I- L’Écrevisse et le Roi   Impertinences de l’analogie et glissements progressifs de l’exemplarité

Notes 

8 - Allusion à la ligue d’Augsbourg (1686-1697) qui rassemblait plusieurs pays d’Europe contre la France. 

9- « L'exemple sert, l'exemple nuit aussi: Lequel des deux doit l'emporter ici,
Ce n'est mon fait; l'un dira que l'Abbesse En usa bien, l'autre au contraire mal, Selon les gens: bien ou mal je ne laisse D'avoir mon compte, et montre en général, Par ce que fit tout un troupeau de Nones, Que Brebis sont la plupart des personnes; Qu'il en passe une, il en passera cent, Tant sur les gens est l'exemple puissant. »


10- Guillaume Apollinaire, Le Bestiaire ou cortège d’Orphée, Alcools, suivi de Le Bestiaire et de 

Vitam impendere amori, Poésie/Gallimard, 1994, p. 166. 

11- « Pourquoi cette insistance à louer la marche à reculons ? La situation militaire en donne la raison. Les craintes qu’exprimait La Fontaine dès 1677 se sont justifiées : La France a bel et bien « toute l’Europe sur les bras » (VIII, 4, Le pouvoir des fables.) La guerre contre la Ligue d’Augsbourg est dure ; fini le temps des promenades militaires où des cortèges de carrosses, y compris ceux des maîtresses du Roi, se dirigeaient vers les villes investies pour s’y donner la distraction des sièges. Finies aussi les campagnes-éclairs comme celle de la Franche-Comté (1668). Au début de 1689, les armées françaises ont ravagé le Palatinat, mis à sac Heidelberg et Mayence ; à la fin de l’année, elles ont dû évacuer Mayence, Bonn, et se replier sur la frontière. Je daterais très volontiers la fable de l’automne 1689. Non moins volontiers, je penserais qu’elle rassure les Français, veut les persuader que cet abandon de terrain est manœuvre. [...] L’allégorie de l’écrevisse me paraît avoir la même utilité que ces ingénieuses formules plus récentes [...] » (Georges Couton, La politique de La Fontaine, Les Belles Lettres, 1959, p. 82-83.). 

Les sages quelquefois, ainsi que l'Écrevisse,

Marchent à reculons, tournent le dos au port.

C'est l'art des matelots ; c'est aussi l'artifice

De ceux qui, pour couvrir quelque puissant effort,

Envisagent un point directement contraire, 

Et font vers ce lieu-là courir leur adversaire.

Mon sujet est petit, cet accessoire est grand.

Je pourrais l'appliquer à certain conquérant 

Qui tout seul déconcerte une ligue à cent têtes8

Dans l’« Écrevisse et sa fille » (XII, 10), on assiste aux noces apparemment harmonieuses entre deux genres, alliance assez banale en soi, mais plus problématique qu’il n’y paraît à première vue sous la plume de Jean de la Fontaine : celui de l’apologue et celui de l’emblème. Leur complémentarité est consacrée, on le sait, par une tradition millénaire. Elle fut prolongée, du reste, par maints illustrateurs des Fables. L’apologue, en l’occurrence, s’inscrit dans la page comme une extension narrative et moralisante de l’image constitutive de l’emblème, destinée à subsister dans la mémoire. La Fontaine, simplement, ajoute à cette opération commune un supplément de réflexivité : ici, il ne s’agit pas seulement, dans le « préambule », de faire d’un animal (l’écrevisse) l’emblème d’une stratégie rusée, celle du Roi ; il s’agit également, au-delà de l’analogie animalière, insolite déjà par sa disproportion incongrue – on s’attendrait davantage à celle d’un autre animal, plus « noble », qu’à celle d’une simple écrevisse, bien moins gracieuse et agile assurément que celle qui servit d’emblème à Foucquet par exemple, l’écureuil – de motiver le signe analogique en fondant, en raison et en nature, sa pertinence. 

Ce qu'il n'entreprend pas, et ce qu'il entreprend,

N'est d'abord qu'un secret, puis devient des conquêtes.

