Éthique aristotélicienne et éthique camusienne deux pensées pour temps de crise

Mots concepts des cultures grecque et latine : L'ÉTHIQUE

Il est assez rare de mettre en relation la pensée aristotélicienne et la pensée camusienne : quand on associe Camus à la Grèce, il est plus habituel d'étudier les très nombreux rapprochements possibles avec les Présocratiques ou les Tragiques1.
L'idée de comprendre conjointement les éthiques de ces deux penseurs est venue des Rencontres méditerranéennes de Lourmarin qui, pour célébrer le centenaire de Camus, ont choisi en octobre 2013 de mettre en avant la Pensée de Midi. Cette Pensée, qui traverse l'ensemble de l'œuvre se réclame, on le sait, de la notion grecque de mesure et de Némésis, divinité de la justice qui, après Sisyphe et Prométhée, devait être la figure tutélaire de la troisième partie de la pensée camusienne. Sous l'autorité de Némésis, l'éthique de Camus affirme clairement son héritage à l'égard de la pensée hellénique d'une juste répartition qui préside à la fois, comme pour Héraclite2, à l'ordre mesuré de l'univers, mais aussi, comme pour l'ensemble des penseurs grecs, à l'ordre de la collectivité humaine.
Or, c'est chez Aristote que l'on trouve sur la juste mesure la plus célèbre réflexion, au sens étymologique de prise de recul pour renvoyer et penser une image traditionnelle3. Si les Présocratiques et les Tragiques donnent à voir la mesure qui devient chez Camus Pensée de Midi, Aristote, lui, en conceptualisant la banale juste mesure qui devient chez lui la « mésotès », permet de réfléchir aux enjeux et aux risques de la Pensée de Midi.

Il ne s'agit pas de faire artificiellement de Camus un aristotélisant patenté : il est évident que l'auteur de l'Ethique à Nicomaque ne fait pas partie de ses références habituelles. Simplement, nous proposons de prendre la notion aristotélicienne de « juste mesure », avec sa référence à ces deux valeurs cardinales chez Camus de « justice » et de « refus de l'excès », pour mieux comprendre la complexité de l'éthique camusienne. Ce choix est justifié par le fait qu' Aristote, puis Camus vingt- trois siècles plus tard, repartent d'un terreau culturel archaïque, voire banal, pour conceptualiser une mesure qui est la clef de voûte de leur éthique.

L'objet de ce chapitre n'étant pas d'être exhaustif sur l'éthique de ces deux penseurs, nous renverrons le lecteur qui veut approfondir ces deux questions majeures, d'une part à une bibliographie sélective pour Aristote, d'autre part à la lecture du présent ouvrage pour Camus, et nous restreindrons notre domaine de réflexion au champ, très délimité, de la mesure. Nous montrerons que « Mésotès » et « Pensée de Midi » sont certes un biais partiel et partial pour parler de l'éthique chez Camus, mais, comme leur lien avec la création artistique est essentiel, ce sont, nous semble-t-il, deux valeurs pertinentes pour retrouver les dimensions littéraires et philosophiques d'une éthique camusienne incarnée dans sa pensée et ses fictions.

ÉTHIQUE ARISTOTELICIENNE ET JUSTE MESURE

1/ Une éthique qui prend ses racines dans la tradition culturelle grecque

Dans un précédent essai, nous avons rappelé comment l'éthique d'Aristote trouvait ses racines dans la culture grecque4. Pour le dire brièvement, l'auteur de L'éthique à Nicomaque renoue, par delà Platon, avec une vision de la morale profondément inscrite dans la tradition hellénique Ce point avait déjà été mis en évidence par Pierre Aubenque5 : tandis que Platon avait élaboré une conception philosophique du Bien en proposant une approche mathématique de l'antique idéal de la juste mesure, Aristote, lui, retrouvait la leçon des Tragiques. Ce retour à une sagesse ancienne ne doit pas être considéré comme un archaïsme qui, après le rationalisme platonicien, reviendrait à une conception empiriste de l'éthique.
En fait, si la notion de mesure est, comme nous le pensons, le fil conducteur de l'éthique aristotélicienne, elle est, pour les Grecs, de l'ordre de la « doxa », c'est-à-dire une opinion reçue, un lieu commun, voire un préjugé. « La mesure est le meilleur », « l'excès est dangereux » : autant de leitmotiv qui jalonnent la pensée et l'art avant Aristote. Ces apologies de la mesure sont si prégnantes que pendant des siècles l'image de la Grèce sera associée à cette « médiocrité dorée ». Il faut attendre Nietzsche pour que ce cliché soit contesté, ou plus exactement, complété : face à la mesure apollinienne, le philosophe allemand dresse la figure de la démesure dionysiaque. En effet, s'il y a un « miracle grec » de l'équilibre, c'est que l'hellénisme ne se situe pas dans un tranquille juste milieu, mais dans ce lieu de tension entre deux forces contraires, dans cet œil du cyclone où tout paraît serein, car la tempête est aux limites. Si l'éthique grecque donne l'apparence de la mesure, c'est qu'elle a suivi le conseil de Pindare « Deviens ce que tu es en apprenant »6. En termes aristotéliciens, on peut dire qu'il y a dans la morale grecque de la mesure un passage de l'état où elle était « en puissance », à l'état « en acte », du potentiel à l'effectif. Comme un artiste qui écrit avec une aisance qui semble naturelle, comme un Camus chez qui le style paraît inné, la culture grecque ne laisse pas transparaître le travail qu'il lui fallut faire sur elle-même pour atteindre cette mesure. À la base, il y a cette sauvagerie que souligne Nietzsche et cette nécessité de « souffrir pour apprendre » comme le dit Eschyle7. Il fallut lutter contre l'instinct de démesure, car, à l'évidence, la mesure n'est pas la nature première des Grecs, et sans doute est-ce pour cela qu'ils la font éclater partout : aux frontons de leurs temples par exemple, en inscrivant sur celui de Delphes ces formules dont la plus célèbre est le « connais-toi toi-même », c'est-à-dire « sache quelle est ta mesure véritable », « rappelle-toi tes limites » pour ne les transgresser, ni par le haut, en t'imposant des valeurs morales inatteignables, ni par le bas, en te contentant d'une bassesse éthique qui n'est pas à ta mesure. Les monuments eux-mêmes, entre le gigantesque et la miniature, les statues des corés du musée de l'Acropole, ou la si mesurée Athéna pensive : toutes ces œuvres donnent à voir la mesure. Camus, lors de ses voyages en Grèce dans les années cinquante, décrit ce paysage où, d'emblée, il se sent en pays ami et retrouve sa mesure8. mais ce qui, bien avant, a influencé l'éthique camusienne, c'est cette morale de la mesure que l'on trouve chez les Tragiques. Reprenons les textes de Camus sur la tragédie : dans « Sur l'avenir de la tragédie »9, il déclare : « Le thème constant de la tragédie antique est ainsi la limite qu'il ne faut pas dépasser. De part et d'autre de cette limite se rencontrent des forces également légitimes dans un affrontement vibrant et ininterrompu. Se tromper sur cette limite, vouloir rompre cet équilibre, c'est s'abîmer. » et plus loin il précise que la tragédie idéale est « d'abord tension puisqu'elle est opposition, dans une immobilité forcenée, de deux puissances, couvertes chacune des doubles masques du bien et du mal. ».On ne peut mieux résumer la mesure grecque, cette tension tragique qui est tout sauf aimable consensus. Selon Pierre Aubenque, c'est à cette « source tragique » qu'il faut chercher l'origine aristotélicienne d'une éthique de l'équilibre et « cet humanisme tragique qui invite l'homme à vouloir tout le possible, mais seulement le possible, et à laisser le reste aux dieux. »10. Notons que cette sagesse des Tragiques fait écho à celle des Présocratiques. En voici un petit florilège, juste pour rappel : « La mesure est la meilleure des choses », Cléobule de Lindos. « Rien de trop », Solon. « Fais preuve de mesure » , Thalès. « Dans le bonheur montre de la mesure » Périandre. Démocrite également évoque « la beauté de la juste mesure » (fr.102), et il constate que « la tranquillité vient de la modération » (fr. 191), que « la tempérance augmente la jouissance » (fr.211) et que « si on dépasse la mesure, on se rend désagréables les choses agréables »(fr. 233). Or, la formule la plus connue, celle qui donne à la mesure sa dimension cosmique, est le fragment 94 d'Héraclite que Camus aimait citer : « Le soleil n'outrepassera pas la mesure, sinon les Erynnies, les servantes de la justice, sauront le découvrir. »

