Notes
- Cf. Empédocle, Frg. A 72.
- Cf. Aristote, Génération des Animaux, I.1, 715a8 sq.
- Cf. Aristote, GA, III.10, 759a sq. Elle détermine aussi le caractère, encore une fois surtout chez les animaux supérieurs ; cf. Arist., HA, IX, 608a : “Dans tous les genres où la femelle et le mâle sont distincts, la nature a établi une même différenciation entre le caractère des femelles et celui des mâles. Cette différence est surtout apparente chez l’homme, chez les animaux de grande taille et chez les quadrupèdes vivipares. En effet, le caractère des femelles est plutôt doux, …”.
- Cf. en particulier la discussion en GA, I.23, 730b32 sq.
- Les plantes contiennent en effet les deux principes mâle et femelle cf. Empédocle, Frg. A 70 ; Aristote, GA, I.20, 727b34 sq. ; ibid., III.4, 755b8; etc. Cela n’empêche pas Théophraste de distinguer pour certaines plantes des “mâles” et des “femelles” ; mais cette distinction est symbolique et non réelle puisqu’elle s’applique, de l’aveu même de l’auteur, à des différences de nature spécifique et non sexuelle.
- Il s’agit surtout d’hermaphrodisme simultané chez certains poissons, et -fabuleusement- successif chez la hyène, mais ces exceptions sont secondaires.
- Cf. M. Delcourt, Hermaphrodite (cf. bibliographie).
- Les animaux qui ont les deux sexes à la fois (amfoteron) n’en ont en fait aucun des deux (oudeteron), cf. Parties des Animaux, I, 697b3 ; cf. Lucrèce, De natura rerum, V.849 : “androgynem, interutrasque nec utrum …neutrum utrumque” ; cf. Ovide, Métamorphoses, III.388 : “nec duo sunt et forma duplex nec femina dici nec puer ut possint neutrumque et utrumque videntur”. ce n’est naturellement pas le point de vue d’Aristophane dans le Banquet de Platon (189 e sq.).
- L’oistros désigne à la fois l’aiguillon (1), le taon (2), et le désir (3), et a donné en français “l’œstre”.
- Elien, La personnalité des animaux, 9.63.
- Y. Battistini a réuni et traduit un grand nombre de textes érotiques grecs (Lyra Erotica, Imprimerie Nationale, coll. La Salamandre) mais il ne s’agit pas exactement d’une anthologie aphrodisienne ; cf. infra.
- Il s’agit là d’un leitmotiv de la tragédie ; cf. par exemple Sophocle, Trachiniennes, 441 sq. ; Euripide, Troyennes, 948 sq., etc.
- La formule est d’Aristote : GA, II.1, 731b23 : "Puisqu'il est impossible que la nature de ce genre d'êtres [i.e. : les animaux] soit éternelle, c'est seulement dans la mesure où il le peut que ce qui naît est éternel (aïdios). Numériquement il ne le peut pas car la réalité des êtres réside dans le particulier : et s'il était, il serait éternel. Mais il peut l'être spécifiquement. Voilà pourquoi il existe toujours un genre des hommes, des animaux, des végétaux”.
- “Certains animaux sont lubriques (aphrodisiastika) comme la famille des perdrix et des coqs, les autres chastes (agneutika), comme la famille des oiseaux qui ressemblent aux corbeau ; ceux-là ne saillent que rarement” : Arist., HA, I.1, 488 b 4.
- Aristote, HA, IX, 613 b ; Antigone, Mirabilia, 39.
- Aristote, HA,VI, 572 a 8. Aristote insiste sur cette particularité : cf. ibid., VI, 575b30 : “le cheval est, après l’homme, l’animal le plus lascif, que ce soit mâle ou femelle”; ibid., VI, 576b20 : “L’étalon peut saillir en toute saison et toute sa vie ; ibid., VII, 585a3 ; GA, I, 773b25 : “la jument est d’un tempérament lascif (aphrodisiastikon) parce qu’elle est dans la condition des femelles à chair ferme”.
- Elien, dans son recueil de curiosités animales signale, en particulier chez les poissons, une grande excitation sexuelle des mâles à l’époque du frai, et les compare systématiquement à des hommes malades d’amour (duserôtes).
- Arist., HA, VI, 572b3.
- [Arist.], Sur la stérilité [HA, X] 37b6 ; cf. HA, VI, 572b20 : “les truies, quand elles sont prises du désir de l’accouplement (on dit alors qu’elles demandent le verrat) s’attaquent même aux gens”.
- Arist., GA, 756b25 ; 774a15 ; [Arist.], Sur la stérilité [HA, X] 37b10.
- Cf. Elien, op. cit., 1.24.
- Ethique à Nicomaque, VIII.12.7.
- Grande Morale, 10.47. Il convient de noter qu’en un passage énigmatique Aristote dit que les céphalopodes s’accouplent parfois sans que l’on sache si c’est pour la reproduction (GA, I.14, 720b36).
- GA, I.23, 731 a 13.
- HA, VI.573 a 27.
- L’étalon, on l’a dit, peut, lui, “saillir en toute saison et toute sa vie” (HA, VI, 576b20).
- HA, V.540 b 10.
- Notons que cette distinction est fort mal rendue dans les traductions françaises du texte d’Aristote.
- Aristote s’attarde particulièrement sur cette question, en raison de l’importance de son enjeu théorique (GA, I.21, 729b25 sq.).
- Cette sexualité inversée, qu’Aristote signale sans la cautionner, est sans doute à mettre en rapport avec l’emploi du mot “hirondelle” pour la vulve, sachant que le sexe féminin est tenu par les Grecs pour un pénis “rentré”. Cf. Elien, op. cit., 2.2, qui donne des raisons mythologiques à cette bizarrerie.
- Cf. HA, V.540a ; GA, I.5, 717 b.
- GA, III.9, 756b13 ; cf. Antoninus Liberalis, Métamorphoses, 29 : “les Moires “transformèrent [Galinthias] en une belette rusée, la firent gîter dans des celliers et rendirent son approche hideuse ; en effet, elle conçoit par les oreilles et donne naissance à son petit en le vomissant par la gorge” ; cf. Anaxagore, Frg. 114.
- Notons tout de même au passage qu’Aristote fait mention d’une observation très perspicace : l’introduction de l’hectocotyle du mâle dans l’orifice féminin, mode effectif de fécondation des femelles.
- L’époque de l’accouplement est voulu par la nature et seuls l’homme et les animaux familiers, contaminés par lui, s’accouplent en toute saison. Cf. Aristote, Problèmes, X.47 : “pourquoi parmi les animaux, les uns s’accouplent-ils (ocheuesthai) une fois, les autres à plusieurs reprises, et les uns à une saison de l’année, les autres n’importe quand, les hommes à tout moment et les animaux sauvages pas souvent, le sanglier une seule fois, le cochon plusieurs fois? N’est-ce pas une question de nourriture, de chaleur et de fatigue? car la satiété plaît à Cypris. Et puis les mêmes animaux ne font à un endroit qu’une seule portée et à un autre en font plusieurs, par exemple les brebis en Magnésie et en Libye mettent bas deux fois. La cause en est la longue durée de la gestation. Car le désir disparaît (ouk epithumei) avec la prégnation, de même qu’on n’a pas envie de nourriture quand on est rassasié. les femelle pleines ont moins le désir s’accoupler, parce qu’elle n’ont pas de pertes”.
- Du moins dans les ouvrages zoologiques antérieures à Plutarque. Le livre IX de l’Histoire des Animaux signale un certain nombre de conduites que l’on pourrait qualifier d’amoureuses, mais elles ont toutes lieu lors de l’accouplement. Elien, en revanche, assimile, souvent avec une naïve exagération, les rituels amoureux des bêtes avec ceux des humains.
- Cf. HA, IX.1, 608a sq.
- Leur réalité est notée par Montaigne dans l’Apologie de Raymond Sebond, cité par Gide dans Corydon (que l’on pourrait sous-titrer, à l’instar des dialogues platoniciens “ou de l’homosexualité naturelle, genre probatoire”) : “on voit aussi certains animaux s’adonner à l’amour des mâles de leur sexe”.
- Mais aucun cas de tribadisme (= sapphisme) comme le note Marie Delcourt (cf. bibliographie).
- Cf. aussi Elien, op. cit., 3.16.
- Elien, op. cit., 6.42.
- A ces animaux il faut ajouter le loup qui, comme l’illustre le folklore indo-européen en général _voyez la lupa latine (!)_ étaitcaractérisé par une grande fécondité.
- On trouve surtout, parmi les motifs érotiques des Satyres (parfois en train de violer une chèvre) et des Centaures. L’histoire de Léda est particulièrement populaire et l’occasion de nombreuses représentations où l’on peut voir un cygne pénétrer une femme. On trouve aussi des reproductions de femmes au lit avec âne, un chien, un mulet, ou un cheval ; une femme pénétrée par un crocodile qui porte un pénis équipé sur la queue ; etc. En revanche, on ne trouve pratiquement aucune représentation d’homme s’accouplant avec des animaux d’autres espèces. Il s’agit surtout de décoration de lampes, souvent d’époque romaines.
