Notes
- Il était autrefois d’usage de ne pas aspirer l’h et de dire “l’hyène” (cf. Littré, Dictionnaire de la langue française, s.v. hyène) ; l’aspiration est aujourd’hui couramment pratiquée dans les ouvrages littéraires (P. Loti, La hyène enragée) et scientifiques (L’Encyclopédie du monde animal, Paris, Quillet, 1964, I, p. 332-333).
- Pline, H.N., XXVIII 93-106. Ce sont surtout la bile, la graisse et la peau de la hyène qui sont utilisées en médecine (colhv : Plut., 552 F 6 ; Plut., 1065 B 10 ; Gal., De simp. med. temp. ac fac. 1, 12, 279, 2 ; ; Dsc., mat.med. 2, 78, 2, 4 ; Aët., Iatricorum II, 1, 106, 21, etc. Alex. Trall., Therapeutica, 1, 1, 2, 47, 18 ; Paul Aeg., Epit. med. 3, 22, 31, 10 ; στέαρ : Gal., De comp. med. 1, 13, 631, 18 ; δέρμα : Plut., 664C11 ; Aët, Iatricorum II, 1, 162, 4, etc. cf. aussi ὀφθαλμός : Gal., De simp. med. temp. ac fac. 1, 12, 277, 1 etc.
- "Multa mira traduntur" écrit Pline, rassemblant aux § 105-106 du VIIIème livre de son Histoire naturelle les légendes variées qui courent à son sujet et qui sont toutes connues des Grecs. Cf. Arist. HA, 594 b 3, [Mir.] 845 a 24 ; Arist. Byz., Epit., 2, 314-325 ; Opp., C., III, 54 ; Ael., NA, VI, 46 & VII, 2 ; Olymp., In Alc., 219, 5 ; etc.
- La dernière étude philologique en date s’attache à montrer, après un survol des témoignages grecs, que la légende est sans doute d’origine éthiopienne. Cf. R. Verdière, “la légende de la mutation sexuelle de la hyène est-elle d’origine sud-africaine?”, Fons Perennis, Saggi critici di Filologia Classica raccolti in onore del Prof. Vittorio d’Agostino, Torino, 1971, p. 477-484.
- Arist., HA, 579 b 16 sq. et GA, 757 a 2 sq.
- Aesop. 340 & 341.
- Elien, NA, 1.25. Ce lui est occasion de faire voir combien les exemples de Tirésias et Kaineus, les deux transsexuels fameux de la mythologie, sont dépassés οὐ κόμποις ἀλλὰ τοῖς ἔργοις αὐτοῖς.
- Opp., C., III, 288-292.
- Ovide, Mét., XV, 409-410. C'est l'explication qui est le plus souvent proposée par les exégètes chrétiens pour rendre compte de l'interdiction biblique de consommer la viande de hyène (Deut., 14, 8 ; mise en rapport avec Jer., 12, 7-9, qui ne cite toutefois pas explicitement la hyène mais parle de carnivores sauvages) et servant à illustrer la lecture de Rom., 1, 27, où Paul condamne les amours homosexuelles. Cf Clem. Alex., Paed., 2, 10, 83, 5, où Clément tire argument de cette légende à laquelle par ailleurs il ne croit pas (ibid. 85, 2).
- Physiologos, 24. Cf. Barnabée (Barn. Epist., 1, 10, 7a 2), Elias (in Porph., 68, 10), Tim. Gaz., 4, 1, Pierre de Beauvais, … Brunetto Latini la présente lui aussi, en toute bonne foi, dans son Livre des trésors (1261), comme "une beste qui une foiz est masles et une autre femele" (in : Jeux et sapience du Moyen-Age, A. Pauphillet (éd.), Paris, 1951, p. 818).
- Vue en rêve, une hyène “désigne une femme androgyne ou sorcière et un inverti de mœurs ignobles” (Artem., II, 12 [125]). A travers Horapollon, la bisexualité de la hyène lui vaut de devenir également le symbole plastique de l'instabilité (Horap., 2, 69, 2). Cette valeur lui demeura et C. Ripa, à la fin du XVIème siècle (1593) continue de recommander la reproduction de cet animal "qui se montre tantôt femelle et tantôt mâle", dans son manuel d'illustrations allégoriques, pour signifier l'inconstance (C. Ripa, Iconología, p. I, 522 s.v. "inestabilidad o inconstancia" (éd. espagnole, Madrid, 1972).
- Cette tradition critique n'est évidemment pas étrangère à la première et elle a pu, paradoxalement, servir la légende, comme le montre l'exemple d'Elias qui se réclame d'Aristote pour affirmer son authenticité : …ὁ Ἀριστοτέλης ἱστόρησεν ὅτι ἔστι ζῷον, ὃ πολλάκις τῇ ἡμέρᾳ μεταβάλλει εἰς τὸ ἄρρεν καὶ τὸ θῆλυ (in Porph., 68, 10) ! L'invalidation, fût-elle scientifique, d'une croyance n'entraîne pas nécessairement, on le sait, le dépérissement de cette croyance. Cf. Pline, H.N., VIII, 105 (30) : "Hyænis utramque esse naturam et alternis annis mares alternis feminas fieri parere sine mare vulgus credit, Aristoteles negat".
- D. S., 32, 12, 2, 12 ; Plin. H. N., VIII, 105 (30) ; Clem. Alex., Paed., 2, 10, 85, 2 ; Phot., Bibl., 244, 379 a 18 ; Phlp., in GC, 14, 3, 149, 17.
- En fait, le texte grec ne dit pas ‘tous les auteurs’ mais ‘de nombreux auteurs’ (πολλοί). La traduction est celle de P. Louis (ed. Belles Lettres).
- Il s'agit plutôt, comme on verra, d'une "re-motivation" erronée.