  • Enfin, après la scène tragique et la pensée, c'est sur la scène du politique que les Grecs rappelaient la mesure, en célébrant, du moins à Athènes, les régimes dits modérés. Nous nous en tiendrons à Solon qui prône une démocratie, avec la parole partagée au centre de la cité. Dans le petit nombre de ceux qui étaient citoyens, donc en excluant les femmes, les étrangers et les esclaves, régnait en effet un juste équilibre entre obéissance et pouvoir d'édicter les lois, et c'est dans cette tradition qu'Aristote trouvera la base du régime « mesuré » que préconise sa Politique au livre III. Or, dans la tradition grecque, on trouve un curieux exemple qui pourra aussi éclairer l'éthique de Camus. Il s'agit du cas d'Aristide : cet homme fut exclu de la collectivité car il était « trop » juste. Cela nous semble éthiquement paradoxal, mais cette «mesure» reposait sur l'ostracisme, pratique qui consistait à exorciser les « monstres », tous ceux dont les excès, fussent-ils de vertu, dépassaient la mesure du grand nombre. Socrate, d'une certaine manière, en est un exemple. De fait, et Camus le montra précisément dans Les justes et dans L'homme révolté, il peut y avoir tentation de démesure dans l'excès de justice. Cette exagération, l' hybris,les Grecs la connaissaient de l'intérieur, et toute leur éthique vise à contrebalancer cette tentation « toujours recommencée », qui n'oscille pas entre le bien et le mal comme dans d'autres traditions, mais entre excès et défaut.

2/ Une éthique qui prend place dans l'ensemble de l'ontologie aristotélicienne, en un monde scindé

Ici encore, la dette à l'égard de Pierre Aubenque est profonde puisque c'est lui qui montra, peu après la mort de Camus, que le monde d'Aristote était tragiquement scindé et que son éthique ne pouvait être comprise que si elle était resituée dans l'ensemble de sa conception de l'être. Si le monde grec, comme nous venons de le rappeler, n'est pas naturellement mesuré et tranquille, il en va de même de l'univers aristotélicien. La physique d'Aristote distingue deux espaces très séparés : le sublunaire, notre « bas monde », et le supralunaire, espace supérieur où les astres suivent un cours régulier. Là, « tout n'est qu'ordre et beauté », et ces deux mots traduisent ce que le grec appelle « cosmos ». Toutefois, il ne faut pas en déduire que notre bas-monde est laid : il est seulement le lieu de la contingence, de ce qui peut « être ou ne pas être »11. Cette expression, shakespearienne avant la lettre, montre que si le sublunaire n'est pas nécessaire, il a un intérêt,« à sa mesure » : c'est parce que ce monde n'est pas parfaitement achevé qu'il devient le lieu où la liberté humaine va pouvoir se déployer. Ce monde est à parfaire, et sa scission, ce hiatus entre le nécessaire et l'aléatoire, n'est ni un bien, ni un mal, c'est un fait, et c'est pour cela que nous avons des choix éthiques à décider. Créatures imparfaites et contingentes, le champ de la liberté d'action s'ouvre devant nous, comme chez Camus où de l'absurde naît l'obligation de choisir et d'agir. Une situation incertaine, certes, est inconfortable, mais elle permet l'espoir qu'on pourrait la modifier. A l'inverse, un monde rationnellement programmé ne laisse aucune marge de liberté, et c'est cette leçon que rappellera L'homme révolté. Pourtant, pas plus que Camus, Aristote en quittant un déterminisme qui rendrait l'action impossible, ne sombre pas, pour autant, dans un empirisme qui rendrait la réflexion éthique inutile. Pour comprendre cette paradoxale situation de l'éthique, regardons L'école d'Athènes, ce tableau de Raphaël où l'on voit Platon et Aristote. Le premier brandit Le Timée, ce livre qui présente une vision du monde mathématisée, et donc particulièrement rationaliste, le second tient L'éthique à Nicomaque, un texte qui s'ouvre par l'affirmation que ce qui concerne la morale et les mœurs humaines ne peut faire l'objet d'une analyse strictement rationnelle12. Comme Camus dans Le mythe de Sisyphe, entre rationalisme excessif et irrationalisme13, Aristote fait le choix du raisonnable. L'Éthique à Nicomaque, ouvrage canonique pour comprendre la juste mesure, est l'inverse d' un texte « moralisant » : s'ouvrant sur la notion de bonheur, il se referme sur celle de plaisir, et, passant par une riche réflexion sur l'amitié, il se concentre sur ce que le grec appelle l' « arètè », mot qu'on traduit trop souvent par « vertu » mais qui en fait désigne l'excellence. Ni théorie pure, ni succession pointilliste de petites remarques moralisantes, ce texte, comme on l'a souvent noté, vise une morale du faire plus que de l'être, et la valeur majeure qu'il prône est la recherche d'une juste mesure. Juste milieu entre le trop et le trop peu, l'excellence choisit toujours le mesuré, mais, ce qui en juge la valeur, c'est le plaisir que l'on prend à faire un acte vertueux. Selon Aristote, celui dont les actes sont « éthiques » mais sans joie, ne peut être considéré comme vertueux : de même que la fleur se surajoute à la croissance de la plante, le plaisir se surajoute à l'acte14. Comme dans l'éthique camusienne, ceux qui sont « contraints » à agir selon la justice, par d'autres, ou par eux-mêmes, mais le font sans plaisir, ne sont donc pas des justes. Chez Aristote, l' homme juste est le « prudent », mais, pour le comprendre au-delà de cet adjectif à la connotation un peu médiocre pour notre temps, il faut lui donner le nom que lui confère le philosophe : il est le « spoudaïos », c'est-à-dire le valeureux, au double sens de « l'homme de valeur » et de « celui qui décide des valeurs15 ». Ses modèles sont le médecin ou le pilote de navire, tous ceux qui, comme nous tous selon le Discours de Suède de Camus, sont « embarqués ». Le cap est mal pris, mais le valeureux est selon Aristote, obligé de pratiquer la « navigation seconde » : quand les vents contraires rendent impossible la navigation à la voile, il faut « sortir les rames », et faire confiance au pilote capable d'énoncer des valeurs morales pour temps de crise. Ce dernier point nous montrera la complexité de l'éthique aristotélicienne, en soulignant les dérives auxquelles elle se confronte.

