La rhétorique de la prière. Programme 1re La dévotion de Décius

Notes

  1. Programme d’enseignement optionnel de langues et cultures de l’Antiquité de seconde générale et technologique https://cache.media.education.gouv.fr/file/SP1-MEN-22-1-2019/70/1/spe579_annexe1CORR_1063701.pdf
    Programme d'enseignement optionnel de langues et cultures de l'Antiquité de première générale https://cache.media.education.gouv.fr/file/SP1-MEN-22-1-2019/85/5/spe579_annexe2_1062855.pdf
    Bulletin officiel spécial n° 8 du 25 juillet 2019
    Programme de l'enseignement optionnel de langues et cultures de l'Antiquité de la classe terminale de la voie générale https://www.education.gouv.fr/pid285/bulletin_officiel.html?cid_bo=144002
  2. Toutes ces actions sont faites magna voce, à la connaissance de tous, car elles réclament l'accord explicite des dieux loin de toute transaction secrète. De même en grec ancien, le verbe εὔχομαι, avant de signifier « prier », signifie « déclarer à voix haute ». La prière est publique, concerne et implique la communauté des citoyens.
  3. Le consul répète après le prêtre les mots qui composent la prière. Aucune omission ni transgression ne seraient tolérées au risque d'une annulation du rituel. Toute modification, même involontaire, est source de piaculum c'est à dire de sacrilège voire de crime. Pline l'Ancien insiste sur le pouvoir des mots et leur efficacité toutes les fois que les modalités du rituel sont respectées (Pline l'Ancien, Histoire Naturelle, XXVIII, 11).
  4. L'intégrité du javelot doit être garantie. En aucun cas il ne doit tomber aux mains de l'ennemi afin d'assurer la bonne réalisation du rituel.
  5. Le nom de Janus provient d'une racine élargie en ei visible dans le verbe latin aller eo, ire : cette étymologie fait de lui le dieu des passages. Dans le chant des Saliens, Janus était qualifié de divum deus (Dieu des dieux). Cette primauté hiérarchique justifie sa place de dieu introducteur en première place d'une énumération.
  6. À cette Triade archaïque (ou précapitoline) composée de Jupiter et Mars, les deux dieux les plus importants du Panthéon romain, s'adjoint Quirinus. Trois flamines majores assurent leur service. Leur sacerdoce fut créé par le roi légendaire Numa.
  7. Quirinus est le troisième membre de la triade archaïque. Il s'oppose à Mars, dieu de la masse des milites et dieu technicien de la guerre, en tant que dieu des citoyens et des occupations pacifiques. Georges Dumézil (la Religion romaine archaïque p. 257 sq)) reconnaît en lui le dieu des producteurs.
  8. Bellone est la déesse de la guerre et de sa force sauvage. Son nom dérive directement de la racine de Bellum justifiant sa présence au cœur du combat
  9. Les Lares sont sans doute ici les patrons du sol du champ de bataille (G. Dumézil, op.cit. p. 118)
  10. La mention des dieux nouveaux et des dieux indigènes illustrent le syncrétisme de la religion romaine et la partition du panthéon romain.
  11. Les dieux invoqués au début de la prière se distinguent des dieux auxquels le chef se sacrifie.
  12. La prière associe les dieux protecteurs des Romains aux dieux protecteurs de leurs ennemis.
  13. La dédicace aux Dieux Mânes figure aussi sur les tombes bien que les dédicaces funéraires ne doivent pas être confondues avec les formules de prières. De nature différente, elles ne traduisent pas une requête ou un contrat passé entre hommes et dieux mais constituent une dernière adresse aux vivants. L'épitaphe funéraire précise l'identité et l'âge du défunt. De longueur variable, elle prodigue une leçon de vie, des conseils sur le sens du bonheur tout en rappelant plus ou moins brièvement et avec une véracité relative, quelle fut l'existence et quelles furent ses qualités remarquables de la personne ensevelie. Elle se clôt par une adresse aux Dieux Mânes du défunt et institue par là-même le lieu comme sacré c'est à dire, propriété des dieux.
  14. Veniam peto feroque : je demande et j'obtiens votre faveur. Le sens de cette formule est à chercher dans la confiance que l'orant nourrit quant à l'acquiescement des dieux. Nul doute qu'ils lui accorderont sa requête puisque toutes les conditions sont rassemblées : rêve prémonitoire, déroute romaine qui entraîne l'accomplissement du rituel et du sacrifice demandés.
  15. Les dieux Mânes et la Terre sont les véritables destinataires de la devotio. Si les Dieux Mânes ont déjà été cités dans la prière, la Terre est mentionnée pour la première fois. Divinisée, elle est connue sous le nom de Terra Mater, personnification de la terre nourricière dont le correspondant grec est gê/gaia
  16. Ce rituel serait d’origine samnito-campanien  

classes et niveaux concernés :