- Dans une étude portant sur la bestialité dans les droits antiques (cf. Bibliographie, p. 93-94), J. Mélèze-Modrzejewski fait valoir qu’à la différence du droit hébraïque (cf. Exode, 22.19 : “quiconque couche avec une bête sera puni de mort” ; cf Lévitique, 20.15-16 ; Cf. ibid., 18.23 : “Tu ne coucheras point avec une bête, pour te souiller avec elle ; La femme ne s’approchera point d’une bête, pour se prostituer à elle. C’est une confusion”) il n’existe dans les législations antiques qu’une autre trace de sanction de ce rapport, et ce dans le droit hittite (Lois hittites, articles 187-188 et 199-200).
- Les questions de sexualité et de plaisir animal sont également abordés dans certains Problèmes. Cf. en particulier : Problèmes, IV.3, 16, 27, 28 ; X.7, 52 ; XXVIII.2 ; XVIII.7 ; XXX.7.
- GA, I.19, 727b9 : “ce qui indique aussi que la femelle n’émet pas de sperme comme le mâle et que le produit n’est pas formé du mélange des deux comme certains l’affirment, c’est que souvent la femelle conçoit sans avoir éprouvé du plaisir pendant le coït” (cf. GA, I.17, 721b15 ; 18, 723b23 (ê apo tês ocheias hêdonê, ê en tê homilia hêdonê)) ; et une fois à propos de la satisfaction alimentaire : Parties des Animaux, 678b9 (ê en tois edestois hêdonê)
- Cf. GA, I.20, 728 a 9 -32 : “Quant au plaisir qui accompagne la copulation, il est dû non seulement à l’émission du sperme, mai aussi à la suspension du souffle qui précède cette émission ; le fait est patent chez les jeunes gens […]. Une preuve encore que les femelles n’émettent pas de sperme c’est que, dans la copulation, elles éprouvent du plaisir par le contact au même endroit que les mâles ; or ce n’est pas de là que part le liquide qu’elles émettent”; ; cf. ibid., II, 4, 739 a 9 : “l’humeur produite chez les femelles au moment du plaisir ne joue aucun rôle dans la conception, ainsi que nous l’avons dit plus haut”,
- EN, VIII ; GM, II, 8-9.
- Ethique à Nicomaque, X.2, 1173 b.
- De l’Ame, II.2, 413b. En plusieurs endroits, Aristote pose en principe que tous les animaux participent au plaisir (HA, VI.18, 571b ; Grande Morale, II.7, 1205b36 ; etc.). Cf. aussi Aristote, Pr., IV.15, 878b : “Pourquoi faire l’amour (afrodisiazein) est-il très agréable, et est-ce que ce plaisir appartient aux êtres vivants par une nécessité ou en vue d’une fin?…l’émission de semence est agréable par nécessité et en vue d’une fin : par nécessité, parce que le chemin qui va dans le sens de la nature est agréable, du moment qu’on en a la sensation ; en vue d’une fin, pour qu’il y a ait génération d’êtres vivants; car c’est surtout le plaisir qui pousse les animaux à s’unir”.
- Cf. EN, II, 2, 1104 b 9.
- EN, VIII.6, 1147 b 24.
- “Le plaisir est le retour d’un état contre nature (i.e. : le manque) à l’état naturel pour un être quelconque…le plaisir est un retour, disait-on, et ce retour replace l’être dans sa nature primitive”, Grande Morale, II.9.16 ; il est “un apaisement du besoin, un changement du besoin en satisfaction”, ibid.
- Cf. GA, I.18 : “Quand au fait qu’un plaisir intense accompagne les rapports sexuels, il n’est pas dû à ce que le sperme vient de tout le corps, mais à une démangeaison (knêsmos) très vive”.
- EN, X.5, 1176a3 sq.
- Cf. EN, VII.9.11, 1152b : “Quand on veut traiter philosophiquement la science politique, on doit étudier profondément la nature du plaisir et de la douleur (peri hêdonês kai lupês theôrêsai tautên politikên filosofountos)…puisque nous avons reconnu que les fondements de la vertu et du vice sont les plaisirs et les peines. Cela est si vrai que, dans le langage ordinaire, on ne sépare presque jamais le bonheur du plaisir ; et voilà pourquoi, dans la langue grecque, le mot qui exprime la félicité (makarion) dérive de celui qui exprime la joie (chairein, comprendre : mala chairein)”
- Ce qu’Aristote dit des plaisirs qui ne sont ni bon ni mauvais est valable de tous les plaisirs de l’amour : “on n’est pas blâmables parce qu’on en est touché, qu’on les aime ou qu’on les désire, mais seulement parce qu’on pousse cet amour à l’excès” (EN, VII.4.6, 1148a).
- Cf. Morale à Eudème, III.2.
- Morale à Nicomaque, III.11.
- EN, VIII.5, 1197b4.
- Cf. EN, VII.5, 1147b5 (tôn katholou hupolêpsis).
- Cf. EN, VII.6.9, 1150a : “la brutalité d’ailleurs est un moindre mal que le vice, bien que ses effets soient plus effrayants : le principe supérieur n’est pas perverti dans la brute comme il l’est dans l’homme vicieux : seulement la brute ne le possède pas. C’est donc comme si l’on comparait un être animé à un être inanimé, pour savoir quel est le plus vicieux des deux ; car toujours un être est moins mauvais et moins pernicieux quand il n’a pas le principe qu’un autre corrompt, et ce principe ici c’est l’intelligence”.
- Cf. Platon, République, 591c : “Touchant la condition et la culture de son corps, il fera en sorte de ne pas s’en remettre, dans sa vie, au plaisir bestial (hêdonê thériôdês) et irraisonné, quand c’est sa vie physique qui l’occupe”.
- Notons que même si ces deux attitudes coexistent, les tenants d’un certain naturalisme, influencés par les thèses pythagoriciennes revues par Théophraste et les Cyniques, se font plus nombreux à l’époque alexandrine et romaine.
- Elien, La personnalité des Animaux, 12.10. Les métaphores animales dans la comédie servent souvent, comme ici, à exprimer l’obscénité sur le mode superlatif.
- Elien, ibid., 8.17.
- …“croyons-nous que la Nature, en inspirant de tels sentiments aux animaux, avait en vue la progéniture des poules, des chiens et des ours? Ne songeait-elle pas plutôt à nous faire honte, à nous piquer d’émulation, si nous réfléchissons que ce sont là des exemples pour ceux qui les veulent suivre, et pour ceux qui sont insensibles, des reproches pour leur insensibilité ; que c’est une accusation portée contre la nature humaine, qui est seule à n’avoir pas d’affection gratuite, à ne pas savoir aimer sans intérêt” Sur l’amour de la progéniture, 494F sq.
- Cf. Aristote en EN, VII.
- Ou encore l’Aphrodite uranienne et l’Aphrodite pandémienne.
- Cf. Platon, Philèbe, 67d, Rép., 586c.
- Dans l’iconographie grecque de la période archaïque et classique, on ne connaît d’ailleurs aucune représentation d’Aphrodite d’Eros ou de Dionysos en train de copuler.
- Cette métaphore de l’utérus comme un animal affamé, se retrouve dans les textes médicaux et survit d’une certaine façon jusqu’à... Charcot qui, au XIXe siècle, fut le premier à rejeter l’idée que, chez l’hystérique, l’ “utérus” se déplaçait furieusement à travers le corps.
- Timée, 90e-91d.
- Eroticos, 752 C. Cf. Xénophon, Constitution de Sparte, 2.13 : “A Lacédémone, lorsqu’un homme de bien s’efforçait, dans son admiration pour l’âme d’un enfant, d’en faire un ami sans défaut et de vivre en sa compagnie, Lycurgue le louait et regardait cela comme la plus belle forme d’éducation. Mais à tout désir qui s’adressait visiblement au corps d’un enfant, il a attaché une grande honte”.
- A Lacédémone encore, l’amant s’appelait eispnêlas, “celui qui inspire, qui conseille, qui souffle sur”, et l’aimé aïtês, “celui qui reçoit l’inspiration, qui écoute”.
- Cf. Dover, Homosexualité en Grèce (cf. Bibliographie).
- On trouve, dans la notice d’Elien citée plus haut (6.42), où il est bien question d’une parodie de relation érotique, tout le vocabulaire de la relation amoureuse conventionnelle, et plus spécialement de l’amour garçonnier.
- Cf. Euripide, Troyennes, 988-990 : “Les folies impudiques sont toujours Aphrodite (afroditê) aux yeux des humains, et le nom de la déesse commence à bon droit par le mot déraison (afrosunê).
- Artémidore s’attache, dans cet ouvrage, à déterminer le sens de tous les objets et scènes oniriques, en fonction du rêveur et de sa situation.
- Cf. Aristophane, Paix 884, Guêpes, 1180.
- GM, II, 5.3.
- Platon, Lois, 636a.
- Aristote, EN, VII.11.
- Cf. R. Van Gulick, La sexualité en Chine. Pas d’ars veneris donc, mais pas non plus de manuels d’ars amatoria.
