Notes
- Voir Xénophon, Banquet 8.9 ; Plutarque Sur l'amour 764B5 ; cf. Photios, Bibliothèque 372b.20.
- Voir Hésychius, Lexique 5090 : Epipontia = Aphroditè.
- Platon (Cratyle 406C) confirme la prévalence de cette étymologie et Cornutus (Théologie grecque, 24) insiste sur le rapport de la déesse à l'élément humide. L'Hymne homérique à Aphrodite (6.3-5), d'époque ancienne, probablement pré-classique, dit que la déesse est "portée sur les flots de la mer grondante dans une douce écume".
- De nombreuses épiclèses d'Aphrodite en portent témoignage (Anyté in AP 9.144 ; Artémidore, Manuel d'onirocritique 2.37 ; cf. Roscher 1.402.
- Voir Keller (1909-1913 : II.542). Voir aussi sur ce sens érotique Sophron in Athénée 3.86f. Ce sens figuré se retrouve en espagnol.
- En grec, "on trouve le mot conque tantôt féminin comme κόγχη, tantôt masculin comme κόγχος" (Athénée, 3.86f).
- Un mythographe tardif sinon médiéval (Fulgence, Mythologies 2.1 [71]), sans la lier à la naissance de Vénus, justifie, dans un latin maladroit, que la concha soit un attribut de la déesse par la ressemblance de l'animal —qui pourrait être Venus Dione— à un sexe ouvert : "On présente Vénus portant une conque marine (conca marina), parce que l'animal de ce genre en ouvrant tout son corps se transforme en une union sexuelle à ciel ouvert" (portari pingitur, quod huius generis animal toto corpore simul aperto in coitu misceatur, sicut Iuba in fisiologis refert)
- Un poème anacréontique de datation délicate (fr. 57.1-30) décrit le surgissement d'Aphrodite sur la mer, portée par un banc de dauphins et entourée d'un chœur de poissons.
- Sur le véhicule coquillier de la Vénus latine, voir Stace, Silves 1.2.118 ; Tibulle 3.3.34, etc.
- Voir LIMC 2.116 ; plus récemment LIMC 2, fig. 1013, 1014, 1016, 1183-1185. Plus largement voir "Aphrodite in der geoffneten Muschel" in LIMC 2.103-104.
- Voir Chamay 1990. Pour d'autres pièces et la tradition moderne de ce motif, voir http://www.jamespradier.com/Texts/Venus_dans_une_coquille.htm#_ftref5 [consulté le 23/05/2012]. Sur les liens d'Aphrodite aux coquillages, voir Brickoff 1929/30.
- C'est la principale espèce d'huître perlière orientale connue des Anciens (Keller : II.552-560)
- Sur l'association des huîtres perlières et des perles au culte d'Aphrodite, voir par exemple Pline, HN 9.80 ; Properce 3.13.6. Sur les perles et la mer, voir Pline, HN 9.54-59.
- La production de la perle est une vraie génération : "…On pêche ces coquillages qui enfantent les perles lorsque la journée est belle […] Certaines gens disent qu’il en naît jusqu’à vingt dans un même coquillage […] Si l’on ouvre la coquille prématurément, avant que l’accouchement ne soit achevé…" (Elien, ibid.).
- Voir Matthieu, 13, 45-46 & 19, 21.
- Sur les perles et la mer, voir Pline, HN 9.54-59.
- Aristote suppose pour eux soit une genèse spontanée de la matière, soit une genèse à partir d'une sorte de semence (GA 761b24).
- Les coquillages naissent globalement de la boue et du pourrissement qui s'y forme (GA 731b8, 763a25 ; HA 546b 22, 547b32). La liste des dix coquillages proprement dits est la suivante : huître (HA 557b20), conque (HA 557b20), chame (HA 547b13), murex (HA 546b31), buccin (HA 547b2), pétoncle (HA 547b13), couteau (HA 547b13), patelle (HA 557b21), nereitès (HA 557b21), pinne (HA 547b15). A ces noms il faut ajouter d'autres animaux assimilés par Aristote aux "ostracodermes" (éponge, étoile de mer, actinie, anatife, ascidie) ; voir infra.
- Il y a même, dans un autre groupe, un poisson nommé ἀφρός (écume) qui naît de la terre sablonneuse (HA 569a29).
- Aristote HA 523b9.
- Ce terme est ambigu et l'usage des médecins (voir Diphilos in Athénée 3.106d ; Erotien, Voc. Hip. 1.121.2, etc.) prouve qu'il recouvrait souvent aussi les crustacés ; dans les lexiques antiques son sens littéral ('à peau de coquille') conduit donc à y inclure les crabes (Souda E 3402, s.v. eudaimonesteros tôn strobilôn tou karkinou ; Ps. Zonaras E 690, s.v. elytra). Les coquillages marins sont parfois distingués par l'appellation de "poissons coquillers" (ostracodermoi ichthues : Souda, O 718). Sur la terminologie, voir Zucker 2005 : 229-231, 297-298.
- Mais le biologiste intègre dans cette catégorie des animaux sans coquille, comme les actinies et les éponges (HA 527b35 sq.).
- Il en va de même pour la plupart des autres noms du coquillage/coquille en grec.
- Voir Aristote HA 614b28, 622b2, etc. Cf. Steier 1933 : 774.
- C'est ainsi que procède généralement, à défaut de description anatomique, D'Arcy Thompson dans son Glossary of greek fishes.
