Notes
- Selon Plutarque (Vies parallèles César, 50, 3), César aurait prononcé cette formule après sa victoire éclair contre Pharnace, roi du Pont, vaincu en quatre heures à Zéla, le 2 août 47.
- Sauf mention spécifique, toutes les dates sont avant Jésus-Christ.
- Conuersus hinc ad ordinandum rei publicae statum fastos correxit iam pridem uitio pontificum per intercalandi licentiam adeo turbatos, ut neque messium feriae aestate neque uindemiarum autumno conpeterent ; annumque ad cursum solis accommodauit, ut trecentorum sexaginta quinque dierum esset et intercalario mense sublato unus dies quarto quoque anno intercalaretur ; quo autem magis in posterum ex Kalendis Ianuariis nouis temporum ratio congrueret, inter Nouembrem ac Decembrem mensem interiecit duos alios ; fuitque is annus, quo haec constituebantur, quindecim mensium cum intercalario, qui ex consuetudine in eum annum inciderat. (SUÉTONE, De Vita Caesarum « Diuus Iulius », 40).
- « Le calendrier julien "avançant" de 11 minutes et 14 secondes, en 1582 le pape Grégoire XIII supprime les dix jours d’avance et ne change qu’un détail au calendrier julien : les années séculaires ne sont bissextiles que tous les quatre cents ans. Notre calendrier devrait être appelé julien. Il n’est appelé grégorien que par une sorte d’escroquerie intellectuelle » (Yann Le Bohec, César chef de guerre, éditions du Rocher, 2001, p. 447).
- Galli se omnes ab Dite patre prognatos praedicant idque ab druidibus proditum dicunt. Ob eam causam spatia omnis temporis non numero dierum sed noctium finiunt ; dies natales et mensum et annorum initia sic observant ut noctem dies subsequatur. (BG, VI, 18).
- Pour la guerre en Gaule, voir Jean-Pierre Brèthes, César, premier soldat de l’Empire, Bordeaux, 1996, p. 62 sqq « Legio expedita ». On peut voir cette rapidité de déplacement entre autres en 58 (BG, I, 10), en 57 (BG, II, 3), en 52 (BG, VII, 8). Pour la guerre civile. Voir « Une lecture militaire du Bellum Ciuile I », Vita Latina n° 174 Mense Junio Anno MMVI, p. 26 à 37.
- Michel Rambaud, L’Art de la déformation historique dans les Commentaires de Jules César, Les Belles lettres, Paris, 1966, p. 251-254.
- Essais, II, 34, « Observation sur les moyens de faire la guerre, de Julius Cæsar ».
- « labor in negotiis, fortitudo in periculis, industria in agendo, celeritas in conficiendo, consilium in prouidendo » (Cicéron, De imperio Cn Pompei, 29).
- De nuit (Quo cognito signum dari iubet et vasa militari more conclamari., BC, I, 66, 1), comme de jour (Erat in celeritate omne positum certamen… BC, I, 70, 1), César agit ou réagit le premier quand le camp adverse perd le temps en palabres (Disputatur in consilio a Petreio atque Afranio et tempus profectionis quaeritur. BC, I, 67, 1).
- « …elati spe celeris uictoriae » (BG, VII, 47, 3).
- « ... unam esse in celeritate positam salute » (BG, 29, 6). « Tum demum Titurius, qui nihil ante prouidisset, trepidare et concursare... » (BG, 33, 1).
- « Huc Caesar magnis nocturnis diurnisque itineribus contendit occupatoque oppido ibi praesidium conlocat » (BG, I, 38, 7).
- « longissimas uias incredibili celeritate confecit, expeditus, meritoria raeda centena passuum milia in singulos dies ; si flumina morarentur, nando traiciens uel innixus inflatis utribus, ut, persaepe, nuntios de se praeuenerit ». (SUÉTONE, Vie de César 57).
- Jean-Pierre Brèthes, César, premier soldat de l’Empire, Bordeaux, 1996, p. 67-70 (« Legio expedita »).
- BG, IV, 14.
- Ronald Syme, La Révolution romaine, 1939 (réédition 1951). Traduit par Roger Stuveras, Gallimard, 1967, p. 55.
- « La premiere fois qu’il sortit de Rome, avec charge publique, il arriva en huict jours à la riviere du Rhone, ayant dans son coche devant luy un secretaire ou deux qui escrivoyent sans cesse, et derriere luy, celuy qui portoit son espée. Et certes quand on ne feroit qu’aller, à peine pourroit-on atteindre à cette promptitude, dequoy tousjours victorieux ayant laissé la Gaule, et suivant Pompeius à Brindes, il subjuga l’Italie en dix-huict jours ; revint de Brindes à Rome ; de Rome il s’en alla au fin fond de l’Espagne ; où il passa des difficultez extremes, en la guerre contre Affranius et Petreius, et au long siege de Marseille : de là il s’en retourna en la Macedoine, battit l’armée Romaine à Pharsale ; passa de là, suivant Pompeius, en Ægypte, laquelle il subjuga ; d’Ægypte il vint en Syrie, et au pays de Pont, où il combattit Pharnaces ; de là en Afrique, où il deffit Scipion et Juba ; et rebroussa encore par l’Italie en Espagne, où il deffit les enfans de Pompeius. »
- Camille Jullian, Histoire de la Gaule, Tome I, Paris, 1907, réédité par Hachette, 1993, p. 456 et 527.
