Un voyage toujours recommencé : Camus en Grèce

Toute l’existence de Camus aura été marquée par la nostalgie de la Grèce. À vingt-trois ans, dans son travail universitaire Métaphysique chrétienne et Néoplatonisme, il montre déjà sa prédilection pour le monde grec . « Je me sens un cœur grec dans un monde chrétien », dira-t-il beaucoup plus tard. Croisant, en 1937, dans un village kabyle, « des hommes avec des ânes chargés d’olives », il a soudain l’impression qu’ « à des siècles de distance l’Hellade tout entière transportée entre la mer et les montagnes rena[î]t dans sa splendeur antique ». Son projet de refaire le périple d’Ulysse est sur le point de se réaliser fin août 1939 : il doit s’embarquer pour la Grèce le 2 septembre. Las ! la guerre qui éclate annule son voyage, efface , comme il le dit, « la beauté du jour », le plonge dans « l’enfer » et l’oblige à « se mettre en règle avec la nuit ».

C’est à partir de cette nuit qu’il entreprendra un autre voyage, cette fois intérieur, intellectuel, spirituel au cœur du tragique qui gît dans le mythe grec, ce mythe qui est, confessera-t-il, « le monde où je me sens le plus à l’aise » . Ce monde nourrira désormais son œuvre à venir dans laquelle il distinguera progressivement lui-même trois cycles, dont chacun sera lié à un mythe grec précis, ressuscité par lui d’une manière très personnelle, avec la conviction que « les mythes attendent que nous les incarnions ».

Premier cycle : l’absurde , avec Le mythe de Sisythe, qui paraît en 1942, la même année que L’étranger , et qui est manifestement lié au vécu de l’Occupation et de la Résistance. N’est-ce pas ce vécu qui a appris aux hommes de sa génération  qu’étant d’abord, je le cite, «  innocents sans le savoir » ils sont brusquement devenus « coupables sans le vouloir » - expérience absurde s’il en est ?

Pourtant l’absurde n’est pour lui qu’ « une position de départ » qu’il se promet de dépasser ; et ce sera à la lumière d’un autre mythe grec qu’il tentera d’éclairer la tragédie de son siècle : celui de Prométhée, qui ouvre le cycle de la révolte. Dans l’essai « Prométhée aux enfers » de 1946, il oppose ce héros à « l’humanité d’aujourd’hui [qui] ne se soucie que de techniques », contrairement à lui qui « ne peut séparer la machine de l’art [et] pense qu’on peut libérer en même temps les corps et les âmes ». C’est pourquoi, dit-il, si Prométhée « revenait, les hommes d’aujourd’hui feraient comme les dieux d’alors : ils le cloueraient au rocher, au nom même de cet humanisme dont il est le premier symbole ». On est déjà dans le climat de L’homme révolté, paru en 1951, qui est une critique virulente du nihilisme du monde contemporain, déchiré, une fois de plus après la guerre, entre deux camps également dominés par « les voix de la Force et de la Violence ».

Mais, avant même L’homme révolté, Camus pressent que la révolte ne peut être vécue « sans aboutir [ … ] à une expérience de l’amour qui reste à définir », car comme il le note encore dans ses Carnets « la fin du mouvement absurde, révolté, etc., la fin du monde contemporain par conséquent, c’est la compassion au sens premier, c’est-à-dire pour finir l’amour et la poésie ». Ces phrases annoncent déjà le troisième cycle de son œuvre, celui de la Némésis châtiant l’Hubris, c’est-à-dire la démesure, qui sera transcendée dans la mesure, la compassion et l’amour. Aussi la mesure est à ses yeux indissociable de la révolte, parce qu’elle représente « tout le contraire du confort intellectuel » :  une « pure tension […] née de la révolte » et ne pouvant « se vivre que par la révolte » ; un « conflit constant, perpétuellement suscité et maîtrisé par l’intelligence » puisque « quoi que nous fassions, la démesure gardera toujours sa place dans le cœur de l’homme », lisons-nous dans L’homme révolté. Et c’est pourquoi, insiste-t-il, « la révolte ne peut se passer d’un étrange amour ». Or, qu’est-ce-que l’amour sinon un oui fervent à la vie qui, dans toute l’œuvre camusienne, est inséparable d’un non tout aussi catégorique au désordre établi ?