- Elle ne correspond (parmi les Mollusca) ni à l'Aphrodita (n° 256, Linné 1758 : 655 = corpus ovale), ni au Triton (n° 261, Linné 1758 : 658), ni même au Priapus (n° 258, Linné 1758 : 656).
- Sur ce coquillage, qui naît dans les anfractuosités des rochers (HA 547b23), voir Athénée 3.86b ; il ne s'agit ni du nerit(in)a virginae L, ni du "téton blanc de Vénus" —qu'il soit 'vrai' ou 'faux', une parente natice. Sur la profusion de tétons marins dans la nomenclature du 18ème, en particulier pour des naticidés (téton d'indienne, de loup, de chauve-souris, de singe, de négresse, …), voir Dessalier-D'argenville (1780). La conchyliologie ou histoire naturelle des coquilles. Paris, G. Debure. : 285-292). Il est défini comme une concha (κόγχης τί γένος Photios, Lexique N 198), ou un escargot de mer (θαλάσσιος κοχλίας : Souda, N 336 ; Ps. Zonaras, Lexique N 1397 ; EG, N 408 ; EM N 604 ; cf. Hésychius, N 523 : κογχὐλιον κοχλιῶδες), de grande taille (Hésychius, Lexique N 521), souvent associé aux stromboi (coquillage à coque arrondie : Nicandre, frg. 83 ; Oppien, Halieutiques, 1.315, etc.).
- Notons que, tandis que pour Aristote le "nautile" est un céphalopode (HA 525a21), Linné classe cet animal parmi les Testacea (= les ostracoderma aristotéliciens) et non parmi les Mollusca. Il s'agit du genre Argonauta (n°282 Linné 1758 : 708) ainsi défini : Animal sepia. Testa univalvis, spiralis, involuta, membranacea, unilocularis [deux espèces : Argo, Cymbius] ; distinct du Nautilus (n° 283 Linné 1758 : 709-12) qui est polythalamia [18 espèces, dont Pompilius]. Montfort rapporte l'attention que Linné accorda à cet animal (1801 : 3.297-298).
- Sur cette vedette naturaliste, voir aussi Athénée, Deipnosophistes 7.317f ; Elien, NA 9.34 et 15.12.
- Sur les liens nombreux entre l'argonaute et la déesse, voir Gutzwiller 1992 (e.g. p. 202 : "The nautilus, likewise a sailor in a conch shell, shares with Aphrodite the ability to control its movement through the sea and, through the sea-of-love metaphor, would seem to have symbolic significance in the erotic realm as well".
- L'Histoire naturelle (prolongée) de Buffon consacre un long développement à ce "mollusque testacée" et à ses différentes espèces (in Montfort 1802 : 277-412).
- Héraclès aurait été enterré à Tyr (Pseudo-Clément, Reconnaissances 10.24).
- Voir aussi Georges le Moine, Chronique 17.7-23 ; Joël, Chronographie, 16.25. Voir aussi Souda E 476, s.v. Ἡρακλῆς. Cassiodore (Variae 1.2) évoque aussi cette affaire, mais sans Héraclès, comme un modèle courant de développement culturel : nam cum fame canis avida in Tyro litore proiecta conchilia impressis mandibulis contudisset, illa naturaliter humorem sanguineum defluentia, ora eius mirabili colore tinxerunt ; et ut est mos hominibus occasiones repentinas ad artes ducere, talia exempla meditantes fecerunt Principibus decus nobile.
- Ce récit se trouve dans le recueil de proverbes de Zenobius (Collection de proverbes 4.92). En revanche Diodore, qui traite abondamment de la figure de Dédale (4.75-79), ne mentionne pas cette ruse.
- Mais il s'agit pour Minos d'une victoire à la Pyrrhus car, après avoir obtenu l'aveu de Cocalos, il est assassiné (ébouillanté) dans son bain par les filles de son hôte (voir Apollodore, ibid.).
- Le terme κόχλος est assez général et désigne différents coquillages à spirale de type murex (voir Arist. HA 528a10 et PA 679b4 sq.), susceptibles d’héberger un hôte comme le bernard-l’hermite ; il désigne ici clairement la conque marine que Littré (s.v. ‘murex’) nomme “le murex pervers, dont la coquille est appelée par les marchands l'unique, le buccin unique, la guitare, la trompette de dragon”. Il est aussi appelé κόχλακα (Scholies à Aratos v. 283, p. 220 Martin), cochlis (Germanicus, Aratea v. 554), murex (Hygin, Astronomie 2.28), ou buccina et concha (Hygin, Astronomie 2.23). L’usage de ce coquillage comme aérophone est bien connu (voir Théognis 1229-1230 ; Athénée, Deipnosophistes 3.85d-f ; Euripide, Iphigénie en Tauride v. 303 ; Théocrite, Idylles 22.75 ; Moschos 2.124 ; Naumachius, frg 62 ap. Jean Stobée, Anthologie 4.31.76 ; Pausanias, Périégèse 3.21.6). Néreus sait utiliser ce coquillage comme “trompette marine” (εἰναλίῃ σάλπιγγι : Nonnos, Dionysiaques 43.298). Un commentateur d’Homère (Scholie à Homère, Iliade 5.785) fait d’Hermès l’inventeur de cet usage stratégique du murex (αὐτὸν δὲ εὑρεῖν καὶ τὴν διὰ κόχλου μηχανὴν εἰς τὰς μάχας).
- Hygin donne à la suite une variante bouffonne de l’intervention d’Egipan évoquée ici : il aurait bombardé les Titans avec des coquillages à la place de pierres.
