Je tiens avant tout à adresser mes remerciements à Mme Delphine Viellard, ma professeure de spécialité LLCA latin (et de LCA grec ancien), dont l’implication sans faille et l’expertise furent indispensables à la réalisation de ce travail. Je remercie également M. Fabrice Robert pour ses remarques fort pertinentes sur ce travail.
Zacharia Dadouch
CONTEXTUALISATION DE L'EXTRAIT
Lucius, dans le livre précédent, alors qu’il rentre ivre d’un dîner, est attaqué par trois brigands devant la maison de son hôte Milon. Il parvient à les tuer avec son glaive. Il est ensuite arrêté et jugé, mais au moment où l’on découvre les cadavres, ce ne sont plus des hommes mais des outres ! Photis raconte ici à Lucius comment sa maîtresse, Pamphilé, les a animées de la sorte, et décrit en détail son rituel.
LECTURE SUIVIE DU JUXTALINÉAIRE
III, 17-18
Verum cum tristis inde discederem, |
Mais alors que je m’en allais de là, affligée, |
ne prorsus uacuis manibus redirem, |
craignant de revenir les mains complètement vides, |
conspicor quendam forficulis adtondentem |
j’aperçois un homme qui tond avec de petits ciseaux |
caprinos utres ; |
des outres en peau de chèvre ; |
quos cum [...] cernerem |
et comme je les voyais |
probe constrictos inflatosque |
fort bien attachées, gonflées |
et iam pendentis |
et déjà suspendues, |
capillos eorum humi iacentes flauos [...] plusculos aufero |
j’emporte une poignée de leurs poils blonds qui jonchaient le sol |
ac per hoc illi Boeotio iuueni consimiles |
et, de fait, semblables à ceux de ce jeune Béotien, |
eosque [...] trado |
et les remets |
dominae meae. |
à ma maîtresse, |
dissimulata ueritate |
en lui cachant la vérité. |
Sic noctis initio, |
C’est ainsi qu’au début de la nuit, |
priusquam cena te reciperes, |
avant que toi, tu ne rentres du repas, |
Pamphile mea iam uecors animi |
ma Pamphilé, déjà hors d’elle-même (litt. : extravagante de son esprit), |
tectum scandulare conscendit, |
monte sur une terrasse en bardeaux, |
altrinsecus aedium |
de l’autre côté de la maison, |
patore perflabili nudatum |
ouverte à tous les vents, |
ad omnes [...] aspectus peruium |
accessible à tous les champs de vue, |
orientales ceterosque plerosque, |
ceux de l’Orient et la plupart des autres, |
maxime his artibus suis commodatum |
parfaitement appropriée à ses pratiques |
quod secreto colit. |
et qu’elle fréquente en secret. |
Priusque apparatu solito |
Avant toute chose, de son attirail habituel, |
instruit feralem officinam, |
elle dispose son officine infernale |
omne genus aromatis [...] repletam |
remplie d’aromates en tout genre, |
et ignorabiliter lamminis litteratis |
de lames portant des caractères écrits d’une façon obscure, |
et [...] durantibus damnis |
de pertes subsistant |
infelicium nauium |
de navires infortunés, |
[...] expositis multis admodum membris |
et d’un très grand nombre de membres alors exposés |
defletorum, spultorum etiam, cadauerum ; |
de cadavres déjà pleurés ou même enterrés ; |
hic nares et digiti, |
ici des narines et des doigts, |
illic carnosi claui pendentium, |
là des clous de crucifiés enveloppés de chair humaine, |
alibi trucidatorum seruatus cruor |
ailleurs du sang conservé de gens massacrés |
et [...] trunca caluaria |
et un crâne mutilé |
extorta dentibus ferarum. |
arraché aux dents de bêtes sauvages. |
[18] Tunc decantantis spirantibus fibris |
[18] Puis, après avoir fait des enchantements sur des entrailles palpitantes, |
litat uario latice, |
elle verse en offrande divers liquides : |
nunc rore fontano, |
tantôt de l’eau de source, |
nunc lacte uaccino, |
tantôt du lait de vache, |
nunc melle montano |
tantôt du miel de montagne, |
libat et mulsa. |
et elle offre aussi en libation de l’hydromel. |
Sic illos capillos […] dat |
Ainsi, elle jette ces cheveux |
in mutuos nexus obditos atque nodatos |
enroulés et noués dans des entrelacements mutuels, |
cum multis odoribus |
avec quantité de parfums, |
uiuis carbonibus adolendos. |
dans des charbons ardents, pour qu’ils brûlent. |
Tunc protinus |
Tout aussitôt, |
inexpugnabili magicae disciplinae potestate |
par la puissance invincible de la science magique |
et caeca numinum coactorum uiolentia |
et par la violence cachée de divinités contraintes, |