En vain l'on a les yeux sur ce qu'il veut cacher ;

Ce sont arrêts du sort qu'on ne peut empêcher :

Le torrent, à la fin, devient insurmontable.

Cent dieux sont impuissants contre un seul Jupiter.

Louis et le Destin me semblent de concert 

Entraîner m'univers. Venons à notre fable. 

Or, cette démarche, très vite, tourne plutôt mal, et affiche son impertinence sur le mode, comme souvent, de la naïveté feinte et de la gaucherie badine. 

Mère Écrevisse un jour à sa Fille disait :

“ Comme tu vas, bon Dieu ! ne peux-tu marcher droit ?

- Et comme vous allez vous-même ! dit la Fille.

Puis-je autrement marcher que ne fait ma famille ?

Veut-on que j'aille droit quand on y va tortu ? ” 

On assiste à des glissements progressifs et rapides de l’exemplarité de l’emblème, suscitant une cascade de petites surprises et de gros paradoxes : 

  1. L’écrevisse mère, dont on eût attendu une plus grande sagesse, croit marcher droit et donne cette prescription à sa fille, bien loin d’illustrer la sagesse stratégique louée chez le roi. 
  2. L’écrevisse fille lui dévoile son illusion, en lui montrant qu’elle ne donne pas le bon exemple. Cependant ce redressement optique ne conduit nullement à rétablir la pertinence de l’emblème politique annoncé : c’est tout simplement par nature et non par décision délibérée, que la démarche des écrevisses va de travers, depuis la nuit des temps ! En quelques vers, donc, est mis en scène un gonflement puis un dégonflement de l’emblème, par variations successives sur ses degrés d’exemplarité. 
  3. Au point que c’est par un coup de force langagier et logique du fabuliste que s’opère le retour à l’orientation emblématique première, allant de pair avec un programme encomiastique initial qui semble ennuyer La Fontaine, ici comme ailleurs. Mais le prix à payer, en ce qui concerne l’harmonie des rapports entre âme-morale et corps-récit, est considérable. 

Dans « l’Ecrevisse et sa fille » se juxtaposent en réalité trois régimes d’exemplarité.
En premier lieu se met en place une exemplarité emphatique, celle des sages, des grands stratèges, celle de Louis (Jupiter), dont l’art du secret – et de la surprise -, en politique comme à la guerre, est devenu un lieu commun de la poésie encomiastique qui lui est consacrée.
En second lieu, dans l’apologue ésopique repris ensuite par La Fontaine, le lecteur est en présence d’une exemplarité d’un autre ordre. Exemplarité quasi-nulle si on la met en rapport avec la première : celle de la fille de l’écrevisse. Aucune stratégie ici, aucun art de la dissimulation, mais la nature elle-même, la permanence inéluctable d’un caractère donné par elle (marcher à reculons), quelles que soient les illusions par lesquelles on croit devoir ou pouvoir s’en émanciper.
En troisième lieu s’opère dans la « moralité » finale un retour obstiné au premier régime d’exemplarité. Mais ce retour est assurément moins claironnant, il réserve à la moralité un statut problématique, tantôt bon, tantôt mauvais, selon les cas. Surtout, il apparaît quelque peu forcé. Et pour le moins déplacé, comme on dit, tant la couture entre le particulier et l’universel semble faible : 

Elle avait raison ; la vertu

De tout exemple domestique

Est universelle, et s’applique

En bien, en mal, en tout ; fait des sages, des sots :

Beaucoup plus de ceux-ci. 

Ce qui donne un caractère ouvertement aléatoire à la devise qui semblait orienter l’éloge du roi et la fable tout entière, en la rendant exemplaire aux yeux de l’univers. Exemplarité aléatoire qui peut entrer en résonance avec les jeux sur la valeur morale de l’exemple auxquels La Fontaine se livre si souvent (ainsi au seuil du comte « L’Abesse » : « L’exemple sert, l’exemple nuit aussi [...] 9»). Stratégie obscure du fabuliste, démarche d’écrevisse de la fable elle-même, dont la moralité s’élabore ironiquement, à reculons! Et peut faire rétroactivement planer des incertitudes sur les principes militaires de Louis ; susciter des questions déplaisantes comme celles-ci : cette démarche à reculons est-elle choix délibéré, prudence guerrière ou bien est-elle dictée par une nature, imposée au roi par un caractère dissimulateur et retors ? Et ce retrait militaire est-il choisi ou forcé ? 