- Pausanias (Périégèse 9.21) propose une description naturaliste précise d'un triton qu'il aurait personnellement vu à Rome : chevelure semblable à l'ache des marais, corps couvert d'écailles minces et rudes comme une lime, branchies au-dessous des oreilles, nez d'homme, yeux vert de mer, mains, doigts et ongles qui ressemblent à l'écaille supérieure des huîtres, nageoires pareilles à celles des dauphins à la place des pieds. Elien (PA 13.21) rapporte une longue description d'un triton embaumé, tiré du traité d'halieutique de Démostrate.
- Sur cette trompe marine naturelle, voir aussi Pausanias, Périégèse 7.2.3; Moschos 2.20; Virgile, Enéide 10.209 ; Ovide, Métamorphoses 2.8; Pline, HN 9.5.
- Cf. Roscher 1895 : 337-338.
- Aubert & Wimmer (1868 : 173-174) distinguent 28 animaux pour 36 noms dans le corpus aristotélicien ; ce nombre peut être porté à une cinquantaine avec les zoonymes présents chez Athénée (en particulier 3.85c-94b).
Paru dans Techniques & Cultures 59, 2012/2, p. 110-125 : “Album mythique des coquillages voyageurs”
Si à Hermès, le dieu des voyages, les espaces marins sont inaccessibles, malgré les nombreux itinéraires qui s'y construisent, les circuits que les hommes y forment ou incrustent, ils n'ont pas de secret pour Aphrodite, qui n'est pas seulement céleste (ourania) et terrestre (pandémia)1 mais également "marine et lacustre" (potnia kai limenia, Pausanias, Périégèse 2.34.11)2. Sa naissance hésiodique (Théogonie 190), comme "écume" (aphros) du sperme d'Ouranos (Ciel étoilé) l'atteste3, la consécration de nombreuses îles à cette déesse le souligne (Chypre, Rhodes, Cythère, Salamine, etc.), et tout son culte en retentit4. On ne doit donc pas s'étonner si c'est autour d'elles que s'agrègent la plupart des mythes de coquillages, y compris ceux qui expriment diverses figures du "mouvement", — et qu'il faut pourtant collecter dans des textes parfois rares car ils n'ont pas l'honneur des collections les plus officielles (Diodore, Apollodore, Hygin). La déesse y apparaît comme une figure stimulante et médiatrice.
1. De la conque de Vénus
Parmi ces récits la figure d'Aphrodite anadyomène, portée nue au centre d'une coquille gigantesque, semble jouer un rôle central que l'on croit ancestral tant Botticelli (en 1485) l'a imposée aux yeux et aux esprits [fig 1]. Pourtant la scène décrite par Hésiode, dans le récit des origines, est sans rapport avec cette apparition qui, irrésistiblement, assimile Aphrodite à la forme humaine de la perle, et sa barque aux allures saintes de coquille Saint-Jacques (Pecten jacobaeus) à une huître perlière. Née de l'écume en vertu d'un jeu de mots —ou d'une étymologie, c'est tout un— elle n'apparaît dressée sur un coquillage que dans une mention tardive et latine (ca 211) —dans un vers de Plaute (Rudens, v. 704) : "on estime que tu es née dans une coquille" (te ex concha natam esse autumant). Mais cette indication est surtout, et peut-être seulement, une expression salace, puisqu'elle se poursuit par "…garde-toi de mépriser leurs coquilles à elles", en référence à la vulve de deux jeunes filles (naufragées et réfugiées dans son temple), que le terme concha peut désigner5. La "conque de Vénus"6 comme matrice de la déesse a pu naître d'une collusion entre deux données complices : l'origine marine de la déesse et la valeur métaphorique et sexuelle de la concha7. Et l'existence de l'épithète vénusienne "née de la conque" (κογχογενής) dans un fragment tardif (Dorotheos, frg. 3.a1 Pingrée) ne saurait remettre en cause le constat du caractère récent et discret du motif littéraire de la naissance coquillère de Vénus. Participa sûrement à cette construction la figuration traditionnelle de la déesse marine portée sur les eaux par un véhicule tiré par des animaux (mobiles) de service : dauphins, poissons, tritons8… Lucien (Dialogues marins 15.3.19) décrit ainsi le char vénusien dans le cortège des dieux marins : "enfin Aphrodite, couchée dans une conque (ἐπὶ κόγχης) que portaient deux Tritons".
Comme le montre la célèbre fresque pompéienne [fig 2], probablement inspiré d'un tableau d'Apelle (Pline, Histoire naturelle 35.91) et témoin de la popularisation romaine du thème de l'Aphrodite nautique, le coquillage n'est pas automobile, mais une coque que les vents (Botticelli), la voile des vêtements ou des poissons ou tritons mettent en mouvement9.
Cependant, si nul récit mythique ne développe cette naissance coquillière, des images et des sculptures, tel une célèbre peliké attique à figures rouges [fig 3] qui peint la déesse, dans une scène de présentation, à l'intérieur ou couverte d'une coquille géante et dentelée10, une aryballe corinthienne classique [fig 4]11, ou un bas-relief d'époque romaine de la Galerie Borghese qui intègre Cupidon [fig 5], attestent de l'existence d'un lien ancien entre la déesse et la coquille. Dans la péliké Aphrodite paraît surgir d'un coquillage qui, même si sa présence a un sens indiciel et non une valeur narrative primaire, pourrait être l'image du testicule déployé d'Ouranos (selon Hésiode), dont la déesse naît.
