue par un groupe de moines fanatiques qui se disent chrétiens, puis traînée sur une place publique et massacrée dans une église. Selon certaines sources, on lui crève les yeux ; son corps est découpé en morceaux et brûlé ; les cendres sont répandues à travers la ville.
Elle s’appelait Hypatia - son nom même renvoie à l’idée de "sommet" (l’adjectif grec hypatos signifie "le plus haut") - et ses assassins voulaient effacer tout souvenir de cette femme dont les contemporains vantaient l’étendue du savoir et la qualité de l’enseignement. Mais Hypatia a échappé à la damnatio memoriae, qui condamne à l’oubli. Certes, comme l’a fait remarquer un spécialiste : « Hypatia doit plus à sa fin horrible qu’à ses travaux de ne pas avoir été oubliée, comme sa rivale athénienne Asklepigeneia » (Christian Lacombrade "Hypatia", Reallexikon für Antike und Christentum, 1994). Cependant, aujourd’hui, elle reste l’un des symboles de l’esprit des lumières face à l’obscurantisme, l’un des "témoins" – c’est le sens même du mot "martyr" – de la force émancipatrice de la pensée contre l’oppression du fanatisme.
« Dans la longue histoire de la réception des savoirs, reconnaître l’apport des femmes de science a toujours été difficile, bien que la philosophe d’Alexandrie fût déjà de son vivant un sujet de littérature et particulièrement de la littérature engagée. Selon les cas, elle fut instrumentalisée par les historiographes, par les historiens de la philosophie ou encore par les littéraires. Ainsi Hypatie devenait-elle symbole de l’anéantissement de la femme sage, pure et immaculée ou, au contraire, de la séductrice démoniaque. À Byzance, elle représentait la femme savante ; au siècle de Lumières, elle incarnait le combat de la Science libérée de la théologie. Pour les théologiens, elle était une figure intemporelle du démoniaque et de la magie. Aujourd’hui, elle représente la symbiose réussie de la science, de la sagesse et de la féminité. » (Henriette Harich-Schwarzbauer, "Hypatie d’Alexandrie", Clio. Femmes, Genre, Histoire, 35 | 2012).
Peritia docendi, "le talent d’enseigner" (Suidae Lexicon, voir ci-après) : deux mots qui résonnent tout particulièrement aujourd’hui.
Plus que jamais, Hypatia est pour nous la figure de l’enseignant passionné par le désir de transmettre, mais aussi conscient que la remise en question et le doute sont indispensables aux progrès de la connaissance et de l’humanité, dans le sens le plus fort du terme. Car, on ne le sait que trop, hélas, il y a des certitudes qui tuent.
La lecture de quelques extraits d’auteurs antiques permet de comprendre la manière dont s’est construite cette figure, d’une certaine réalité historique à l’idéalisation du mythe.
Que sait-on d’Hypatia ?
Hypatia « vivait à une époque de bouleversement culturel. On ne connaît pas exactement sa date de naissance [située entre 350 et 370]. Elle a enseigné et exercé une influence depuis 380/385 environ jusqu’à sa mort en 415. Originaire d’Alexandrie, elle était la fille de l’astronome Théon. On ne sait pas comment elle est venue à la philosophie, ni qui sont ses maîtres, à part son père. Les renseignements la concernant sont pour la plupart fragmentaires. » (Henriette Harich-Schwarzbauer, o. c.)
Fille du célèbre érudit Théon d’Alexandrie, éditeur et commentateur de textes mathématiques et astronomiques (Euclide, Ptolémée), Hypatia a été formée aux disciplines du quadrivium (arithmétique, géométrie, musique, astronomie), selon les préceptes de l’école pythagoricienne, principale source des sciences et de la philosophie antiques (voir Pythagore et Hypatia sur la fresque de Raphaël, en tête de l’article).