3/ Une éthique qui prend la mesure des risques d'une incarnation de la juste mesure en un seul homme, le valeureux

En faisant reposer sur l'homme prudent l'évaluation de toute valeur, Aristote savait les risques encourus. Relisons sa définition : «l'excellence éthique est une disposition à agir consistant en une juste mesure relative à nous, rationnellement déterminée et telle que la déterminerait l'homme prudent »16 . Pour échapper à la dictature du prudent et au totalitarisme des justes mesures, la tradition grecque offre un « garde-fou », la démocratie, le fait de protéger de lui-même l'homme que l'on considère comme juste en lui imposant de mettre ses décisions au centre du débat collectif. Aristote sait, comme notre époque, qu'en temps de crise les décisions urgentes s'accommodent mal des longues discussions contradictoires. Pourtant, il faut redonner ses droits à la politique, et au terme de L'éthique à Nicomaque, il explique que les considérations qu'il vient d'énoncer sur la morale ne peuvent être efficaces que si les hommes vivent dans un régime politique bien tempéré. Or, à la fin de La Politique, il constate que, même vertueux et vivants sous de bonnes lois, les hommes ne sont pas pour autant éternels : comme ils sont mortels, tout est à refaire à chaque génération, et l'aboutissement de tout bon régime politique sera de faire une bonne politique éducative pour qu'à la génération suivante les acquis puissent perdurer. Pour faire comprendre cela avec des personnages camusiens, on pourrait dire qu'il faudra toujours des Catherine Camus pour transmettre, fut-ce dans le silence, des valeurs morales, et des Louis Germain pour que la République ait des hussards qui permettent à ses fils d'écrire Les justes.

LA DIMENSION ARISTOTELICIENNE DE L'ÉTHIQUE DE CAMUS : UN HERITAGE ANTIQUE POUR ECLAIRER LES ENJEUX DU XXIè SIECLE

Le présent ouvrage se propose de mettre en lumière les aspects les plus actuels de l'éthique camusienne. Nous y renvoyons donc le lecteur, et nous nous recentrerons sur trois points qui sont en relation directe avec Aristote : cette éthique s'inscrit dans une tradition, elle est liée à la juste mesure qui s'affirme dans la Pensée de Midi, elle se déploie dans une dimension éthico-politique. Pour comprendre cette éthique, il y a chez Camus trois mythes qu'il présente dans les Carnets comme trois moments dans sa pensée : Sisyphe, pour la dimension absurde, Prométhée pour la Révolte, Némésis pour la juste répartition et ce qu'il voulait appeler le cycle de l'amour17.