  • Programme optionnel de LCA, 2de générale et technologique : l’homme et le divin

  • Programme optionnel de LCA, Première générale : les dieux dans la cité

  • Programme de spécialité LLCA, Terminale : croire, savoir, douter

Les programmes de Langues et cultures de l’Antiquité1 interrogent la relation que l’homme entretient avec le divin, dans son intimité propre, dans son rapport au monde et à l’univers. Éminemment orthopraxique, la religion romaine n’en est pas pour autant une religion muette. Les prières qui nous sont parvenues par les voies indirectes des textes historiques et littéraires ou directement par les sources épigraphiques portent une parole en acte : un appel aux dieux, un vœu, une promesse à réaliser pour que s’accomplisse le pacte entre l’homme et le divin. Cette intention réclame une force persuasive qui repose sur le strict respect de la formule incantatoire. Nulle approximation n’est tolérée au risque de faire échouer l’accomplissement des voeux. La puissance incantatoire quant à elle puise ses sources dans la poésie dont les pouvoirs envoutent l’âme et les sens. À mi-chemin entre le chant magique et de discours du sophiste, la prière se nourrit d’une réthorique commune par laquelle le langage démultiplie sa force opératoire.

Nous proposons ici l’étude du dévouement de Décius dont la prière, prononcée dans l’urgence des combats, offre l’exemple d’une alliance entre le chef des armées avec le divin pour demander une victoire menacée par la suprématie de l’ennemi. Cette alliance est scellée par une prière adressée aux dieux sur le champ de bataille.

Prière de devotio : Tite-Live, Histoire romaine, VIII

Présentation du texte dans son contexte historique et religieux

La devotio ducis est un rituel à la fois militaire et religieux : dans un contexte guerrier, un chef romain se sacrifie pour garantir à ses troupes la victoire. Sa mort est suivie de l'anéantissement des armées ennemies.

Tite-Live ne présente pas moins de trois devotiones dans son Histoire romaine, toutes accomplies par un membre de la gens plébéienne des Decii. Or seule la seconde, datée de 295 avant J-C lors de la troisième guerre samnite, constitue pour les historiens la devotio authentique. Elle eut lieu à Sentinum. La première en serait l'anticipation littéraire et symbolique. Elle aurait eu lieu à Véséris en 340 avant J-C, date à laquelle une coalition de Romains et Samnites s'opposa à une autre coalition composée de Latins et de Campaniens. Enfin la troisième serait une duplication de la seconde lorsque Rome affronta en 279 avant J-C le roi Pyrrhus à Ausculum.

La première devotio, quoique contestée, offre néanmoins la description détaillée du rituel puis de la prière et nous permet ainsi d'en comprendre le déroulement et la finalité. Au paragraphe suivant la narration de cet événement, Tite-live détaille les conditions générales de la devotio en évoquant même l'éventualité de la survie du chef. Dans le cas précis de la bataille de Véséris, la devotio est indissociable du songe prémonitoire qui la précède au cours duquel le consul Publius Decius apprend que la bataille ne sera gagnée qu'en échange du sacrifice du chef de l'aile défaillante. L'initiative de l'acte lui-même comme sa résolution émanent de la volonté des dieux. L'accomplissement du rituel s'établit dans une certaine tension entre la pression que l'orant exerce sur les dieux et l'attente d'un acquiescement divin. La réponse favorable des dieux se manifeste par la mort du chef suivie de la victoire de son camp. Elle réalise ainsi la pax deorum fondée sur le partenariat des hommes et de leurs dieux dans un échange mutuel et continu lequel fonde la religio des Romains. Cette prière répond à la forme da ut dem (donne pour que je te donne)

In hac trepidatione Decius consul M. Valerium magna uoce2 inclamat. « deorum, inquit, ope, M. Valeri, opus est; agedum, pontifex publicus populi Romani, praei uerba3 quibus me pro legionibus deuoueam. » Pontifex eum togam praetextam sumere iussit et uelato capite, manu subter togam ad mentum exserta, super telum4 subiectum pedibus stantem sic dicere: « Iane5, Iuppiter6, Mars pater, Quirine7, Bellona8, Lares9, Diui Nouensiles, Di Indigetes10, Diui11, quorum est potestas nostrorum hostiumque12, Dique Manes13, uos precor ueneror, ueniam peto feroque14, uti populo Romano Quiritium uim uictoriam prosperetis hostesque populi Romani Quiritium terrore formidine morteque adficiatis. Sicut uerbis nuncupaui, ita pro re publica populi romani Quiritium, exercitu, legionibus, auxiliis populi Romani Quiritium, legiones auxiliaque hostium mecum Deis Manibus Tellurique15 deuoueo »