Rappelons que l’illustre savant Pythagore (env. 580-495 avant J.-C.) passe pour avoir inventé le nom même et le concept de "philosophe", comme le raconte Cicéron qui lui donne la parole :
« Tandis que les uns cherchent la gloire, d’autres les richesses, rares sont ceux qui ont pour seule préoccupation d’observer attentivement la nature des choses (rerum naturam). Ce sont eux que j’appelle "amis de la sagesse", c’est-à-dire "philosophes" (hos se appellare sapientiae studiosos, id est enim philosophos). » (Tusculanes, V, 3, 8-9)
Hypatia est célèbre par sa science et son éloquence autant que par sa beauté ; elle est reconnue par ses contemporains, admirateurs ou détracteurs, comme une grande "philosophe néoplatonicienne", qui aime expliquer et commenter les grands maîtres, Platon et Aristote. Selon les auteurs, l’accent est mis sur tel ou tel aspect de son savoir (mathématique, astronomie), sur ses travaux remarquables. Le poète Palladas, dans l’une de ses épigrammes, l’honore à l’égal d’une divinité :
« Lorsque je porte mon regard sur toi et tes paroles, je m’incline,
Puisque c’est la demeure céleste de la Vierge que je vois.
Car tes préoccupations sont dirigées vers les cieux.
Vénérée Hypatia, toi qui personnifies la beauté du raisonnement
Étoile immaculée de la sage connaissance. »
L’enseignement d’Hypatia est essentiellement oral, comme pour tous les grands philosophes de l’Antiquité (voir les dialogues de Socrate), mais on sait aussi qu’Hypatia a dû composer divers écrits théoriques, dont il ne reste aujourd’hui pas de trace. On note toutefois que son père Théon lui rend hommage comme "collaboratrice" dans la préface de l’un de ses ouvrages : « Théon d’Alexandrie, commentaire sur le livre III de la Mathèmatikè Syntaxis de Ptolémée. Édition revue par ma fille, la philosophe Hypatia (φιλοσόφῷ θυγατρί μου Ὑπατίᾳ, philosopho thugatri mou Hypatia) ».
Historien et biographe du VIe siècle, Hésychios de Milet est le seul à citer les écrits d’Hypatia (en mathématiques et astronomie, rien en philosophie), dans un catalogue du savoir païen, l’Onomatologos, repris par le patriarche Photios dans sa Bibliothèque (IXe siècle). Le récit consacré à Hypatia n’apparaît qu’au Xe siècle dans le dictionnaire byzantin nommé Suidae Lexicon (voir ci-après).
On ne sait rien de la vie privée d’Hypatia, si ce n’est qu’elle ne s’est pas mariée.
Alexandrie, capitale de la culture, menacée par le fanatisme
Rappelons qu’au Ve siècle, Alexandrie est le centre artistique, intellectuel et commercial du monde méditerranéen : une cité multiculturelle où de nombreuses populations cohabitaient pacifiquement.
Fondée en 288 avant J.-C. par Ptolémée, général d’Alexandre le Grand, la célèbre Grande Bibliothèque d’Alexandrie, conserve les trésors (archives, manuscrits) de toutes les cultures antiques. Ce vaste édifice public est organisé comme une petite ville où savants et philosophes de toutes disciplines peuvent vivre en communauté : outre les salles de conservation des documents et les salles de lecture, on trouvait le Mouséion proprement dit (le "Musée", c’est-à-dire le "sanctuaire des Muses"), au fond d’une grande cour à péristyle, des réfectoires (avec des cuisines), des logements ainsi qu’une exèdre (une cour garnie de sièges pour la conversation).
Le père d’Hypatia, Théon (env. 335-405), est le dernier directeur du Musée de la Bibliothèque d’Alexandrie, avant qu'il ne soit fermé en 391 par l’évêque chrétien Théophile, qui applique un décret de l’empereur Théodose Ier autorisant la fermeture et la démolition des temples dits "païens". En 392, c’est le Sérapéion, le sanctuaire de Sérapis (divinité gréco-égyptienne), qui est détruit sur ordre de Théophile : il abritait "la bibliothèque fille" (de la Grande Bibliothèque) ainsi que les statues de nombreux "sages" et poètes illustres de la Grèce (dont Platon, Homère, Thalès, Héraclite, Pindare).