1/ Une éthique qui s'inscrit dans une tradition

Comme celle d'Aristote, l'éthique de Camus ne sort pas du néant. Ses racines sont doubles : la vie de Camus d'une part, la revendication de l'héritage culturel de la Grèce d'autre part.
Du point de vue personnel, si Camus aboutit à une éthique de la mesure, c'est que, comme les Grecs, il est à l'origine fasciné par la démesure. Le « deviens ce que tu es en apprenant », le passage de la puissance à l'acte d'une mesure latente dans un initial instinct de démesure, tout cela est chez Camus comme en témoigne la remarque de Jean Grenier : «...il possédait la violence, il a acquis la mesure.»18. Le Clamence « un peu surhomme » de La chute ou le héros du Premier homme qui voit en lui-même un « monstre », toutes ces figures dionysiaques de la démesure sont inscrites dans la nature même de Camus et, quand dans Le mythe de Sisyphe, il met en exergue la Troisième Pythique de Pindare, c'est à lui-même que l'auteur s'adresse : « O mon âme, n'aspire pas à la vie immortelle, mais épuise le champ du possible ». Dans les Carnets il le révèle : « La démesure, la folie l'abîme, ce sont là secrets et risques pour quelques-uns, et qu'il faut taire ou tout au plus suggérer, à peine »19 .
Comme tous ceux qui connaissent les affres du démesuré, il revient vers les racines grecques pour trouver dans ce terreau méditerranéen ce qui va donner à son éthique son fondement culturel. Il sait ce qu'il doit à la Grèce, comme son ami René Char qui écrit dans Hymne à voix basse : « L'Hellade, c'est le rivage déployé d'une mer géniale d'où s'élancèrent à l'aurore le souffle de la connaissance et le magnétisme de l'intelligence ».
Ce premier héritage pour penser l'éthique, c'est la notion de liberté, que Camus évoque dans sa lettre à Roger Milliex du 5 janvier 1946 : « L'idée que nous avons de la liberté nous la tenons de la Grèce, avec bien d'autres qui font la fierté de l'homme. C'est pourquoi sans doute l'entrée des Allemands à Athènes fut pour ceux qui m'entourent et pour moi-même le symbole le plus déchirant de ce que nous avons souffert pendant cinq ans. ».Cette dette éthique, Camus l'acquittera au-delà des divergences politiques, puisque c'est lui qui demandera au Président grec la grâce de Manolis Glézos. Ce dernier était le résistant communiste qui avait décroché le drapeau nazi quand il flottait sur le Parthénon : invoquant l'équité et l'estime, Camus, en rappelant qu'il ne partage pas les engagements de Glézos en avril 1959, demande sa liberté, au nom de la morale.
En ce qui concerne explicitement la notion de mesure, l'article publié dans To Vima à Athènes le 28 avril 1955 présente Camus comme l'élève qui a reçu de la Grèce des « leçons de mesure »20. Si ce pays est pour lui, en matière d'éthique, un maître, ce n'est pas au sens que Hegel donne à ce mot en l'opposant à l'esclave, mais au sens, encore, d'un Louis Germain. Cet ancrage dans le passé ouvre vers ce que le Colloque de 1955 en Grèce appelle « L'avenir de la civilisation européenne ». Il déclare à propos de la mesure grecque qu'elle fournit « une méthode pour aborder l'étude des problèmes qui se posent à nous et pour marcher vers un avenir supportable. Elle n'est pas une solution mais une façon de vivre en se respectant soi-même, en vivant avec vertu. »21. Comme il l'affirme dans l'article de To Vima déjà cité : « Mes collègues suivent le chemin des philosophes allemands du XIXème siècle, mais moi je me nourris de la philosophie grecque ». Aux uns les pensées du Nord, à lui le flamboiement de la Pensée de Midi, précisément parce qu'il est différent d'une tiède morale : « la pensée grecque par exemple était bien autre chose qu'un humanisme. C'était une pensée qui faisait sa part à tout. »22
Il n'est donc pas nécessaire de creuser très profondément dans la vie ou la culture de Camus pour que cette «archéologie » de son savoir éthique nous ramène aux fondements grecs : suivons donc les appellations mythologiques qu'il donne aux cycles successifs de sa pensée pour comprendre ses valeurs morales, en commençant par le premier de ses essais.

2/ Une éthique qui prend place dans un monde scindé : le mythe de Sisyphe

La scission qui divise l'univers aristotélicien, nous la retrouvons chez Camus, avec cette même dimension tragique. Le mythe de Sisyphe relève à l'évidence de l'éthique puisqu'il s'ouvre sur une question concernant la « valeur » que l'on peut accorder à la vie. Que cette interrogation amène à l'idée que le monde est scindé, c'est ce qu'il résume ainsi : « Je suis donc fondé à dire que le sentiment de l'absurdité ne naît pas du simple examen d'un fait ou d'une impression mais qu'il jaillit d'une comparaison entre un état de fait et une certaine réalité, entre une action et un monde qui le dépasse. L'absurde est essentiellement un divorce. »23 Nous retrouvons la scission entre la rationalité du supralunaire et la contingence à laquelle est condamnée notre vie ici-bas : « ce monde en lui-même n'est pas raisonnable, c'est tout ce qu'on peut en dire. Mais ce qui est absurde, c'est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l'appel résonne au plus profond de l'homme. »24 En analysant la pensée de Chestov, Camus montre, a contrario, qu'en mettant trop l'accent sur l'irrationnel on détruit cet équilibre entre raison et déraison qui est le propre de l'absurde. Dans la lignée de Kierkegaard, il refuse de faire pencher la balance, et reste dans ce périlleux équilibre. On n'est pas ici dans la théorie pure, mais dans l'éthique : « il s'agissait de vivre et de penser avec ces déchirements »25. De cet équilibre aussi dangereux que mesuré, il tire la même conclusion qu'Aristote : « Or si l'absurde annihile toutes mes chances de liberté éternelle, il me rend et exalte au contraire ma liberté d'action. »26 Trois conséquences en découlent : la révolte, la liberté, la passion, où peut s'illustrer ce qu'il appelle pour Nietzsche « la règle d'une morale de grande allure. »27

Or Camus, repartant du « Tout est permis » d' Ivan Karamazov, rappelle que cela ne signifie pas que rien ne soit défendu. Par conséquent, de même qu'Aristote incarne les valeurs éthiques dans la figure du valeureux, Camus déclare : « Ce ne sont point des règles éthiques que l'esprit absurde peut chercher au bout de son raisonnement, mais des illustrations et le souffle des vies humaines. »28 L'explication est donnée après : «Il vient toujours un temps où il faut choisir entre la contemplation et l'action. Cela s'appelle devenir un homme. »29 Ainsi les règles de l'éthique « s'humanisent », si l'on donne à ce verbe sa valeur qui ne signifie pas s'abaisser à la petitesse humaine mais s'élever, car, dans l'absurde, l'homme est sa propre fin et sa seule fin. Il ne s'agit pas là d'une piètre reprise de « L'homme mesure de toute chose » de Protagoras, mais de l'idée aristotélicienne que le valeureux est celui qui peut délimiter sa propre valeur et ses fins, qui sont aussi ses limites. Camus sait que l'éthique rejoint ici l'esthétique de ces artistes « qui connaissent leurs limites, ne les excèdent jamais, et dans cet intervalle précaire où leur esprit s'installe, ont toute la merveilleuse aisance des maîtres. Et c'est bien là le génie : l'intelligence qui connaît ses frontières. »30 C'est pourquoi, au-delà de la stupide frontière entre littérature et philosophie, Camus estime que la véritable œuvre d'art est toujours à la mesure humaine, et que, si le monde était clair, l'art ne serait pas nécessaire. Le monde de Sisyphe, pas plus que celui d'Aristote, n'est facile à comprendre ou à vivre, et pourtant, dans ce déchirement de l'absurde, dans ce déchainement de violence d'un monde qui n'est pas paisiblement raisonnable, Camus peut écrire ce finale si souvent cité du Mythe de Sisyphe qui au cœur du conflit résume les bases de l'éthique camusienne : « Je laisse Sisyphe au bas de la montagne ! On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni futile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit à lui seul forme un monde. La lutte elle- même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. » Ainsi, ce sera dans ses textes de fiction que Camus donnera à voir sa conviction qu'une éthique n'est pas seulement un système, mais est, d'abord, ce qui se manifeste dans des actes. Le Sisyphe que nous devons imaginer heureux, ce sont les héros de La peste, confrontés au mal absolu et qui pourtant agissent, cela fut commenté à de nombreuses reprises. Puisque notre fil conducteur est la juste mesure, nous nous limiterons donc à une autre œuvre dont le titre lui-même illustre la dimension éthique : Les justes.