illa corpora |
ces corps, |
quorum fumabant stridentes capilli, |
dont les cheveux fumaient en crépitant, |
spiritum mutuantur humanum |
empruntent un souffle humain, |
et sentiunt et audiunt et ambulant |
d’un même coup sentent, voient, marchent, |
et, qua nidor suarum ducebat exuuiarum, ueniunt |
vont là où l’odeur de leurs dépouilles les conduisait |
et pro illo iuuene Boeotio |
et, à la place du jeune Béotien, |
aditum gestientes fores insiliunt : |
bondissent sur l’entrée, s’impatientant à la porte ; |
cum ecce crapula madens |
mais voilà que, gorgé de vin |
et inprouidae noctis deceptus caligine |
et trompé par l’obscurité d’une nuit inattendue, |
audacter mucrone destricto |
ayant dégainé avec audace ton épée, |
in insani modum Aiacis armatus, |
armé à la manière d’un Ajax fou ⸺ |
non ut ille uiuis pecoribus infestus |
non pas comme lui qui, hostile à du bétail vivant, |
tota laniauit armenta, |
a mis en pièces des troupeaux entiers ⸺, |
sed longe <tu> fortius |
mais toi, bien plus fort, |
qui tres inflatos caprinos utres exanimasti, |
tu as ôté la vie à trois outres gonflées en peau de chèvre, |
ut ego |
si bien que moi, |
te prostratis hostibus sine macula sanguinis |
car tu as terrassé ces ennemis sans une goutte de sang, |
non homicidam nunc, sed utricidam amplecterer. » |
j’embrasse, à cet instant, non pas un homicide mais un outricide ! » |
TEXTE ENTIER – Métamorphoses, III, 17-18
[17] Mais alors que je m’en allais de là, affligée, craignant de revenir les mains complètement vides, j’aperçois un homme en train de tondre avec de petits ciseaux des outres en peau de chèvre ; et comme je les voyais fort bien attachées, gonflées et déjà suspendues, j’emporte une poignée de leurs poils blonds qui jonchaient le sol et, qui pour cette raison ressemblaient à ceux de ce jeune Béotien, et les remets à ma maîtresse, en lui cachant la vérité. C’est ainsi qu’au début de la nuit, avant que tu ne rentres du repas, ma Pamphilé, déjà hors d’elle-même, monte sur une terrasse en bardeaux, de l’autre côté de la maison, ouverte à tous les vents, accessible à tous les champs de vue, ceux de l’Orient et la plupart des autres, parfaitement appropriée à ses pratiques et qu’elle fréquente en secret. Avant toute chose, au moyen de son attirail habituel, elle dispose son officine infernale remplie d’aromates en tout genre, de lames portant des caractères écrits d’une façon obscure3 de pertes subsistant de navires infortunés, et d’un très grand nombre de membres alors exposés de cadavres déjà pleurés ou même enterrés ; ici des narines et des doigts, là des clous de crucifiés enveloppés de chair humaine, ailleurs du sang conservé de gens massacrés et un crâne mutilé arraché aux dents de bêtes sauvages. [18] Puis, après avoir fait des enchantements sur des entrailles palpitantes, elle verse en offrande divers liquides : tantôt de l’eau de source, tantôt du lait de vache, tantôt du miel de montagne, et elle offre aussi en libation de l’hydromel. Ainsi, elle jette ces cheveux enroulés et noués dans des entrelacements mutuels, avec quantité de parfums, dans des charbons ardents, pour qu’ils brûlent. Tout aussitôt, par la puissance invincible de la science magique et par la violence cachée de divinités contraintes, ces corps, dont les cheveux fumaient en crépitant, empruntent un souffle humain, d’un même coup sentent, entendent, marchent, vont là où l’odeur de leurs dépouilles les conduisait et, à la place du jeune Béotien, bondissent sur l’entrée, s’impatientant à la porte ; mais voilà que, gorgé de vin et trompé par l’obscurité d’une nuit inattendue4, ayant dégainé avec audace ton épée, armé à la manière d’un Ajax fou – non pas comme lui qui, hostile à du bétail vivant, a mis en pièces des troupeaux entiers –, mais toi, bien plus fort, tu as ôté la vie à trois outres gonflées en peau de chèvre, si bien que moi, car tu as terrassé ces ennemis sans une goutte de sang, j’embrasse, à cet instant, non pas un homicide mais un outricide ! »
ÉTUDE DE L'EXTRAIT
Ce passage est fort intéressant tant du point de vue thématique que linguistique : il est certes question des pratiques magiques de Pamphilé, mais l’extrait est aussi révélateur de certains tours particuliers qu’Apulée emploie.