En 412, Cyrille, neveu de Théophile, lui succède en tant que patriarche d’Alexandrie (il est reconnu comme saint par les églises catholique et orthodoxe) : il s’emploie à réprimer "les hérésies". Divers conflits sanglants éclatent alors dans la ville, opposant autorités religieuses et civiles, représentées par le patriarche intransigeant, Cyrille, et le préfet (gouverneur) de la province romaine d’Égypte, Oreste, lui-même récemment converti au christianisme, modéré et tolérant. Il aurait été un disciple d’Hypatia.
C’est dans cette période très troublée, au cours d’émeutes sanglantes, que se situe la mort d’Hypatia, dont certains attribuent la responsabilité à Cyrille. Il aurait envoyé ses parabolanes (gardes du corps) éliminer la philosophe, amie d’Oreste, ce qu’aucune source ne prouve clairement.
Hypatia représentait-elle un danger pour le christianisme en expansion ? Était-elle trop libre, trop émancipée ?
Le témoignage d’un contemporain : Socrate de Constantinople
Socrate de Constantinople, dit aussi Socrate le Scolastique (env. 380-450), est un historiographe chrétien de langue grecque. Son Histoire ecclésiastique a été publiée probablement vers 440.
Contemporain des événements, Socrate est la principale source sur Hypatia, qui sera reprise par tous les auteurs suivants. Il relate en détails la mort cruelle de la philosophe qu’il situe pendant le Carême (une importante période de dévotion dans le calendrier chrétien) de l’année 415 : il porte ainsi une accusation indirecte sur le commanditaire du meurtre, le patriarche Cyrille.
Ἦν τις γυνὴ ἐν τῇ Ἀλεξανδρείᾳ, τοὔνομα Ὑπατία· αὕτη Θέωνος μὲν τοῦ φιλοσόφου θυγάτηρ ἦν· ἐπὶ τοσοῦτον δὲ προὔβη παιδείας, ὡς ὑπερακοντίσαι τοὺς κατ´ αὐτὴν φιλοσόφους, τὴν δὲ Πλατωνικὴν ἀπὸ Πλωτίνου καταγομένην διατριβὴν διαδέξασθαι, καὶ πάντα τὰ φιλόσοφα μαθήματα τοῖς βουλομένοις ἐκτίθεσθαι· διὸ καὶ οἱ πανταχόθεν φιλοσοφεῖν βουλόμενοι κατέτρεχον παρ´ αὐτήν. Διὰ τὴν προσοῦσαν αὐτῇ ἐκ τῆς παιδεύσεως σεμνὴν παρρησίαν καὶ τοῖς ἄρχουσι σωφρόνως εἰς πρόσωπον ἤρχετο· καὶ οὐκ ἦν τις αἰσχύνη ἐν μέσῳ ἀνδρῶν παρεῖναι αὐτήν· πάντες γὰρ δι´ ὑπερβάλλουσαν σωφροσύνην πλέον αὐτὴν ᾐδοῦντο καὶ κατεπλήττοντο. Κατὰ δὴ ταύτης τότε ὁ φθόνος ὡπλίσατο· ἐπεὶ γὰρ συνετύγχανε συχνότερον τῷ Ὀρέστῃ, διαβολὴν τοῦτ´ ἐκίνησε κατ´ αὐτῆς παρὰ τῷ τῆς ἐκκλησίας λαῷ, ὡς ἄρα εἴη αὕτη ἡ μὴ συγχωροῦσα τὸν Ὀρέστην εἰς φιλίαν τῷ ἐπισκόπῳ συμβῆναι. Καὶ δὴ συμφρονήσαντες ἄνδρες τὸ φρόνημα ἔνθερμοι, ὧν ἡγεῖτο Πέτρος τις ἀναγνώστης, ἐπιτηροῦσι τὴν ἄνθρωπον ἐπανιοῦσαν ἐπὶ οἰκίαν ποθέν· καὶ ἐκ τοῦ δίφρου ἐκβαλόντες, ἐπὶ τὴν ἐκκλησίαν ᾗ ἐπώνυμον Καισάριον συνέλκουσιν, ἀποδύσαντές