- Le Sénat avait demandé à chacun des deux généraux de donner une légion pour lutter contre les Parthes : César avait donné la XVe (la moins aguerrie, comme il oublie de le dire) et Pompée la Ire, légion d’élite qu’il avait « prêtée » à son beau-père et ami César, en 53, après le désastre d’Atuatuque (une légion et demie massacrée par les Éburons d’Ambiorix). Donc, César n’a donné qu’une légion, mais il n’a pas tout à fait tort quand il parle du vol de deux légions, dans la mesure où Pompée les garde en Italie et où le rapport de forces en Italie passe ainsi de douze légions césariennes contre huit pompéiennes à dix contre dix, sans compter les légions d’Espagne.
- BC, I, 3, 9, 11, 22 entre autres, avec un sommet de mauvaise foi dans la réponse à Pompée, où César oublie que l’une des deux légions est un prêt dont il a eu bien besoin aux heures difficiles de 52 (BC, I, 11, 1).
- BC, I, 85, 10.
- Christian Goudineau, César et la Gaule, Paris, Errance, 1990 p. 187 et 211.
- En échange de cette prolongation qui allait à l’encontre de tous les usages, Pompée, accédant au consulat en 55, avait aussitôt tenu parole : la lex Pompeia Licinia accorda à César de rester cinq ans de plus proconsul en Gaule, avec ses précieuses légions, élément de pression décisif sur la scène politique.
- Christian Goudineau, op. cit., p. 187, à propos d’Alésia.
- Michel Rambaud, op. cit., p. 92.
- Voir Jean-Pierre Brèthes, « César et les dieux », in Lois des Dieux, lois des hommes, Patrick Voisin et Marielle de Béchillon (éds.), L’Harmattan, Paris, 2017, p. 301 : « Nous n’aborderons pas ici, du moins pas ouvertement, la question fort débattue de l’épicurisme de César. Pour ceux que cela intéresse, nous renvoyons aux pages 122 et 123 du Dictionnaire historique et critique (1740) de Pierre Bayle qui n’y croit guère, ainsi qu’à la communication de Michel Rambaud qui y croit : « César et l’épicurisme d’après les Commentaires » (Actes du congrès de l’association Guillaume Budé, Paris, 1968, p. 411-434). »
- « Beaucoup d’épicuriens se sont volontairement mêlés, au temps de César, à la vie de la cité » (Pierre Grimal, « Le ‘bon roi’ de Philodème et la royauté de César », Revue des Études Latines, 1966, XLIV p. 254-285, où l’on trouve un certain nombre de noms de personnages connus.
- Voir Jean-Pierre Brèthes, Fondateurs et fondations de Rome dans le livre VIII de l’Énéide, Tarmeye, 2010, p. 82-84.
- 'Amitae meae Iuliae maternum genus ab regibus ortum, paternum cum diis inmortalibus coniunctum est. Nam ab Anco Marcio sunt Marcii Reges, quo nomine fuit mater ; a Venere Iulii, cuius gentis familia est nostra. Est ergo in genere et sanctitas regum, qui plurimum inter homines pollent, et caerimonia deorum, quorum ipsi in potestate sunt reges.' (SUÉTONE De Vita Caesarum « Diuus Iulius », 6).
- Cette idée est finement et précisément analysée dans plusieurs ouvrages d’un des meilleurs spécialistes de la période, Paul M. Martin. Citons entre autres L’Idée de royauté à Rome. I. De la Rome royale au consensus républicain, ADOSA, Clermont-Ferrand, 1982, p. 125 ; Tuer César, Éditions Complexe, Bruxelles, 1988, p. 60-61 ; Antoine et Cléopâtre (la fin d’un rêve), Albin Michel, 1990, p. 83.
- R. Étienne, Les Ides de Mars, Archives Gallimard, 1973, p. 193.
- Caesar [...] ad cohortandos milites [...] decucurrit. (BG, II, 21, 1).
- in primam aciem processit centurionibusque nominatim appellatis reliquos cohortatus milites... (BG, II, 25, 2).
- Accelerat Caesar, ut proelio intersit. Eius aduentu ex colore uestitus cognito, quo insigni in proeliis uti consuerat. (BG, VII, 88, 1).
- ipse prosperrime semper ac ne ancipiti quidem umquam fortuna praeterquam bis dimicauit: semel ad Dyrrachium, ubi pulsus non instante Pompeio negauit eum uincere scire, iterum in Hispania ultimo proelio, cum esperatis rebus etiam de consciscenda nece cogitauit. (SUÉTONE, De Vita Caesarum, « Diuus Iulius », 36).
- Οἱ δὲ οὐδ' ὥς τι μετέβαλλον ἀπὸ τοῦ δέους, ἕως ὁ Καῖσαρ αὐτὸς ἁρπάσας τινὸς ἀσπίδα καὶ τοῖς ἀμφ' αὐτὸν ἡγεμόσιν εἰπών· ἔσται τοῦτο τέλος ἐμοί τε τοῦ βίου καὶ ὑμῖν τῶν στρατειῶν," προύδραμε τῆς τάξεως ἐς τοὺς πολεμίους ἐπὶ τοσοῦτον, ὡς μόνους αὐτῶν ἀποσχεῖν δέκα πόδας καὶ διακόσια αὐτῷ δόρατα ἐπιβληθῆναι καὶ τούτων τὰ μὲν αὐτὸν ἐκκλῖναι, τὰ δὲ ἐς τὴν ἀσπίδα ἀναδέξασθαι. Τότε γὰρ δὴ τῶν τε ἡγεμόνων προθέων ἕκαστος ἵστατο παρ' αὐτόν, καὶ ὁ στρατὸς ἅπας ἐμπεσὼν μετὰ ὁρμῆς ὅλην ἠγωνίζετο τὴν ἡμέραν. (APPIEN, Histoire des guerres civiles de la République romaine, II, 104).