Dans ce trouble, le consul Décius appelle à haute voix M. Valérius : « Il nous faut ici l'aide des dieux, Valérius. Allons, pontife suprême du peuple romain, dicte-moi les paroles dont je dois me servir en me dévouant pour les légions.» Le pontife lui ordonna de prendre la toge prétexte, et, la tête voilée, une main ramenée sous la toge jusqu'au menton, debout et les pieds sur un javelot, de dire : « Janus, Jupiter, Mars père, Quirinus, Bellone, Lares, dieux Novensiles, dieux Indigètes, dieux qui avez pouvoir sur nous et l'ennemi, dieux Mânes, je vous prie, vous supplie, vous demande en grâce, et j'y compte, d'accorder heureusement au peuple romain des Quirites force et victoire, et de frapper les ennemis du peuple romain des Quirites de terreur, d'épouvante et de mort. Ainsi que je le déclare par ces paroles, oui, pour la république des Quirites, pour l'armée, les légions, les auxiliaires du peuple romain des Quirites, je me dévoue, et avec moi les légions et les auxiliaires de l'ennemi aux dieux Mânes et à la Terre. »

Traduction: MM. CORPET - VERGER et E. PESSONNEAUX, Histoire romaine de Tite-Live, t. II, Paris, Garnier, 1904

Aide à la traduction et au commentaire

Pour faciliter la traduction, les élèves disposent de schémas heuristiques.

schéma heuristique
  • L'invocation aux dieux fait l'objet d'un premier schéma laissant apparaître la richesse de l'énumération laquelle répond aux règles liturgiques en commençant par Janus et en se terminant par les dieux Mânes directement concernés par la devotio.

  • La construction du second schéma associe l'orant, sujet des verbes à la première personne du singulier, et face à lui les dieux, vos, tout en explicitant la finalité de sa démarche (uti prosperetis vim victoriam...adficiatis hostes...)

  • Un troisième schéma clôt la prière (sicut verbis nuncupavi) et précise ce qui est donné : la vie de l'orant et celles des ennemis (legiones auxiliaque hostium mecum), en contre partie une issue favorable pour l'état, les légions romaines et leurs alliés (pro republica, exercitu, auxiliis...). Le verbe nuncupo (prononcer le nom, prononcer de manière solennelle, invoquer, proclamer) appartient au vocabulaire du droit et du rituel. D’une manière générale, celui qui n’accomplit pas ce qui a été énoncé, rompt le pacte scellé. Il est voti reus puis voti damnatus.

Avant même de traduire intégralement la prière de Décius, plusieurs faits de langue peuvent être observés

  • Les verbes de la prière :

precor : je prie, de la famille de prex, precis f (la prière)

veneror : j'adresse une demande aux dieux, je demande une faveur, une grâce

peto feroque veniam : (voir note 14)

devoveo : je voue entièrement aux dieux, je voue aux dieux infernaux dérivé de voveo, je fais un vœu.

  • La rhétorique de la prière est mise au service de la dimension incantatoire ; elle émerge à la simple lecture et se prête à l'étude, en amont du processus de traduction, selon la démarche pédagogique du « lire sans traduire ».

Les procédés les plus aisément identifiables sont l'énumération des dieux dans un ordre fixé par le rite16, la répétition des bénéficiaires de la prière déclinés au datif ou au génitif : « populo Romano Quiritium », « populi Romani Quiritium » et les parallélismes « auxiliis populi Romani Quiritium », « auxilia hostium ».

La beauté sonore de la prière prononcée à voix haute par Décius, en écho aux paroles récitées par le prêtre, repose sur les homéotéleutes precor/veneror, terrore/ formidine/ morte organisés les uns en dicôla, les autres en tricôla. Assonances et allitérations sont également remarquables : assonances en o (vos precor veneror peto fero), allitération en v (vim, victoriam).

Le relevé de ces procédés rhétoriques est une introduction à la langue liturgique et aux principes du carmen latin lequel repose sur un fonctionnement différent de celui de la prose et du langage courant par son usage du rythme et des sons. La rhétorique de la prière illustre ainsi la porosité des genres et l’universalité des relations qui gèrent les rapports de l’humain dans ses sociétés. Magie et religion partagent avec le discours argumentatif les formes de la rhétorique comme autant de moyens pour convaincre ; la langue du droit et la langue du rituel ont en commun un vocabulaire et des procédures identiques puisque s’y jouent le respect de la parole donnée et l’accomplissement d’un pacte qu’il soit noué par un contrat entre un homme et un autre homme ou entre l’homme et les dieux par la prière.