τε τὴν ἐσθῆτα ὀστράκοις ἀνεῖλον· καὶ μεληδὸν διασπάσαντες, ἐπὶ τὸν καλούμενον Κιναρῶνα τὰ μέλη συνάραντες πυρὶ κατηνάλωσαν. Τοῦτο οὐ μικρὸν μῶμον Κυρίλλῳ καὶ τῇ Ἀλεξανδρέων ἐκκλησίᾳ εἰργάσατο· ἀλλότριον γὰρ παντελῶς τῶν φρονούντων τὰ Χριστοῦ φόνοι καὶ μάχαι καὶ τὰ τούτοις παραπλήσια. Καὶ ταῦτα πέπρακται τῷ τετάρτῳ ἔτει τῆς Κυρίλλου ἐπισκοπῆς, ἐν ὑπατείᾳ Ὁνωρίου τὸ δέκατον, καὶ Θεοδοσίου τὸ ἕκτον, ἐν μηνὶ Μαρτίῳ, νηστειῶν οὐσῶν.
Il y avait dans Alexandrie une femme nommée Hypatia, fille du philosophe Théon, qui avait fait un si grand progrès dans les sciences qu'elle surpassait tous les philosophes de son temps, et enseignait dans l'école de Platon et de Plotin, un nombre presque infini de personnes, qui accouraient en foule pour l'écouter. La réputation que ses compétences lui avaient acquise, lui donnait la liberté de paraître souvent devant les juges, ce qu'elle faisait toujours, sans perdre la réserve, ni la modestie, qui lui attiraient le respect de tout le monde. Sa vertu, toute élevée qu'elle était, ne se situa pas au-dessus de la jalousie. Mais parce qu'elle avait une amitié particulière avec Oreste, elle fut accusée calomnieusement d'empêcher qu'il ne se réconciliât avec Cyrille. Quelques hommes conspirèrent, excités par une passion ardente : ils avaient pour chef un lecteur nommé Pierre, et ils attendirent un jour Hypatia dans les rues, et l'ayant tirée de sa chaise à porteurs, la menèrent à l'Église nommée Caesarion, la dépouiIIèrent et la tuèrent à coups de pots cassés. Après cela, ils hachèrent son corps en pièces et les brûlèrent dans un lieu appelé Cinaron. Une exécution aussi inhumaine que celle-là couvrit d'infamie non seulement Cyrille, mais toute l'Église d'Alexandrie, étant certain qu'il n'y a rien si éloigné de l'esprit du christianisme que le meurtre et les combats. Cela arriva au mois de Mars durant le Carême, en la quatrième année du Pontificat de Cyrille, sous le dixième Consulat d'Honorius, et le sixième de Théodose.
(Socrate de Constantinople, Histoire ecclésiastique, livre VII, chapitre XV, traduction Louis Cousin, 1686)
QUESTIONS
Relevez les noms propres dans le texte. Faites une recherche sur chacun d’entre eux et répondez aux questions suivantes.
1. Où se situe l'action ? Trouvez une carte libre de droit pour repérer le lieu.
2. Quand ? Repérez la phrase qui donnent les informations en grec. Selon les informations données, à quelle date se situe la mort d’Hypatia ?
3. Qui étaient les personnages qui interviennent dans le récit ? Quelles sont les oppositions idéologiques et intellectuelles qui apparaissent ?