- Πολλοί (Arist., GA, 757 a 6), tinevı (D.S., 32, 12, 2, 12 ; Clem. Alex., Paed., 2, 10, 85, 2, 3). La hyène n’appartenant pas à la faune grecque, la légende qui la concerne doit avoir été introduite parmi d’autres mirabilia par des voyageurs ou des marchands. On a conservé de nombreux témoignages de l’abondante littérature “paradoxographique” qui consignait ces merveilles (cf. Ctésias ap. Photios, Bibl., cod. 72 ; Hdt., III, 102-105 ; cf. aussi Antigone Caryste in : Rerum Naturalium Scriptores, O. Keller (éd.), 1877, I).
- Le texte de Strabon porte en effet Métrodore. S'agit-il d'une seule et même personne et Métrodore est-il une mauvaise lecture de Hérodore ou, comme le laisse à penser la précision trouvée chez Strabon (Métrodore de Skepsis [en Mysie]), s'agit-il d'un autre informateur ? Ce Métrodore ne figure pas, en tous cas, parmi les historiens grecs dont Jacoby a recueilli et édité les fragments.
- "πλασματώδης" : GA, 764 b 10. Mais on sent un semblable dédain de la part d'Aristote quand il condamne la fhmhv qui prétend que certains oiseaux s'accouplent par la bouche, colportée par des hommes "abusés par un raisonnement faux" (ἐκ συλλογισμοῦ διαψευσμένοι ; ibid., 756 b 16).
- GA, 757 a 2.
- Même critique chez Diodore : τοὺς εἰκῆ θεωροῦνται (D.S., 3.32, 12, 2, 24).
- C’est là, selon J.P. Levet, une des valeurs fondamentales du mot ψεῦδοι dès l’époque archaïque : Le vrai et le faux dans la pensée grecque archaïque, 1976, P.U.F., p. 201.
- "Θn récit qui ne peut être ni prouvé, ni réfuté" M. Detienne, L'invention de la mythologie, Paris, 1992 [1981], p. 103.
- D.S., 3, 32, 12, 2, 12 ; Photios reprend à la lettre le texte de Diodore (244, 379 a, 18) ; cf. Clem. Alex., Paed., 2, 10, 85, 2, 3. Le mythe n’en demeure pas moins également une erreur : τὸ ψευδογραφοῦν (D.S. ibid.). Et quant à ceux qui répandent le bruit que la hyène imiterait la voix de l’homme, il les appelle : οἱ ψευδῶς παραδοξολογοῦντες (ibid., 3, 35, 10, 6).
- Pour les Grecs le mensonge est essentiellement d'origine volontaire : les fabulateurs ne sont pas traités de naïfs mais de menteurs. Cf. par exemple Lucien VH, 1, 2 : τῶν παλαιῶν ποιητῶν τε καὶ συγγραφέων καὶ φιλοσόφων πολλὰ τεράστια καὶ μυθώδη συγγεγραφότων. Cf. également F. Hartog, Le Miroir d'Hérodote, Paris, 1980, p. 303 sq.
- M. Detienne écrit, à propos du "mythe" (dans l'esprit d'Hérodote comme dans celui d'Aristote) : "Simple reste, tantôt rumeur grise, parole d'illusion, séduction mensongère, tantôt récit incroyable, discours absurde, opinion sans fondement. Le "mythe" n'est encore qu'un mot, comme un geste pointant ce qu'il dénonce pour incroyable, ce qu'il écarte ou repousse. Figure de l'autre que produit un mouvement de scandale. C'est un mot-geste, toujours mobilisable, disponible pour chaque procédure d'exclusion." (op. cit., p. 104).
- GA, 757 a 4.
- GA,757 a 12.
- PA, 664 b 18.
- Oppien, en revanche, qui évoque le sexe alternatif de la hyène, paraît connaître la hyène tachetée puisqu'il parle de "stikth/`sin uJaivnaiı" (C., III.288). Il semble cependant qu'ait régné en général une certaine confusion sur l'identification des différentes espèces de Hyénidés qui reçoivent des noms variables, la bisexualité étant attribuée tantôt à la ὕαινα (Arist., GA, 757 a 4, etc. ; ὑαίνα (sic) : Hdn., Epim., 137, 16) tantôt à la κοροκόττα, nom d'origine libyenne selon O. Keller (Die antike Tierwelt, 1913, I, 152) (Porph., Abst., 3, 4, 28), κροκόττας (D. S., 3, 35, 10), ou krokouvttaı (Str., 16, 4, 16, 18), tantôt au glavnoı (Arist., HA, 594 a 31) ou gavnnoı (Phlp., in GA, 14, 3, 149, 17). Cet animal est également identifié au coi`roı (porc sauvage : Hdn., Epim., 137, 16) et associé voire confondu avec le τρόχος (marmotte ou blaireau (?), cf. Keller, op. cit. I, 174) ; cf. Arist., GA, 757 a 6.
- Même erreur dans l'Epitome d'Aristophane de Byzance : Arist. Byz., Epit., 2, 308, 1. Les excréments jouent un rôle capital dans le marquage du territoire. Cf. Mammifères d'Afrique et de Madagascar, T. Haltenorth, H. Diller, 1985 (trad.) [1977] , Delachaux & Niestlé, p. 202-207.
- Il est possible aussi que les inexactitudes relevées dans la description d’Aristote soient dues à un malentendu sur l’espèce de hyène concernée par la légende et qu’Aristote ait cherché à faire coïncider des informations exactes portant sur la hyène rayée -qui, elle, présente un net dimorphisme sexuel- avec la description légendaire de la hyène tachetée (cf. note 29). Cette hypothèse serait étayée par le fait que la hyène rayée, qui est commune dans toute l’Afrique du Nord, était sans doute plus facile à connaître que la hyène tachetée dont l’aire est -aujourd'hui en tout cas- plus méridionale. La maigre information qu’Aristote donne sur sa robe (τῷ μὲν χρώματι λυκώδης, HA, 779 b 15) ne permet aucunement de trancher.
- S.J. Gould, “La hyène : mythes et réalité”, in : Quand les poules auront des dents, p. 171-182, 1991 (trad.) [1981], p. 172-173. Le premier biologiste à avoir attiré l'attention sur cette particularité est L. Harrison-Matthews dans son article : "Reproduction in the spotted hyena Crocuta crocuta, (Erxleben)", Philosophical Transactions of the Royal Society, Série B, 230, 1939, London, p. 1-78. En 1972, H. Kruuk lui a consacré une très abondante monographie dans laquelle il insiste sur la corrélation entre le comportement dominateur des femelles et l'indistinction des organes génitaux des deux sexes (The spotted Hyena, Chicago Press).