- Multa proelia fuerunt; ultimum apud Mundam civitatem, in quo adeo Caesar paene victus est, ut, fugientibus suis, se voluerit occidere, ne, post tantam rei militaris gloriam, in potestatem adulescentium, natus annos sex et quinquaginta, veniret. (EUTROPE, Breuiarium ab Urbe condita, VI, 24).
- J. Carcopino, Jules César, Paris, 1936 (5e édition, revue et augmentée par P. Grimal, 1968), p. 466.
- Il en va ainsi P. Licinius Crassus qui est pourtant le fils de M. Licinius Crassus, son complice du triumvirat, il le désigne comme « un petit jeune » (adulescentulo duce), alors même qu’il triomphe en Aquitaine (BGî, II, 11,3 et III, 21,1).
- Quaestori ulterior Hispania obuenit ; ubi cum mandatu pr(aetoris) iure dicundo conuentus circumiret Gadisque uenisset, animaduersa apud Herculis templum Magni Alexandri imagine ingemuit et quasi pertaesus ignauiam suam, quod nihil dum a se memorabile actum esset in aetate, qua iam Alexander orbem terrarum subegisset, (SUÉTONE, De Vita Caesarum, « Diuus Iulius », 7). On retrouve la même anecdote chez Plutarque (Vies parallèles César, 11, 56) qui le fait même pleurer devant la statue d’Alexandre.
- « Mieux que quiconque il se rendait compte de la puissance de ces sentiments religieux qu’il ne partageait pas, mais qu’il réconciliait avec son scepticisme grâce à sa foi imperturbable en lui-même, dans la dignité de sa naissance et la supériorité de son génie. » (J. Carcopino, op. cit., p. 132).
- Jean-Pierre Brèthes, César, premier soldat de l’Empire, Bordeaux, 1996 p. 11 sqq (« Fortuna dea ? »).
- Hic quantum in bello fortuna possit et quantos adferat casus cognosci possit (BG, VI, 35, 2).
- Michel Rambaud, op. cit., p. 267 et plus généralement le sous-chapitre « sentiment religieux » (p. 265-268).
- Suétone, op. cit., 54. Dion Cassius, Histoire Romaine, 43, 49.
- … πρόφασιν μὲν τοῦ ναὸν Εὐτυχίας ἐνταῦθ´ οἰκοδομηθῆναι, ὃν καὶ ὁ Λέπιδος ἱππαρχήσας ἐξεποίησεν, ἔργῳ δὲ ὅπως μήτε ἐν ἐκείνῳ τὸ τοῦ Σύλλου ὄνομα σώζοιτο καὶ ἕτερον ἐκ καινῆς κατασκευασθὲν Ἰούλιον ὀνομασθείη… Dion Cassius, Histoire Romaine, 44, 5. Voir Paul M. Martin, Tuer César, p. 11.
- Dion Cassius veut y voir un signe du destin adressé au deuxième Brutus (Histoire Romaine, 43, 45, 3).
- Christian Meier, César, traduction Joseph Feisthauer, Seuil, 1989, p. 433.
- Cet urbaniste grec du ve siècle avant Jésus-Christ conçut le port du Pirée dont le plan orthogonal, souvent faussement qualifié de « Romain », a inspiré tant de villes et bastides au cours des siècles, voire sans doute le plan du camp romain.
- Dion Cassius, Histoire Romaine, 43, 22, 2.
- Itaque illam tuam praeclarissimam et sapientissimam vocem invitus audivi : "Satis diu vel naturae vixi vel gloriae.'' Satis, si ita vis, fortasse naturae, addo etiam, si placet, gloriae : at, quod maximum est, patriae certe parum. Qua re omitte istam, quaeso, doctorum hominum in contemnenda morte prodentiam : noli nostro periculo esse sapiens. Saepe enim venit ad auris meas te idem istud nimis crebro dicere, tibi satis te vixisse. Credo : sed tum id audirem, si tibi soli viveres, aut si tibi etiam soli natus esses. Omnium salutem civium cunctamque rem publicam res tuae gestae complexae sunt : tantum abes a perfectione maximorum operum, ut fundamenta nondum quae cogitas ieceris. Hic tu modum vitae tuae non salute rei publicae, sed aequitate animi definies ? Quid, si istud ne gloriae tuae quidem satis est ? cuius te esse avidissimum, quamvis sis sapiens, non negabis. (Cicéron, Pro Marcello, VIII).
- Christian Meier, traduction Joseph Feisthauer, op. cit., p. 452.
- Christian Meier, traduction Joseph Feisthauer, op. cit., p. 459.
- Ce souci de la durée dans la politique de César est parfois rattaché à la volonté de doter Rome des légionnaires de demain. Voir P. A. Brunt, Italian Manpower, Oxford, 1971, p. 104 sqq.
- Eugen Cizek, Histoire et historiens à Rome dans l’Antiquité, Presses Universitaires de Lyon, 1995.
- Saint Augustin, Confessions XI, 20.
- Suétone, De Vita Caesarum « Diuus Iulius », 33.
- Λόγου δὲ παρὰ δεῖπνον ἐμπεσόντος περὶ θανάτου ποῖος ἄριστος « ὁ ἀπροσδόκητος » εἶπε. Plutarque Apophtegmes Des Rois Et Des Capitaines Célèbres, « ΓΑΙΟΣ ΚΑΙΣΑΡ », 477.
- Theodor Mommsen Römische Geschichte, Berlin, 1865 (4e éd.), traduit par C. A. Alexandre, (R. Laffont Collection Bouquins), Paris, 1985, livre V, p. 215.
Quid est ergo tempus ?
Si nemo ex me quaerat, scio ;
si quaerenti explicare velim, nescio.
Saint Augustin, Confessions, XI, 14.