4. Quelle est la réputation d’Hypatia ? Pourquoi a-t-elle été assassinée ?
5. Quel jugement l’auteur porte-t-il sur les événements et les personnages ? Relevez des mots ou expressions précis.
Hypatia dans un dictionnaire byzantin
On connaît sous le nom de Suidae Lexicon ("Lexique de Suidas") un grand dictionnaire grec de l’époque byzantine (2e moitié du Xe siècle ?), attribué à un auteur supposé, Suidas : il rassemble une foule de détails (linguistiques, historiques) empruntés aux précédents lexiques, aux scoliastes et aux grammairiens, selon la méthode des encyclopédistes (il compte quelque 30 000 entrées). Malgré l’absence d’examen critique, les approximations et les erreurs, c'est un document précieux par l’abondance de ses renseignements, en particulier pour les biographies et l'histoire littéraire. Traduit en latin, le Suidae lexicon, connu aussi sous le nom de « Suidas » ou « la Souda », a été très utilisé tout au long du Moyen Âge et de la Renaissance, voire au-delà.
On pourra confronter le récit de la mort d’Hypatia dans le dictionnaire byzantin à celui de Socrate de Constantinople.
Hypatia, Theonis geometrae, Alexandrini philosophi, filia, et ipsa philosopha, et multis nota, […] floruit sub Arcadio imperatore. […] Haec Alexandriae et nata, et educata et erudita fuit. Cum autem esset ingenio generosiore quam pater, non contenta fuit paterna in mathematicis disciplinis institutione, sed et reliquae philosophiae strenuam operam navavit. Mulier enim sumpto pallio, per mediam urbem progrediens, publice audire se volentibus vel Platone, vel Aristotelem vel cujusvis alius philosophi scripta enarrabat. Ceterum, praeter peritiam docendi, ad summum etiam virtutis practicae fastigium pervenerat eratque justa et casta et virgo semper permansit […]. Tum reliqua civitas merito eam amabat et insigniter colebat. […]. Cyrillus, christianae religionis episcopus, tantopere stimulatus est invidia ut caedem ei protinus machinaretur eamque omnium sceleratissimam. Cum enim Hypatia more solito prodiret ex aedibus, multi ferini homines nec deorum vindictam nec hominum ultionem reveriti, impetu facto eam trucidant.
Hypatia, fille de Théon, géomètre, philosophe alexandrin, elle-même philosophe, connue de beaucoup de gens […] brilla sous le règne de l’empereur Arcadius. […] Celle-ci était née, avait été élevée et instruite à Alexandrie. Comme elle avait plus de dispositions naturelles que son père, elle ne s'était pas contentée de la formation qu’il lui avait donnée dans les sciences mathématiques, mais elle s'était également attaquée avec ardeur à l'étude de toute la philosophie. Quoique femme, en effet, elle portait le grand manteau grec [des philosophes] et, marchant au milieu de la ville, elle expliquait publiquement à ceux qui voulaient l’écouter les écrits de Platon, d’Aristote ou de tout autre philosophe. Pour le reste, outre son talent à enseigner, elle était parvenue au sommet de la vertu par son comportement, elle était respectueuse des règles, irréprochable, et elle était restée toujours vierge […]. Dans ces conditions, toute la ville l'aimait et lui vouait des honneurs exceptionnels. […] Cyrille, évêque de la religion chrétienne, en éprouva une telle jalousie qu'il machina aussitôt contre elle un meurtre, le plus infâme de tous. En effet un jour qu’Hypatia sortait de chez elle à son habitude, des hommes se comportant comme des bêtes sauvages, ne craignant ni la punition des dieux ni la vengeance des hommes, l’attaquèrent et la massacrèrent.
(Article “Hypatia” dans le Suidae Lexicon, version en grec / latin, 1619, trad. A. C.)
Quelques éléments de lecture
Hypatia s’illustre dans « les sciences mathématiques » (in mathematicis disciplinis) et dans la philosophie (philosophiae) ; elle est réputée pour « son talent à enseigner » (peritiam docendi), mais aussi pour « son très haut degré de vertu » (summum virtutis fastigium) : elle est « respectueuse des règles », de mœurs « irréprochable », et « toujours vierge » (justa et casta et virgo semper).