- Οp. cit., p. 73.
- Cf. P. A. Racey & J.D. Skinner, “Endocrine aspects of sexual mimicry in spotted hyena Crocuta crocuta”, Journal of zoology, 187, 1979, London, p. 315-326.
- ὦπται γὰρ ἡ ὕαινα ἕν ἔχουσα αἰδοῖον (ibid.). Cet animal ne se trouve plus de nos jours que dans l'Afrique centrale, entre le Sud du Sahara et le Mozambique, mais il n'est pas impossible que son extension ait été plus vaste à l'époque (en particulier jusqu'en Egypte).
- Le cas est particulièrement flagrant pour la tortue et la taupe.
- Par ailleurs, il ne se montre nullement critique à l’égard des légendes qui veulent qu’elle chasse les chiens en imitant le bruit d’un homme qui vomit ou qu’elle profane les tombeaux par goût de la chair humaine (HA, 594 a-b). Le fragment 606 (Rose) d'Aristote, qui évoque un peuple d'Androgynes dont un des seins est mâle et l'autre femelle est tout à fait fantaisiste et ne peut pas entrer en ligne de compte (cf. Pline, VII, § 16).
- HA, 522 a 11. Aristote considère également que la castration transforme radicalement un homme au point de le rendre semblable à une femme (GA, 716 b 2 et GA, 766 a 21).
- Cf. par exemple la hiérarchie selon les modes de reproduction : GA, 732 b 32.
- Cf. GA, 731 b & 741 a. Ἐν τοῖς τελειοτάτοις αὐτῶν ἐστι τὸ θῆλυ καὶ τὸ ἄρρεν κεχωρισμένον : ibid., 763 b 21.
- Cf. GA 731 b 8.
- Aristote évoque, pour la combattre, une théorie qui fait de tous les poissons sauf les sélaciens des femelles (GA, 756 b 7).
- HA, 731 b 22. Cette gradation est aussi évidente en ce qui concerne la génération spontanée : c'est le lot commun des testacés tandis que ce mode de reproduction ne se rencontre qu'occasionnellement parmi les insectes et les poissons. Aristote considère d’autre part comme un argument déterminant, contre ceux qui prétendent que le genre entier des poissons ne connaît pas de mâle, le fait que l’accouplement a été constaté même chez les céphalopodes. Et donc, a fortiori, chez les poissons… (GA,758 a 2).
- Sur cette équivalence, cf. M. Delcourt, Hermaphrodite, Paris, 1958, p. 79. Cf. aussi Ovide, Met., III, 285 à propos du mythe d'Hermaphrodite.
- GA, 759 b 1. Cf. J.-P. Albert, “La ruche d’Aristote : science, philosophie, mythologie”, L’Homme, 110, avr. -juin 1989, pp. 94-115.
- L’hypothèse est acceptée (GA, 759 b 19). Les espèces concernées sont l’anguille, la carpe, le barbeau, la plie, le rouget et le seran. Ainsi parmi les anguilles et les mulets de vase il n’y a ni mâles ni femelles c’est à dire pas de mâles et de femelles distincts (GA, 751 a 38 ; cf. aussi HA, 538 a 2) ; parmi les rougets il n’existe sans doute que des femelles (HA, 538 a 18 ; HA, 567 a 27 & GA, 741 a 33).
- Il est frappant de constater la parenté symbolique entre génération spontanée et parthénogénèse. D'ailleurs de nombreux animaux censés naître par parthénogénèse en raison de l'absence d'individus mâles dans l'espèce sont parfois cités aussi parmi les animaux qui se reproduisent par génération spontanée (pour les mulets de vase : HA, 543 b 17 ; ibid., 569 a 24, GA, 741 b 1 ; ibid., 762 b 22 ; pour l'anguille : HA, 570 a 16 ; GA, 762 b 26 ; elle naîtrait d'un ver né lui-même spontanément).
- Cf GA, 716 a 17.
- De la même façon Aristote soutient que les animaux qui appartiennent à deux classes n'appartiennent en fait à aucune (P.A., 697 b 1).
- Cf. GA, 715 b 25 et 737 b 21.
- Cette différence entre genre et espèce est assez schématique car Aristote n’emploie pas ces deux termes de façon systématique. Il distingue, dès les premiers chapitres de l’Histoire des Animaux, les animaux “sanguins” (τὰ ἔναιμα) des animaux “non sanguins” (τὰ ἄναιμα) : HA, 489 a 30. La première appellation embrasse les mammifères, les oiseaux, les reptiles & amphibies, et les poissons ; la seconde classe comprend, elle, les crustacés, les mollusques, les insectes, et les testacés. Les mammifères qui sont à la fois “sanguins” et vivipares cumulent deux caractères systématiquement valorisés par Aristote.
- Il y a des accidents qui se produisent en marge du cours ordinaire de la nature (τὰ ὡς ἐπὶ τὸ πολύ) sans être contraires à la nature : Ph., II, 5, 196 b 10 ; GA, 770 b 9, etc. Cf. A. Mansion, Introduction à la physique aristotélicienne, 1945 [2ème ed.], p. 218 sq.
- Cf. S. Byl, Recherche sur les grands traités biologiques d'Aristote : sources écrites et préjugés, Académie royale de Belgique, Mem. cl. lett. , ser. 2, vol. LXIV, 3, 1980, et S. Byl & S. Schouls, “Quelques préjugés d’Aristote en ichtyologie et leur survivance chez certains de ses successeurs jusqu’au XVIIIè siècle”, Revue Belge de Philologie et d’Histoire, LXVIII, 2, 1990, p. 305-314. Dire que s'ajoute à ces raisons le rejet moral d'une sexualité équivoque, tantôt active, tantôt passive, ne me semble pas pertinent. Clément d'Alexandrie prétend pour sa part que Platon pensait à cet animal dans le discours du Phèdre où il rejette la pédérastie, et qu'il lui a inspiré l’expression : τετραπόδων νόμῳ βαίνουσι καὶ παιδοσπορεῖν ἐπιχειροῦσιν (Paed., 2, 6, 86, 2).