Introduction Veni vidi uici1
En 462, au retour de sa campagne foudroyante en Égypte et en Asie, désormais seul maître à Rome, César s’empresse de faire la réforme du calendrier3, instituant un outil de mesure du temps destiné à durer jusqu’à nos jours, à un détail près en Occident4 et sans modification en Orient. Grand prêtre à Rome depuis 63 (Pontifex Maximus), il a eu l’occasion de vérifier au cours de sa carrière l’exorbitant pouvoir que confère la maîtrise du temps officiel, notamment en rajoutant à l’année des jours ou des mois. Certes, comme cela a été largement expliqué, le décalage entre le temps officiel et le temps réel était tel que, selon les mots de Suétone, la moisson n’avait plus lieu en été ni la vendange en automne. On peut se demander pourtant si, par-delà sa fonction de grand prêtre, César, maintenant maître de l’espace, ne cherche pas à se poser aussi en maître du temps.
En plein récit de sa guerre en Gaule, dans une digression sur les mœurs des Gaulois, le conquérant s’intéresse de près à leur façon de mesurer le temps5, comme si c’était là, à ses yeux, une indication essentielle pour comprendre leur vision du monde. Par sa formation intellectuelle, par son expérience militaire et par sa carrière politique, César ne put ignorer la question du temps, qu’il jouât pour lui ou contre lui, au cours d’une vie dévorée avec une hâte qui ne fut peut-être qu’apparente.
César chercha-t-il à maîtriser le temps, en fut-il jamais le maître ou bien en accepta-t-il les caprices et les aléas ? S’il n’a échappé à personne que ce grand chef de guerre sut maîtriser les délais et en faire un instrument de ses victoires (tempus Caesaris instrumentum), il est bien plus difficile de savoir quel rapport, vaine lutte ou ignorance superbe, il entretenait avec le temps qui échappe à toute domination, s’obstinant à continuer après la mort des hommes qui se croient grands (tempus inuictum aut ignotum ?). Nous proposerons notre hypothèse sur ce que devait être le temps pour César (tempus Caesaris).
TEMPVS CAESARIS INSTRVMENTVM : César instrumentalise le temps
Tactique militaire : celeritas in armis
Pour ses adversaires comme pour ses alliés, César semble doué du pouvoir surnaturel de se jouer du temps qui impose à tant d’autres chefs la tyrannie de ses délais incompressibles. Cette celeritas que nous avons déjà étudiée6 a fait l’objet d’une recension méticuleuse, au moyen d’un relevé systématique du substantif, de l’adjectif et de l’adverbe dans le Bellum Gallicum par Michel Rambaud, qui y voit un simple thème de propagande, dans le droit fil de sa thèse7. À cette étude fort utile et d’une partialité parfaitement assumée, nous pouvons opposer le point de vue de Montaigne dans un chapitre des Essais qui n’est pas toujours tendre pour César et sa « pestilente ambition » :
Les Souisses, au commencement de ses guerres de Gaule, ayans envoyé vers luy pour leur donner passage au travers des terres des Romains ; estant deliberé de les empescher par force, il leur contrefit toutesfois un bon visage, et print quelques jours de delay à leur faire responce, pour se servir de ce loisir, à assembler son armée. Ces pauvres gens ne sçavoyent pas combien il estoit excellent mesnager du temps : car il redit maintes-fois, que c’est la plus souveraine partie d’un Capitaine, que la science de prendre au poinct les occasions, et la diligence, qui est en ses exploicts, à la verité, inouye et incroyable8.
Le penseur, qui a tant réfléchi sur le temps, entre autres à la lumière des philosophies antiques, reconnaît à César la maîtrise des délais jointe à la capacité à saisir l’instant. Capable aussi bien de réflexion que de réaction, le chef de guerre est aussi efficace dans la manœuvre planifiée que dans l’acte réflexe dicté par les impératifs du moment.
Assurément, César présente cette celeritas in conficiendo (promptitude dans l’exécution)9 que Cicéron place parmi les caractéristiques d’un grand général. Parfaitement conscient que la rapidité est décisive, César l’écrit lui-même10 : tout le combat repose sur elle. Toutefois, ce culte de la rapidité n’exclut pas la condamnation de la précipitation, comme si l’appréciation de l’accélération du temps relevait du chef et de lui seul. C’est ainsi selon lui que, à vouloir aller trop vite, ses légionnaires « emportés par l’espoir d’une victoire rapide11 » vont trop vite en besogne et perdent pied devant Gergovie ; mais le général les excuse paternellement d’avoir voulu trop bien faire, tout en leur faisant porter la responsabilité d’un échec totalement imputable à ses erreurs de commandement. Beaucoup plus durement, il accable son légat Q. Titurius Sabinus, massacré avec sa légion par les Éburons d’Ambiorix en 54. Dans une condamnation sans appel, devant la troupe rassemblée, l'imperator déclare que la manœuvre de son lieutenant-général vaincu, pourtant dictée par la rapidité, n’était que vaine agitation12,
Au contraire, quand il parle de son héros, le narrateur multiplie les démonstrations de sa remarquable maîtrise des délais tout au long de la guerre en Gaule. Dès la première année, en 58, il lance un raid éclair sur Besançon où il devance avec des fantassins la redoutable cavalerie d’Arioviste13. Mais c’est surtout la campagne de 52 qui est éloquente à cet égard : franchissant les Cévènes en plein hiver, César prend à contre-pied Vercingétorix, marche sur Orléans et Bourges, rétablit l'ordre chez les Héduens puis, battu à Gergovie, passe l’Allier, la Loire, lance un corps d’armée sur Paris tout en attaquant dans la région de Sens. Suétone, dans un chapitre qui relève davantage du panégyrique que du texte historique, n’hésite pas à faire franchir à son héros épique cent cinquante kilomètres en un jour, lui faisant devancer les propres émissaires14.