L’extrait se caractérise avant tout et surtout par la vive description faite des pratiques de Pamphilé. Le discours de Photis est marqué par l’hypotypose, et dépeint de manière détaillée le rite de sa maîtresse. C’est ainsi que l’on se représente assez clairement la scène qui se joue presque devant nos yeux, comme si l’on voyait s’accomplir le rituel de Pamphilé. Les énumérations utilisées au moment de décrire la localisation du lieu de magie de Pamphilé ou lorsqu’elle installe son « attirail » prouvent d’autant plus que les informations s’enchaînent, s’accumulent à un certain rythme. Quoique long, le passage reste tout de même très animé et vif : si les énumérations soulignent la quantité de renseignements donnés sur les pratiques de Pamphilé, le cadre spatio-temporel est aussi fort bien posé. En effet, d’une part les nombreux adverbes et conjonctions temporels (cum, sic, priusquam, priusque, tunc) marquent un enchaînement fluide du récit les énumérations alourdissent quelque peu le récit, mais instruisent en réalité bien plus sur les pratiques magiques, d’autre part le placement des instruments de Pamphilé, bien qu’un peu flou (« ici », « là », « ailleurs »), n’a besoin que de peu de détails, dès lors que l’on voit que la magicienne utilise tellement d’artéfacts que leur emplacement importe peu. On remarque les « aromates en tout genre » qu’elle dispose également : ces omne genus aromata sont un bel exemple de la multitude d’outils à disposition de Pamphilé ; il faut d’ailleurs sous-entendre « in id omne genus » 5, construction qui n’est pas classique et qu’Apulée a probablement utilisée ici pour alléger le passage, afin à nouveau de rajouter du contenu et d’enrichir sa description.
Cela dit, quelle représentation de la magie donne-t-on ici ? Dans cet extrait, surtout lors de la description de « l’attirail habituel » de Pamphilé, composé d’objets tous plus lugubres les uns que les autres, allant des « pertes de navires infortunés » au « sang conservé de gens massacrés », c’est une vision très funeste de la magie et des pratiques magiques de Pamphilé qui est donnée. Il s’agit d’un art qui se nourrit du malheur et qui le crée à son tour. Il est bel et bien question d’une « officine infernale », « de membres […] de cadavres » et, même s’il s’agit d’une erreur, « d’homicide ». La magie est présentée comme une discipline profanatrice, puisque Pamphilé se sert de corps « déjà pleurés ou même enterrés ». La « science magique » se fonde en grande partie, si ce n’est totalement, sur la mort.
Mais s’il est vrai qu’elle crée le malheur, elle n’engendre pourtant pas nécessairement la mort ; c’est bien le contraire ici ! Pamphilé, par le pouvoir de ses « enchantements » et de ses offrandes parvient à animer les outres qui, par la suite, causeront à Lucius d’être l’objet d’une raillerie collective. Ces corps, « emprunt[ant] un souffle humain », sont en effet ceux que Lucius a si courageusement « terrassé[s] », et qui lui ont valu d’être l’objet de moqueries (lorsqu’on a découvert les cadavres et vu qu’il s’agissait en fait de trois outres). La magie de Pamphilé est en somme source de malheur.
Et si elle constitue une science funeste, son caractère maléfique est renforcé par la puissance que détient cette magie. Sa puissance en effet « invincible » est certes capable de donner vie à des corps pourtant inanimés, mais l’étendue des pouvoirs de la magie ne s’arrête pas là : elle a la capacité de contraindre les divinités (« divinités contraintes »). Ainsi, la magie semble être un moyen presque de soumission des pouvoirs divins, pouvoirs que les hommes convoitent tant. Car, une fois ces pouvoirs non pas directement possédés par l’humain, bien sûr, mais obtenus par la soumission forcée des divinités, ceux capables de magie peuvent s’en servir, et dans le cas de Pamphilé, déchaîner une certaine « violence ». Le statut d’humain en est ainsi chamboulé, et la position des hommes par rapport aux dieux également. La magie, si elle est une source du mal, est donc avant tout une science puissante, dominant par sa force.
Apulée, à travers les paroles de Photis, nous offre ainsi un accès à ces pratiques magiques pourtant gardées secrètes jusque-là. Notre regard se confond avec celui de Lucius, auditeur fasciné par le récit que lui conte sa bien-aimée, et l’on découvre ainsi les arcanes d’une telle discipline. La magie est en effet un art, avec ses pratiques et ses codes qu’il faut respecter sous peine de ne pas obtenir le résultat escompté ; le meilleur exemple est bien sûr la métamorphose de Lucius (III, 24), lui qui, transformé en âne et non en hibou comme il le désirait, subit les conséquences de l’erreur de Photis. Et c’est en même temps que Lucius que le monde de la magie (de Pamphilé) s’offre à nous.
F. Robert y voit également « comme une moquerie de la part d’Apulée qui met en scène une scène d’incantation magique lugubre et terrifiante, mais laquelle échoue : la magicienne est trompée par les “poils” apportés par sa servante et tout est à l’origine de la mésaventure comique de Lucius. Il y a dans la profusion même des objets et la gradation dans le lugubre, une intention parodique… »