- Ces raisons théoriques sont souvent explicites dans les critiques d'Aristote. Cf. Arist. GA, 756 b 5-10 où l'argument contradictoire est simple et immédiat.
- La classification des animaux chez Aristote, Paris, 1982, p. 202.
- GA, 760 b 31 ; cf. aussi ibid., 765 a 25.
- Cf. S. Byl & S. Schouls [1990] , pp. 305-314. Selon ces auteurs, c'est seulement par rigueur et fidélité à un certain nombre de principes finalistes qu'Aristote en est arrivé à des formulations erronées. Ces jugements doivent toutefois être tempérés et l’étude respectueuse que L. Bourgey consacre à la place de l’observation dans la pratique aristotélicienne (Observation et expérience chez Aristote, 1955, Paris) offre maints exemples de la clairvoyance du Stagirite, et de son souci de l’examen concret. Et comme l’écrit G.E.R. Lloyd, “les insuffisances de ses observations ne doivent pas nous faire méconnaître l’étendue et la portée exceptionnelles du travail accompli dans les divers domaines de l’enquête sur la nature”, Magie, raison et expérience, 1990 [1979] , Paris, p. 225.
- Ce trait est tout à fait remarquable même chez les mammifères où la femelle est d'ordinaire plus grosse que le mâle : "Females are not dominant to males in the majority of species of mammals in which they are larger", K. Ralls, ”Mammals in which females are larger than males”, Quarterly Review of Biology, June 1976, 51, n°2, p. 266 b. Le "matriarcat" apparent dans certaines espèces est examiné par l'auteur p. 264 a sq.
- Cf. Ralls [1976] , p. 256-257. Quelques Vivéridés, et une espèce canine (Atelocinus microtus) présentent toutefois cette particularité sans offrir toute la panoplie de caractères convergents, sociaux et anatomiques, que l'on constate chez Crocuta crocuta.
- Cité par Ernout : Pline, Histoire naturelle, trad. & notes, Paris , t.VIII, § 105, note 1.
- "<A> gibt der Erklärung der Entstehung dieses Irrtums einen prächtigen Beweis genauer, wissenschaftlicher Beobachtung", Steier in : Realencyclopädie, supp. IV, c. 762b.
- τοῖς ἐκ παρόδου θεωροῦσι (GA, 757 a 11).
- Les Egyptiens avaient l’habitude de gaver les hyènes, comme on fait des oies aujourd’hui, et devaient donc, pour cela, les apprivoiser (cf. J. Clutton-Brock, Domesticated animals from the early times, 1981, Londres, p. 176).
- S.J. Gould, sans apporter de réponse définitive, se demande "quels avantages les femelles tirent d'avoir l'air d'être des mâles", op. cit., p. 174. On trouve des légendes similaires à celle que l'on rencontre en Grèce, qui soulignent les particularités sexuelles de la hyène dans des récits kényans (cf. H. Kouyaté, Contes et légendes d'Aroun) ou tanzaniens ( Wada, S., "females initiation rites of the Iraqw and the Gorowa”, Senri ethnol. stud., 1984, 15, pp 187-196).
- Buffon, Histoire naturelle, 1824, t. XIV, p. 483. Elias cite à côté de la hyène, parmi les animaux qui changent de sexe, le lièvre et le trovcoı (In Porph., 50, 8, 2) ; ce dernier animal n'est malheureusement pas identifiable avec certitude (cf. O. Keller, op. cit., I, 174). On trouve aussi dans le folklore catalan des récits étiologiques expliquant pourquoi les lièvres sont hermaphrodites (ou pourquoi il n'y a que des lièvres mâles) cf. M. Albert-Llorca, L'ordre du monde, 1991, p. 60.
- Cf. Byl & Schouls, op. cit., p.306. Les mérous naissent femelles et changent de sexe entre 7 et 10 ans.
Paru dans : Pallas 41, 1994, p. 27-40 : “Raison fausse et fable vraie. Sur le sexe ambigu de la hyène” 1
À en croire Pline qui leur accorde un long passage dans son Histoire Naturelle, les vertus médicinales et les pouvoirs naturels de la hyène ont été l'objet de la part des "magiciens", comme de la médecine populaire ou officielle, d'une exploitation intensive et presque sans équivalent dans le monde animal2. Son anatomie et son comportement ont donné naissance également à de nombreuses croyances populaires3 dont une des plus intéressantes est sans conteste celle qui lui attribue la particularité de posséder à la fois les deux organes sexuels, mâle et femelle4. Les auteurs modernes qui se sont penchés sur cette légende attestée en Grèce depuis le VIesiècle insistent sur le fait que celle-ci persiste jusqu'au Moyen-Age malgré la critique vigoureuse que lui adresse Aristote, sans se soucier véritablement de réfléchir sur la consistance de cette "légende" ni remettre en cause les raisons de ce rejet. Nous voudrions montrer ici que ce n'est pas tant cette croyance que la réfutation de cette croyance qui fait problème dans le cas de la hyène, et que les arguments invoqués, en particulier par Aristote, pour disqualifier la légende sont à la fois très inexacts et très faibles au regard de l'ambiguïté sexuelle, manifeste et réelle, de la hyène. Par cet essai de réhabilitation de la "légende" nous entendons seulement attirer l'attention sur un cas, qui n'est certes pas unique, où une "légende" s'avère à l'examen beaucoup plus pertinente que les affirmations de ses détracteurs.
Le premier texte à faire état de l'ambivalence sexuelle de la hyène est une fable d'Esope où il est dit non pas que la hyène a les deux organes sexuels en même temps, mais qu'elle est alternativement mâle et femelle d'une année à l'autre. Cette ambiguïté est donc présentée comme une ambiguïté dans le temps, mais la tradition, sans toutefois omettre toujours d'évoquer cette alternance, va pourtant considérer la hyène plutôt comme un être simultanément bisexuel. Aristote lui-même, qui par deux fois s'intéresse à cette légende, mentionne une fois ce cycle annuel mais traite en fait l'ambiguïté sexuelle comme un cas prétendu d'hermaphrodisme simple5. Il y a là, selon nous, et ce n'est pas le fait d'Aristote seulement, une première déformation significative de la légende.
