Le Labyrinthe est une figure symbolique que j’ai rencontrée plusieurs fois au cours de mes études. Je la retrouve aujourd’hui, comme un vieux talisman, et je voudrais écouter ce qu’elle nous dit à nous, allongés sous la voûte étoilée de cette plage de Crète.
Les grandes figures symboliques comme celle du labyrinthe subissent toutes avec le temps ce phénomène de « cristallisation » que Stendhal a appliqué au sentiment amoureux. Essayer de percevoir ce labyrinthe à travers les siècles, jusqu’à nous, au XXIe siècle, c’est partir pour un voyage en trois escales à la découverte de représentations humaines, propices à la méditation sur ce sable si fin.
Ce parcours à travers le temps nous entraîne aussi dans d’autres espaces.
Première escale, le labyrinthe mythique.
Chacun connaît le labyrinthe du Minotaure, ce monstre qui avait le corps d’un homme et la tête d’un taureau, fruit des amours monstrueuses entre Pasiphaé et le taureau blanc de Poséidon. Ce mythe du Minotaure enfermé dans le labyrinthe et qui se nourrissait chaque année de 7 jeunes gens et 7 jeunes filles nés à Athènes, ce mythe nous inscrit dans un contexte crétois antérieur à la guerre de Troie qui eut lieu en -1250. Exactement, trois générations avant cette guerre.
Nous sommes en Crète, à Cnossos, en des temps que l’on situe entre le IIIe et le IIe millénaire avant J.C. Dédale, l’architecte, est cité comme son constructeur. Nous nous trouvons à un point de rencontre : celui d’un passé mythique versus une réalité archéologique : sur les murs du palais, on a en effet découvert, un grand nombre de haches gravées. Pas n’importe quelle hache, la hache double, la bipenne, qui se disait en grec « labrys », (avec un y) mot qui a donné « labyrinthe ». Le labyrinthe est le palais de la hache double. Cette hache double était utilisée depuis les temps encore plus reculés et, de fait, la finale inthos du mot signale bien un nom préhellénique.
Thésée, le jeune fils du roi d’Athènes Egée, décide de faire partie du « tribut » pour affronter le monstre. On sait ce qui arriva : il le vainquit dans un combat de corps à corps.
Examinons, si vous le voulez bien, la nature de cette victoire.
Premier point : Thésée est celui qui a tué l’être monstrueux, « l’homme-animal ». Symboliquement Thésée évoque une victoire de l’homme pour se délivrer de la part d’animalité qui est en lui, au tréfonds de lui, pour laisser place à l’humain. Cette victoire pose l’humanisation comme condition première de la sagesse. De fait, après son exploit, Thésée deviendra roi d’Athènes, la « cité- sagesse », la cité de la déesse Athéna.
Deuxième point : Thésée n’a pas versé le sang, il ne s’est pas servi d’une arme, il a livré un combat en corps à corps, il a étouffé la bête monstrueuse entre ses bras, comme on peut le remarquer sur les représentations des labyrinthes antiques. Et c’est là un point essentiel, à mon sens. Cela signifie qu’il a accompli son exploit de sa seule force, il a été plus fort que la monstruosité. En fait, c’est une victoire de l’homme sur la bête. De sa seule volonté d’homme.
Troisième point :
Thésée est entré dans le labyrinthe, et il en est ressorti. Sa victoire, il la doit à Ariane qui lui donna le fil grâce auquel il retrouva la sortie. Ce fil est un don d’amour. L’amour est bien, ici, un « don », un partage.
Mais.
Mais le héros est oublieux et s’égare. Il regagne Athènes sans la jeune femme et oublie de remplacer les voiles noires et de hisser les blanches pour signifier sa victoire. Son père Egée guette le navire sur le promontoire du cap Sounion, là, près des colonnes du temple de Poséidon face à la Crète. Apercevant les voiles noires et le croyant perdu, il se jette dans la mer qui désormais porte son nom.
Deuxième étape, le labyrinthe médiéval.
Le Moyen Age a repris cette forme symbolique pour la charger de valeurs nouvelles. Par rapport au labyrinthe crétois, on pourrait même dire que la conception du labyrinthe médiéval constitue un détournement presque complet.