3/ La révolte des justes et des hommes révoltés : une éthique prométhéenne

Le lien entre Les justes et Le mythe de Sisyphe apparaît du point de vue éthique dès le début de la pièce puis que Stepan, le personnage qui pousse la justice au-delà des limites, répond à la question du « Tout est permis » par « Rien n'est défendu de ce qui peut servir notre cause »31. Dora doit alors rappeler que «même dans la destruction, il y a un ordre, il y a des limites. »32, mais le terroriste ne peut entendre cette sagesse grecque et féminine. Son idéal, c'est la justice, or toute la pièce prouve la complexité de cette notion dont Aristote avait déjà montré qu'elle n'était pas qu'une égalité simpliste. La justice est contradictoire, et, comme Dora le rappellera à la fin « c'est tellement plus facile de mourir de ses contradictions que de les vivre. »33 En effet, il ne suffit pas de dénoncer l'injustice, il faut donner sa vie pour la combattre, mais ce serait encore trop simple : la justice est loin d'être un absolu incontesté, et tout le débat entre Yanek le « meurtrier délicat » et Stepan le justicier sans état d'âme en montre les ambiguïtés. Stepan indique clairement la hiérarchie des valeurs qui gouvernent son éthique : « Je n'aime pas la vie, mais la justice qui est au-dessus de la vie. »34 Pour lui, quand on leur vole leur pain, les hommes de ne peuvent vivre que de justice, mais Yanek ajoute : « De justice et d'innocence » et c'est pourquoi il affirme : « Je n'irai pas ajouter à l'injustice vivante une justice morte. »35 Yanek se bat pour l'innocence de cette justice, et s'il accepte d'être criminel, c'est pour que « la terre se couvre enfin d'innocents»36. Ce chemin est aussi étroit qu'aride, c'est la fragile mesure entre tous les excès, et l'on sait que la terreur ne convient pas aux délicats. Cette « délicatesse » de ceux qui sont contraints au meurtre se manifeste dans leur éthique où la seule vraie question est posée par Dora qui demande si l'on peut aimer la justice avec tendresse : dans cette phase prométhéenne de la Révolte, Camus laisse déjà entrevoir le titre donné à la troisième partie de son œuvre, l'amour. Si Némésis, déesse de la juste répartition s'impose dans Les justes, le personnage de Dora annonce déjà que Némésis va retrouver cette dimension d'amour sans laquelle rien ne la distinguerait des Erynnies de la vengeance, et de tous les Stepan qui se disent son porte parole. Or, en plaçant si haut leur idéal, les justes restent-ils de notre bas-monde ? Nous ne sommes plus de ce monde, dit Dora, avant de s'écrier « Ah! pitié pour les justes ! »37 Dans cette exclamation sont associées deux valeurs du tragique selon Aristote : la pitié qui chez le spectateur est contrebalancée par la terreur pour trouver le juste équilibre devant les héros, la justice qui est ce qui doit triompher, même si les voies de la justice des dieux semblent parfois tortueuses. Après l'attentat et la complexité des valeurs éthiques qu'il soulève, Yanek retrouve le bas-monde, en la personne de Foka. Pour ce personnage, la honte, c'est une idée de barine. Une idée de riches la honte ? Camus était moins caricatural, puisque la honte, c'est ce que les Grecs appelaient l' « aidôs », le respect des valeurs humaines, et à cette racine culturelle pour comprendre ce sentiment éthique qui met une limite entre ce qui se fait et ce qui ne se fait pas, Camus ajoute une racine familiale en montrant son père dans Le premier homme et ces gens modestes qui confrontés aux horreurs de l'injustice sont capables de dire « un homme, ça s'empêche ». Le peuple peut donner des limites à l'horreur, alors que Foka les transgresse et, lui, ne « s'empêche » pas en éprouvant la honte. Il y a, on le sait, chez les Justes, une tentation de sainteté comme le rappelle la légende de saint Dmitri38 : ce dernier avait rendez-vous avec Dieu, quand il dut prendre du temps pour aider un homme embourbé. Quand il eut finit cette action juste, Dieu était déjà parti. Il y a trop d'injustices

éthiques, trop de charrettes à tirer de l'ornière, et, pour ceux qui veulent ainsi la pureté, la justice atteinte est, comme le dit Dora, « un affreux couronnement », un « amour qui coûte cher »39. Elle pose la question de la mesure surhumaine de cette justice, et pense que cet orgueil pourrait être châtié. « Nous voilà condamnés à être plus grands que nous-mêmes »40. Ce risque de démesure qui fait sortir des limites de l'humain, Camus savait qu'il menaçait les justes, semblables au Grec Aristide.

Cette conviction est complexe pour notre époque éprise d'idées simples. Alors Camus va y revenir, et, à l'attention de ceux pour qui les leçons du théâtre ne sont pas assez explicites, il écrit L'homme révolté, texte en équilibre, à l'intersection de la figure de Prométhée et de Némésis. Dès le début, Camus cite le héros d' Eschyle qui s'écrit «Ah ! voyez l'injustice que j'endure ! » et le lien est établi avec Sisyphe puisque « la révolte naît du spectacle de la déraison, devant une condition injuste et incompréhensible. »41 Quelle est cette situation éthique inédite qui caractérise le début des années cinquante?42 C'est le moment où « le crime se pare des dépouilles de l'innocence » et où « l'innocence est sommée de fournir ses justifications », c'est le temps où, tel Socrate, le juste est injustement condamné, c'est « l'histoire prodigieuse de l'orgueil européen ». Dans des circonstances où règne une telle démesure, l'essentiel n'est pas de rechercher les causes, mais le monde étant ce qu'il est, « de savoir comment s'y conduire ». Comme pour Aristote, à l'interrogation ontologique succède l'urgence d'une éthique puisque le révolté est celui qui dit « qu'une limite a été franchie »43. Cette affirmation s'étend à quelque chose qui déborde l'homme en tant qu'individu puisqu'elle le tire de sa solitude. Or, peut-on, loin du sacré et des valeurs absolues qui pourraient guider une éthique de la transcendance, trouver la « règle d'une conduite »? C'est cette question qui amène Camus à la première formulation d'un « Je me révolte, donc nous sommes »44 sur laquelle il reviendra.