Les textes qui rapportent cette bizarrerie se laissent répartir en deux groupes : ceux qui consignent la légende et ceux qui ne l'évoquent que pour la réfuter. Esope, qui dans deux fables se fait l'écho de cette légende et qui est sans doute à l'origine de sa tradition écrite, appartient résolument au premier groupe ; la figure de la hyène lui offre l'occasion d'une mise en garde contre la duplicité naturelle de certains hommes et les revers de situation6. Pour s'en tenir aux auteurs les plus anciens parmi ceux qui rapportèrent cette légende jusqu'au Moyen-Age et au-delà, il faut également signaler la mention qu'en fait Elien dans son premier livre du Περὶ ζῴων ἰδιότητος, où il évoque ses particularités comme des données objectives et des faits d'expérience7 ; Oppien de Syrie, accorde aussi une place à la légende, à l'occasion de son énumération des animaux sauvages, au troisième livre des Cynégétiques8. De nombreux auteurs chrétiens vont également véhiculer la légende à partir des sources grecques et du texte des Métamorphoses où figure la première mention latine de cette légende, sans manifester d'esprit critique à son égard9. Elle est "consacrée" par une notice du Physiologos qui lui assure, tout au long du Moyen-Age, une grande popularité10. L'intérêt symbolique d'une telle légende, qui fournit aux moralistes une figure frappante de la duplicité et de l'instabilité explique assez sa persistance11.
Mais il existe parallèlement une tradition critique qui commence avec Aristote, duquel d'ailleurs la plupart de ses successeurs se réclament ouvertement, et qui vise à discréditer cette croyance12. Aristophane de Byzance, Diodore, Pline, Clément d'Alexandrie, Photios, Philopon reprennent en effet les conclusions du Maître sans rien leur ajouter ni réexaminer leur fondemen13. Pourtant la réfutation aristotélicienne est loin d'être un modèle de réfutation scientifique. Pour plus de clarté, nous reproduisons ici intégralement les deux passages où Aristote rend compte de la légende :
“La hyène est de la couleur du loup, mais son poil est plus épais et elle a une crinière tout le long de l’épine dorsale. Ce qu’on dit à propos de ses parties sexuelles, que l’hyène possède à la fois celles du mâle et celles de la femelle, est faux. En réalité, le mâle a un organe qui est semblable à celui des loups et des chiens, et, sous la queue la partie qui passe pour être l’organe d’une femelle, mais qui, si elle a la même forme extérieure que l’organe d’une femelle, ne présente néanmoins aucun conduit ; et au-dessous se trouve le conduit pour la sortie des excréments. Quant à l’hyène femelle, elle a, elle aussi la partie qui ressemble à ce qu’on appelle la vulve, et elle l’a sous la queue, comme le mâle, mais cette partie n’a aucun conduit ; il y a, après cela, le conduit pour la sortie des excréments, et au-dessous la vulve véritable. L’hyène femelle a également un utérus, comme les autres femelles du même genre. Mais il est rare de prendre une hyène femelle : ce qui est sûr c’est qu’un chasseur a déclaré avoir pris sur onze bêtes une seule femelle.” (HA, 579 b 15-30)
“On tient sur le blaireau et l’hyène des propos aussi stupides et dénués de tout fondement. On trouve affirmé, en effet, chez tous les auteurs14 à propos de l’hyène, chez Hérodore d’Héraclée à propos du blaireau, que ces animaux possèdent deux organes sexuels, mâle et femelle, et que le blaireau se féconde lui-même tandis que l’hyène saillit une année et est saillie l’autre. Pourtant il est visible que l’hyène n’a qu’un seul organe sexuel : en plusieurs pays l’observation n’en est pas rare. En réalité les hyènes ont sous la queue une raie qui rappelle l’organe de la femelle. Et les femelles comme les mâles possèdent cette marque. Mais ce sont les mâles qu’on capture le plus souvent. C’est ce qui a fait naître cette erreur chez des observateurs superficiels. Mais en voilà assez sur ce sujet”. (GA, 750 a 2-13)
Si l'on examine conjointement ces deux passages on constate que la démonstration d'Aristote est presque identique et qu'elle comprend trois étapes : 1) il rappelle la tradition de la bisexualité de la hyène, 2) il signale que la hyène possède sous la queue une marque (grammhv) qui ressemble à un clitoris (τὸ ὅμοιον τῷ τῆς θηλείας αἰδοίῳ) 3) il indique que les hyènes femelles sont plus difficiles à capturer que les hyènes mâles, ce qui sous-entend qu'il est difficile de se rendre compte qu'il s'agit d'une marque spécifique sans pertinence sexuelle. Dans l'extrait de la Génération des Animaux il précise l'alternance annuelle du sexe de la hyène, tandis que dans le passage de l’ Histoire des Animaux il insiste sur le fait que le faux clitoris de la hyène n'est qu'un pli et non l'orifice d'un conduit interne. Aristote ne s'attaque donc pas à la rationalité de la légende mais rend compte de ce qu'il prend pour son origine : la méprise des informateurs sur la vraie nature de cette grammhv. Sa réfutation revient simplement à ramener à la catégorie du semblable ce qui, dans la légende, est défini comme identique : "ὁμοίαν γραμμὴν τῷ τοῦ θήλεος αἰδοίῳ" (GA, 757a9), "τὸ ὅμοιον τῷ τῆς θηλείας λεγομένῳ αἰδοίῳ" (HA, 579b23).