Paru dans Dialogues d’Histoire Ancienne 31 (2), 2005, p. 29-55 : “La sexualité grecque dans le kaléidoscope animal”
Introduction
Cette étude a pour objet d’interroger les représentations grecques de la sexualité animale, à la fois dans leur aspect positif (les pratiques sexuelles animales comme partie du savoir zoologique) et dans leur aspect idéologique (la question de la sexualité, autrement dit des rapports physiques entre sexes comme biais pour l’expression d’une spécificité humaine).
Les difficultés que soulève une telle enquête ne tiennent pas tant à la faible quantité de travaux consacrés à cet aspect de la zoologie, qu’à la nature apparemment anachronique de cette approche. Comme le rappelle Foucault, dans le second volume de son Histoire de la sexualité, (L’usage des plaisirs), le terme de “sexualité” est neuf et lié à une certaine évolution à l’égard des pratiques sexuelles et de leur valorisation. C’est encore selon une acception strictement organique que le mot se trouve défini au XIXe siècle, dans le dictionnaire de Littré : “Sexualité : ce qui forme le sexe, qualité, manière d’être de ce qui forme le sexe”. Le dictionnaire Robert date de 1924 la reconnaissance de la nouvelle acception du terme : “Ensemble des comportements relatifs à l’instinct sexuel et à sa satisfaction”. En grec, ce que nous définissons comme la “sexualité” est essentiellement marqué par le terme d’afrodisia (les choses sexuelles), qui désigne les actes, les gestes, et les contacts qui procurent une certaine forme de plaisir. Outre ce mot, les principaux vocables utilisés pour décrire la sexualité sont : erotika (les choses de l’amour), aoida (les parties sexuelles), mixis (l’union sexuelle), homilia (la relation sexuelle) ocheia (la saillie), sunduazesthaii (s’accoupler), meignusthai (s’unir), homilein (avoir des relations sexuelles), sunerchomai (s’unir), epibainein (couvrir), ocheuein (saillir), afrodisiazein (faire l’amour).
Par ailleurs, dans la mesure où la sexualité animale est tributaire de ceux qui lui donnent sens -autrement dit du discours humain- cet objet risque d’être une chimère ou plutôt la somme des fantasmes grecs sur le sexe. Les épistémologues qui se sont penchés sur les travaux zoologiques antiques n’ont pas eu de mal à montrer que le discours zoologique, même lorsqu’il atteint, comme dans le corpus aristotélicien, un haut degré de scientificité, est traversé et parfois guidé par des préjugés et des a priori culturels tenaces. Mais c’est en ceci précisément que cette étude peut être éclairante, d’autant que pour les Grecs, sans doute bien plus que pour nous, la frontière entre l’animal est l’homme est fondamentalement problématique, en raison, en particulier, de l’idée que les êtres vivants sont unis dans une même “chaîne continue” qui va des plantes aux hommes.
Je n’aborderai ici que quelques aspects de la question en privilégiant les notions de plaisir et de naturalité, qui sont, à mon sens, les notions clés pour saisir la différence “humaine” que revendique la conscience grecque dans ce domaine face au monde animal. On examinera donc d’abord comment les Grecs pensent la différence sexuelle, ainsi que le cadre dans lequel se déploie l’activité sexuelle animale et les formes qu’elle prend, surtout autour de la notion de reproduction. On s’attachera ensuite à évaluer la place du plaisir dans le problème de la sexualité et à voir comment, dans le miroir animal, l’homme grec réfléchit et réfléchit sur sa propre sexualité.
Les textes sur lesquels on s’appuiera sont philosophiques, naturalistes, ou moraux, et les principaux auteurs sollicités sont Aristote (IVe s.), Plutarque (I-IIe s.), Artémidore (IIe s.) et Elien (II-IIIe s.).
1. Principes
1. La dualité des sexes
Il faut partir des conceptions grecques de la différence sexuelle et de la fonction sexuelle pour apprécier le cas particulier de l’homme. Même s’il existe de nombreuses divinités archaïques que les représentations dotent d’attributs à la fois masculins et féminins, la distinction sexuelle est chez les humains un principe fondamental. Dans les fragments d’Empédocle, philosophe naturaliste du Ve siècle, lorsque sont évoquées les premières créatures, à côté des oiseaux, des poissons et des bêtes sauvages, ce n’est pas le terme générique “homme” que l’on trouve, mais la paire sexuée “homme et femme”. Alors que la sexuation animale est contemporaine de l’épuisement de la terre, thème que reprendra Lucrèce dans son poème néo-présocratique Sur la nature des choses, et advient seulement lorsque la reproduction sexuée doit prendre le relais de la génération par agglomération naturelle1, elle est en quelque façon primitive en l’homme. Ce caractère originel de la distinction sexuelle, comme signe d’un accomplissement du programme naturel est particulièrement sensible dans la théorie aristotélicienne de l’union sexuelle et de la génération, longuement développée dans son traité De la génération des animaux.
Le pôle masculin et le pôle féminin constituent des principes (archai) qui sont le privilège des animaux chez lesquels la nature montre le plus grand achèvement, et où son projet atteint sa plus grande perfection : les animaux supérieurs2. La différenciation sexuelle constitue donc un critère proprement axiologique, et les animaux supérieurs (les plus “achevés” -ta tetelesmena-, dans la terminologie aristotélicienne) se distinguent par le fait que le principe mâle et le principe femelle y sont strictement dissociés, cette différence s’accompagnant généralement d’un dimorphisme sexuel auquel les Grecs étaient si sensibles qu’il leur est souvent arrivé de considérer une distinction spécifique comme une distinction sexuelle.
Il convient de préciser que cette différence sexuelle n’est pas seulement morphologique, elle est aussi physique et théorique (et d’une certaine façon politique3). Elle est à mettre en rapport avec l’opposition rigoureuse entre droite et gauche, chaleur et froideur, humidité et sécheresse, et participe du dualisme fondamental des propriétés de la matière, de la bipolarité élémentaire, constitutive de la dynamique de la nature (fusis) que l’on rencontre chez tous les philosophes de la nature. Dans la zoologie aristotélicienne, cette complémentarité des sexes est exprimée comme un des aspects de la relation entre forme et matière, la semence mâle apportant la forme à la pseudo-semence féminine qui n’est que matière4.
La complémentarité des deux principes, qu’elle s’exprime en termes physiques et naturalistes, ou en termes philosophiques et éthologiques, fait toutefois défaut aux genres les moins évolués, c’est-à-dire à ceux qui manifestent le plus d’affinités avec les plantes, où les deux sexes sont définitivement et systématiquement mêlés5. Cette confusion sexuelle, spécifique chez les poissons, généralisée chez les insectes, devient universelle au niveau des testacés, groupe résiduel qui comprend les mollusques, les vers, les rayonnés et les zoophytes. La sexualité ne concerne donc qu’une partie de l’animalité, celle dans laquelle existe une opposition sexuelle et où les individus se reproduisent par accouplement. L’hermaphrodisme est considéré comme une aberration individuelle chez les animaux supérieurs6 et le mythe d’Hermaphrodite, ce jeune hypospade qui allie les attributs masculins et féminins est de tradition tardive7. L’idée que la duplicité sexuelle est en fait une indifférenciation, et donc un manque, une forme de nullité sexuelle, est présente en fait dans la plupart des textes naturalistes ou philosophiques, aussi bien grecs (Aristote) que latins (Lucrèce, Ovide), de l’antiquité8.
2. Le désir
Le moteur de toute activité sexuelle est le “désir” (épithumia, pothos, oistros) ou l’“excitation” (hormê), omnipuissants sur toutes les créatures, et qui poussent les êtres à l’accouplement : “Lorsque le printemps s’épanouit et que la terre se couvre de fleurs, les animaux sont remplis d’un désir sexuel (oistros aphrodisios9) et pensent à s’unir, et ceux qui habitent les montagnes, tous les animaux de la mer et tous ceux de l’air s’enflamment du désir de se mêler les uns avec les autres”10. On pourrait constituer une anthologie imposante si l’on réunissait les citations antiques qui clament, depuis les hymnes homériques jusqu’au traité d’Elien La personnalité des animaux, et à travers tous les genres littéraires, la “loi de Cypris” ou d’Aphrodite qui impose l’union impérieuse des sexes11.
Cette toute puissance d’Aphrodite, déesse de l’union charnelle, ou d’Eros, dieu de l’amour, consacre ces divinités comme primordiales : que ce soit dans la Théogonie d’Hésiode (VIIe s.) ou dans la cosmogonie d’Empédocle (Ve s.), le désir sexuel apparaît comme le principe synthétique et dynamique du cosmos. Les hommes comme les animaux -et les dieux eux-mêmes12- sont soumis à ses lois, et l’union sexuelle est présentée comme une condition absolue de la vie, qui assure aux mortels, à travers la génération, une forme d’éternité13.