Cette réflexion le renvoie aux solutions que cherchèrent les Grecs. Il rappelle que, certes, ils peignirent le démesuré, mais ils lui donnèrent une place, donc une limite45. Selon lui, dans leur monde il y avait plus de fautes que de crime, et le seul crime était précisément pour eux la démesure. Or, dans son époque, Camus constate qu'en éthique il n'y a plus que des crimes dont le premier est paradoxalement la mesure. Le renversement est complet, et les hommes de son temps considèrent comme criminels ceux qui, envers et contre tout, tentent de rappeler aux révolutions qu'elles trahissent en elles l'esprit de la Révolte. Elles bafouent l'idéal de mesure si, oubliant Yanek le Juste, elles n'écoutent plus qu'un Stepan, fanatique de la justice au-delà de la vie. C'est ce constat, que Camus vécut intérieurement, qui le conduit à préciser : « Je me révolte, donc nous sommes et nous sommes seuls »46. Seul, en effet, Camus le fut quand il dénonça ce qu'un de ses chapitres appelle « La religion de la vertu ». Il connut ces dérives de l'éthique et, il sut que la morale « quand elle est formelle, dévore »47. Paraphrasant Saint-Just, il estime que nul n'est vertueux innocemment et rappelle que Rousseau avait bien vu que la société du Contrat social ne pouvait convenir qu'à des dieux. L'époque de Camus avait à l'envi répété que les hommes n'avaient pas en éthique cette grâce divine : ils pouvaient être des Netchaïev pour qui l'homme n'est qu'un instrument. Face à ce fanatique pour qui l'impératif kantien de voir en l'homme toujours une fin et jamais un moyen n'est qu'un absurde conseil, il y a les meurtriers délicats. Si Netchaïev est trop bas, les Yanek sont parfois trop hauts, et Camus soutient que si ces derniers avaient été « des cœurs médiocres, ils se seraient accommodés de ces contradictions. »48 Une phrase résume leur « position » au sens où ils sont à égale distance de deux excès contradictoires : « C'est la déchirante et fugitive découverte d'une valeur humaine qui se tient à mi-chemin de l'innocence et de la culpabilité, de la raison et de la déraison de l'histoire et de l'éternité. »49

Pour eux, la révolution est un moyen nécessaire, mais pas une fin suffisante. Eux sont revenus du nihilisme et de l'absurde et, du point de vue de leur éthique, cela implique que la négation de tout est une servitude et que la vraie liberté est une soumission intérieure à une valeur qui fait face à l'histoire et à ses succès50. En résumé, une revendication de justice peut amener à une injustice, si on ne la fonde pas d'abord sur une « justification éthique de la justice »51. C'est pourquoi la question de notre temps dont les meurtriers délicats de 1905 sont morts est « comment vivre sans grâce et sans justice ? ». Au surhomme nietzschéen transgressant les limites par delà le bien et le mal, le nazisme avait donné la figure de l'esclave sans grâce et sans éthique. Or, d'autres totalitarismes pouvaient feindre de donner à l'homme le prétexte de la justice, en le faisant tuer au nom d'une justice qui n'était plus humaine. Camus peut donc conclure le chapitre sur « La révolte historique »en déclarant que quand la révolte est aux prises avec l'histoire « au lieu de tuer et mourir pour produire l'être que nous ne sommes pas, nous avons à vivre et à faire vivre pour créer ce que nous sommes. ». Le « deviens ce que tu es », le « souffrir pour apprendre » reviennent à la mémoire, encore, et l'homme en créant ses valeurs par delà les dogmes d'une révolution devenue fanatique, découvre, comme l'artiste, « la tension ininterrompue entre la forme et la matière, le devenir et l'esprit, l'histoire et les valeurs », donc le génie, conclut Camus, « est une révolte qui a créé sa propre mesure. »52D'où la question qui illustre le lien entre l'éthique et la conception du monde que les Grecs, à leur manière, posèrent aussi : peut-on refuser l'injustice et saluer la nature de l'homme et la beauté du monde ? Il s'agit de ce que la fin du chapitre « Révolte et Art » qualifie de « vertu vivante qui fonde la commune dignité du monde et de l'homme, et que nous avons maintenant à définir en face d'un monde qui l'insulte. »