Bien qu'il semble prendre soin de "motiver" la légende, Aristote ne la prend pas au sérieux et la disqualifie d'emblée en la définissant comme une erreur grossière, comme un ψεῦδος15. Dans les deux textes signalés, c'est par ce mot en effet qu'Aristote entame sa "réfutation". Suspectée parce que transmise par la foule ou un mystificateur16 (Hérodore, ou Métrodore17) cette croyance n'est pas honorée par Aristote du même soin attentif ni de la modération avec laquelle il examine et discute le plus souvent les théories des philosophes, dont il cherche à montrer l'impossibilité logique ou l'inconséquence pratique, même lorsqu'il les juge "fantaisistes"18.
L'erreur que dénonce Aristote provient, selon lui, d'une observation superficielle du réel, d'une erreur primaire : Ceux qui colportent ces idées sur la hyène, écrit-il, "sont naïfs et se méprennent lourdement" (Εὐηθικῶς δὲ καὶ λίαν διεψευσμένοι)19. Aristote ne considère pas cette histoire comme un mensonge délibéré mais pense qu'elle relève d'une incompétence à observer correctement. Un des deux passages insiste en effet sur l'importance que joue le regard dans le jugement porté sur l'animal : "on voit" (ὦπται) que la hyène n'a qu'un sexe ; d'ailleurs ces bêtes, en certains lieux, sont "faciles à voir" (οὐ σπάνις τῆς θεωρίας) ; cette δόξα enfin est à imputer aux "observateurs superficiels" (τοῖς ἐκ παρόδου θεωροῦσι)20.
Ce qu'Aristote tient pour de la berlue, ses épigones l’appellent pure affabulation et là où Aristote parle de yeu`doı ils écrivent mu`qoı. Comme si, à force d’être colportée impunément, une “affirmation subjective non conforme au réel objectif”21 devenait nécessairement un mythe, un énoncé étranger à toute forme de connaissance véritable22. Diodore reprend la critique d’Aristote en condamnant la croyance de façon encore plus péremptoire : “certains font des fables” (τίνες μυθολογοῦσιν) sur le sexe de la hyène ; Clément dira qu’ils “racontent des choses invraisemblables” (τίνες τερατολογοῦντες)23. Qu'il s'agisse d'une dovxa populaire ou du récit d'un logovpoioı ou mieux, d'un muqovlogoı, toujours suspecté de raconter des merveilles pour amuser et s'amuser, et donc menteur par goût des qaumavsia, cet énoncé est disqualifié dès lors qu'il est perçu comme μῦθος24. Le moindre argument suffit alors à le condamner puisqu'il est marqué d'avance par l'absurdité, au regard du système de valeurs du critique. Et cette qualification rend donc inutile toute réfutation soigneuse : ἃ δ' ὁ Σκήψιος λέγει Μητρόδωρος ἐν τῷ περὶ συνηθείας βιβλίῳ μύθοις ἔοικε καὶ οὐ φροντιστέον αὐτῶν écrit Strabon (16.4.16.8). Est μῦθος ce qu'on se refuse à croire, ce qui est envisagé comme une affirmation gratuite, participant plus du jeu que de la connaissance25. Et d’ailleurs pour tous ceux qui évoquent la croyance à la bisexualité de la hyène sans la rejeter, d'Esope à Barnabé ou Oppien, ce caractère relève également du mythe, même si, comme on l'a vu, ils utilisent cette croyance à des fins morales ou pédagogiques.
En identifiant ce faux-anus comme un trompe-l'œil, Aristote n’a cependant pas démontré que les hyènes ne changent pas de sexe, il n'a fait que signaler une particularité anatomique qui, de plus, n'a vraisemblablement pas été le point de départ de cette légende. Cette remarque n'aurait en effet de sens que si la légende affirmait la simultanéité des deux sexes chez les hyènes et n'a pas de valeur probante dans le cas, retenu par Aristote, où il est dit qu'elle change de sexe tous les ans26. Enfin il justifie le crédit de cette légende en signalant simplement le témoignage d'un chasseur qui lui a affirmé que les femelles étaient difficiles à capturer et qu'il n'en avait lui-même pris qu'une sur onze bêtes. Si Aristote se contente de cette donnée parallèle pour justifier la méprise générale c'est que l'affaire est entendue d’avance : ἀλλὰ περὶ μὲν τούτων ἅλις τὰ εἰρημένα27, s'empresse-t-il de conclure, sans doute parce qu’il juge “absurde d’examiner trop longtemps des hypothèses absurdes”28.
Malheureusement la description que donne Aristote de la hyène est très largement inexacte et son informateur paraît bien mériter le reproche qu’il adresse à ceux qui colportent cette légende : celui d’être un observateur superficiel. Car si ses remarques sont presque valables pour les deux autres espèces de hyènes, la hyène brune (Hyæna brunnea) et la hyène rayée (Hyæna hyæna ou Hyæna striata), elles ne le sont précisément pas pour celle sur laquelle porte la légende : la hyène tachetée (Crocuta crocuta ou Hyæna spotta)29. En effet Aristote affirme que la marque qui se trouve juste au dessous de la queue est un faux pli qui ne présente aucun povroı. En réalité, il y a bien un conduit qui débouche sur une poche où sont retenus les excréments, et qui forme le canal d’évacuation de la glande anale30.
Crocuta crocuta, la hyène de la légende présente d’autre part une particularité étonnante qui a complètement échappé à Aristote : la femelle a dans cette espèce un clitoris tellement développé qu'il ressemble à s'y méprendre au pénis des mâles et un faux scrotum parfaitement imité31. "La femelle, écrit S. G. Gould, est presque impossible à distinguer du mâle. Son clitoris est développé et forme un organe qui a les mêmes dimension, forme et position que les organes du mâle. Il peut également être en érection. Les lèvres sont repliées et soudées et elles forment un faux scrotum dont la forme et la position ne présente extérieurement aucune différence visible avec le vrai scrotum du mâle. Il contient même des tissus adipeux formant deux renflements qu'on peut facilement prendre pour des testicules"32i. Le mimétisme est tel qu'il n'y a d'autre moyen pour les naturalistes que de palper le (faux) scrotum pour déterminer s'ils ont affaire à un mâle ou à une femelle. Harrison-Matthews ajoute : “c’est probablement une des formes les plus inhabituelles que prend l’orifice urogénital chez les mammifères femelles”33. Cette particularité s'explique par la production importante de deux androgènes par la hyène femelle qui se traduit par un taux de testostérone aussi élevé chez les femelles que chez les mâles adultes34.