Ce désir, chez les animaux, peut avoir une intensité plus ou moins grande et il est l’occasion pour Aristote d’une classification partielle des animaux en “espèces lascives” et “espèces chastes”14. Ainsi les chattes sont lascives et crient pendant l’accouplement ; quant aux perdrix, elles sont tellement portées sur l’amour que les mâles détruisent les œufs pour empêcher la femelle de couver et pouvoir la rendre grosse à nouveau15. Les juments sont également très lascives, et représentent “le type même de la femelle en folie”16 ; c’est pourquoi “les seules femelles qui continuent à accepter le coït quand elles sont grosses sont la femme et la jument…”. Aristote l’explique par le fait que les juments n’ont presque pas de menstrues et sont donc ardentes comme les mâles dont le sperme n’est pas évacué. Car l’expression du désir est traditionnellement une affaire de mâles et correspond à l’activité que ceux-ci déploient dans l’accouplement17. A preuve ces commentaires sur l’œstre des vaches ou des poules : “les vaches, à l’époque du rut, prennent les manières des taureaux (taurôsin) ; les vaches montent les taureaux (!), les suivent sans cesse et restent debout près d’eux”18 ; “chez les animaux, on s’aperçoit bien du moment où les femelles ont besoin d’être couvertes. Car elles poursuivent les mâles : ainsi les poules poursuivent les coqs et se couchent sous le mâle si celui-ci n’a pas envie”19. A l’opposé, “le genre des corbeaux n’est pas porté à l’amour (il est de ceux où les petits sont peu nombreux), mais on a déjà vu ces oiseaux s’accoupler comme les autres”20.
Signalons au passage que ce désir est toujours empreint d’une certaine violence, y compris chez les animaux. S’il ne mentionne pas la sexualité malheureuse de la taupe qui est ‘violée’ par le mâle, et à laquelle L. Pergaud a consacré des pages émouvantes, Aristote signale que les biches et les vaches ne supportent pas longtemps le mâle à cause de la rigidité de sa verge ; quant à la vipère, double de la mante religieuse, elle passe, dans l’antiquité pour consommer le mâle pendant l’accouplement21.
3. La reproduction
Chez les animaux, ce désir a pour unique objectif la perpétuation de l’espèce. On pourrait dire en termes aristotéliciens, que le désir est la cause motrice et la génération la cause finale de l’accouplement chez les animaux. Toutes les relations “infécondes” sont donc exclues du paradigme de la sexualité animale qui est strictement conjugale. Cette conjugalité est en vérité naturelle dans un sens plus large : comme le note Aristote, “entre l’homme et la femme, l’affection mutuelle semble un effet de la nature : l’homme est plus porté naturellement à vivre par couple qu’en société politique, d’autant plus que la famille est antérieure à la cité et plus nécessaire que cette dernière, et que la reproduction est plus généralisée parmi les êtres vivants. Toutefois, pour les autres êtres, la communauté s’étend jusqu’à la reproduction et pas au-delà, tandis que l’homme ne s’unit pas seulement à la femme pour la procréation, mais encore pour la recherche de ce qui est indispensable à l’existence…”22.
Et la raison de cette limite, chez les animaux, non seulement aux unions bisexuelles, mais aux unions bisexuelles en vue de la reproduction, a des causes pour ainsi dire mécaniques : “le désir disparaît (ouk épithumei) avec la prégnation, de même qu’on n’a pas envie de nourriture quand on est rassasié. Les femelle pleines ont moins le désir s’accoupler, parce qu’elle n’ont pas de pertes”23. Accouplement et génération sont donc un seul et même acte : les animaux, en s’unissant, font un, c’est-à-dire à la fois qu’ils parviennent à une réunion des principes complémentaires, et qu’il engendrent un être unique de l’union de ces deux principes. Cette double synthèse est sensible dans un passage de Génération des Animaux : “Quand le besoin d’engendrer apparaît, la séparation des sexes cesse, comme dans les plantes, et la nature des deux sexes vise à former un être unique. On voit nettement en regardant deux êtres unis et accouplés qu’ils forment à eux deux un seul être”24.
Mais, comme le dit Aristote lui-même, l’union des sexes, qui a chez les animaux une visée simple et unique (la génération), va, chez l’homme, bien au-delà. L’accouplement reproducteur correspond uniquement, dans l’ordre humain, à la conjonction des sexes dans la conjugalité officielle ou le mariage, et ignore deux autres options des rapports entre sexes chez les hommes, que rappelle Démosthène dans un passage fameux du plaidoyer civil Contre Nééra (49, §122) : “L’état de mariage se reconnaît à ce qu’on procrée des enfants à soi, à ce qu’on introduit ses fils dans la fratrie et dans le dème, à ce qu’on donne ses filles en mariage comme étant les siennes propres. Les courtisanes (hétairai), nous les avons pour le plaisir (hêdonê); les concubines (malakai), pour les soins corporels (thérapéia tou sômatos) de tous les jours ; les épouses (gunaikes), pour avoir une descendance (paidopoieisthai) légitime et une gardienne fidèle du foyer”.
2. Modalités
1. L’accouplement
Avant de revenir à cette question de la convivialité et du plaisir, examinons les différentes pratiques sexuelles des animaux, en conservant à l’esprit le caractère strictement utilitaire de leurs accouplements. Bien avant Aristote la question de la reproduction animale est au centre de la plupart des enquêtes zoologiques et même biologiques des Présocratiques, et en particulier d’Anaximandre, d’Anaxagore, d’Empédocle et de Démocrite. Les questions liées à la sexualité qui sont abordées par Aristote dans le livre V de l’H.A. et dans G.A., à la suite de ces auteurs, sont les suivantes : (a) la période du frai ou de la monte, (b) la durée de l’accouplement, (c) la durée de gestation, (d) le degré de fécondité, (e) parfois aussi l’âge de la “puberté” animale (f) les positions.
-(a) la période du frai ou de la monte
“La saison à laquelle les animaux dans leur ensemble sont plus ardents à s’accoupler est le printemps. Cependant l’époque du rut n’est pas la même pour tous : elle dépend du moment convenable pour l’élevage des petits”25. Aristote signale quelques exceptions à cette règle générale : certains poissons fraient l’été, certains autres deux ou même trois fois par an comme le mulet. L’exception la plus remarquable, à ce titre, est fournie par l’alcyon, qui nidifie à l’automne26.
-(b) la durée de l’accouplement
La durée de l’accouplement est variable et dépend globalement du mode de reproduction, de la taille, et de la durée de gestation sans qu’existe de délai qui apparaîtrait comme “naturel”. Elle est excessivement rapide chez la plupart poissons, très longue chez certains quadrupèdes comme le phoque ou le chien, ou encore le chameau chez lequel elle dure toute la journée ; chez les dauphins et les hommes, l’accouplement, selon Aristote, “ne dure ni trop ni trop peu de temps”27.
-(c) la durée de gestation & (d) le degré de fécondité
Globalement, la durée de la gestation dépend étroitement du mode de génération, de la taille et de la fécondité. Les unipares sont grands, vivipares, et la gestation des femelles est longue (ainsi pour l’éléphant, chez lequel elle dure jusqu’à trois ans). Les “larvipares”, en revanche, sont multipares, petits, et la gestation des femelles est très brève.
-(e) l’âge de la “puberté” animale
Il est déterminé de façon circulaire : il est globalement lié à la mue, chez la plupart des animaux, et intervient à un âge variable qui marque la maturité de l’animal.
-(f) les positions
Aristote, comme les autres auteurs de traités zoologiques est sur ce point très précis et y voit un critère de différenciation significatif : à chaque genre ou famille correspond une position unique et standard qu’il détaille :
-les “animaux qui urinent par derrière” (félins) s’accouplent allongés ventre contre dos à la différence des autres quadrupèdes qui s’accouplent debout28.
-les autres quadrupèdes s’accouplent ventre contre croupe.
-les ourses se couchent sur le ventre et sont couvertes par le mâle.
-les serpents, lézards et murènes s’enlacent étroitement pour s’accoupler.
-les poissons copulent ventre contre ventre, quand ils copulent, tout comme les cigales.
-les crabes s’accouplent abdomen contre abdomen
Certaines positions atypiques sont l’objet d’explications détaillées :
-chez les insectes, c’est la femelle, qui est en outre plus grande que le mâle, qui introduit un organe dans le mâle (mais c’est le mâle qui monte la femelle, préservant ainsi la hiérarchie des sexes). La chaleur du mâle agit à ce moment sur le membre de la femelle et opère la coction ou le façonnement de la matière séminale féminine. L’accouplement dure plus longtemps parce que le principe mâle ne peut agir ensuite dans la femelle, et le produit, imparfait, est expulsé rapidement29.
-les hirondelles copulent à l’inverse : la femelle couvre le mâle, à la différence de tous les oiseaux30.
-chez les lièvres, la femelle prend les devants et monte sur le mâle.
Les exceptions spécifiques à la posture générique -le mot ‘genre’ étant employé ici, comme en grec, dans un sens très vague- sont dues aux particularités morphologiques : ainsi les hérissons s’unissent debout, ventre contre ventre (et leur accouplement est rapide) car ils ne peuvent s’accoupler autrement du fait de leurs piquants31 ; il en va de même pour les araignées qui s’accouplent par derrière, “car du fait de la rotondité de leur ventre, c’est le mode d’accouplement qui leur convient”.