4/ Une éthique de la mesure : Némésis et Pensée de Midi

Cette vivante éthique s'incarne dans ce qui donne son titre à la dernière partie de L'homme révolté, la Pensée de Midi. Cette pensée de la méditerranée est pour Camus l'éthique de la justice et de la mesure à laquelle il oppose les dérives d'un rationalisme du Nord devenu fou. C'est là qu'il trouve l'origine de la révolte. Ecoutons-le : « Ce contrepoids, cet esprit qui mesure la vie, est celui- là même qui anime la longue tradition de ce qu'on peut appeler la pensée solaire et où, depuis les Grecs, la nature a toujours été équilibrée au devenir. L'histoire de la première Internationale où le socialisme allemand lutte sans arrêt contre la pensée libertaire des Français, des Espagnols et des Italiens, est l'histoire des luttes entre l'idéologie allemande et l'esprit méditerranéen. La commune contre l'État, la société concrète contre la société absolutiste, la liberté réfléchie contre la tyrannie rationnelle, l'individualisme altruiste enfin contre la colonisation des masses, sont alors les antinomies qui traduisent, une fois de plus, la longue confrontation entre la mesure et la démesure qui anime l'histoire de l'Occident, depuis le monde antique. »53 C'est pour ces raisons qu'il faut sortir du stupide préjugé qui en 1950 voulait que « l'homme délivré de la démesure en soit réduit à une sagesse pauvre ». Camus conclut : « La mesure, née de la révolte, ne peut vivre que par la révolte. Elle est un conflit constant, perpétuellement suscité et maîtrisé par l'intelligence. Elle ne triomphe ni de l'impossible, ni de l'abîme. Elle s'équilibre à eux. Quoi que nous fassions, la démesure gardera toujours sa place dans le cœur de l'homme, à l'endroit de la solitude. »54 De tels textes, que notre temps doit relire, montrent assez que célébrer la juste mesure, chez Aristote ou chez Camus, c'est être aux antipodes du conformisme petit bourgeois auquel on a tendance à réduire un « juste milieu » qui serait une figure du compromis et d'un centrisme sans éclat.
Camus avait prévenu, si l'homme pouvait par ses décrets faire régner la sincérité, l'innocence et la justice, alors il serait dieu, mais, n'étant pas dieu, il ne peut que donner sa vie comme Yanek, pour contrebalancer l'injustice et le fait d'être devenu criminel à son tour. S'il ne fait pas , il est ou un idéaliste « yogi », ou un cynique « commissaire ».55 Entre ces deux figures, si la révolte pouvait fonder une philosophie, ou à tout le moins une éthique, ce serait « une philosophie des limites, de l'ignorance calculée et du risque ».56 Nous retrouvons ici les données qui fondent l'éthique aristotélicienne de la juste mesure, la « mésotès » que nous avons brièvement présentée.
Or, il est un dernier lieu où Camus rejoint Aristote : dans sa célébration de la mesure il accorde une importance particulière à ce que l'auteur de L'Ethique à Nicomaque appelle les « mesa », c'est-à-dire les moyens au double sens de « ce qui est au juste milieu », mais aussi du « moyen comme intermédiaire pour atteindre une fin ». Sur ce point, la réflexion de Camus est particulièrement intéressante à une époque où la fin juste de l'histoire pouvait justifier tous les moyens, fussent-ils les plus injustes. Dans une interrogation, pour nous très actuelle, il écrit : « La fin justifie les moyens ? Cela est possible. Mais qui justifiera la fin ? A cette question que la pensée historique laisse pendante, la révolte répond : les moyens. »57. Ce sont ces moyens que jugera Némésis, et tout particulièrement ceux des hommes pour qui la démesure est « un confort, toujours, une carrière, parfois »58. C'est pourquoi Camus refusa le cynisme d'un temps devenu indifférent aux moyens, et conclut L'homme révolté par un « Au-delà du nihilisme » qui en résume l'éthique. Il y a pour l'homme, au niveau moyen qui est sa mesure, une action et une pensée possibles. Pour ceux qui voudraient n'y voir que médiocrité, morale de ces « tièdes » que vomit l'Évangile, Camus illustre cette juste mesure par l' « interminable tension et la sérénité crispée »dont parle Char. Il faut « apprendre à vivre et à mourir, et, pour être homme, refuser d'être dieu ». Camus se fait lyrique : « La vraie vie est présente au cœur de ce déchirement. Elle est ce déchirement lui-même, l'esprit qui plane sur des volcans de lumière, la folie de l'équité, l'intransigeance exténuante de la mesure. »59 Camus a fait plus que comprendre la juste mesure des Grecs qu'Aristote avait conceptualisée dans L'Ethique à Nicomaque, il l'offre à son temps, comme l'indiquent les derniers mots de L'homme révolté : « à l'heure où naît enfin un homme, il faut laisser l'époque à ses fureurs adolescentes. L'arc se tord, le bois crie. Au sommet de la plus haute tension va jaillir l'élan d'une droite flèche, du trait le plus dur et le plus libre. »

Cet archer, c'est celui qu'Aristote cite souvent pour illustrer l'éthique du valeureux, c'est aussi le Premier homme, celui qui se plaçant sous la figure de Némésis invoque l'amour et revient vers la Grèce. En 1959, quand est publié L'été, Camus reprend un texte qu'en 1948 il avait offert à Char. Il s'intitule L'exil d'Hélène et constitue sans doute le plus bel hommage de Camus à la juste mesure des Grecs. Pour qui veut comprendre l'éthique camusienne, il suffit de le lire : « Nous avons exilé la beauté, les Grecs ont pris les armes pour elle. Première différence, mais qui vient de loin. La pensée grecque s'est toujours retranchée sur l'idée de limite. Elle n'a rien poussé à bout, ni le sacré, ni la raison, parce qu'elle n'a rien nié, ni le sacré, ni la raison. Elle a fait la part de tout, équilibrant l'ombre par la lumière. Notre Europe, au contraire, lancée à la conquête de la totalité, est fille de la démesure. Elle nie la beauté, comme elle nie tout ce qu'elle n'exalte pas. Et, quoique diversement, elle n'exalte qu'une seule chose qui est l'empire futur de la raison. Elle recule dans sa folie les limites éternelles et, à l'instant, d'obscures Erinnyes s'abattent sur elle et la déchirent. Némésis veille, déesse de la mesure, non de la vengeance. »60 Pourtant, Camus, même s'il déclare que nous n'en sommes que de piètres héritiers, n'idéalise pas la Grèce et rappelle qu'elle n'a jamais dit que les limites ne pouvaient pas être franchies. Ce qu'elle nous transmet, c'est « la fierté de l'homme qui est fidélité à ses limites, amour clairvoyant de sa condition ».61

La fin de cet essai, comme celle du Mythe de Sisyphe ou de L'homme révolté donne à l'éthique une dimension esthétique : « Une fois de plus, la philosophie des ténèbres se dissipera au-dessus de la mer éclatante. O pensée de midi, la guerre de Troie se livre loin des champs de bataille ! Cette fois encore, les murs terribles de la cité moderne tomberont pour livrer, « âme sereine comme le calme des mers » , la beauté d'Hélène. »62

Que ce texte soit beau n'est pas une raison suffisante pour ne pas en tirer les leçons urgentes qu'il suggère pour l'éthique de notre temps.

