La Guerre Lamiaque

NOTES

  1. Il étudia la philosophie à Athènes avec les péripatéticiens et fut l’élève de Théophraste. Après dix ans de pouvoir, il s’exila en Égypte lorsque le Macédonien Démétrios Poliorcète s’empara d’Athènes en 307. Il est, peut-être, à l’origine de la construction par Ptolémée Sôter de la fameuse bibliothèque d’Alexandrie. Il l’aurait or­ganisée selon les conceptions péripa­téticiennes qui influenceront toute la pensée alexandrine. L’avènement de Ptolémée II fut, pour lui, le signe de l’exil en Haute-Égypte où il mourut, en 283.

323-322. Guerre Lamiaque. Athènes fait le dernier combat pour son autonomie et la liberté des cités grecques face à la domination macédonienne – une domination en rupture avec l’univers politique habituel de la Grèce des cités. La disparition du stratège athénien Léosthène, à la tête de la ligue, avant la défaite d’Antiphilos devant Antipater, en 322, signifie le triomphe d’une nouvelle forme politique de gouvernement. L’éloge funèbre par Hypéride des guerriers tombés au combat est le chant du cygne d’Athènes, avant l’oligarchie imposée par Antipater puis la tyrannie « éclairée » du promacédonien Démétrios de Phalère1 (317-307), le tyran philosophe placé par Cassandre.