D’autres formes sont plus étranges encore : “Certains disent que c’est par la bouche que s’unissent les corbeaux et les ibis, et que parmi les quadrupèdes, la belette met bas par la bouche. C’est l’opinion d’Anaxagore et de quelques autres naturalistes : elle est par trop simpliste et irréfléchie”32. Si Aristote est critique sur ce point, de même qu’il refuse de croire que “les poissons femelles ingèrent la semence des mâles et sont ainsi fécondées”, il estime que les céphalopodes, s’accouplent en joignant leur bouche33. Il va même jusqu’à supposer chez les perdrix une conception “aérienne”, sur le mode de la pollinisation. Il suffit en effet aux femelles de se placer sous le ventre du mâle pour être fécondée ; elles n’ont même parfois besoin que de l’entendre, quand elles sont en chaleur et qu’il les survolent, pour être fécondées.
Ainsi, dans la sexualité animale, c’est la nature qui fait tout. Les attouchements sont tous interprétés comme des formes de copulation et ne laissent place à aucune sexualité gratuite, aucune fantaisie : ni parades, ni caresse. Le désir, mécanique et immédiat, tend linéairement à sa satisfaction34. Dans cette obsession d’un désir purement mécanique et fonctionnel, tous les attouchements animaux sont donc assimilés à des coïts. La sexualité animale exclut toute forme de tendresse voire de sensualité entre partenaires35. La seule tendresse, en fait, qui fasse l’objet de descriptions concrètes de comportements, est la tendresse parentale, spécialisation de l'affectivité animale36.
Le caractère systématique des relations sexuelles s'ajoute donc à son caractère purement utilitaire pour définir une norme naturelle qui devient le point de référence pour l’homme lui-même qui, de la même façon, est censé n’avoir qu’une seule position "normale" : celle qu’Artémidore appelle l’accouplement “selon la règle d’Aphrodite”. Artémidore, dans son traité d’Onirocritique, dont Freud aurait sans doute admiré la subtilité, et qu’examine longuement Foucault dans son Histoire de la sexualité, dit en effet, résumant ce savoir animalier : “Que d’ailleurs les positions animales soient des inventions de la démesure, de l’intempérance et des excès auxquels mène l’ivresse, et que la position chair contre chair soit la seule qu’ait enseignée la nature, c’est manifeste par l’exemple des autres animaux. Toutes les espèces en effet n’usent que d’une même position habituelle et n’en changent pas, du fait qu’elle suivent la loi naturelle. Par exemple les uns couvrent les femelles par l’arrière, comme le cheval, l’âne, la chèvre, le bœuf, le cerf et le reste des quadrupèdes. D’autres unissent d’abord leurs bouches, comme les vipères, les colombes, les belettes, d’autres s’accouplent très rapidement comme l’autruche. D’autres, couvrant de leur poids les femelles, les forcent à s’affaisser, comme tous les oiseaux. D’autres ne s’approchent même pas l’un de l’autre mais les femelles recueillent des spermes expulsés par les mâles ; ainsi les poissons. Il est donc aussi normal que les hommes aussi n’aient pour seule position propre que le chair contre chair, et qu’ils n’aient inventé toutes les autres par la suite que sous la pression de la démesure et de l’intempérance” (I, 79).
2. Les relations absentes
Compte tenu des fondements de la sexualité animale, il est naturel que certains rapports soient exclus, à savoir :
- (a) d’une part la sexualité solitaire ou onanisme animal, qui est pourtant une réalité évidente et dont les Grecs, grands amateurs de chiens, ne peuvent manquer d'avoir été témoins.
-(b) d’autre part les relations de mâle à mâle37. A vrai dire cette lacune est moins complète que la précédente : Aristote signale en effet -et il n’est pas le seul- le cas de relations homosexuelles entre animaux, toujours des mâles38 ; mais celles-là sont toujours présentées comme des relations de substitution, destinées à compenser une indisponibilité ou une rareté des femelles. Soumises au calendrier inflexible de l’œstre qui, pour n'être pas encore hormonal, n’en est pas moins impératif, et réglées par une horloge interne et saisonnière, la femelle ne se laisse approcher qu’en certaines périodes ; aussi, le mâle, s’il est particulièrement ardent, cherche parfois des "dérivatifs", et use de mâles plus jeunes comme de femelles. Les animaux qui sont sujets à ces pratiques sont les taureaux et les perdrix39. Mais il s’agit moins d’une option volontaire, que d’une solution de remplacement et d’un jeu de rôles.
-(c) le croisement. Les animaux s’accouplent en effet avec un animal de leur espèce, bien que certaines espèces proches, dit Aristote, soient interfécondes. Il souligne d’ailleurs, contre l’avis le plus répandu, que la stérilité du mulet est un cas exceptionnel de stérilité de croisés, les hybrides étant ordinairement féconds. C’est la rareté des individus et la cohabitation de certaines espèces qui sont responsables de ce dérapage occasionnel qui s'explique donc par les mêmes raisons que dans le cas précédent.
-(d) enfin la bestialité. Le cas de la bestialité proprement dite est en vérité plus complexe. Il semble que dans ces relations anthropo-zoophiliques, l’animal soit toujours l’objet sexuel de l’homme, même lorsqu’il a le rôle actif, et que l’animal n’y soit jamais porté spontanément. L’antiquité fait part de nombreuses histoires d’amour d’animaux pour des hommes, mais c’est toujours l’homme qui décide de leur suite et il n’est jamais question de viol d’humains par des animaux. L’une d’elle est racontée par Elien, qui mêle aux expressions du désir le plus "bestial" les manifestations ordinaires de l'amour courtois, et sublime, par l'emploi du vocabulaire de l'érotique humaine, cette passion aberrante: "Il n’est pas mauvais que je raconte un récit italien qui concerne un événement survenu à l’époque de la splendeur de la ville et qui m’a été rapporté : Un tout jeune adolescent, berger de son état, et nommé Krathis, possédé par un vif désir charnel (hormê afrodisios), avait des relations sexuelles (meignusthai) avec sa chèvre, la plus belle du troupeau, et copulait avec elle (homilia), et chaque fois qu’il avait besoin de satisfaire son désir charnel (afrodith), il allait la chercher et en faisait son aimée (érôménê) ; et tous les cadeaux qu’il pouvait se procurer, l’amant (érastês) berger les apportait à l’aimée (érôménê) que nous avons dite, et il lui donnait à manger les rameaux de cytise ou d’if les plus appétissants, ou encore de lentisque, imprégnant sa bouche de bonnes odeurs pour le cas où elle voudrait l’embrasser (filein) ; il alla même jusqu’à lui ménager une couche raffinée et moelleuse comme on fait à une fiancée (numfê)…”40
Ces accouplements appartiennent le plus souvent à la réalité mythologique et représentent des hiérogamies entre un humain et un dieu métamorphosé en animal (en particulier Zeus). Les formes animales en lesquelles les dieux se travestissent pour s’unir à des mortelles sont celles qui évoquent le plus immédiatement la sexualité brute (le taureau par exemple, nom qui peut désigner métaphoriquement à la fois les parties sexuelles masculines et le sexe féminin) ou la fécondité (le cygne, l'aigle, ou le serpent qui, entre autres raisons parce qu’ils sont ovipares et donc les modèles de la multiparité, développent le sème de la fécondité)41. Les Satyres également, divinités sylvestres mi-homme mi-bouc, et les Centaures, réputés forts en sexe, renvoient à deux animaux qui, en particulier parce qu'ils disposent de nombreuses femelles (le bouc) ou s'unissent au delà de leur espèce (le cheval) durent de représenter chez les Grecs, dans l’imagination, l’argot, et la mythologie, deux figures privilégiées de la virilité42. Au regard de la loi, la bestialité n’apparaît d'ailleurs pas comme un délit, comme si l’exemple des dieux innocentait à l’avance les pratiques sexuelles des mortels43.
La sexualité animale définit donc les caractères de la sexualité “naturelle” : utilitaire et saisonnière, mécanique, complémentaire et intra-spécifique. Mais du cycle sexuel qui va du désir à la satisfaction en passant par l’accouplement, et dont nous avons envisagé les deux premiers aspects, il semble que le dernier soit absent de la sexualité animale : les animaux seraient-ils sans plaisir?