ENJEUX ET RISQUES ACTUELS DES ÉTHIQUES DE LA MESURE

Devrions-nous estimer que l'aboutissement de l'éthique camusienne, c'est une belle œuvre, La peste ou Les justes, et que c'est ainsi qu'il est pour nous actuel,« écrivain pour le Bac de Français » et « philosophe de Terminale » ? Faudrait-il laisser Camus dans la République des Lettres car il y dérange moins que dans la République française, ainsi que le rappelle Enrico Rufi63 ? Ce serait oublier que, pour reprendre le beau titre de l'ouvrage de Catherine Camus, Camus fut condamné à être « solitaire », mais qu'il invite à être « solidaires ». Pour le dire dans le vocabulaire d'Aristote, il faut nous rappeler que : « L'homme est par nature un animal politique qui dispose de la parole et de la raison »64. Politique car il vit en collectivité et n'est pas seulement « politicien », l'homme maîtrise le « logos », cette capacité de raisonner et de parler avec d'autres hommes, de leur dire ce qu'il pense, et, si possible, de le dire bien, puisque, comme le rappelle La peste, on augmente le mal quand on nomme mal les choses.
Disons donc clairement que Camus et Aristote sont des philosophes qui mettent en évidence le lien entre l'éthique et le politique, et que c'est en cela qu'ils sont des penseurs pour temps de crise. Or, méfions-nous, en temps de crise les pensées les plus fortes peuvent être trahies, et c'est ce qui, nous semble-t-il, advient actuellement à la pensée de la mesure. En effet, notre époque assiste à un effrayant dévoiement de cette notion : après avoir éprouvé tant d'inquiétudes justifiées par rapport aux dérives de la démesure et de l'irrationnel, on a, par un étonnant retour de balancier, décidé de faire de la mesure une divinité systématique. C'est ce qu'illustrent par exemple l'économie ou la médecine quand elles sont dévoyées : certains y mesurent tout, et, oubliant les leçons de ce contemporain de Camus que fut Canguilhem, on fait passer du « normal » au « pathologique », l'état de santé d'hommes qui ne sont pas encore malades ou l'économie de pays qui mourront des «mesures» qu'on leur impose. Tout enfermer dans des mesures standardisées, et parfois volontairement falsifiées, c'est confier l'ensemble de la vie collective à des hommes dont l'autorité n'est pas validée par le suffrage démocratique, c'est s'en remettre à certains laboratoires pharmaceutiques qui n'hésitent pas à modifier des résultats ou à des agences de notation qui font des erreurs sur leurs évaluations économiques : nous savons tous les dérives de ceux qui se font passer ainsi pour les « valeureux » de notre temps.
C'est par ce sens critique à l'égard de tels excès que nous serons les héritiers de l'éthique aristotélicienne de la juste mesure et de la morale issue de la Pensée de Midi. Camus, après nous avoir mis en garde contre les folies du rationalisme et les crimes de ceux qui se firent passer pour des justes, nous appelle à retrouver en Grèce la philosophie de la médiété. Puisque souvent des philosophes feignent de ne pas l'entendre, il est donc indispensable de redire que Camus peut apporter à notre temps des leçons aussi profondes, aussi actuelles ou intempestives, que celles que nous trouvons chez Aristote.

Dans Camus et l'éthique, sous la direction d'Eve Morisi, Classiques Garnier, Paris, 2014.

Mots concepts des cultures grecque et latine : L'ÉTHIQUE

Françoise Kleltz-Drapeau, docteur en philosophie grecque, a travaillé sur Aristote sous la direction de Pierre Aubenque. Elle enseigne les pratiques de lecture des textes universitaires à l’université de la Sorbonne-Nouvelle. Dans le cadre de l’Espace Éthique et de l’université Paris-Sud, elle étudie les relations entre la médecine et la philosophie.

Notes 

  1. RENCONTRES MÉDITERRANÉNNES ALBERT CAMUS, Albert Camus et la Grèce, Les Écritures du Sud, 2007
  2. HERACLITE, fragment n° 94
  3. ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, essentiellement livre II et VI
  4. KLELTZ-DRAPEAU, F., Une dette à l'égard de la culture grecque : la juste mesure d'Aristote, L'Harmattan, 2012
  5. AUBENQUE, P., La prudence chez Aristote, PUF, 1963
  6. PINDARE, Deuxième Pythique
  7. ESCHYLE, Agamemnon, vers 176
  8. CAMUS, Carnets III,p. 156
  9. CAMUS, TNR, p.1705/1706
  10. AUBENQUE, P., La prudence chez Aristote, p.177, PUF, 1963
  11. ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, VI, 4, 1140a12
  12. ARISTOTE,op.cit., I,1, 1094b25
  13. CAMUS, Mythe de Sisyphe,p.55
  14. ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, X, 4, 1174b30 et I,9, 1099a15
  15. ARISTOTE, voir en particulier Ethique à Nicomaque, VI,5,1140b20
  16. ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, II, 6, 1106 b36
  17. CAMUS, Carnets II, p.328
  18. GRENIER, J., « Préface » du TRN, p. XV 19 CAMUS, Carnets III, p.81
  19. Voir Albert Camus et la Grèce, p.179
  20. Voir op.cit. p. 28
  21. CAMUS, Carnets II, p. 172
  22. CAMUS, Le mythe de Sisyphe, p. 48 (toutes ces références seront remises dans la version de La Pléiade) 24 CAMUS, op.cit., p.37
  23. CAMUS, op.cit., p. 72
  24. CAMUS, op.cit., p. 80
  25. CAMUS, op.cit., p. 89 28 CAMUS, op.cit., p. 95 29 CAMUS, op.cit., p. 117 30 CAMUS, op.cit., p.98
  26. CAMUS, Les justes, p.60 32 CAMUS, op.cit.,p.62
  27. CAMUS, op.cit., p.141 34 CAMUS, op.cit., p.33
  28. CAMUS, op.cit.,p.64/65 36 CAMUS, op.cit., p. 36 37 CAMUS, op.cit., p.88 38 CAMUS, op.cit., p.103
  29. CAMUS, op.cit.,p.134/135
  30. CAMUS, op.cit., p.141
  31. CAMUS, L'homme révolté, p.23
  32. CAMUS, op.cit. Introduction
  33. CAMUS, op.cit., p. 28
  34. CAMUS, op.cit. p. 38
  35. CAMUS, op.cit. , p. 46
  36. CAMUS, op.cit. , p. 135
  37. CAMUS, op.cit. , p. 161
  38. CAMUS, op.cit., p. 217
  39. CAMUS, op.cit., p. 219
  40. CAMUS, op.cit., p. 237
  41. CAMUS, op.cit., p. 265
  42. CAMUS, op..cit., p. 338
  43. CAMUS, op.cit., p. 373
  44. CAMUS, op.cit., p. 376
  45. CAMUS, op.cit. , p.360
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