On pense alors à ces délices de l’incertitude associés la démarche de l’écrevisse par Apollinaire : 

« Incertitude, ô mes délices 

Vous et moi nous nous en allons 

Comme s’en vont les écrevisses, 

A reculons, à reculons10. » 

Plaisirs de l’incertitude qui peuvent être d’autant plus grands pour le lecteur quelque peu « déniaisé », dans l’horizon d’attente des Fables, que le contexte militaire et politique (guerre contre la ligue d’Augsbourg, à laquelle la fable fait allusion en évoquant « une ligue à cent têtes ») incite à s’interroger sur la nature exacte de la retraite des armées de Louis. 

De ce point de vue, il n’est pas sûr que la fable n’ait pour objet, et pour effet, que de « rassurer » le public quant à tel ou tel abandon de terrain des armées royales – comme l’a supposé Georges Couton11

La disproportion entre l’éloge du Roi et l’humble apologue animalier, parole d’Esclave rusant avec la violence du Maître, l’hétérogénéité du propos (comparer Louis à une écrevisse !), l’effet de déplacement et d’indétermination axiologique que la fable fait subir en chemin à la notion même d’exemplarité (mise en abyme dans la moralité), sont autant d’indices d’ironie. Ironie dont il est cependant difficile de mesurer la portée exacte, et de décrypter le message politique qu’elle dissimulerait en l’occurrence : l’ironie de l’art d’écrire de Jean de La Fontaine avance elle aussi comme l’écrevisse, à reculons, à reculons ! 

Notes 

8 - Allusion à la ligue d’Augsbourg (1686-1697) qui rassemblait plusieurs pays d’Europe contre la France. 

9- « L'exemple sert, l'exemple nuit aussi: Lequel des deux doit l'emporter ici,
Ce n'est mon fait; l'un dira que l'Abbesse En usa bien, l'autre au contraire mal, Selon les gens: bien ou mal je ne laisse D'avoir mon compte, et montre en général, Par ce que fit tout un troupeau de Nones, Que Brebis sont la plupart des personnes; Qu'il en passe une, il en passera cent, Tant sur les gens est l'exemple puissant. »


10- Guillaume Apollinaire, Le Bestiaire ou cortège d’Orphée, Alcools, suivi de Le Bestiaire et de 

Vitam impendere amori, Poésie/Gallimard, 1994, p. 166. 

11- « Pourquoi cette insistance à louer la marche à reculons ? La situation militaire en donne la raison. Les craintes qu’exprimait La Fontaine dès 1677 se sont justifiées : La France a bel et bien « toute l’Europe sur les bras » (VIII, 4, Le pouvoir des fables.) La guerre contre la Ligue d’Augsbourg est dure ; fini le temps des promenades militaires où des cortèges de carrosses, y compris ceux des maîtresses du Roi, se dirigeaient vers les villes investies pour s’y donner la distraction des sièges. Finies aussi les campagnes-éclairs comme celle de la Franche-Comté (1668). Au début de 1689, les armées françaises ont ravagé le Palatinat, mis à sac Heidelberg et Mayence ; à la fin de l’année, elles ont dû évacuer Mayence, Bonn, et se replier sur la frontière. Je daterais très volontiers la fable de l’automne 1689. Non moins volontiers, je penserais qu’elle rassure les Français, veut les persuader que cet abandon de terrain est manœuvre. [...] L’allégorie de l’écrevisse me paraît avoir la même utilité que ces ingénieuses formules plus récentes [...] » (Georges Couton, La politique de La Fontaine, Les Belles Lettres, 1959, p. 82-83.). 

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