3. La question du plaisir
1. Le plaisir animal
Plutarque considère en effet cette indifférence au plaisir comme un trait distinctif des animaux, cohérent en vérité avec ce que nous avons dit de la finalité purement pratique de la copulation animale, dans un traité sur la “raison” des bêtes où il fait parler un compagnon d’Ulysse (Gryllos) qui, transformé en porc par Circé, refuse de retourner à la condition humaine et vante les avantages moraux de son nouvel état : “Les laies attirent les sangliers par leur propre odeur, comme les chèvres, les boucs, et les autres femmes leurs mâles ; …ils se joignent pour engendrer partageant mêmes caresses et volupté. Les mâles exercent sans feinte ni faux-semblant l’acte de génération, sans l’acheter mais en temps et saison, lorsque la nature, au printemps, excite la concupiscence génératrice des animaux tout comme elle le fait pour la sève et les boutons des arbres, pour l’éteindre aussitôt, la femelle pleine ne cherchant plus le mâle et le mâle ne poursuivant plus la femelle ; le plaisir est chez nous de peu de prix, de peu de recommandation ; tout se réfère à la nature. Aussi la concupiscence n’a pas transporté les animaux au point que des mâles se soient jamais unis à des mâles ou des femelles avec de femelles ; Entre vous, on trouve assez d’exemples de ce genre, même parmi les hommes les plus grands et les plus vaillants! […] Quand un coq monte sur un autre coq n’ayant pas de poule auprès de lui, on le brûle tout vif, parce qu’un devin ou autre pronostiqueur ne manque pas de venir dire que c’est un grand et malheureux prodige. Voilà comment les hommes même sont contraints de confesser que les bêtes se contrôlent mieux qu’ils ne font, eux, et ne violentent jamais la nature pour satisfaire leurs appétits! En vous, la nature, bien qu’elle ait l’aide de la loi, ne peut contenir votre intempérance dans les limites de la raison ; mais comme un torrent emportant tout à force, elle cause souvent et en plusieurs lieux, quand il s’agit de volupté de l’amour, des outrages, des désordres et des scandales contre nature très grands : il y a des hommes qui ont aimé des chèvres, des truies et des juments ; des femmes se sont éprises furieusement d’animaux mâles, et des telles noces nous sont venus les Minotaures, les Egypans, et autrefois je pense, ont produit les Sphinx et les Centaures; …mais jamais il ne se trouve qu’un animal eut eu envie de s’unir pour engendrer à un homme ou à une femme, tandis qu’il est arrivé que des hommes, en cela et en plusieurs autres appétits aient forcé et outragé des bêtes.…vous, vous cherchez d’abord la volupté dans le boire et le manger”.
Ce texte mériterait un examen approfondi mais nous n’insisterons que sur le rapport entre plaisir et sexualité chez l’animal. Gryllos reconnaît certes l’existence d’un plaisir animal mais ce plaisir est réglé, impliqué par l’accouplement dont il n’est qu’un effet -comme un corollaire objectif de la montée de la sève animale ; il n’est pas recherché pour lui-même et ne constitue pas, comme pour l’homme, l’objet d’une recherche gratuite, voire perverse.
Dans l’Histoire des Animaux, il n’est pas non plus question du plaisir (hêdonê) des animaux44. La sexualité animale se définit par des comportements (praxeis) et non par des affections (pathê). Et on ne trouve que 6 occurrences du mot dans les ouvrages zoologiques d’Aristote, qui représentent environ 500 pages, surtout pour indiquer que la femelle conçoit souvent sans avoir éprouvé du plaisir pendant le coït45. Et ce mot apparaît principalement au cours de l’examen des théories diverses sur la génération et l’origine du sperme, sur le rôle du mâle et les raisons pour lesquelles la femelle n’émet pas de véritable sperme, illustré exclusivement par le modèle humain46. Il serait toutefois imprudent d’induire du seul fait que le plaisir de l’animal est passé sous silence, que les animaux y sont étrangers.
Dans deux des trois ensembles éthiques qui nous ont été conservés de lui, Aristote s’attarde longuement sur la question du plaisir47. Il définit le plaisir comme “la satisfaction des besoins nécessaires” (anaplêrôsis tôn kata fusin)48 et pose que “là où il y a de la sensibilité il y a du plaisir et de la peine” (hopou aisthêsis kai lupê ka hêdonê)49. Ainsi le plaisir est une expérience commune à tous les êtres sensibles, c’est-à-dire à tous les êtres animés. Mais de quel plaisir s’agit-il pour l’animal? Tous les exemples que donne Aristote à la suite de ce texte -et il en donne beaucoup- sont des exemples de comportements violents adoptés pendant la période de rut chez les quadrupèdes.
Il existe en fait deux formes de plaisirs, ceux qui sont liés à un besoin naturel et qui sont en réalité une satisfaction : les plaisirs “nécessaires” (anagkaia) ; et ceux qui sont indépendants de tout besoin et ont une valeur morale50 : les plaisirs volontaires (hairéta)51. Le premier régime de plaisir est commun à tous, c’est celui d’un plaisir quasi-mécanique qui n’est que le moyen, selon les mots d’Aristote de retrouver un état antérieur au désir, de l’effacer52 : il est une réponse à une démangeaison53. Le second est particulier à l’homme (oikeios)54 et joue un rôle politique et moral déterminant55. Alors que le premier est proprement amoral, ce dernier est lié à la notion de tempérance autrement dit à celle de maîtrise des plaisirs : il désigne, dans sa forme la plus noble, la satisfaction délibérée que prend l’homme à une jouissance contrôlée.
Il est important de noter, à ce propos, qu’en théorie la frontière ne passe pas entre plaisirs physiques et plaisirs psychiques mais entre plaisirs nécessaires et plaisirs contrôlables ou libres. Aussi, lorsqu’Aristote traite du plaisir, c’est presque toujours du plaisir contrôlable, le seul qui constitue un problème éthique, et il l’associe étroitement à la notion de tempérance qui est totalement étrangère à l’animal56. Nous pourrions donc nous croire autorisés à conclure que les animaux goûtent une forme pauvre de plaisir, un plaisir naturel, automatique et involontaire, -un plaisir qui, parce qu’il “tombe sous le sens”, mérite donc à peine qu’on en parle.
Or le contraire de la tempérance, clé et règle du plaisir, c’est ce que le grec nomme la thériôtês, autrement dit l’emportement “bestial”, la “bestialité”. Et les seuls plaisirs susceptibles d’intempérance sont précisément les plaisirs animaux, ceux qui concernent le goût et le toucher (le toucher étant assimilé au plaisir sexuel), alors que les autres sens (vue, ouïe, odorat), dont seuls jouissent les humains, ne peuvent être affectés par l’intempérance57 : “le toucher [entendez : le sens dont dépend le plaisir sexuel], qui est le plus commun de tous les sens, est le vrai siège de l’intempérance ; et c’est là ce qui fait qu’elle doit paraître d’autant plus blâmable ; car, lorsqu’on s’y livre, ce n’est pas en tant qu’homme, c’est en tant qu’animal”58. Le plaisir animal se trouve ainsi revêtir une double signification : il représente à la fois, par sa nature mécanique, un plaisir innocent, et, par son caractère impérieux, une forme de passivité et donc d’excès.
Le paradoxe de la bestialité
L’absence de réel plaisir dans la consommation sexuelle est au cœur du paradoxe de l’animalité qu’on pourrait formuler ainsi : Les animaux n’ont pas de plaisir et pourtant l’excès de plaisir est bestial ; ou encore : La luxure est animale alors que les animaux ne sont pas luxurieux. D’un côté l’animal constitue un pôle d’intempérance et de vice inné, qui tient à la puissance incontrôlée de ses instincts ; de l’autre il représente une forme immédiate de naturalité, étrangère à toute évaluation morale : étrangers au champ de la morale, ils ne peuvent servir de repère lorsqu’il est question du second type de plaisir, le plaisir volontaire. La brutalité et la bestialité des appétits animaux, que l’homme tire tant de fierté à combattre, est soulignée dans toute la littérature, qu’elle soit poétique ou philosophique, naturaliste ou morale, historique ou dramatique. Et ce paradoxe se trouve chez Aristote lui-même, qui prend pourtant soin de préciser que “les bêtes ne sont ni incapables de se dominer (akratê), ni modérés (sôfrona) ni intempérantes (akolasta) sinon par métaphore (kata metaforan)”59 : Certes, les bêtes ne sont pas intempérantes à proprement parler, car elles n’ont pas la conception générale60 et on ne peut reprocher d’être intempérants à ceux que la nature rend tels qu’ils sont, car ils sont là au-delà des limites du vice61. Mais d’un autre côté, le mot thériôdês est celui qu’emploie constamment le philosophe pour parler des plaisirs les plus brutaux et des comportements humains les plus pervers.
C’est là, en fait, une ambiguïté constante et fondamentale dans la représentation du pôle animal : l’animalité est à la fois le critère de naturalité -et tout ce que l’homme partage avec l’animal n’est pas susceptible de jugement moral- et le critère de sauvagerie -et tout ce que l’homme partage avec l’animal est moralement inférieur, voire méprisable. La thêriotês est le vertige de l’homme ; elle représente la menace d’une décadence ou d’un retour à une bestialité qui est caractérisée par le désordre des sens, l’obéissance aux instincts, bref l’irrespect de toute morale62. L’animal est donc à la fois une référence naturelle, extérieure au champ de la culture, et une référence culturelle, l’envers des valeurs humanisantes. Ce paradoxe parcourt la littérature morale grecque sous la forme d’une polémique. Selon que l’on est cynique ou péripatéticien, épicurien ou stoïcien, l’animalité servira de modèle (a) ou de contre-modèle (b)63.