Dans certains de ces témoins plastiques on peut identifier un mollusque du type de Pinctada margaritifera12; et l'extrême diversité morphologique des huîtres perlières autorise, en tout cas, à trouver dans ces représentations une confirmation du rôle et de la valeur symbolique de la perle dans la rencontre de la déesse et de la coquille. Née, comme Vénus, de la mer, au sein d'une concha (partumque concharum […] margaritas : Pline, HN 9.107), au terme d'une métamorphose mystérieuse qui produit une parure inestimable, la perle est naturellement dédiée à Venus et aux témoignages érotiques (Flory 1988).13 Un poète tardif (Nonnos, Dionysiaques 32.25-26) définit la perle comme "la pierre d'amour indienne, née de la mer, elle aussi, et de même race (ὁμόγνιος) que la déesse née-de-l'écume (Aphrogeneia)". Nul mythe ne les assimile franchement, mais la parenté des deux destins se lit dans la légende de la genèse de la perle rapportée par Elien (Personnalité des Animaux, 10.13), qui veut que "la perle naisse quand des éclairs viennent frapper de leur éclat le coquillage béant14 ».
Plus prolixe, le Physiologos (44) rapporte que l'huître, momentanément voyageuse, "sort de la mer à l'aube et s'entrouvre pour absorber la rosée du ciel et être irradiée par les rayon du soleil, des étoiles et de la lune. C'est de cette rosée et de ces lumières qu'elle forge la perle". La rosée et l’irradiation des astres opèrent en effet comme une véritable "fécondation" (Pline, HN 9.107) ; et dans certaines versions on lit même que l'huître reçoit en elle « le son du tonnerre, le feu étincelant de l’éclair et les gouttes d’eau », et cette transfixion cosmique (qui contribue à assimiler la perle au Christ15) permet à l'huître de transmuer le feu divin en perle16.
Le lien assuré par la puissance génésique et la fonction érotique entre Venus et la perle est manifeste, mais en vertu même de ces deux caractéristiques la déesse ne limite pas à l'huître et à quelques espèces, comme "l'oreille d'Aphrodite" (οὖς Ἀφροδίτης : Athénée, Deipnosophistes 3.88a), son emprise sur les coquillages. Exprimant le dynamisme vital et non seulement la reproduction sexuée, elle parraine à ce titre l'ensemble des coquillages dont le processus génétique, reconnu traditionnellement comme relevant de la génération spontanée ou plus littéralement "automatique" (γένεσις αὐτόματος)17 constitue une forme de mouvement. Aristote cite dix groupes de coquillages (et en particulier la κόγχη, l'ὄστρεον, la πορφύρα (pourpre) et le νηρεῖτης)18, qui naissent de toutes sorte de matières brutes ou en décomposition : trou de rocher, vase, terre humide, débris déposés par la boue, le sable ou l'écume19. Après sa formation cette forme de vie, dont les sujets démembrés et dispersés dans l'eau sont capables de se reconstituer et de revivre (Oppien, Halieutiques 1.318-319), paraît a priori peu propice aux déplacements, puisqu'elle ne dispose pas, dans sa grande majorité, de moyens de locomotion permettant un mouvement autonome. C'est Aristote qui expose le plus nettement ce handicap de l'ensemble du groupe, en particulier pour un grand nombre de coquillages qui sont même fixés à leur lieu de vie (HA 487b7-9). Mais à ce terme de coquillages, aussi nécessaire que flou et scientifiquement inconsistant, correspondent très imparfaitement des lexèmes grecs, construits au demeurant sur des représentations très différentes (Zucker 2004). Si l'on admet la définition d'Aristote pour les ostracoderma ('à la peau [dure] comme de la terre cuite'), plus précis que le terme ostrea20, comme valable pour l'ensemble de ce que nous appelons nous-mêmes, par une approximation commode, "les coquillages"21, ces animaux caractérisés globalement par un test dur22 et intermédiaires entre l'animal et le végétal (GA 731b8, 761a30 etc.) sont au sens propre "automatiques par la génération" (συνίσταται αὐτόματα πάντα : GA 763a26) et "inaptes à la locomotion" (μὴ πορευτικά : GA 715b17).
Ce groupe d'animaux marins est unique en ce que sa partie biologique, quoique gastronomiquement significative, est considérée comme accessoire, parfois moins importante même que sa partie minérale, identifiable de façon autonome, et que le "coquillage" continue d'exister, presque intégralement, sous la forme apparemment résiduelle mais matériellement supérieure de sa coquille. Parfois la langue, qui ne fait pas la différence entre la coque (ostreon) et l'animal vif (ostreon)23, use d'un terme spécial pour qualifier le seul test24, précisément comme forme à vocation cosmétique : conchè (Zucker 2004). Mais le statut, et par conséquent la classification de ces animaux est problématique, et derrière l'appellation de mollusque testacé(e), admis dans la taxinomie moderne et employé jusqu'à aujourd'hui, se lit l'embarras des naturalistes. L'identification des coquillages particuliers, derrière les noms (grecs et latins) souvent changeants ou mal employés par les auteurs anciens eux-mêmes, est généralement impossible sur des bases simplement naturalistes et doit s'étayer sur des suggestions culturelles25. Ainsi l'identification du coquillage appelé 'conque de Vénus' (concha veneria pour Pline) ne saurait être assurée26, mais il semblerait cohérent de le rattacher au genre Cypraea, comme le pense Keller (1913 : 542), convaincu par (Locard 1885).