Cependant, avant l’essai magistral sur la révolte, Camus publie, en 1948, un petit texte magnifique, consacré à la Grèce, L’exil d’Hélène. Je cite : « nous avons exilé la beauté, les Grecs ont pris les armes pour elle. […] La pensée grecque s’est toujours retranchée sur l’idée de limite. Elle n’a rien poussé à bout, ni le sacré, ni la raison, parce qu’elle n’a rien nié, ni le sacré, ni la raison. Elle a fait la part de tout, équilibrant l’ombre par la lumière. Notre Europe, au contraire, […] est fille de la démesure. Elle recule dans sa folie les limites éternelles et, à l’instant, d’obscures Érinyes s’abattent sur elle et la déchirent. Némésis veille, déesse de la mesure, non de la vengeance. Tous ceux qui dépassent la limite sont, par elle, impitoyablement châtiés ». Et de citer un fragment d’Héraclite, qui était aussi particulièrement cher à George Séféris, cet autre grand méditerranéen : « Le soleil n’outrepassera pas ses bornes, sinon les Érinyes qui gardent la justice sauront le découvrir ».

Mais ce qui frappe surtout ici c’est cette peinture très dure de l’hubris moderne : « Nous avons conquis […] déplacé les bornes, maîtrisé le ciel et la terre. Notre raison a fait le vide. Enfin seuls, nous achevons notre empire sur un désert. […] Nous tournons le dos à la nature, nous avons honte de la beauté. […] Voilà pourquoi il est indécent de proclamer aujourd’hui que nous sommes les fils de la Grèce. Ou alors nous en sommes les fils renégats ».

On comprend sa tentation persistante de fuir la société de son temps et ce qu’il appelle « la nuit d’Europe ». Pourtant, il y résiste de toutes ses forces. Évoquant Saint-Exupéry, qui écrivait avant sa mort : « Je hais mon époque », il ajoute aussitôt : « Mais si bouleversant que soit ce cri, venant de lui qui a aimé les hommes dans ce qu’ils ont d’admirable, nous ne le prendrons pas à notre compte. Quelle tentation, pourtant, à certaines heures, de se détourner de ce monde morne et décharné !  Mais cette époque est la nôtre et nous ne pouvons pas vivre en nous haïssant ». Tout Camus est dans ce refus obstiné opposé au penchant nihiliste de son temps, un refus qui a également sa source dans la tragédie grecque : « Eschyle, écrit-il, dans « L’énigme », est souvent désespérant,  pourtant il rayonne et réchauffe. Au centre de son univers ce n’est pas le maigre non-sens que nous trouvons, mais l’énigme, c’est-à-dire un sens qu’on déchiffre mal parce qu’il éblouit ». C’est aussi son propre idéal d’artiste : « Au centre de notre œuvre, fût-elle noire, rayonne un soleil éblouissant ».

Enfin, le 26 avril 1955, après une période éprouvante pour lui, il met pour la première fois les pieds en Grèce, lui qui a eu souvent l’impression que « quelque chose [l’] empêche d’aller vers [ ses temples] ». Et, dès le premier matin il a le « sentiment étrange d’[ y] être depuis des années, chez [ lui ], sans même être gêné par la différence des langues ». Il y restera vingt jours pendant lesquels il sera fort actif : conférence à l’Institut français d’Athènes « Sur l’avenir de la tragédie », dans laquelle il précise sa conception du tragique et de la mesure ; débat avec des intellectuels grecs sur « L’avenir de la civilisation européenne »  ;  voyage à Volos où « 80% des maisons sont détruites ou abattues » et toute la ville est sous les tentes, après le tremblement de terre de cette année ( il rendra compte de ce drame dans un article de l’Express parisien du 14 mai). Il est aussi préoccupé par la situation politique du pays, constate que la liberté politique y est en réalité absente, songe aux anciens déportés de Makronissos, s’informe au sujet de ceux qui le sont encore… Il reste en cela fidèle à lui-même, lui qui avait déjà demandé et obtenu la grâce  de jeunes communistes grecs condamnés à mort en 1949. Il tentera encore de le faire ( cette fois sans succès) pour Michalis Karaolis, le jeune chypriote condamné à la pendaison par l’occupant britannique de l’île. Et ce sera encore lui qui, en 1959, demandera au Premier ministre grec la libération de Manolis Glézos, dont il ne partageait certainement pas les idées.