Sans ôter quoi que ce soit aux qualités militaires reconnues du général romain, il faut bien avoir en tête que cette compression des délais de déplacement, inconcevable pour les peuples gaulois, est avant tout le résultat des extraordinaires capacités de combat de la légion romaine, comme nous l’avons montré en d’autres lieux15 : en 54, avançant à marche forcée pour dégager Q. Cicéron, le frère de l’orateur, les hommes parcourent trente kilomètres dans la journée avant de se déployer en disposition de combat ; en 55, c’est au pas de course qu’ils franchissent douze kilomètres, tout en conservant les alignements, et sèment la stupeur chez leurs ennemis16. Ainsi donc, sur le champ de bataille, l’évidente supériorité tactique que confère la maîtrise du temps est davantage le fait d’un outil de combat forgé par des mois d’entraînement intensif que la marque du génie propre du chef.
En revanche, sur le plan stratégique, c’est-à-dire à une échelle spatiale et temporelle beaucoup plus grande, si la succession des événements dans le temps revêt, avec le recul des siècles, une certaine cohérence, il n’est pas du tout certain que César ait eu vraiment prise ni sur l’enchaînement ni sur le déroulement des faits. Ronald Syme, éminent spécialiste de la période, émet de sérieux doutes :
La conquête de la Gaule, la guerre contre Pompée et l’établissement de la dictature de César constituent des événements qui se succèdent en une marche si harmonieuse, si rapide et si sûre qu’elle semble ordonnée à l’avance […]. Une telle conception est trop simple pour être conforme à l’histoire17.
Stratégie politique et militaire : tempus indomitum
L’extraordinaire réussite politique et militaire de César dans les quinze dernières années de sa vie a fasciné la plupart des commentateurs à toutes les époques. Montaigne18 lui-même, pourtant peu suspect de précipitation dans ses jugements, est émerveillé par ce qu’il croit être le contrôle des flots tumultueux du temps et qui n’est peut-être qu’un art de saisir l’occasion, de surfer sur la vague. Emporté dans un élan comparable, Camille Jullian montre que si Marius fut un chef, au sens tactique du terme, César, lui, fut un stratège et notre grand historien, contre toute évidence, voit même dans l’implantation initiale des légions, la préexistence d’un grand projet politique19. César, à quarante ans, aurait conçu d’emblée la trame spatiale et temporelle dans laquelle il aurait conduit sa conquête du pouvoir ; rien dans l’enchaînement des faits ne lui aurait donc échappé et il aurait constamment plié le temps à sa volonté.
Dans les faits, au tout début de la guerre en Gaule, le proconsul qui avait pré-positionné ses légions en Illyrie est totalement pris à l’improviste par le déplacement du peuple helvète et on le voit courir après le temps, temporiser et mendier des délais avec un succès, il est vrai, qui a pu faire oublier cette improvisation. De même, lorsque commence la guerre civile, il apparaît clairement que César, s’il a anticipé plus qu’il ne nous le dit, n’avait pas prévu ce qui lui arrive. On peut lire comme un aveu de surprise l’insistance avec laquelle il revient sur le vol injustifié de deux légions20, ce leitmotiv qui scande les discours de César21, injustement lésé à son retour de campagne alors qu’il n’a pas démérité 22. L’homme qui, six ans plus tôt, à Lucques, en 56, définissait en secret, avec ses deux complices Pompée et Crassus, le calendrier politique des années à venir se trouve soudain alors empêtré dans un imbroglio juridique et temporel qu’il ne maîtrise pas, comme le montre très bien Christian Goudineau23. Ironie de l’histoire, le temps qu’il a prétendu asservir en définissant lui-même la durée de son mandat, est l’arme même brandie par ses adversaires. En effet, c’est en jouant sur le respect de la durée du mandat proconsulaire que le Sénat (en fait Pompée) exige ce qui semble résulter d’un simple décompte de la durée : César doit abandonner le commandement de ses légions au terme de la prolongation de cinq ans qu’il a demandée et obtenue en 5524. Ainsi, c’est parce que la maîtrise du temps lui a échappé que César, au tout début de l’année 49, franchit le Rubicon.
Certes, tout le monde reconnaît à ce grand général qu’il avait « le coup d’œil et la promptitude de décision25 », c’est-à-dire l’aptitude à saisir l’instant. En revanche, sur la durée, César semble être continuellement à la poursuite du temps qui lui échappe, à moins qu’il ne l’ignore superbement. En tout cas, au long des cinq années qui s’écoulent du début de la guerre civile à sa mort, il passe 48 mois à courir aux extrémités du monde romain (Asie, Afrique, Espagne) et il ne trouve le temps de s’arrêter à Rome que pendant 17 mois26. Soit qu’il n’ait su prendre le temps soit que l’on ne lui en ait pas laissé le loisir, dans tous les cas, le général vainqueur devant qui tout cède n’a pas réussi à faire passer le temps sous le joug et de sa volonté, à moins qu’il n’ait jamais essayé.
TEMPVS INVICTVM AUT IGNOTVM ? César lutte-t-il contre le temps ?