La candidature de la porcelaine [fig 6] est garantie par un ensemble de données physiques et linguistiques qui soulignent sa vocation vénérienne. Comme son nom français, calqué sur l'italien (porcelana), il renvoie à la truie et métonymiquement à sa vulve, comme déjà en grec ancien où elle se nommait χοιρίνη (scil. κόγχη), de χοῖρος (le petit cochon), ou encore en grec moderne γουρουνάκι (Keller 1913 : 543).
La Venus dione (auj. Pitar dione), que Linné (1758 : 684, n° 274) décrit sans équivoque comme un animal fait sexe (détaillant son anatomie par les mots vulva, anus, nates, pubes, montis veneris, labia, hymene —et de manière plus vive encore en Linné 1771 : 42-43) a probablement reçu également un traitement spécial et un nom approprié mais on ne sait quel lexème antique lui correspond [fig 7].
2. Du néreitès (et du premier favori d'Aphrodite)
De même, le νηρίτης/νηρείτης, qui est étroitement associé par le mythe à Aphrodite, est un escargot de mer non identifié, qui ne correspond pas, en tout cas, au (ou à la) nérite27 et que l'on ne peut identifier (Aubert and Wimmer 1868) malgré la description d'Aristote (HA 530a12) : "Le néreitès a la coquille lisse, grande et arrondie, et sa forme rappelle celle du buccin, mais il s'en distingue par la couleur de hépatopancréas qui n'est pas noir mais rouge. il est fortement attaché à sa coquille vers le milieu". Voici le mythe de l'origine du nereitès raconté par Elien (NA 14.28) :
"Il existe dans la mer un coquillage en spirale qui est de petite taille et d’une très grande beauté ; il naît dans les eaux les plus pures de la mer, sur les rochers immergés et ce que l’on appelle les « récifs ». Le nom de cet animal est « nérite ». Il existe deux versions de l’histoire de cet animal qui sont toutes deux parvenues à ma connaissance et, à vrai dire, l’insertion de brefs récits mythologiques dans le cours d’un long traité ne peut que reposer un peu le lecteur et agrémenter l’exposé. Hésiode dit dans son poème que Doris, fille d’Okéanos, donna cinquante filles à Nérée, […] mais ce que ces auteurs ne disent pas et que racontent les histoires de marins c’est qu’à la suite de tant de filles il lui naquit un fils. Selon ces histoires il s’appelait Nèritès. Il dépassait en beauté les hommes et les dieux et Aphrodite prenait plaisir à partager son temps, dans la mer, avec ce Nèritès qui était son favori. Lorsqu’arriva le temps fixé par le destin où, sur les instances de son père, cette divinité devait être inscrite sur la liste des Olympiens, elle exprima le désir, d’après ce que j’ai entendu dire, d’emmener avec elle dans son ascension celui qui était à la fois son compagnon et son camarade de jeu. Et l’histoire veut que Nèritès ait refusé, préférant à l’Olympe la vie qu’il menait avec ses sœurs et ses parents. On lui aurait même offert d’avoir des ailes : c’était là, à mon avis, un cadeau personnel d’Aphrodite. Mais il ne fit pas plus de cas de cette faveur que de l’autre. Alors la fille de Zeus se mit en colère : elle le métamorphosa en ce coquillage et prit à sa place, comme page et comme servant, Éros (Amour), qui était lui aussi jeune et beau, et auquel elle donna les ailes destinées à Nèritès. L’autre version de l’histoire prétend que Poséidon était amoureux de Nèritès, qui lui rendait son amour, et que le célèbre Antéros [Amour-en-retour] tire de là sa naissance. D’après ce que j’ai entendu dire l’aimé accompagnait son amant dans ses diverses occupations et en particulier lorsque Poséidon conduisait son char à travers les vagues ; les monstres marins, et parmi eux les dauphins mais aussi les Tritons, qui, surgissant des profondeurs, faisaient des cabrioles et une ronde autour du char, étaient alors très largement distancés par la vitesse des chevaux. Son mignon était le seul à rester à sa hauteur et il le serrait de près, tandis que les vagues se couchaient et que la mer s’entrouvrait sur leur passage par égard pour Poséidon. Car le dieu voulait que son bel aimé jouisse, à tous égards, d’une grande renommée et qu’il brille en particulier par ses talents de nageur. Le mythe raconte qu’Hélios considéra avec dépit la rapidité de l’enfant et qu’il changea son corps en celui de ce coquillage, qui est désormais le sien".
Alors que les métamorphoses en mammifères, en oiseaux ou en insectes sont nombreuses, celles qui donnent naissance à des coquillages sont assez rares pour être significatives. Ce récit présente ainsi Néritès comme le premier compagnon d'Aphrodite, destiné à être (à la place et avant l'apparition de Cupidon) son complice quotidien, et le décrit en outre (paradoxalement pour celui qui devint coquillage, immobilisé par le dépit d'Aphrodite ou la jalousie du Soleil) comme le plus rapide des croiseurs de la mer, un être d'une vélocité sans égal. Cet animal a ainsi une relation forte avec les Tritons d'Aphrodite, ces êtres qui ont donné leur nom à la conque marine (voir infra) bien qu'il ne corresponde pas au "triton" (Murex tritonis vel Charonia tritonis) auquel les traductions françaises courantes le ramènent à tort.
3. Du nautile (et de l'invention de la navigation)
Le nautile (connu aussi sous le nom d'argonaute voilier), qui est lui aussi voyageur, est assurément le mollusque à coquille le plus célèbre (Davies 2010), et celui dont le portrait naturaliste paraît le plus fabuleux (inter praecipua miracula : Pline HN 9.47 [88]) et équivaut à une notice mythologique.