Notes

  1. Programme d’enseignement optionnel de langues et cultures de l’Antiquité de seconde générale et technologique https://cache.media.education.gouv.fr/file/SP1-MEN-22-1-2019/70/1/spe579_annexe1CORR_1063701.pdf
    Programme d'enseignement optionnel de langues et cultures de l'Antiquité de première générale https://cache.media.education.gouv.fr/file/SP1-MEN-22-1-2019/85/5/spe579_annexe2_1062855.pdf
    Bulletin officiel spécial n° 8 du 25 juillet 2019
    Programme de l'enseignement optionnel de langues et cultures de l'Antiquité de la classe terminale de la voie générale https://www.education.gouv.fr/pid285/bulletin_officiel.html?cid_bo=144002
  2. Toutes ces actions sont faites magna voce, à la connaissance de tous, car elles réclament l'accord explicite des dieux loin de toute transaction secrète. De même en grec ancien, le verbe εὔχομαι, avant de signifier « prier », signifie « déclarer à voix haute ». La prière est publique, concerne et implique la communauté des citoyens.
  3. Le consul répète après le prêtre les mots qui composent la prière. Aucune omission ni transgression ne seraient tolérées au risque d'une annulation du rituel. Toute modification, même involontaire, est source de piaculum c'est à dire de sacrilège voire de crime. Pline l'Ancien insiste sur le pouvoir des mots et leur efficacité toutes les fois que les modalités du rituel sont respectées (Pline l'Ancien, Histoire Naturelle, XXVIII, 11).
  4. L'intégrité du javelot doit être garantie. En aucun cas il ne doit tomber aux mains de l'ennemi afin d'assurer la bonne réalisation du rituel.
  5. Le nom de Janus provient d'une racine élargie en ei visible dans le verbe latin aller eo, ire : cette étymologie fait de lui le dieu des passages. Dans le chant des Saliens, Janus était qualifié de divum deus (Dieu des dieux). Cette primauté hiérarchique justifie sa place de dieu introducteur en première place d'une énumération.
  6. À cette Triade archaïque (ou précapitoline) composée de Jupiter et Mars, les deux dieux les plus importants du Panthéon romain, s'adjoint Quirinus. Trois flamines majores assurent leur service. Leur sacerdoce fut créé par le roi légendaire Numa.
  7. Quirinus est le troisième membre de la triade archaïque. Il s'oppose à Mars, dieu de la masse des milites et dieu technicien de la guerre, en tant que dieu des citoyens et des occupations pacifiques. Georges Dumézil (la Religion romaine archaïque p. 257 sq)) reconnaît en lui le dieu des producteurs.
  8. Bellone est la déesse de la guerre et de sa force sauvage. Son nom dérive directement de la racine de Bellum justifiant sa présence au cœur du combat
  9. Les Lares sont sans doute ici les patrons du sol du champ de bataille (G. Dumézil, op.cit. p. 118)
  10. La mention des dieux nouveaux et des dieux indigènes illustrent le syncrétisme de la religion romaine et la partition du panthéon romain.
  11. Les dieux invoqués au début de la prière se distinguent des dieux auxquels le chef se sacrifie.
  12. La prière associe les dieux protecteurs des Romains aux dieux protecteurs de leurs ennemis.
  13. La dédicace aux Dieux Mânes figure aussi sur les tombes bien que les dédicaces funéraires ne doivent pas être confondues avec les formules de prières. De nature différente, elles ne traduisent pas une requête ou un contrat passé entre hommes et dieux mais constituent une dernière adresse aux vivants. L'épitaphe funéraire précise l'identité et l'âge du défunt. De longueur variable, elle prodigue une leçon de vie, des conseils sur le sens du bonheur tout en rappelant plus ou moins brièvement et avec une véracité relative, quelle fut l'existence et quelles furent ses qualités remarquables de la personne ensevelie. Elle se clôt par une adresse aux Dieux Mânes du défunt et institue par là-même le lieu comme sacré c'est à dire, propriété des dieux.
  14. Veniam peto feroque : je demande et j'obtiens votre faveur. Le sens de cette formule est à chercher dans la confiance que l'orant nourrit quant à l'acquiescement des dieux. Nul doute qu'ils lui accorderont sa requête puisque toutes les conditions sont rassemblées : rêve prémonitoire, déroute romaine qui entraîne l'accomplissement du rituel et du sacrifice demandés.
  15. Les dieux Mânes et la Terre sont les véritables destinataires de la devotio. Si les Dieux Mânes ont déjà été cités dans la prière, la Terre est mentionnée pour la première fois. Divinisée, elle est connue sous le nom de Terra Mater, personnification de la terre nourricière dont le correspondant grec est gê/gaia
  16. Ce rituel serait d’origine samnito-campanien  
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