S’il est certain qu’un grand intellectuel romain comme César a reçu une formation philosophique de très haut niveau et n’a pas manqué de réfléchir sur la question du temps qui traverse la plupart des systèmes philosophiques de l’Antiquité, nous ne savons rien en revanche de l’idée qu’il s’en fait, si du moins il a jugé utile ou possible de s’en faire une. On aimerait pouvoir dire qu’il était épicurien mais on ne peut que se borner à constater la mention récurrente de Fortuna27, la seule entité à laquelle il concède, peut-être, une dimension métaphysique, en rapport avec la succession des événements dans le temps. D’ailleurs, même si Épicure condamne la perte du temps consacré à la vie publique et ne retient que sa dimension cosmologique liée à l’ordre du monde, certains adeptes de l’école du Jardin, à l’époque qui nous intéresse, ne dédaignent pas les responsabilités politiques ou encore nourrissent le débat sur le dirigeant idéal, le « bon roi » selon la formule de leur contemporain Philodème de Gadara28, maître à penser de Lucrèce.
Alors qu’il parle toujours de lui, Caius Iulius ne se confie jamais mais construit, à la troisième personne, le personnage de César auquel sans cesse, par la suite, reviennent ses biographes sans parvenir à cerner la personne. Or, le rapport personnel et la conviction intime qu’un homme peut construire par rapport au temps ne sont pas affaire de propagande ni même de politique mais engagent au plus profond de l’être. Cela dit, à travers ce que César fait et ne fait pas, en particulier par comparaison avec Octave puis Auguste, nous allons essayer de répondre à quelques questions susceptibles de baliser notre réflexion.
Le temps a-t-il un sens pour César ?
Caius Iulius Caesar, descendant d’une famille vieille de plusieurs siècles, semble en parfait accord avec une conception cyclique de l’Histoire, fort répandue à Rome, avant même que Virgile ne l’inscrive en lettres d’or dans son épopée29. S’il faut en croire le discours que lui fait prononcer Suétone30 à l’occasion des obsèques de sa tante Julia, la dynastie des Iulii est reliée aux dieux par Vénus, mère d’Énée, ainsi que par Mars, père de Romulus, et la généalogie de sa mère remonte aux premiers rois de Rome. Ainsi, César s’inscrit dans une continuité qui traverse les siècles, dans un temps immuable et toujours recommencé qui porte la négation de l’éphémère. Plusieurs auteurs et non des moindres31 ont analysé ce besoin de faire plonger très loin les fondations de l’action du moment, jusqu’à des époques où l’histoire se confond avec le mythe. Encore une fois le temps, dans une durée qui confine à l’éternité, est alors, avant tout, l’instrument d’une politique et de la propagande qui la soutient. « Il résume tout le passé de Rome et veut incarner à lui seul […] tout son avenir32 ». C’est sans doute ainsi qu’il faut comprendre la divinisation du dictateur, celle qu’il laissa se développer de son vivant en Orient et non celle qu’Auguste utilisa pour tenir à distance, parmi les étoiles, son encombrant prédécesseur.
Toutefois, si César ne semble croire en la durée qu’en tant que moyen d’asseoir son pouvoir, peut-on affirmer pour autant que, pour lui, le temps n’a de sens que comme une succession d’instants qu’il appartient à l’homme d’action de relier entre eux ?
César ne croit-il qu’en l’instant présent ?
Quand on observe le comportement du général romain face à la mort, il est frappant de constater que non seulement il la regarde en face mais qu’il ne craint pas de se jeter de sa propre initiative dans des mêlées extrêmement périlleuses, quand la situation exige. Autant la folle témérité sied bien à la jeunesse, autant ce mépris calculé de l’avenir et ce culte de l’instant dans lequel on joue sa vie à tout moment surprennent chez un homme de quarante-trois ans, un senior au sens latin du terme. En 57, lors de la deuxième année de la guerre, César s’est laissé surprendre sur la Sambre par les Nerviens et leur redoutable infanterie, la meilleure de la Gaule. Au plus fort d’un combat qu’il ne contrôle plus et qui, à tout moment, peut tourner à la débandade tant la manœuvre ennemie est savamment conçue, l’homme n’hésite pas et dévale la pente pour se jeter dans la mêlée33. Se saisissant du bouclier du premier venu, le chef se porte en première ligne et, partageant le péril mortel, galvanise ses troupes34.
Cinq ans plus tard, en 52, à Alésia, c’est un homme de près de cinquante ans que l’on voit se précipiter aux endroits les plus exposés au moment décisif de la bataille, ses troupes étant prises en étau entre les forces de Vercingétorix et l’armée de secours. Et le chef, en veillant à ce que son grand manteau pourpre le fasse reconnaître de tous, se désigne ainsi comme une cible privilégiée35.
Le plus révélateur est sans doute la dernière campagne de César, l’année qui précède sa mort. En Espagne, à Munda en 45, une fois encore il joue son avenir et sa vie dans un seul combat contre les fils de Pompée, Cnaeus l’aîné et Sextus le cadet, qui n’a alors que vingt-deux ans. Les auteurs anciens ont été manifestement impressionnés par l’engagement total de cet homme déjà âgé dans ces quelques instants qui peuvent faire basculer toute une vie. Suétone (ier s. apr. J.-C.) nous le montre envisageant le suicide en cas d’échec36. Appien (iie s. apr. J.-C.) décrit longuement son engagement personnel à pied, au cœur de la mêlée37, dans ces instants où l’issue de la bataille est incertaine et il montre comment en quelques minutes l’action personnelle du chef décide du sort de l’armée et de la suite du temps et de l’Histoire. Eutrope enfin (ive s. apr. J.-C.), faisant une exception au laconisme de son résumé de l’Histoire de Rome, montre César presque vaincu, au bord du suicide, ne pouvant imaginer, à cinquante-six ans, tomber aux mains de deux petits jeunes38. C’est ce dernier qui inspire à Jérôme Carcopino, dont la fascination pour le césarisme est bien connue, un développement épique39 qui a le mérite de montrer comment, pour le dictateur qui se maintient au fil de l’épée, le temps du pouvoir et de la vie n’a jamais de durée mais se joue à chaque instant.