Il est comme le nérite un coquillage voyageur, mais son identité est plus facile à établir (Griffin 1897): il s'agit d'Argonauta argo, et son nom même, par une subtilité peut-être de Linné qui l'avait reconnu dans sa forme antique et le nomma en 1758 [fig.8]28, exprime l'hybridité de l'animal, à la fois marin (argonaute) et navire (Argo). Le récit de ses manœuvres est déjà tout un poème et, après Aristote (HA 525a20-29 et 622b1-1-19) et Pline, Oppien (Halieutiques, 1.338-359)29 en dresse en vers une description devenue traditionnelle, et un éloge :
"II est un mollusque enfermé dans une coquille univalve et profonde dont l'animal ressemble assez aux poulpes, qu'on nomme avec raison le nautile, à cause de son adresse à naviguer : il habite le fond des mers sablonneuses ; quelquefois il s'élève à leur surface, mais à la renverse, le corps tourné vers la terre, afin que sa coquille ne soit pas submergée. Dès qu'il est parvenu à la hauteur des ondes, il se retourne et la dirige de la même manière qu'un pilote dirige un vaisseau. Il dresse et élève deux de ses pieds en forme de mâts ; Il déploie dans le milieu une membrane mince en guise de voile, et la présente au vent ; deux autres de ses pieds, tournés en bas et s'enfonçant dans les eaux, lui tiennent lieu de rames et font marcher à la fois la coquille, la nacelle, l'animal. Survient-il quelque danger, il ne met point son salut dans la fuite ou dans le secours des vents ; il retire et rentre à la hâte les mâts, les voiles, les rames ; un vaste volume d'eau remplit enfin la coquille : ce poids trop lourd l'affaisse et l'entraîne au fond des mers. O dieux ! qui donc a trouvé le premier l'art de la navigation ? Est-ce quelqu'un des immortels qui en a révélé les lois ? Est-ce quelque homme d'un génie hardi qui a osé le premier se hasarder sur les flots, ou plutôt ne serait-ce point que ce mollusque aurait servi de modèle et d'exemple, soit pour la construction d'un navire, du gouvernail et des rames, soit pour l'usage des mâts et des voiles ?"
Bien qu'outrée cette description antique des mouvements de l'argonaute (femelle), sa navigation et surtout son mouvement d'ascenseur, rendu possible par les chambres de sa coquille qu'il charge d'air ou vide pour régler sa flottabilité ne sont plus considérés comme fantaisistes (Finn and Norman 2010). Cet animal, apparemment déjà illustré dans l'art minoen (Delorme and Roux 1987) [fig.9] et mycénien (Thompson 1947) est connu sous trois noms différents en grec et en latin : ναυτίλος (nautilus), ναύπλιος (nauplius) et πόντιλος (pompilus [sic]).
Mais Pline, qui dans sa hâte, ne les assimile pas et n'y voit pas le même personnage, consacre à l'animal trois notices (9.47, 49, 52), qui ne se recoupent pas exactement, et enrichissent son portrait. Dans sa première version (qui vocatur nautilos, ab aliis pompilos), il décrit dans ses deux phases, comme sous-marin et comme navire, le manège de l'animal, dont l'aspect en mouvement de surface évoque une galère liburnique, sans dissocier l'hôte de son véhicule (se adsubrigens). La deuxième, qui prétend signaler "un autre simulacre de navire" (navigeram similitudinem et aliam), est donnée pour une expérience rapportée par son contemporain (Caius Licinius) Mucianus, et distingue, d'une part, une concha ("à la poupe recourbée et à la proue garnie d'un éperon"), et d'autre part un animal "semblable à une seiche", qui se glisse dans la concha, et tous deux (duo) trouvent du plaisir aux manœuvres auxquelles ils se livrent ensemble, l'un de porter, l'autre de régater, bien qu'ils soient l'un et l'autre dépourvus de sensibilité (sensu carentia) ; dans ce portrait revisité Pline présente une expérience symbiotique qui attribue à la coquille une autonomie et une vie équivalentes à celle de la sorte de seiche qui l'occupe. A la différence des deux premières versions, qui appartenaient à une même section sur les mollusques (mollia, 9.44-49), la troisième se situe dans une section consacrée aux coquillages (murices et concharum genera, 52-64) et traite cette fois plus brièvement des "coquilles de Vénus (Veneriae) qui naviguent, et, présentant au vent leur partie concave, font voile sur la surface des mers" et "se servent de leur coquille comme d'une barque (carinant)". La régularité du motif de la coquille-barque invite à reconnaître à nouveau dans cette Veneria un avatar de l'argonaute.
Ces différentes leçons illustrent les trois facettes "biologiques" (coquille, mollusque, coquillage) de cet animal vénérien et problématique, à propos duquel Aristote (HA 622b5 sq) s'interrogeait "sur la formation et la croissance de la coquille avec l'animal" et avouait qu'"un point n'est pas éclairci non plus : celui de savoir s'il peut vivre détaché de sa coquille". Quoi qu'il en soit ces récits font de sa coquille —patron, partie ou partenaire— un candidat idéal pour incarner, comme le soutient D'Arcy (Thompson 1947) le vaisseau officiel de la déesse et la forme originale de la concha Veneris qui soutient son corps anadyomène30. Une épigramme alexandrine attribuée à Callimaque (in Athénée 7.318b-c), et qui réunit les deux usages de cette créature prodigieuse31 s'adresse ainsi à la déesse :
"Je suis coquille (κόγχος), monstre (τέρας) de jadis, ô Zéphyrienne […] Le nautile (ναυτίλος) que je suis voguait par les mers. Si les vents soufflaient, je tendais mes voiles avec mes propres cordages […] jusqu'au jour où je vins m'échouer sur les sables de Ioulis, afin de devenir, Arsinoé [i.e. Vénus], ton jouet très admiré".