L’ambivalence du modèle animal apparaît clairement dans les deux notices suivantes d’Elien, et pourrait être baptisé en son honneur “le principe d’antipathie de la souris et de l’éléphant” : “La souris femelle est lascive au dernier degré”, dit Elien qui cite à l’appui un fragment du Comique Epicrate : “ce maudit fils de pute (mastropos) m’a complètement berné en me jurant par la Pucelle, par Artémis, par Perséphone que la fille [en question] était une génisse, une vierge, une pouliche sauvage. Et ce n’était rien d’autre qu’un trou à rats” Par “rien qu’un trou à rats”, l’auteur veut dire qu’elle était luxurieuse à l’extrême, au-delà de toute mesure”64. “Les éléphants maîtrisent leur conduite de façon à rester continents (sôfrosunê). Ils ne s’approchent pas de la femelle comme s’ils allaient les violer (hubrizein), et ne s’adonnent pas avec lascivité (lagnoi) à l’accouplement (homilia), mais comme des êtres qui ont besoin d’un héritier et qui se préoccupent de mettre au monde des enfants, pour ne pas être privés de descendance commune et pour que leur semence soit féconde. Et ils ne font l’amour (litt. : ne se soucient d’Aphrodite, afroditês mnêmoneuein) qu’une seule fois dans leur vie quand la femelle se soumet volontairement à lui. Une fois qu’il a rendu grosse sa compagne l’éléphant ne se soucie plus d’elle. Ils copulent avec discrétion, et s’isolent pour ne pas être vus des autres”65.
Alternativement prostitué et chaste époux, l’animal se prête aux valeurs les plus contradictoires et illustre l’ambiguïté de toute référence à la nature. Plutarque commence son traité Sur l’amour de la progéniture par une déclaration, à ce titre, très révélatrice :
“Les procès en appel et le recours à des tribunaux étrangers furent à l’origine imaginés par les Grecs par défiance réciproque : ils avaient besoin de la justice rendue par autrui comme de tout autre bien de première nécessité que leur sol ne produisait pas. Est-ce ainsi que les philosophes en mutuel désaccord en appellent pour quelques problèmes au naturel des animaux dépourvus de raison comme à une cité étrangère et s’en remettent, pour juger, aux affections et aux mœurs des animaux comme à un tribunal que rien ne peut influencer ni corrompre? Ou bien est-ce un grief général contre la dépravation des hommes de chercher, en notre incertitude sur les questions essentielles et capitales, chez les chevaux, les chiens, les oiseaux, la manière de nous unir, de procréer, d’élever une progéniture, et comme si nous ne trouvions pas en nous-mêmes d’indications venues de la nature, que nous citions à comparaître les affections et les mœurs des animaux et que nous accusions par leur témoignage notre genre de vie de beaucoup d’infractions et de transgressions à l’encontre de la nature, parce que dès le début et sur les principes nous ne présentons que trouble et confusion! Chez les animaux la nature garde son originalité pure, simple et sans mélange, alors que chez l’homme, mêlée par la raison et l’habitude à une foule d’opinions et de jugements factices, elle a pris, telle l’huile traitée par des parfumeurs, une agréable variété, mais n’a point conservé son caractère propre. Ne nous étonnons point si les animaux dépourvus de raison suivent la nature mieux que les êtres qui en sont doués, puisque les plantes le font mieux que les animaux ; la nature n’a donné à ces dernières ni imagination, ni impulsion, ni désir, qui les emportent loin de ces rives : elles demeurent enchaînées en quelque sorte au pouvoir de la nature à suivre sans cesse l’unique voie qu’elle leur trace. Les bêtes sauvages, qui n’ont pas toute la souplesse, la supériorité, l’indépendance de la raison, suivent des impulsions irrationnelles et des instincts, errent souvent comme si la nature était une ancre autour de laquelle elles flottent, tout comme un âne à qui son maître par le mors et la bride montre la direction, tandis que chez l’homme la raison qui est sans maître et se gouverne librement découvre tantôt un sentier de traverse à peine frayé et tantôt un autre, sans laisser derrière elle aucune trace visible et manifeste de la nature”66.
Par une inversion des valeurs, la tempérance devient caractéristique de l’animalité et l’intempérance de l’humanité. Plutarque poursuit le même combat dans un autre traité déjà mentionné (Que les êtres sans raison usent de raison) où il fait dire à Gryllos : “les animaux [sont continents, egkrateia], car ils n’ont pas l’appétit de se joindre à une espèce plus excellente que la leur, mais prennent leur plaisir et font leurs amours (hêdonas kai érôtas) avec ceux de leur propre espèce. Et pourtant, n’est-il pas merveilleux de voir le bouc de Mendès en Egypte enfermé avec plusieurs belles femmes, n’avoir par le désir de s’unir à elles, mais devenir fou de chaleur pour les chèvres… Quant à la chasteté et à la continence de Pénélope mille corneilles pourraient se moquer d’elle avec leurs croassements et montrer qu’il n’y a pas lieu d’en faire conte : quand leur mâle vieillit et meurt, chacune d’elles demeure seule sans s’apparier, non pour quelque temps mais pour neuf âges d’hommes”. Et l’auteur de poursuivre, sur un ton aristotélicien, l’éloge de la tempérance naturelle que pratique l’animal67 : “La tempérance (sôfrosunê) est donc un retranchement et un règlement des désirs (épithumiai), soit un retranchement des étranges et des superflus, c’est-à-dire non nécessaires, et un règlement qui, par choix du temps et des moyens, régit ceux qui sont naturels et nécessaires (anagkaias) ; Car on voit beaucoup de différences entre les désirs : le boire est naturel et nécessaire ; quant à celui de l’amour, où la nature met un commencement, on peut bien vivre en s’en passant aussi doit-on l’appeler naturel mais non nécessaire ; d’autres ne sont ni naturels ni nécessaires…”
4. L’usage du sexe
1. Éros et Aphrodite
Le paradoxe de la bestialité, rencontré à propos de la question du plaisir, n’est autre, en fait, que le paradoxe de la naturalité, celle de l’homme étant dans un choix culturel qui ne peut que l’éloigner de la nature. Il s’agit dès lors de savoir si cette divergence humaine constitue seulement un écart douloureux et inévitable ou si elle relève d’un parti pris délibéré. Une des formes apparemment fondamentales de l’érotique grecque, et qui a reçu précisément le nom d’ “amour grec”, autrement dit la relation homo-sexuelle, surtout masculine, est, à l’évidence, absente du tableau que nous avons présenté de la sexualité animale, parce que stérile avant tout, et non complémentaire. Quel rapport y a-t-il entre cette érotique institutionnelle et le paradigme naturel?
Pour débrouiller cette question, il faut introduire ici une distinction cruciale dans la thématique érotique : celle qui sépare Eros et Aphrodite, l’amour uranien et l’amour pandémien, l’amour noble et l’amour bas, l’amour de l’âme et l’amour du corps68. Ecoutons, sur cette différence, le Pseudo-Plutarque, qui fait dire à son père : “Aphrodite est appelée par Empédocle “la dispensatrice de la vie”, et par Sophocle “la mère des fruits”, deux expressions parfaitement justes et convenables. Et pourtant cette grande et admirable œuvre d’Aphrodite n’est qu’un surcroît pour l’amour (erôs), quand il assiste la déesse, et quand il ne l’assiste pas l’affaire perd absolument tout son charme et devient “indigne d’être aimée et d’être respectée”. En effet l’union charnelle, quand elle est dénuée d’amour, ressemble à la faim ou à la soif ; elle n’est plus que la satisfaction d’un besoin et n’aboutit à rien de beau. C’est seulement grâce à l’Amour qu’Aphrodite écarte la satiété du plaisir en faisant naître l’affection et la fusion des cœurs” (Eroticos, 13, 756 E).
Ce discours est tenu par un partisan de l’homosexualité qui assimile explicitement sexualité (Aphrodite) et amour hétérosexuel d’une part, sentiment amoureux (Eros) et amour homosexuel de l’autre. Ainsi le rapport entre Aphrodite et Eros n’est pas seulement de complémentarité mais d’opposition entre une sexualité naturelle et donc vulgaire, dépréciée, et une érotique humaine qui substitue la communion spirituelle à la confusion des corps. Une bonne partie de la littérature érotique grecque repose en effet sur l’idée que le sexe est grossier, vulgaire, presque abominable69, abandonné aux aoida (= les parties sexuelles, littéralement : “ce qui est sans pudeur”), et que l’amour seul est digne d’estime et d’attention70. Et dans la littérature grecque, mis à part les textes comiques, la discrétion qui entoure la sexualité humaine ressemble fort à du refoulement.
Ainsi, dans le récit platonicien de la création, les femmes et le désir de s’accoupler apparaissent simultanément et le désir sexuel naît après l’avènement de l’homme et constitue clairement un élément de sa chute : “Des hommes qui étaient nés, tous ceux qui étaient lâches ou qui passaient leur vie dans l’injustice c’est un propos vraisemblable qu’en femmes ils furent changés à la seconde naissance ; et c’est vers ce temps-là et en raison de ce fait, que les Dieux ont fabriqué le désir de s’accoupler, un vivant dont ils ont constitué une espèce en nous, un autre dans les femmes, un vivant avec une âme, s’y prenant pour former l’une et l’autre espèce comme ceci. […La substance germinative] était douée d’âme et, trouvant une échappée, à l’endroit même où elle s’échappe cause un vivant appétit de jaillissement et produit ainsi le désir d’engendrer. Voilà pourquoi, chez les hommes, ce qui tient à la nature des parties est un être indocile et autoritaire, une sorte d’animal (thêrion) qui n’entend point raison, et que ses appétits toujours excités portent à vouloir tout dominer. De même, chez les femmes, ce qu’on appelle matrice ou utérus est, pour ces mêmes raisons, un animal (thêrion) au-dedans d’elles, qui a l’appétit de faire des enfants71 ; et lorsque, malgré l’âge propice, il reste un long temps sans fruit, il s’impatiente et supporte mal cet état ; il erre partout dans le corps, obstrue les passages du souffle, interdit la respiration, jette en des angoisses extrêmes et provoque d’autres maladies de toutes sortes ; et cela dure tant que des deux sexes l’appétit et le désir ne les amènent à une union où ils puissent cueillir comme à un arbre leur fruit : comme dans une terre labourée ils vont semer dans la matrice des vivants invisibles à cause de leur petitesse, et faits de parties indifférenciées : puis, pour leur donner une organisation, ils les feront grandir, intérieurement nourris dans la matrice ; après quoi ils les mettront au jour achevant ainsi la génération des vivants”72.