Mais ce qui l’éblouit, ce qui le fait littéralement  renaître au cours de ce voyage, c’est la lumière sublime qui émane de la nature et de l’art grecs dont il perçoit l’unité profonde. Sur l’Acropole, il est fasciné autant par cette lumière qui « fouille les yeux, les fait pleurer, entre dans le corps […], le vide, l’ouvre […], le nettoie … » que par « l’extraordinaire audace » des temples et « l’extravagante beauté du lieu ». « Ce n’est pas, dit-il, le Parthénon que [les architectes] ont construit mais l’espace lui-même … ». Son émotion  face à l’harmonie et à la diversité des paysages est telle qu’il va jusqu’à comparer la Grèce à un grand artiste. « Tout ce que la Grèce tente en fait de paysages, elle le réussit et le mène à la perfection ». Au cap Sounion, la vue de la mer avec les îles qui dérivent au loin, lui offre la « la plénitude d’un instant parfait, […] de l’abandon, du Tout est bien ». Voyageant vers Mycènes et Épidaure, dans  une « lumière dansante, aérienne, jubilante, » dont il se dit « ivre », il ressent « dans l‘antre du cœur une joie énorme, un rire interminable, celui de la connaissance, après lequel tout peut survenir et tout est accepté ». Puis, au moment où le soleil se couche sur Mycènes : « Il valait la peine de venir si loin pour recevoir ce grand morceau d’éternité. Après cela le reste n’a plus d’importance ».

L’émerveillement ne cessera plus. Naviguant d’île en île, rempli d’ « un étrange et vaste apaisement », il note : « Bonheur enfin, bonheur tout près des larmes. Car je voudrais retenir contre moi, serrer cette joie inexprimable dont je sais pourtant qu’elle va disparaître ». Du haut de Délos, il contemple « le cercle des Cyclades [qui] tourne lentement sur la mer éclatante, dans un mouvement, sorte de danse immobile ». « Ce monde des îles si étroit et si vaste [lui] paraît être le centre du monde », ce qui lui donne un « sentiment de liberté infinie […], nullement limitée du fait que ce monde a des bornes. Au contraire, pense-t-il, cette liberté exulte dans leur cercle ».Et plus loin : « Ces jours merveilleux passés à voler sur l’eau, […] j’en retiens le goût dans ma bouche, dans mon cœur, une seconde révélation, une seconde naissance ».  Aussi à la fin de son séjour il verra ces « vingt jours […] comme une longue source de lumière que je pourrai, dit-il, garder au cœur de ma vie. La Grèce n’est plus pour moi qu’une longue journée étincelante… »

Vous le voyez : ce voyage n’a pas été seulement pour lui une source de joie ininterrompue, mais une sorte de renaissance, grâce à une ouverture inconditionnelle des sens et de l’âme. On est d’abord impressionné par le contact immédiat, charnel qu’il établit avec le pays et ses hommes : il éprouve une sympathie spontanée pour son « charmant traducteur de vingt et un ans d’une fraîcheur adorable ; est touché par la grâce des enfants grecs ; assiste à un spectacle de danses populaires ; entre un soir dans ce qu’il appelle de façon amusante un « bouzouki » (sic) où « quatre Grecs [l’] invitent à danser », ce qu’il accepte de bonne grâce… Mais le plus extraordinaire c’est cette ivresse des sens qui se mue en profonde expérience spirituelle, comme si la lumière grecque l’invitait à célébrer les noces du corps et de l’esprit. Un véritable nostos à la patrie méditerranéenne chère à son cœur, qui est avant tout un retour à soi. Nous voici en plein centre du cycle de l’amour. Ne disait-il pas déjà, dans L’Envers et l’Endroit,  qu’ « íl n’y a que l’amour qui nous rende à nous-mêmes » ?

Il repart « le cœur serré » pour Paris le 16 mai, et ne connaîtra plus l’éblouissement de ce printemps inoubliable lors de son second et dernier voyage grec l’été 1958. Il est vrai que, préoccupé par sa compagnie – les Gallimard et les Prassinos – il n’a pas souvent l’occasion d’être seul face à la lumière et que leur périple en bateau des îles est à plusieurs reprises entravé par des vents violents. Son nostos serait-il une fois de plus empêché, à l’instar de celui d’Ulysse ?

Car Camus sait bien que l’homme moderne qui s’est autoproclamé maître et possesseur, que dis-je ?, exploiteur de la nature ne peut plus retourner, au sens plein du terme, en Grèce, laquelle enseignait au contraire aux mortels de respecter l’ordre du cosmos. Dès sa première visite à l’Acropole il a été à nouveau tenté par « l’idée que la perfection a[vait] été atteinte alors et que depuis le monde n’a cessé de décliner ». Sauf qu’il ajoute aussitôt qu’ « il faut encore et toujours se défendre contre elle. Nous voulons vivre et croire cela c’est mourir ». On se souvient de sa réplique au mot désespéré de Saint-Exupéry.