Le nautile passe ainsi du statut de marin, et vaisseau possible de la déesse, à celui de bimbelot, comme on voit sur certains objets antiques. La méprise sur l'un des noms de l'argonaute (ποντίλος : Aristote, HA 525a21), transposé en pompilus (Pline, HN 9.88) explique sans doute l'amalgame entre le poisson pilote (Naucrates ductor L) et l'argonaute (Thompson 1947 : 209) et l'on ne sait auquel des deux s'applique ce jugement qui convient si bien au second (Tümpel 1892 : 388-9) : "Le pompile est un animal érotique parce qu'il serait né du sang d'Ouranos en même temps qu'Aphrodite" (Athénée 282 e-f).
4. Du murex (et du chien d'Héraclès)
Parmi les coquillages aphrodisiens figure également le fameux murex à pourpre (Muricidae, surtout Bolinus brandaris et Hexaplex trunculus). Avant de décrire la chasse et l'écrasement du murex, le lexicographe Pollux (Onomasticon 1.45-49) évoque le mythe de la découverte de la pourpre, à la suite d'un accident dû à l'imprudence d'un murex aventureux et d'un chien curieux [fig. 10] :
"Les Tyriens racontent qu'Héraklès était épris d'une jeune fille de la région, qui avait pour nom Tyros. Or Héraclès était, selon la coutume d'autrefois, accompagné de son chien […] Le chien d'Héraclès, apercevant un murex (πορφύρα) qui rampait sous une pierre, et dont la partie charnue émergeait [de la coquille] mordit dans la chair et en fit son repas. L'écoulement sanguin teignit de sang les lèvres du chien et les empourpra. Lorsque le héros se rendit auprès de sa belle, la jeune fille vit les lèvres du chien et trouva qu'elle rutilait d'une teinte inhabituelle, et déclara qu'elle refusait désormais de recevoir Héraclès s'il ne lui procurait une robe plus pourpre que les lèvres de son chien. Héraclès finit par trouver l'animal, recueillit l'écoulement sanguin et offrit le cadeau à la jeune fille, devenant par là le premier découvreur, dans le mythe tyrien, de la teinture phénicienne".
Alors que le héros, selon Pollux, est Héraclès, assimilé à Melkart (la divinité phénicienne)32, il s'agirait d'un indigène tyrien, selon Jean d'Antioche (Chronique historique, frg. 11.5), qui raconte différemment cet épisode :
"il découvrit la teinture que l'on appelle 'pourpre' (κογχύλη) en voyant un chien de berger manger un murex (κογχύλη) et le berger essuyer la bouche du chien avec une peau de mouton"33.
Peu importe l'invraisemblance du scénario (puisque la teinture n'est pas spontanée ni le pigment dans la chair), les murex sont aussi "voyageurs", et Pline (HN 9.41) rapporte un autre récit de Mucianus (voir supra) sur un murex qui a, en outre, la particularité, comme le poisson remora, de se fixer sur les navires et de les arrêter :
"Ces murex, s'étant attachés au vaisseau qui portait les enfants de condition noble condamnés par Périandre à être châtrés, et qui allait à pleines voiles, l'arrêtèrent, et les coquilles (conchae) qui rendirent ce service sont honorées dans le temple de Vénus à Cnide".
Cet épisode, qui souligne l'empire de Venus sur ce coquillage révélateur, illustre admirablement le processus courant de création légendaire, combinant amalgames incontrôlés —puisque le rôle de 'bloque-navire' du murex plus grand d'une pourpre (muricem latiorem purpura) est une usurpation évidente et cet animal n'a rien à faire dans un chapitre sur les poissons—, souci étiologique (la présence de coquille de murex dans le temple d'Aphrodite), et opportunisme symbolique (l'isotopie du châtiment sexuel, de la sanguinité du coquillage et de la sphère d'action de la déesse).
5. De l'escargot de mer (et du génie du labyrinthe)
Selon la Souda (E 476) l'Héraclès de notre histoire aurait vécu à l'époque de Minos qui, par coïncidence, parvint à vaincre un roi ennemi du nom de Nisos, grâce à la trahison par amour de la fille de celui-ci qui, coupant le cheveu pourpre de la tête de son père, anéantit sa force prodigieuse (Apollodore, Bibliothèque 3.15.8). C'est ce roi qui nous tient lieu de fil pour cette nouvelle scène mythologique de notre album des vedettes coquillières antiques. Elle se situe à Camicos en Sicile, à la cour du roi Cocalos dont le nom sans mystère (de κοκάλια, nom d'un petit coquillage : Aristote, HA 528a9) prédispose aux aventures marines (Apollod. 1.14-15)34 :
"Minos poursuivit [Dédale] et, dans tous les pays où il le cherchait, il apportait un coquillage en spirale (κόχλιας), en promettant une forte récompense à celui qui ferait passer un fil à travers le coquillage, persuadé que, par ce moyen, il retrouverait Dédale. Arrivé à Camicos en Sicile, à la cour de Cocalos, là même où Dédale se cachait, Minos fit également voir le coquillage. Cocalos le prit et se fit fort de faire passer le fil, puis porta le coquillage à Dédale. Celui-ci attacha un fil à la fourmi, perça un trou dans le coquillage et le fit parcourir tout du long par la fourmi".