L'ambiguïté tient donc à la morphologie de la hyène femelle chez laquelle le clitoris péniforme se laisse malaisément distinguer du pénis du mâle et non, comme le croit Aristote, à celle du mâle, dont on aurait pris l’anus (prétendu faux) pour un clitoris. Ce n'est pas le "faux sexe" placé sous la queue (une simple γραμμή) qui a dû motiver cette croyance, mais plus vraisemblablement… le vrai ! La légèreté de son observation est d'autant plus critiquable qu'il affirme lui-même qu'en certains endroits il n'est pas rare de voir des hyènes et laisse à penser qu'il peut en avoir vu en personne certain spécimen35. Dans tous les cas où une espèce présente un très faible dimorphisme sexuel on ne parle d'ailleurs pas de féminisation du mâle mais de masculinisation de la femelle car le mimétisme est alors à mettre sur le compte de la femelle et non du mâle36.
Si l'on fait l'hypothèse que la bévue d'Aristote n'est pas accidentelle mais logique, et découle de ses conceptions zoologiques, qui l'auraient aveuglé sur l'ambiguïté sexuelle de la hyène, on est d'abord déçu. En effet, rien, en elles, ne semble de prime abord devoir conduire Aristote à rejeter catégoriquement la tradition légendaire puisque le Stagirite admet sans hésitation l'hermaphrodisme animal37 : selon lui, l'ensemble entier des testacés est hermaphrodite ainsi que certains insectes et poissons (la plie, le rouget et le seran sont les exemples récurrents).
Qu'est-ce qui empêche donc Aristote de considérer la hyène comme un hermaphrodite puisqu'il reconnaît ce caractère au rouget et au seran? Et qu'est ce qui l'empêche de considérer la hyène avec la même candeur que celle qu'il met à évoquer certain bouc lemnien pourvu de deux mamelles situées près de la verge et dont la traite donne assez de lait pour faire des fromages38?
Il est possible à partir d'affirmations éparses dans le traité sur la génération des animaux d’apporter à ces questions un élément de réponse. Aristote, s'il reconnaît la réalité de l'hermaphrodisme, ne l'admet en fait que dans des "genres" inférieurs. Il n'a pas, en effet, une représentation d'ensemble des animaux et considère plutôt qu'il existe plusieurs "régimes" animaux autorisant selon les cas plus ou moins de libertés avec les principes physiologiques et biologiques qu'il a mis au jour dans le cours de la nature39. Les mammifères représentant le sommet de l'échelle des êtres, il est logiquement plus difficile de concéder qu'ils puissent déroger à un critère d'excellence zoologique : la différenciation des sexes40. L'indétermination sexuelle est une des caractéristiques des plantes, et des animaux considérés comme phytomorphes : les testacés41. Par extension elle peut concerner, de façon particulière, certaines espèces parmi les insectes et les poissons42. Il y a donc une gradation puisque cette indifférenciation concerne l'ensemble des testacés, alors qu'elle n'est valable, dans les classes supérieures, que pour certaines espèces seulement et ne touche plus la classe entièr43. S’il convient de parler d’indétermination c’est que la bisexualité n’est pas distinguée de l’asexualité44: ainsi c’est après avoir montré que l’abeille ouvrière ne peut être ni mâle, ni femelle qu’Aristote conclut qu’elle est … à la fois mâle et femelle45. Mais la position d'Aristote est encore plus complexe qu'il y paraît d'abord. Car il apparaît que les espèces dont les sujets ne se distinguent pas en mâles et femelles sont parfois des espèces dans lesquelles, selon Aristote, il se pourrait qu'il n'existe tout simplement pas de mâles46. Ainsi l'hermaphrodisme peut être une approximation pour qualifier les espèces dans lesquelles seules les femelles existent et l'on se trouve, dans la représentation aristotélicienne, face à une quasi-équivalence symbolique entre ces trois caractérisations dépréciatives : génération spontanée (pas de copulation ni de reproduction)/ parthénogenèse (pas de copulation)/ hermaphrodisme47.
La position d'Aristote peut se résumer en fait à ces deux propositions :
1) Le mâle et la femelle sont deux formes radicalement différentes, contradictoires même, et théoriquement exclusives dans le monde animal, tant d’un point de vue ontologique que d’un point de vue physiologique et anatomique48. Le premier corollaire de ce principe est qu' il n’y a pas positivement d’hermaphrodisme, être mâle et femelle, c’est n’être ni l’un ni l’autre49 ; et elle a pour second corollaire que le cas de genres sans mâle (douteux chez les poissons, normal chez les testacés), qui suppose une sorte de parthénogenèse, est un signe de phytomorphie partielle chez les animaux50.
2) Plus on remonte dans l'échelle des êtres, plus la nature réalise sa fin : ainsi les anomalies peuvent être génériques au niveau des classes les plus basses, mais elles ne peuvent être que spécifiques au niveau des classes intermédiaires ; enfin parmi les sanguins vivipares, qui constituent la classe supérieure, les anomalies et les monstres ne peuvent être qu'individuels51. Le corollaire de cette seconde proposition est que tous les vivipares s’accouplent.
L'hermaphrodisme représente, à l'intérieur de ce cadre conceptuel , un cas limite, plus ou moins explicitement associé à la parthénogenèse et à la génération spontanée, qui ne saurait concerner les vivipares dont la reproduction se fait nécessairement par accouplement. Le cas d'animaux bisexuels ne saurait être, dans ces conditions, qu'une excentricité de la nature limitée à des cas individuels, et le bouc lemnien n'est possible qu'en vertu d'une liberté reconnue à la nature de se comporter par moment d'une façon contraire à l'ordre qu'elle suit normalement52.