Hypatia aimait porter le manteau des philosophes et marcher en ville pour « expliquer publiquement les écrits des grands philosophes ». Ce comportement réservé aux hommes choque ses contemporains pour qui une femme doit se cantonner à son intérieur et faire preuve de pudor (retenue, pudeur).
Hypatia est présentée comme une victime du fanatisme religieux : le récit manifeste un jugement très sévère contre ses agresseurs qualifiées de « bêtes sauvages, ne craignant ni la punition des dieux ni la vengeance des hommes » (multi ferini homines nec deorum vindictam nec hominum ultionem reveriti). Cyrille est ainsi accusé d’avoir « machiné un meurtre, le plus infâme de tous » (caedem machinaretur eamque omnium sceleratissimam) : on relève les termes fortement dépréciatifs, comme le verbe déponent machinari et le superlatif sceleratissimus.
QUESTIONS
1. Relevez les mots ou groupes de mots précis qui permettent de caractériser Hypatia. Quelle image retient-on d’elle ? En quoi son comportement a-t-il pu choquer ses contemporains ?
2. Comment les assaillants sont-ils caractérisés ?
3. Qui est désigné comme le responsable de la mort d’Hypatia ? Pour quelle raison a-t-il agi ainsi ? Relevez le mot latin précis.
QUESTIONS DE SYNTHÈSE
1. Le texte de Socrate de Constantinople et celui du dictionnaire byzantin s'accordent-ils sur l'enchaînement des faits et les circonstances du meurtre d'Hypatia ?
2. Quelle est la réputation d'Hypatia dans la ville ? Comment naît la rumeur qui la condamne aux yeux de ses meurtriers ? De quelle manière se diffuse une rumeur à notre époque ?
3. Qui est à l’origine de la mort d’Hypatia ? Comment chaque auteur envisage-t-il sa responsabilité ?
3. Quel message veulent faire passer les meurtriers en outrageant le corps d'Hypatia ?
Hypatia vue par un évêque copte : une magicienne séductrice
L’évêque copte Jean de Nikiou était l’un des principaux dignitaires de l’église jacobite d’Égypte, dans la seconde moitié du VIIe siècle. Il livre sa version des faits concernant Hypatia dans une chronique conservée grâce à une traduction éthiopienne d’un original grec et copte lui-même perdu.
En ces temps il y avait à Alexandrie une femme païenne, philosophe, nommée Hypatia, qui, constamment occupée de magie, d'astrologie et de musique, séduisait beaucoup de gens par les artifices de Satan. Le préfet de la province, Oreste, l'honorait particulièrement, car elle l'avait séduit par son art magique : il cessait de fréquenter l'église, comme il en avait l'habitude ; il y venait à peine une fois par hasard. Et non seulement, il agissait ainsi en ce qui le concernait personnellement, mais il attirait auprès d'Hypatia beaucoup de fidèles et lui-même faisait bon accueil aux mécréants. [...]
La foule des fidèles du Seigneur, sous la conduite de Pierre le magistrat, qui était un parfait serviteur de Jésus-Christ, se mit à la recherche de cette femme païenne qui, par ses artifices de magie, avait séduit les gens de la ville et le préfet. Ayant découvert l'endroit où elle se trouvait, les fidèles, en y arrivant, la trouvèrent assise en chaire. Ils l'en firent descendre et la traînèrent à la grande église, nommée Caesarion. Cela se passait pendant le carême. Puis, l'ayant dépouillée de ses vêtements, ils la firent sortir, la traînèrent dans les rues de la ville jusqu'à ce qu'elle mourût et la portèrent à un lieu appelé Cinaron, où ils brûlèrent son corps. Tout le peuple entourait le patriarche Cyrille et le nommait "le nouveau Théophile", parce qu'il avait délivré la ville des derniers restes de l'idolâtrie.