César a donc, sinon le culte de l’instant, du moins l’habitude de le vivre intensément dans la mesure où certains moments peuvent effacer tout son passé et annihiler à jamais son avenir. Dès lors, il est permis de se demander s’il s’installe dans l’acceptation des hasards de la succession du temps ou s’il se laisse gagner par l’impatience de dévorer le présent pour conquérir l’avenir.
César veut-il forcer le destin ou l’accepte-t-il ?
Pour un Romain de sa génération, seul le temps donne du poids et du prix à un homme de valeur ; aussi, comme ses contemporains, César a une certaine condescendance pour les petits jeunes, ces adulescentes de près de trente ans40. Et pourtant il ne fait aucun doute qu’il est fasciné par Alexandre et par sa fulgurante ascension qui pulvérisa tous les principes de l’expérience et de l’ancienneté. À l’âge où le Macédonien avait conquis un vaste empire, le Romain, nous dit Suétone41, se lamenta de n’être encore rien, épisode qui inspira les Anciens et qui a fait abondamment gloser les biographes de César.
Cette anecdote mise à part, ses actes politiques et militaires ne trahissent pas une sorte d’impatience ou encore une volonté d’accélérer le temps. Au contraire il est facile d’y voir l’intensité avec laquelle, à plusieurs reprises, César vit le jour présent comme s’il ne devait pas avoir de lendemain. Ses convictions philosophiques ou religieuses dont il ne nous dit rien et qui, par conséquent, font débat, sont sans doute la clé de la question. Si son impiété ne fait pas de doute pour ses contemporains et ses biographes, il n’est pas certain que l’on puisse limiter sa pensée en ce domaine à une foi absolue en lui-même et en son destin42. Nous avons longuement montré43 l’importance dans la pensée de César de Fortuna qui est quasiment la divinisation de l’instant fortuit, du moment imprévisible qui dérange l’ordre que l’esprit humain a plaqué sur le temps. Au combat, César l’a souvent éprouvé44 ; en politique aussi comme dans sa vie, il a vérifié la terrible puissance de Fortuna lorsque, en 54, la mort en couches de sa fille Julia vient ruiner l’alliance nouée avec son mari Pompée qui, contre toute attente et tout usage, était amoureux de sa jeune épouse.
Pourtant, l’acceptation de la toute-puissance de l’instant ne produit ni la résignation ni l’absence de projet d’avenir. Le fatalisme de César est un fatalisme actif, dynamique, tendu vers un avenir dont il se fait une idée précise et tout à fait nouvelle. Dès lors, il est permis de se demander si son action est sous-tendue par une certaine idée de l’immortalité qui fut celle des grands conquérants auxquels on le compare depuis que Plutarque le mit en parallèle avec Alexandre.
La notion d’aeternitas a-t-elle un sens pour César ?
Le désir de survivre à sa propre mort est consubstantiel à la plupart des régimes autocratiques. En Asie, César semble bien ne pas faire exception et, à l’instar d’Alexandre avant lui, il laisse dire et graver dans les matériaux de l’éternité, comme à Éphèse en 48, qu’il est « fils d’Arès et d’Aphrodite, Dieu épiphane, sauveur du genre humain45 ». Toutefois, il n’est pas interdit de penser qu’il s’agit là d’une habile concession aux usages théocratiques de l’Orient, ce qui est indubitable pour l’Égypte.
À Rome, si l’on observe les faits, la différence entre César et Auguste est manifeste quand il s’agit de ce que nous appellerons la quête de l’éternité et qui n’est autre qu’une volonté d’arracher le présent à son inéluctable caractère éphémère. Auguste inscrit son action dans le marbre et le bronze et multiplie les créations de temples, avec l’obsession de voir son œuvre et son nom échapper à la mâchoire impitoyable du temps, selon le mot d’un poète contemporain (« tempus edax rerum », Ovide, Métamorphoses, XV, 234). Il en va différemment pour César. Certes Suétone lui prête l’intention de construire pour le dieu Mars le plus grand temple jamais érigé à Rome, Dion Cassius rapporte qu’il fit un temple à Vénus, honorant ainsi les deux divinités familiales. Mais ce sont surtout la destruction et le pillage des temples, y compris le Capitole à Rome, que relèvent les auteurs anciens46, sincèrement indignés par un tel mépris des dieux. Le temple dédié à Felicitas47, cette déesse de l’opportunité et de la chance, que nous pourrions appeler « momenti dea », est comme un pied de nez à l’aeternitas.
César laisse faire une statue à son effigie dans le temple de Quirinus avec l’inscription « au dieu invincible », une autre encore près de celles de Brutus et des sept rois de Rome sur le Capitole48, une autre encore, avec les traits d’Alexandre, dans le temple de Vénus, mère des Iulii. Toutefois, son grand œuvre n’est pas dicté par une inquiétude religieuse, une quête d’éternité ou une conception philosophique du temps mais, tout simplement, par le sens pratique : « Il n’a d’yeux que pour les problèmes administratifs, les problèmes d’organisation et les problèmes sociaux49 ». Ainsi, il veut repenser l’urbanisation de Rome et substituer à la juxtaposition anarchique des bâtiments au fil des siècles une organisation rationnelle digne du grand Hippodamos de Milet50. Le forum Iulium, inachevé à sa mort, préfigure ce qu’aurait pu être la nouvelle organisation urbaine51, inscrivant l’action de César non dans l’empyrée des dieux mais dans le quotidien des hommes.