Ce sont donc des raisons d'ordre théorique, à la fois téléologique, axiomatique et biologique qui font de la hyène un animal scandaleux aux yeux d'Aristote53. Même si elles demeurent implicites dans sa critique de la bisexualité de la hyène, dans la mesure où Aristote prétend détruire le fondement empirique de cette légende et non sa valeur biologique, ce sont elles qui rendent le mieux compte de l'erreur du Stagirite54. Ainsi ce n'est pas de l'observation dont il se réclame pourtant avec insistance et qui ne donne lieu à aucune argumentation pertinente qu'il tire les vrais motifs de sa réfutation de la croyance populaire en la bisexualité de la hyène mais de principes biologiques généraux.
Et nous ne pouvons que souscrire au jugement relativement sévère de P. Pellegrin sur la méthode aristotélicienne : "l'observation est comme aveuglée par le prestige tyrannique du principe <…>. <Aristote> ne retient que les faits conformes aux principes et ignore, minimise ou dénature les autres"55. Dans le cas de la hyène aussi, alors même qu'il semble manifester une lucidité particulière en réfutant la légende, c'est par emportement théorique et au nom de principes extérieurs qu'il conclut à l'inanité de la tradition et non à l'issue d'un réel examen. Contrairement à la méthode qu'il professe (τῇ αἰσθήσει μᾶλλον τῶν λόγων πιστευτέον56) ce sont les principes théoriques qui, même quand il n'en tire pas argument, conditionnent l'observation57.
L'éthologie a depuis peu apporté un élément nouveau dans cette affaire, qui donne encore plus de consistance à ce qu’il faut bien continuer d’appeler la “légende” de la bisexualité de la hyène. On a remarqué en effet que celle-ci présentait, au niveau social, un autre caractère distinctif par rapport aux autres digitigrades : ce sont les femelles qui exercent leur domination sur les mâles58. En outre, phénomène presque unique dans cet ordre zoologique, les femelles sont plus grosses que les mâles et en position de chefs de clan, même lorsqu'il se trouve dans le clan des individus mâles plus gros59. Il va sans dire que cette anomalie est à mettre en rapport avec la présence en quantité exceptionnelle d'hormones mâles chez les individus femelles de cette espèce.
On a fait beaucoup d'honneur à Aristote d'avoir su dissiper cette croyance. Cuvier lui rendait hommage en ces termes : "Enimvero Aristoteli iam diximus post vulgata de hoc retulit optime fabulam confutatam dum hyaenae ait sub ano peram esse vulvae satis similem"60. On a même vu là "la preuve éclatante d'une observation précise et scientifique"61. Sans vouloir minimiser le mérite qu'eut Aristote en cette occasion de chercher à "expliquer le mythe" et à appuyer sa réfutation sur une analyse anatomique, force est de reconnaître qu'il n'a pas su prendre la mesure de l'ambiguïté sexuelle exceptionnelle de la hyène. Car il a pris le mythe à la légère, comme ceux-là même auxquels il reproche, à tort, une observation hâtive62.
D'un autre côté, il serait peut-être audacieux d'avancer que les initiateurs ou les relais de cette légende étaient avertis et conscients de tous les caractères convergents, physiques et comportementaux, de la bizarrerie sexuelle de la hyène, même si cette possibilité n'est pas à exclure étant donné la familiarité manifeste de certains peuples anciens avec cet animal63. Mais il est en tous cas très vraisemblable que cette légende tire son origine de l'observation attentive d'un mimétisme sexuel qui laisse encore admiratifs et sceptiques les zoologues modernes et qui a intrigué tous les peuples africains qui ont été en contact avec l'animal64. Car les animaux qui sont traditionnellement affectés de cette bisexualité imaginaire présentent tous, effectivement , qu'il s'agisse de la taupe, du lièvre ou d'un autre animal un très faible dimorphisme sexuel. Et Buffon est bien mieux inspiré qui, rendant justice à la perspicacité de la rumeur, fait cette remarque, à propos du lièvre : "cette croyance <en l'hermaphrodisme de la hase> repose sur un fait d'observation : le clitoris de la hase est presque aussi gros que la verge du lièvre et cette particularité anatomique rend difficile la distinction entre le mâle et la femelle65".
Ce qui est intéressant dans le cas de la hyène, c’est qu' Aristote, malgré tout a "raison" sur la légende, et que son erreur d'analyse ne conduit pas à une conclusion fausse mais parvient, par d'autres voies, en faisant l'économie de l'observation d'une situation particulièrement complexe, à un énoncé vrai. Mais la pertinence d'un énoncé se mesure-t-elle seulement à son degré de validité ou n'est-elle pas aussi fonction de la profondeur de la compréhension déployée face à un phénomène ? En d'autres termes, avoir raison est-ce dire vrai ou voir juste ? Car si la perspicacité a sa place dans le jugement de "vérité", il faut alors reconnaître que la légende est plus proche de la vérité que la réfutation aveugle, partielle et légère que lui opposent Aristote et ses successeurs. La légende apparaît elle-même comme une interprétation littérale, et globale, de l'étrangeté que nous avons signalée, fondée sur une observation aiguë soucieuse seulement des apparences et indifférente aux lois d'exclusion biologiques qu'Aristote a faites siennes. Par ailleurs l’idée que la hyène puisse être un être bisexuel n’est pas en soi une aberration : métamorphoses (chez le triton ou les insectes), bisexualité (chez le rouget), autofécondation (chez le seran), changement de sexe (chez le mérou) existent bel et bien dans la nature66.
En un mot la critique d'Aristote est fondée et l'hermaphrodisme de la hyène est un conte, mais son analyse est fausse et ses observations inexactes. Abstraction faite de la conclusion énoncée sur le sexe de la hyène, l’observation qu’implique la tradition légendaire s’avère de fait indéniablement plus conforme à la réalité que celle que lui oppose Aristote. La confrontation de deux réponses contradictoires, l’une légendaire, l’autre rationnelle, apportées à un mystère naturel serait bien pauvre si elle devait se solder par la simple condamnation de la version légendaire : il faut qu’elle permette aussi de mettre en valeur l’existence de degrés de conformité du discours par rapport au réel et, pour cela, un examen empirique approfondi peut aider à mesurer la pertinence, souvent méconnue, de l’observation qui est à l’origine de ces légendes.