(H. Zotenberg, Chronique de Jean, évêque de Nikiou. Texte Éthiopien, chapitre LXXXIV, 87-103, édition et traduction, Paris, Imprimerie nationale, 1883)
QUESTIONS
1. Comment l’auteur présente-t-il Hypatia ? Relevez les mots ou groupes de mots précis.
2. Quelle image veut-il donner d’elle ? Pourquoi ?
3. Qui est à l’origine de la mort d’Hypatia ? Que lui est-il reproché ?
4. Comment cette mort est-elle accueillie par la foule ?
5. De quel auteur s’inspire Jean de Nikiou pour raconter l’événement ? Quels éléments reprend-il ?
Prolongements
Entraînement à l’essai : Croire, savoir, douter
Quelles réflexions vous inspirent ces trois citations ?
• Hypatia (réplique du film Agora d’Alejandro Amenabar, 2009) :
« Ce que tu crois, tu ne veux pas le mettre en doute, mais moi je le dois. »
• Platon (env. 428-348 avant J.-C.), Apologie de Socrate, 21 d :
« Je suis plus sage que cet homme. Il peut bien se faire que ni lui ni moi ne sachions rien de fort merveilleux ; mais il y a cette différence que lui, il croit savoir, quoiqu’il ne sache rien ; et que moi, si je ne sais rien, je ne crois pas non plus savoir. Il me semble donc qu’en cela du moins je suis un peu plus sage, car je ne crois pas savoir ce que je ne sais pas. »
• Jean Rostand, Le droit d'être biologiste (1964) :
« La vérité que je révère c'est la modeste vérité de la science, la vérité relative, fragmentaire, provisoire, toujours sujette à retouche, à correction, à repentir, la vérité à notre échelle ; car tout au contraire je hais la vérité absolue, la vérité totale et définitive, la vérité avec un grand V, qui est la base de tous les sectarismes, de tous les fanatismes et de tous les crimes. »
Hypatia, héroïne de cinéma et de roman
Dans son film Agora (2009), Alejandro Amenabar s'inspire librement de la vie et de la mort d'Hypatia, "martyre païenne et laïque". Hypatia se veut l’égale des hommes, enseigne la philosophie et les sciences en faisant face à la violence fanatique et à l’obscurantisme des chrétiens d’Alexandrie. Présentée comme le précurseur des grands savants astronomes (Copernic, Galilée, Tycho Brahé, Kepler), elle cherche à comprendre comment les planètes, dont la terre, tournent autour du soleil, contrairement au système géocentrique alors en vigueur.
Il faut noter que le film a suscité un vif débat sur la réalité historique et sur la vision qui est donnée de la communauté chrétienne d’Alexandrie au Ve siècle de notre ère, en particulier du patriarche Cyrille, certains fidèles se sentant insultés par la manière dont le cinéaste hispano-chilien les a représentés (voir les fanatiques enveloppés dans de grands manteaux noirs).
Dans son ouvrage Hypatia, un mythe littéraire (paru en Italie en 1992), Elena Gajeri suggère que la figure d’Hypatia véhiculée par les auteurs modernes, héroïne de la science et du féminisme, victime de la misogynie chrétienne, est une construction de l'imaginaire plutôt qu'une réalité de l'histoire : « Vous avez chez Hypatia tous les éléments idéaux pour une histoire captivante : il y a le fait exotique, dans l'Antiquité, d'une femme mathématicienne et philosophe ; il y a son charisme indéniable ; il y a l'élément érotique fourni par sa beauté et par sa virginité ; il y a le jeu imprévisible des forces politiques et religieuses dans une ville qui a toujours connu la violence ; il y a la cruauté extraordinaire de son assassinat ; et, en arrière-plan, le sentiment profond d'un changement inexorable d'ère historique. De plus il y a notre manque d'informations claires et précises sur elle, ce qui permet aux fabricants de légendes de remplir les lacunes comme ils veulent. »
Dans une abondante production écrite sur Hypatia, signalons Hypatie d’Alexandrie de Maria Dzielska (Édition Des Femmes, 2010) pour le travail de recherche minutieux et documenté à partir des rares sources disponibles.