Le défi que lance Minos cible astucieusement l'inventeur du labyrinthe, puisque le procédé qu'il semble d'avance deviner par le choix de son énigme, met en jeu à la foi l'art de sinuer propre au constructeur génial, et l'idée du fil d'Ariane, qui est comme l'antidote au labyrinthe et permet de le réduire à un chemin. Quelles que soient les difficultés pratiques que suppose le harnachement de la fourmi, lequel exige autant de dextérité que l'artifice même d'ingéniosité, la ruse de Dédale, par laquelle il se trahit et reconnaît en quelque sorte la supériorité ultime de l'adresse politique sur la technique35, consacre un coquillage à l'intériorité fascinante. Le terme grec ne permet pas de déterminer préciser l'animal propriétaire de la coquille qui, en tout cas, est supposé sans cloisons, comme pour les gastéropodes marins en général et à la différence de la coquille du nautile, par exemple. Mais il peut aussi bien s'agir d'un gibbule (Trochidae) que d'une turritelle (Cerithioidea) ou d'un Epitonium aux spires côtelées (Epitoniidae). Le nom de cochlias (ou cochlos), en raison d'une analogie de structure et peut-être parce que l'animal a pu susciter l'invention de l'objet, est également porté par la vis d'Archimède (Athénée, 5.208f) dont la fourmi de Dédale serait ainsi l'inspiratrice lointaine.
6. D'une autre conque marine (dans la bouche du Triton)
Mais le nom de κόχλος (cochlos) dont le coquillage dédaléen est la miniature, désigne aussi un instrument de musique, autre vedette marine, qui ramène à un temps primordial, celui de la Titanomachie, où il joue le rôle d'une arme fatale qui décida du combat et de la victoire des Olympiens. Il est d'ailleurs tantôt nommé cochlos (Eratosthène), et tantôt concha (Hygin), dans l'épisode qui en relate l'invention36 :
"C’est Egipan [i.e. le futur Capricorne], apparemment, qui découvrit la conque, dont il arma les dieux alliés, en raison du pouvoir des sons qu’elle produit, que l’on qualifie de “ Paniquant ”, et qui mit en fuite les Titans" (Eratosthène, Catastérismes 27).
Hygin (Astronomie 2.23) précise l'usage de cette conque qui met en fuite les Titans37 :
"Il y a une histoire analogue sur la trompette de Triton (de bucino Tritonis). Car lui aussi, raconte-t-on, ayant trouvé une conque et l'ayant creusée (concham inventam excavasset), l'emporta avec lui contre les Géants et là il émit avec la conque (per concham) un son inouï. Les ennemis craignirent que ce ne fût le mugissement de quelque bête monstrueuse amenée par leurs adversaires, prirent la fuite et par cette défaite tombèrent au pouvoir de leurs ennemis".
La conque marine, qui est ici l’arme ultime des dieux, apparaît en effet souvent comme un attribut des Tritons, ces divinités hybrides (hommes-poissons), compagnons hybrides d'Aphrodite38, qui l’utilisent, eux, sous le nom de concha non pour effrayer, mais au contraire pour calmer les flots (Roscher 1895 : 337-338), comme l'illustre Ovide (Métamorphoses, 1.333-342) dans l'épisode final du déluge qui sonne le retrait des eaux39 :
"Poséidon lui ordonne de faire résonner sa conque (concha), et de donner aux ondes et aux fleuves le signal de la retraite. Soudain Triton saisit cette conque cave, longue et recourbée, qui va toujours s'élargissant (cava buccina tortilis in latum quae turbine crescit ab imo), et qui, lorsqu'elle retentit du milieu de l’océan, prolonge ses sons des bords où le soleil se lève aux derniers rivages qu'il éclaire de ses feux. Dès que la conque eut touché les lèvres humides du dieu dont la barbe distille l'onde et qu'elle eut transmis les ordres de Neptune, les vagues de la mer et celles qui couvraient la terre les entendirent, et se retirèrent"40.
Pour l'immense variété des coquillages, la littérature grecque, même dans ses œuvres gastronomiques, ne dispose que d'une poignée de noms, d'extension très large, et qui apparaissent parfois interchangeables, ou sont employés un peu aveuglement41. Parmi eux quelques formes se signalent à travers des mythes qui, dans leur grande majorité, impliquent Aphrodite à laquelle les coquillages semblent tous, cultuellement et symboliquement, consacrés. Contrepartie de leur impuissance à engendrer, ces animaux fonctionnellement "sommaires" selon la biologie aristotélicienne se caractérisent par la naissance spontanée et l'autoréparation. Surtout, à travers les récits disparates d'invention, de ruse ou de métamorphose, les coquillages, triés sur le volet, quittant leur éléments pour des comportements inattendus, révèlent certains secrets qui semblent ne pouvoir s'épanouir qu'à la surface et la lumière. Le plus étrange caractère que manifestent ces êtres à demi animaux, à demi minéraux, inspirateurs voire initiateurs de techniques humaines (concha, nautile, murex, cochlos) est sans doute le dynamisme paradoxal qu'ils expriment (concha, néreitès, nautile, murex, cochlos), et qui rend justice aux mollusques mobiles qui les habitent ou les animent.