On peut en faire l’expérience à partir du seul labyrinthe qui échappa au double ravage qui en France eut raison des autres, à savoir les destructions de la Révolution au XVIIIe siècle et les saccages du nazisme au XXe. Ce labyrinthe existe, il se trouve au cœur de la basilique de Saint-Quentin, dans l’Aisne. Il faudrait s’y rendre, tous ensemble. J’ai habité deux ans à 3 mètres de cette basilique, une ruelle m’en séparait, et je l’ignorais. Dans cette région le brouillard peut être si dense que certains matins je ne parvenais pas à apercevoir de ma fenêtre le mur de l’édifice pourtant si proche. En y repensant, c’est curieux, les Anciens ont raison de faire de la vérité un dévoilement, comme si ce brouillard était la métaphore d’une vérité à rechercher. Ἀλήθεια…
Voici ce que l’on peut observer.
On pénètre dans la basilique par l’Occident, la porte du soleil Couchant, qui disparaît à l’horizon, qui se meurt, donc la porte des morts. L’on a en face de soi l’Orient qui le matin flamboie dans le chatoiement des couleurs des vitraux, comme un lever du jour, une aurore matinale sur le monde, après le gris de l’aube…On avance et devant soi, le labyrinthe aux pavés alternativement noirs et blancs. On pose le premier pied sur le premier pavé noir …
J’avais décidé de filmer ce parcours pour des raisons professionnelles. Lorsque je fis l’expérience, il se produisit un phénomène de pure coïncidence mais qui me frappa d’autant plus que je ne m’y attendais pas et qui me laissa entrevoir la véritable signification de ces parcours : les orgues s’étaient mises à retentir au moment même où je posai le pied sur la première dalle, donnant à mon cheminement une sacralité d’autant plus efficace que l’événement me prenait par surprise.
Plusieurs années plus tard, alors que j’avais oublié le labyrinthe, le voile se leva encore davantage sur sa vérité, par le truchement d’une « native » de la ville de Saint-Quentin. Voici ce qu’elle m’apprit :
Ce labyrinthe est long de 260 mètres.
On ne le parcourt pas debout, comme un homme en marche, ainsi que je l’avais fait.
On le parcourt à genoux, dans une attitude de pénitence et tout au long du chemin, le pénitent entend des chants accompagnés de musique. Peut-être les chante-t-il lui-même, je l’ai oublié.
Au centre du labyrinthe on trouve, non pas un monstre, mais le paradis.
Au terme, on ne trouve pas la mort, mais le « salut ».
Un tel labyrinthe, comment peut-on le regarder quand on « travaille à la recherche de la vérité » ?
Premier point : Examinons la nature de ce « salut ». Ce parcours permet au pénitent d’obtenir ce que l’on appelle des « Indulgences », c’est-à-dire une rémission des fautes commises ici-bas. L’homme à genoux – ce qui est l’attitude du « sup-pliant », « sup-plex » en latin, celui qui plie les genoux » - accomplit un acte de pénitence pour l’au-delà de cette vie, comme si la vie d’ici-bas n’était, en fait, qu’à l’image de ces simulacres qui se déploient sur le mur du fond de la caverne …Cette forme de salut remet en question la responsabilité de l’homme sur cette terre, d’un homme qui réponde de ses actions ici et maintenant.
Deuxième point : ce labyrinthe ne laisse pas le choix, le chemin est tracé et mène, malgré les méandres, tout droit vers la lumière salvatrice de son centre. On entre dans ce parcours sans sortir du chemin figuré par les dalles. On ne peut pas se perdre, on s’en remet au tracé. Comment, en conséquence, l’homme de ce labyrinthe pourrait-il partir à la recherche de la vérité, s’il abandonne sa propre liberté ?
Troisième point : C’est là que l’on mesure la signification du mot « religion » ou plus exactement le sens que lui ont donné les premiers traducteurs latins. Pour eux, les âmes sont reliées * (religare) à un Dieu unique par une chaîne (le mot qui est employé, « vinculo » est le même qui désigne les entraves des prisonniers dans les geôles romaines !). Dans ce labyrinthe l’homme est enchaîné, il est impuissant, impuissant à se libérer pour devenir ce qu’il est.
Ce labyrinthe, que peut-il nous dire, à nous, aujourd’hui ?