TEMPVS CAESARIS
Quittant la terre ferme des événements et des faits, nous allons, après bien d’autres, embarquer vers les rives incertaines des hypothèses. La conception philosophique qu’un grand intellectuel comme César se fait du temps n’est formulée dans aucun de ses écrits. Ses contemporains eux-mêmes ont été fascinés par son mépris de la vie et du lendemain, y compris dans ses dernières années quand, ayant tout conquis, il avait tout à perdre. Cicéron lui-même, dans le Pro Marcello, affligeant discours flagorneur prononcé en 46 au faîte de sa palinodie, s’étonne que César ait déclaré qu’il avait assez vécu. Au détour de son argumentation de courtisan, tout en lui rappelant qu’il doit sa vie à Rome tant qu’il n’a pas achevé son œuvre de salut, l’orateur s’adresse avant tout au philosophe (sapiens), habitué à fréquenter les sages (doctorum hominum)52. Certes, le propos suinte d’hypocrisie chez cet ennemi de toujours, qui n’ose ni dire ni faire ce qu’il croit de peur de mette en péril sa confortable situation matérielle. Toutefois, il a le mérite, pour le cas où nous en douterions, de nous donner une certitude : le dictateur « à perpétuité » (perpetuo) a bien une idée de la façon dont il doit s’inscrire dans le temps de l’Histoire.
La frénésie avec laquelle César vit ses dernières années, à Rome comme aux armées, a parfois été interprétée comme une course désespérée contre le temps. Par exemple, c’est, en partie, le point de vue de Christian Meier qui accompagne l’énoncé des faits d’une analyse profonde et personnelle. S’appuyant sur les actes civils et militaires des années 46 à 44, il constate l’étonnant comportement de cet homme de cinquante-six ans, un âge respectable à cette époque : « Il transcende tout, y compris le passé. Est-ce à dire qu’il prend en même temps congé du temps ?53 » Mais l’historien allemand prête parfois à César une réflexion de dictateur « générique », empruntant peut-être un peu ses hypothèses de départ à des exemples historiques fameux : « Si César n’a pas eu peur de la mort, il a certainement eu peur de sa caducité. C’était là un des moteurs de son activité, de la mise par écrit de ses actes, de son immortalisation dans de grands monuments architecturaux. N’est-ce pas pour cela aussi qu’il se dépense autant dans ses derniers mois ? Cette peur devait devenir d’autant plus pressante qu’il trouvait moins à prendre pied dans son présent54 ».
Nous ne croyons pas à cette « peur » qui, nous l’avons vu, est démentie par la quasi-totalité des actes de César et aussi, voire surtout, par son tempérament, que nous avons eu le loisir d’observer à la ville comme à la guerre. Il n’y a chez lui ni négation de la finitude humaine ni efforts désespérés pour s’en divertir dans l’action ; il a lui-même soigneusement préparé son testament et diverses mesures concrètes traduisent sa conviction qu’une vie humaine trouve ses limites dans le temps. C’est ainsi par exemple que lui, homme sans enfant vivant, décide l’octroi de terres aux pères de trois enfants55. Ces apparentes concessions à la toute-puissance du temps sont toujours dictées par un pragmatisme qui fait fi des théories et des systèmes, tant sur le plan militaire que sur le plan politique. Cette praxis ne laisse guère de place à la religion ou la philosophie. « César ne part pas d’une vision mythique de la vie, comme son grand rival politique et militaire de l’Antiquité, Alexandre. Au contraire, il professe une approche rationnelle de l’homme et de la vie. […] Le scepticisme l’emporte dans la pensée de César56. »
Dans l’action de César, c’est-à-dire dans sa pensée, tout n’est que présent : il conquiert d’un même élan son passé, son présent et son avenir à tel point que, s’agissant de lui, la formule fameuse de Saint-Augustin vient spontanément à l’esprit :
« Tempora sunt tria, praesens de praeteritis, praesens de praesentibus, praesens de futuris57. »
Conclusion — Iacta alea est 58
Les Anciens accompagnent de cette formule célèbre le franchissement du Rubicon, ce coup de dés par lequel César défie le destin. Côtoyant sans cesse la mort, c’est-à-dire la sortie hors du temps des hommes, il rencontra celle que, selon Plutarque, il jugeait être la meilleure : la plus inattendue59.
Ce n’est pas le moindre des paradoxes pour cet homme – qui a tout conquis sauf le temps – d’être l’auteur d’une œuvre destinée à durer des siècles, longtemps après l’effondrement de la civilisation romaine. Le grand historien allemand Mommsen a relevé cette dimension intemporelle de la conquête de la Gaule : « Il a fallu des siècles écoulés pour voir qu’en conquérant les Gaules César n’avait point seulement ajouté une province à l’empire de Rome. César a fondé la Latinité en Occident ! Et même ses pointes militaires en Angleterre, en Allemagne, légèrement entreprises, ce semble, et sans résultat immédiat, la postérité seule en a mesuré la portée. […] les guerres transalpines de César ont élargi l’horizon de l’histoire60. »
Ainsi, quand Jules César, grand prêtre de Rome, fixe pour des siècles la façon la plus ordinaire et la plus quotidienne de parler du temps, c’est-à-dire la date, sa décision est dictée, comme toujours, par des considérations pratiques. Pourtant, par cet acte hautement symbolique, il substitue à une vision mythique du temps et de l’histoire, orchestrée par la religion, une quantification scientifique, rationnellement ordonnée et porteuse d’avenir. Ce n’est plus le prêtre qui décide du jour et du lieu, c’est le dictateur qui, par un fabuleux coup de dés, traverse le petit fleuve d’une vie humaine et s’installe durablement sur les rives de la postérité.
Cet article inédit constitue la version remaniée d’une conférence
Journée d’études sur le temps, organisée le 30 mars 2018 par Johana Augier, professeur de CPGE au lycée Louis Barthou (Pau, France)