Cependant la nostalgie de la Grèce reste toujours l’aiguillon de sa réflexion. Elle perce encore dans ces paroles de Clamence, l’étrange juge-pénitent de La Chute, qui incarne à lui seul la désespérance moderne. Naviguant dans le Zuyderzee, « cette mer morte » dont on ne sait « où elle commence où elle finit », il dit : « Dans l’archipel grec j’avais l’impression contraire. Sans cesse de nouvelles îles apparaissaient sur le cercle de l’horizon. […] Aucune confusion ; dans la lumière précise, tout est repère ». Il poursuit : « Q[ue] ferions-nous [en Grèce] ? Il y faut des cœurs purs. […] Avant de nous présenter dans les îles grecques il faudrait nous laver longuement. L’air y est chaste, la mer et la jouissance claires. Et nous … ».

Aussi le monde grec le hante toujours. Il se penche souvent à nouveau sur le problème qui l’a préoccupé depuis sa prime jeunesse : « le passage de l’Hellénisme au Christianisme, véritable et seul tournant de l’histoire », note-t-il dans ses Carnets  en 1951, la prééminence étant donnée constamment à l’hellénisme. En 1947, il affirmait que « si pour dépasser le nihilisme, il faut revenir au christianisme, on peut bien suivre alors le mouvement et dépasser le christianisme dans l’hellénisme ». Et en 1958, avec cette note un peu énigmatique : « Le monde marche vers le paganisme. Mais il rejette encore les valeurs paϊennes. Il faut les restaurer, paganiser la croyance, gréciser le Christ et l’équilibre revient ».

Quoi qu’il en soit, dans ces passages, il est toujours, me semble-t-il, à la recherche de la vie bonne, de l’εὖ ζῆν des Anciens, en posant le problème de l’homme et de sa société au seul niveau susceptible de leur donner un avenir fécond : celui de « la civilisation qu’on veut créer » et que l’artiste solitaire doit servir de toutes ses forces, tout en sachant qu’elle ne pourra naître sans le concours de tous.

À cet égard, évoquer le voyage grec toujours recommencé de Camus, c’est nous ressourcer dans cette Grèce de toujours, présente dans son absence même, telle une boussole secrète tournée vers un horizon de beauté, de justice et d’une sagesse consciente de nos limites, qui pourrait donner un sens à nos vies. C’est cette Grèce-là qu’il a transsubstantiée dans son œuvre, éclairant la tragédie de son siècle par la tragédie antique et ayant l’esprit constamment fixé sur son Ithaque. Je le cite : « Nous choisirons Ithaque, la terre fidèle, la pensée audacieuse et frugale, l’action lucide, la générosité de l’homme qui sait. Dans la lumière, le monde reste notre premier et notre dernier amour ».

Ce message vaut d’abord pour nous, Grecs d’aujourd’hui, qui ressentons le bonheur et le malheur d’être nés dans ce pays magnifique et tragique, lequel n’a jamais su au fond s’adapter aux Temps modernes. Par sa vision sublimée mais tellement pénétrante de notre pays, Camus nous invite à prendre une certaine distance par rapport à nos déchirements historiques et politiques et à notre présent si souvent désastreux pour rebondir et aller de l’avant : je veux dire nous connaître tels que nous sommes et tels que nous pouvons devenir, dans la tourmente permanente de notre modernité devenue toujours plus chaotique, en puisant dans notre culture ancestrale et dans notre langue à la fois si vieille et si jeune ce qu’il y a de meilleur en nous pour l’offrir aux autres. Certes, ce ne sont pas là des paroles « d’optimisme dont nous n’avons que faire [ ... ] mais de courage et d’intelligence », pour reprendre une autre expression camusienne. Mais ne nous a-t-il pas prévenus « qu’il n’y a pas d’amour de vivre sans désespoir de vivre » ?

Oui, ce nostos, qui semble encore plus lointain de nos jours qu’à l’époque de Camus, mais, qui comme il nous l’a montré par son exemple, s’accomplit dans la création – la création qui est, disait-il, un don à l’avenir –  ce voyage toujours recommencé est aujourd’hui encore le nôtre, à nous Grecs , Européens, hommes de ce temps. C’est pourquoi j’ose espérer que la dette de Camus à l’égard de la Grèce puisse un jour être convertie en dette de la Grèce et de nous tous à l’égard de Camus.

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