« Mais je ne veux, comme je l’ai annoncé, rien dire de ce qui est l’œuvre commune de la cité : je parlerai seulement de Léosthène et des autres. Par où cependant commencer ? Et que rappellerai-je d’abord ? Dois-je faire la généalogie de chacun d’eux ? Ce serait, j’imagine, montrer quelque naïveté. Ah ! s’il s’agissait de louer un autre peuple, formé de colons qui se fussent rassemblés de divers points pour habiter une seule ville, où ils auraient apporté chacun leur nationalité distincte, il faudrait bien remonter à chacune de ces origines : mais, lorsqu’on parle d’Athéniens, qui doivent à leur commune origine d’autochtones une noblesse incomparable, ce serait, à mon avis, chose superflue que de faire successivement pour chacun d’eux en particulier l’éloge de sa race. Parlerai-je de leur éducation ? Dirai-je qu’ils ont été dès leur enfance nourris et élevés dans des sentiments de haute modération et qu’ils ont reçu l’éducation que nous avons coutume de donner ? Mais vous le savez tous, je suppose, si l’on élève ainsi les enfants, c’est pour qu’ils deviennent des hommes de cœur. Ceux donc qui, à l’âge d’hommes, ont fait preuve dans les combats d’une rare vaillance, ne montrent-ils pas par là même qu’ils ont reçu dans leur enfance une éducation irréprochable ? Le plus simple est, à ce qu’il me semble, de vous rappeler combien, en cette guerre, ils ont déployé de bravoure, et tout ce que leur doit, non seulement leur patrie, mais encore l’Hellade entière. Je commencerai par le général, et c’est justice. Voyant la Grèce entière abaissée, tremblante, perdue par les traîtres qui vendaient leurs patries à Philippe et à Alexandre, comme il fallait à Athènes un homme et à la Grèce une ville qui pût se mettre se mettre à la tête du mouvement, Léosthène s’est donné à sa patrie et a donné sa patrie à la Grèce pour marcher à la liberté. Déjà chef d’un corps de mercenaires qu’il avait réunis, mis à la tête des forces d’Athènes, les premiers ennemis de l’indépendance hellénique qui s’offrirent à lui, Béotiens, Macédoniens, Eubéens, ainsi que leurs autres alliés, il leur livra bataille et les vainquit en Béotie. De là il marcha sur les Thermopyles, s’empara des passages par où les Barbares avait jadis pénétré en Grèce, arrêta ainsi la marche d’Antipater, le surprit lui-même dans ces parages, le battit, et l’enferma dans Lamia, dont il fit le siège. Thessaliens, Phocidiens, Étoliens, et tous les peuples de cette contrée devinrent ses auxiliaires : et les hommes, dont la soumission forcée faisait la gloire de Philippe et d’Alexandre, acceptèrent de leur plein gré le commandement de Léosthène. Il réussit en ce qui dépendait de sa volonté : mais il n’était pas en son pouvoir de triompher du destin. Aussi faut-il lui savoir gré, non seulement de ce qu’il a fait lui-même, mais de l’heureux combat qui suivit sa mort et des autres succès obtenus par les Grecs dans cette expédition : car c’est sur les fondements posés par Léosthène que nous élevons aujourd’hui l’édifice de l’avenir. Et qu’on ne m’accuse pas d’oublier les autres citoyens, de n’avoir d’éloges que pour Léosthène : le louer pour ses combats, c’est louer tous les autres avec lui. Le mérite de concevoir un beau plan de bataille appartient au général, et celui de vaincre en combattant, aux braves qui payent résolument de leurs personnes : en sorte que célébrer notre victoire, c’est rendre hommage en même temps qu’au commandement de Léosthène à la vaillance de ses soldats. Et qui donc ne louerait justement les citoyens morts dans cette campagne, donnant leur vie pour affranchir les grecs, persuadés qu’ils ne pouvaient mieux attester aux yeux de tous leur volonté de rendre à la Grèce son indépendance, que s’ils mouraient en combattant pour elle ? […] Aucune expédition ne mit jamais plus en lumière que celle-ci le courage de ceux qui y prirent part : il fallut se mettre en bataille chaque jour et livrer dans cette seule campagne plus de combats que n’en ont jamais livré tous les combattants des temps passés ; il fallut opposer à la rigueur des hivers, à tant et à de si cruelles privations supportées chaque jour, une si énergique résistance que la parole a peine à la rendre ! Mais le chef, Léosthène, qui a déterminé ses concitoyens à soutenir sans faiblesse de telles épreuves, et les hommes qui se sont généreusement offerts pour seconder un tel général, ne devons-nous pas les trouver plus heureux d’avoir montré tant de courage que malheureux d’avoir perdu la vie, puisque, au prix d’un corps périssable, ils ont acquis une gloire immortelle, et qu’ils ont affermi, chacun par sa valeur, l’indépendance commune des Hellènes ?