Que nos premiers parcours labyrinthiques, en notre jeunesse d’apprentis hellénistes, ne furent pas des pénitences, mais autant de joies car nous partions à la découverte, confiants de trouver : « Cherche et tu trouveras ! ». C’étaient des labyrinthes de liberté, parcourus en fraternité et confiance, car notre fil était là, qui nous guidait avec bienveillance. Qui pourrait oublier ce regard malicieux, qui se nourrissait de notre propre bonheur de découvrir ? Peut-être que je fais là l’éloge d’un de nos professeurs de Grec? Je fais en tout cas l’éloge de la transmission dont il était l’acteur. Son fil n’était pas un licol, mais un lien d’amour !
Ces labyrinthes chrétiens au parcours desquels on gagnait le ciel, sont devenus des jeux : les jeux de la marelle dans lesquels il s’agit de pousser un caillou (qui se dit « mar » en ancien français), pour arriver jusqu’au ciel. C’est d’ailleurs ce qui a causé la destruction de certains, du fait que l’évêque de l’endroit ne supportait pas le bruit des enfants qui jouaient sur les dalles. C’est vrai qu’en ces lieux l’on préfère le silence…
Dernière étape : ici, maintenant, aujourd’hui.
Et si maintenant nous nous penchions de plus près vers ces courbes ?
J’ai observé de plus près, de très près, la forme originelle des premiers labyrinthes ; cette figure se retrouvait un peu partout dans le monde antique, gravée sur des rochers, près des côtes, bien au-delà de la seule île de Crète.
J’ai appris à les dessiner et, si vous le voulez bien, nous pourrions en faire l’expérience ensemble sur une plage grecque par exemple…Nous pourrions alors en examiner le tracé et découvrir ce que je considère comme leur secret. Voici ce que je tracerais.
Je décris :
Cette figure comporte des circonvolutions, sept exactement.
S’il existe des circonvolutions, c’est qu’il y a un centre et précisément chacune de ces circonvolutions part d’un point du centre.
Ce centre contient la pierre de touche de sa valeur. Oui, le trésor est bien dans le centre. Et ce trésor a une forme précise, qui peut recevoir pour nous une signification symbolique perdue.
Revenons à notre labyrinthe religieux, dans lequel le centre est considéré comme le paradis. La description de ce Paradis est connue, elle se trouve dans la Genèse 2, « Le jardin d’Eden » : le paradis est partagé par 4 fleuves, qui séparent le lieu en quatre espaces. Je cite : « Un fleuve sortait d’Eden pour arroser le jardin, et de là il se divisait en 4 bras ». Et les fleuves sont nommés.
Si maintenant encore, on observe le labyrinthe « profane », en son centre, on se rend compte que la construction est la même : le centre est partagé en 4 espaces, non par des fleuves, mais par 4 branches qui forment une croix, non pas une « crux religiosa », mais une croix dont les 4 branches sont égales, c’est-à-dire une croix profane. Levons les yeux vers la voûte étoilée pour résoudre l’énigme : nos Anciens connaissaient 7 planètes, comme les 7 circonvolutions du labyrinthe. Cette croix en son centre est, comme toutes les croix astronomiques, quel que soit leur nom, une croix qui indique l’orientation, les 4 points cardinaux.
Ces tracés sont des tracés d’orientation pour la navigation astronomique, dont l’homme religieux a fait un chemin vers Dieu. Pour nous, ces formes sont des guides pour orienter notre regard : γνῶθι σεαυτόν, « connais-toi toi-même », sache où tu en es pour savoir ce que tu dois corriger, rectifier. Le premier trésor de l’homme à découvrir consiste à chercher au fond de lui-même, pour trouver la « pierre » cachée, qui le guidera, parce qu’en la polissant, elle deviendra la pierre de touche de son émancipation, de son perfectionnement. Voir plus profond que les apparences, à approfondir le sens des choses, des êtres et de soi-même, c’est la sagesse du philosophe ou du poète qui exprime par ses mots la même tâche humaine :
« Le paradis est épars, je le sais,
C’est la tâche terrestre d’en reconnaître
Les fleurs disséminées dans l’herbe pauvre. »
Yves Bonnefoy L’Adieu
Allons plus loin : ce parcours ne peut se faire seul.
L’humanité n’est pas donnée, elle est la finalité de notre travail d’homme et c’est notre raison d’être, ici, aujourd’hui et pour demain.
* « Religio appellata, quod per eam uni Deo religamus animas nostras divinum vinculo serviendi ». Isidore de Séville Etymologies VII, II 2-3