Dans l’Eroticos du Pseudo-Plutarque que nous citions plus haut, Protogène définit l’amour pédérastique comme une union, non des corps, mais des âmes, un amour non pas charnel mais pur, un Eros, en fin de compte, qui va jusqu’à exclure “la compagnie d’Aphrodite” ; et Tisias, soupirant de Bachon condamne l’amour hétérosexuel, c’est-à-dire conjugal, en le définissant comme bestial : “des hommes qui avouent que, comme des chiens, ils sont soudés à leur femelle osent enlever ce dieu [Eros] aux gymnases …pour l’enfermer dans les mauvais lieux”73.
L’homosexualité s’affirme comme un choix culturel, qui doit permettre de dégager la sensibilité humaine de sa bestialité originelle, et qui équivaut à un refus de la sexualité “naturelle”. Sans insister sur son caractère institutionnel et pédagogique74 dans la société grecque75, sur sa codification précise (avec ses âges, sa cour, ses relations, ses interdits -comme la sexualité orale-)76, il convient de rappeler qu’une de ses particularités fondamentales est d’unir deux citoyens, c’est-à-dire deux individus de même niveau social, dans le seul type de rapport social qui ne mette pas en présence un dominant et un dominé. L’homosexualité, dont on ne saurait donc faire l’étude sans tenir compte de l’idéal isonomique et guerrier de la Grèce archaïque et classique, est une attitude inventée, culturalisée à l’extrême : elle est, pour les Grecs, le propre de l’homme.
La caractéristique fondamentale de l’érotique grecque, comme le notait judicieusement M. Foucault, n’est donc pas à chercher dans son caractère homosexuel et dans le type de relations sexuelles qu’elle privilégie, mais dans le souci presque obsessionnel de contrôler les plaisirs physiques et de s’affranchir de l’empire d’Aphrodite77. Le premier mérite de l’amour homosexuel, aux yeux des Grecs, n’est pas d’être strictement masculin, mais de se développer en marge de la sexualité sinon contre elle. Et c’est parce qu’il est au-delà du désir charnel et bestial que l’amour garçonnier est défini comme le véritable amour : alêthinos érôs, gnêsios érôs, hiéron pathos, theion pathos. Aussi la distinction entre l’amour homosexuel et l’amour hétérosexuel est-elle moins pertinente qu’on ne le croit d’ordinaire, car s’il y a effectivement deux “amours” pour les Grecs, ce sont plutôt l’amour uranien et l’amour pandémien ou trivial. En somme l’ “amour grec” est plus proche de l’amour platonique que de l’amour inverti.
Et la prédilection pour l’amour garçonnier apparaît en fait, une fois précisé le cadre idéologique dans lequel il s’inscrit, comme une expression superlative du choix grec de faire de l’érotique une pratique et une valeur humanisante, non pas seulement en marge de la sexualité naturelle mais bien contre elle, et de souligner ainsi la “différence” humaine. Les hommes aspirent à abandonner aux animaux la sexualité pour se consacrer à l’érotique. Et il faut considérer l’amour grec comme une dérive délibérée et programmée, qui fait émerger, face à la sexualité naturelle, une érotique résolument anti-naturelle, dont les aspects sexuels sont secondaires et souvent occultés.
2. Une sexualité contre nature
D’après Artémidore, il existe trois types de relations sexuelles pour les hommes78 : (1) les relations conformes à la loi, à la nature et à la coutume, (2) les relations contraires à la loi, (3) et les relations contraires à la nature.
-(1) Les relations conformes à la loi et à la nature sont celles qui unissent un homme avec son épouse, une maîtresse, une prostituée, un esclave passif (homme ou femme), et une femme avec son époux ou un esclave
-(2) Les relations contraires à la loi sont l’inceste (père-fils, père-fille, frère-frère, mère-fils), et l’érotisme oral en général (dont la forme la plus monstrueuse est celle qui est pratiquée avec sa mère)79.
-(3) Les relations contraires à la nature sont celles que l’on a avec soi-même, celles qu’une femme a avec une autre femme, ou qu’un homme a avec dieu, avec un cadavre, ou avec un animal.
La seule relation qui n’est pas évoquée est précisément celle qui met en présence deux hommes libres. La raison de cette absence s’explique sans doute moins par l’existence d’un tabou que par le fait que cette relation n’est pas, avant tout, une question physique, une affaire sexuelle. Car en soi, au moins jusqu’à l’époque romaine, l’homosexualité n’est pas l’objet d’une condamnation formelle. Aristote la considère plaisamment comme une maladie bénigne, rien de plus qu’une mauvaise habitude : “Il y a des goûts d’un autres genre qui sont également maladifs, ou qui tiennent à une l’habitude comme de s’arracher les cheveux, de se ronger les ongles, de manger du charbon ou de la terre, ou bien même de jouir des hommes (mâles)”80.
Ce qui est en revanche vigoureusement condamné c’est la sexualisation de cette relation qui correspond à une désérotisation et à une adultération de sa vocation. Platon lui-même, dans un de ses derniers textes, condamne les dérives sexuelles de l’amour culturel : “la gymnastique et les syssities, institutions louables ont perverti les plaisirs normaux de l’amour, dont la nature avait réglé l’ordre pour les bêtes non moins que pour les hommes.…Et que cette considération doive se faire plaisamment ou sérieusement, il faut considérer que le sexe féminin comme le sexe masculin paraissent avoir reçu ce plaisir de la nature lorsqu’ils s’accouplent en vue de la génération, tandis que les entreprises physiques de mâles sur mâles ou de femelles sur femelles sont contre nature au premier chef et proviennent d’une intempérance dans le plaisir (akrateia hêdonês)”81.
Mais il est également important de noter qu’il n’y a par ailleurs aucune tentative “corydonnienne” de justifier l’amour homosexuel par des antécédents et des origines naturels. Tout au contraire, s’il est bien, aux yeux des Grecs, une pratique étrangère aux animaux, c’est la pratique de l’amour “uranien”.
Conclusion
Dans le même temps où le poète rappelle l’universalité du désir et de ses manifestations, le philosophe insiste sur l’écart absolu qui existe entre l’usage humain et l’usage animal du sexe, et oppose l’érotisme humain (une discipline) à la copulation animale (une mécanique). L’amour est un art mais non le plaisir: “il n’existe pas d’art du plaisir (technê oudemia hêdonês)”82. Rien en Grèce de comparable au Sou Nu King chinois ou à la tradition orientale de doter les jeunes épousées d’un manuel d’éducation sexuelle destiné à leur permettre de satisfaire au mieux la sensualité de leur époux83. Et les pratiques ne sont l’objet, chez les moralistes grecs, ni de condamnation ni d’encouragement. Mais c’est aussi qu’il n’existe pas de sexualité et de plaisir conjugal dans la Grèce classique. Ce serait par trop animal : après Homère, on ne trouve aucune mention de rapport sexuel conjugal dans la littérature ou l’iconographie jusqu’à l’époque romaine. L’homme ne jouit qu’avec les courtisanes et les prostitués.
Le choix grec d’une érotique anti-naturelle participe au procès, présent dans toutes les civilisations, de différenciation et de définition de la particularité humaine. Du moins est-ce le sens que les Grecs donnent à ce choix. Mais avec la même mauvaise foi qu’ils mettent à clamer l’isonomie et l’égalité démocratique, alors que tant de catégories sociales en sont à l’évidence exclues, la question de la réalisation pratique de cet idéal étant le plus souvent refoulée, de la même façon qu’ils dressent des femmes et des hétaïres un portrait souvent élogieux qui ne correspond absolument pas avec le traitement réel auxquelles elles étaient soumises, ni à la très faible considération dont les dernières jouissaient, au moins à l’époque classique, de même, la célébration de l’érotique contre la sexualité est idéologique avant tout, fantasmatique même, et l’iconographie domestique, d’une grande crudité, est là pour nous convaincre que les Grecs, malgré une gêne théorique à l’égard du sexe, et même un certain mépris, ne boudaient pas toujours les plaisirs de la chair.
Paru dans Dialogues d’Histoire Ancienne 31 (2), 2005, p. 29-55 : “La sexualité grecque dans le kaléidoscope animal”