… Il faut, en effet, que le bonheur dépende non des menaces d’un homme mais de la voix seule de la loi ; que des âmes libres redoutent, non l’accusation devant les tribunaux mais les reproches de la conscience publique ; que la sécurité des citoyens repose, non sur ceux qui calomnient les citoyens et flattent les puissants, mais sur la confiance que les lois inspirent. Voilà en vue de quels biens ces hommes, acceptant épreuves sur épreuves, et, par le péril d’un jour, affranchissant à jamais des craintes de l’avenir leur patrie et la Grèce, ont donné leur vie pour que nous vivions avec honneur. Par eux, leurs pères sont comblés de gloire, leurs mères attirent les regards de la foule, leurs sœurs trouvent ou trouveront, sous la protection des lois, des unions honorables, leurs fils auront pour viatique et comme titre à la bienveillance du peuple la vertu de ces héros qui, je ne dirai pas, sont morts – le mot ne convient pas à des braves qui renoncent à vivre pour atteindre un but si glorieux – mais qui ont changé la vie contre une condition que rien ne leur ôtera. Si, en effet, la mort, qui pour les autres est si dure à supporter, a été pour eux le principe de grands biens, ne doit-on pas les estimer heureux et croire qu’ils ont, non pas cessé de vivre, mais obtenu plutôt une seconde naissance plus précieuse que la première ? Celle-ci n’avait fait d’eux que des enfants privés de raison : aujourd’hui ils sont nés à la gloire des hommes vaillants… En quel temps ne parlera-t-on pas de leur valeur ? En quel lieu ne seront-ils pas un objet d’imitation et des plus glorieuses louanges ? Dans la prospérité publique ? Mais ces biens, qu’ils nous auront procurés, à qui, si ce n’est à eux, vaudront-ils les louanges et le souvenir d’Athènes ? Dans le bonheur de la vie privée ? Mais c’est à eux que nous en devons la paisible jouissance. […] Demandons-nous maintenant quels sont ceux qui, dans les enfers, feront accueil à leur chef. Ne nous figurons-nous pas Léosthène reçu avec bienveillance et admiration par la foule des héros qui marchèrent contre Troie ? Ses actions sont sœurs de leurs actions, et telle est même sa supériorité sur eux que, tandis qu’avec les forces de toute la Grèce ils ont pris une seule ville, lui, avec sa patrie seule, il a humilié cette puissance qui commande à l’Europe et à l’Asie. C’est de l’injure d’une seule femme qu’ils furent les vengeurs : les outrages qu’il a empêchés menaçaient toutes les Grecques. Il a repris l’œuvre de ces hommes qu’il retrouve aujourd’hui dans la tombe et qui, venus après ces illustres guerriers, se sont montrés, par leurs exploits, dignes de leur vaillance ; je veux dire les compagnons de Miltiade et de Thémistocle, tous ceux qui, en délivrant la Grèce, ont rendu leur patrie glorieuse et leur propre vie illustre. Mais combien il les a surpassés en courage et en prudence ! Ils avaient repoussé l’invasion des Barbares, il l’a prévenue. Ils avaient vu, sans trembler, l’ennemi porter les armes dans leur patrie ; lui, il a vaincu ses adversaires sur leur propre territoire. Je pense aussi que ces hommes qui affirmèrent avec tant de fermeté dans leur dévouement au peuple leur mutuelle affection, c’est Harmodios et Aristogiton que je veux dire, ne se considèrent comme liés avec personne par des liens aussi étroits qu’avec Léosthène et ses compagnons de lutte, et qu’il n’est personne dont ils aimeraient davantage à se rapprocher dans les enfers. Rien de plus juste, en effet : car les actions que ceux-ci viennent d’accomplir ne sont pas inférieures aux leurs, elles sont même, s’il faut le dire, plus grandes : ce ne sont pas seulement les tyrans de la patrie qu’ils ont renversés, ce sont les tyrans de toute la Grèce. O quelle merveilleuse et incroyable audace ont déployée ces hommes ! Quelle glorieuse et sublime ré­solution ils ont prise ! […] Sans doute, il est difficile de consoler ceux qui sont frappés de telles afflictions. Ni la raison ni la loi n’endorment les deuils, mais c’est le naturel de chacun et son affection pour le mort qui donnent la mesure de son chagrin. Toutefois il faut prendre courage, modérer sa douleur autant qu’on le peut, et penser non seule­ment à la mort de ceux qu’on a perdus, mais à la réputation d’honneur qu’ils laissent après eux. Leur sort est moins digne de regrets que leurs actions ne sont dignes de louanges. S’ils n’ont pas joui d’une vieillesse sujette à la mort, ils ont acquis une gloire qui ne vieillira jamais et le parfait bonheur. Les uns sont morts sans postérité : leur gloire répandue dans la Grèce sera pour eux comme une immortelle famille. Les autres ont laissé des enfants : la bienveillance de la patrie servira de tutrice et de gardienne à ces orphelins. En outre, si mourir est la même que n’être pas, ils sont délivrés des maladies, des chagrins et des autres misères qui fondent sur la vie humaine. Si, au contraire, on conserve dans les enfers le sentiment, si l’action vigilante de la divinité s’y exerce encore, et c’est notre croyance, nous pouvons nous dire que ceux qui ont défendu leurs honneurs pro­fanés, trouvent auprès des dieux la plus grande sollicitude. »

Hypéride, Oraison funèbre, 6-16 ; 23-30 ; 35-40 ; 41-43.

 

NOTES

  1. Il étudia la philosophie à Athènes avec les péripatéticiens et fut l’élève de Théophraste. Après dix ans de pouvoir, il s’exila en Égypte lorsque le Macédonien Démétrios Poliorcète s’empara d’Athènes en 307. Il est, peut-être, à l’origine de la construction par Ptolémée Sôter de la fameuse bibliothèque d’Alexandrie. Il l’aurait or­ganisée selon les conceptions péripa­téticiennes qui influenceront toute la pensée alexandrine. L’avènement de Ptolémée II fut, pour lui, le signe de l’exil en Haute-Égypte où il mourut, en 283.
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