Notes
- Pour plus de détails voir notre introduction au texte (Zucker 2004). Ces grands traits permettent aussi d’en admettre la précocité et l’hypothèse d’une datation haute de sa composition (fin IIème siècle).
- Les auteurs sont en effet totalement indifférents à l’identité zoologique exacte de l’animal qui git derrière le nom ; les erreurs d’identification, les échanges d’attributs entre animaux voisins, les malentendus et les glissements sont innombrables et indiquent une autonomie littéraire (par rapport au monde naturel) de la zoologie chrétienne.
- Du moins dans la version yahviste de la création des animaux (Gen. 2.4 sq.).
- En-tête du livre dans le texte du manuscrit M.
- U. Eco, Le signe, Labor 1988 (1973), p. 246.
- Cette objectivation absolue du symbole, corollaire de la démarche intellectuelle et pratique des lexicographes, s’exprime aussi dans la confusion sémiologique du discours (voir par exemple, à propos de l’aigle : « Mais cette universalité d’une image n’enlève rien à la richesse et à la complexité du symbole qu’elle sous-tend » in : J. Chevalier et A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, 1982, p. 12.
- Voir Chevalier et Gheerbrant, p. 300.
- Cf. G. Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Dunod, 1984 (1969), p. 27 : « C’est donc résolument dans la perspective symbolique que nous avons voulu nous placer pour étudier les archétypes fondamentaux de l’imagination humaine ».
- Dans son anthologie commentée Animali simbolici M.P. Ciccarese y cède presque tout à fait, comme l’indiquent de nombreuses formules telle celle qui introduit la présentation de l’aigle : « come il leone vienne da tutti considerato il re degli animali, cosi il dominio dei cieli spetta incontrastato all’aquila, regina degli uccelli » (p. 109).
- L’expression est de L. Brunschvicg (A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, s.v. symbole, p. 1080).
- Voir par exemple La Pensée sauvage, chap. 2, p. 85 : « Seules les formes peuvent être communes, mais non les contenus. S’il existe des contenus communs, la raison doit en être cherchée soit du côté des propriétés objectives de certains êtres naturels ou artificiels, soit du côté de la diffusion et de l’emprunt, c’est-à-dire, dans les deux cas, hors de l’esprit ».
- Ce raccourci, insatisfaisant, suffit ici pour l’exemple. Mais on ne doit pas oublier que ce zoonyme populaire assimile un ensemble d’oiseaux vague et variable, comprenant des espèces esthétiquement et éthologiquement fort diverses, et construit finalement une catégorie rendue encore plus poreuse par les confusions personnelles des locuteurs-auteurs.
- Cf. Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Plon, 1962, p. 72 (à propos du sens des présages chez les Iban de Bornéo) : « Il est clair que les mêmes détails auraient pu recevoir des significations différentes, et que d’autres traits caractéristiques des mêmes oiseaux auraient pu être préférés à ceux-là ».
- Voir Miquel 1992, p. 35-41.
- Ciccarese (2002 : 112) distingue, parmi les figures positives que peut signifier l’aigle dans les textes anciens : tous les saints, les apôtres réunis autour du sépulcre, les patriarches, les néophytes, les contemplatifs.
- Moralia in Job 31.47.624C. Cette synthèse trouve un écho dans l’Aviarium d’Hughes de Fouilloy (60) : « aquilae vocabulo in Sacra Scriptura aliquando maligni spiritus, raptores animarum, aliquando praesentis saeculi potestates, aliquando vero vel subtilissimae sanctorum intellegentiae, vel incarnatus Dominus ima celeriter transvolans et mox summa repetens designatur… aquilarum nomine insidiatores spiritus exprimuntur…aquilae vocabulo potestas terrena figuratur…aquilae vocabulo subtilis sanctorum intelligentia exprimitur ».
- Voir Epitre de Barnabé 9.4 : « ‘Tu ne mangeras pas non plus ni aigle, ni épervier, ni milan, ni corbeau’ (Lv 11, 13-16) : ne va pas t'attacher, pour leur devenir semblable, à ces hommes qui ne savent pas gagner leur pain au prix de leur peine et de leur sueur, mais qui s'emparent injustement du bien d'autrui. Ils sont aux aguets, tout en se promenant avec un air candide, et ils épient la proie que leur convoitise va dépouiller ; comme ces oiseaux, les seuls de l'espèce, qui au lieu de se procurer leur nourriture, restent perchés paresseusement, et cherchent à dévorer les autres, vraie peste par leur malfaisance ».
- Voir Pseudo-Denys, Hiérarchie céleste, 15.8 (p. 57, 12 ed. Heil Gitter) : « La forme de l’aigle signifie le caractère royal, le mouvement vers les hauteurs, la rapidité du vol, l’impétuosité pour atteindre une nourriture fortifiante, la vivacité, l’agilité et l’aisance, et la faculté de contempler sans éprouver de gêne, directement et sans détourner le regard, le rayonnement immense et intensément lumineux de l’irradiation du soleil divin, dans le déploiement vigoureux de ses facultés visuelles, τὴν δὲ τοῦ ἀετοῦ τὸ βασιλικὸν καὶ ὑψίφορον καὶ ταχυπετὲς καὶ τὸ πρὸς τὴν δυναμοποιὸν τροφὴν ὀξὺ καὶ νῆφον καὶ ἐντρεχὲς καὶ εὐμήχανον καὶ τὸ πρὸς τὴν ἄφθονον καὶ πολύφωτον ἀκτῖνα τῆς θεαρχικῆς ἡλιοβολίας ἐν ταῖς τῶν ὀπτικῶν δυνάμεων εὐρώστοις ἀνατάσεσιν ἀνεμποδίστως κατ'εὐθὺ καὶ ἀκλινῶς θεωρητικόν ».
- Quelques entrées offrent plus de deux significations (ainsi le Feu : l'Esprit saint, la charité ou sa flamme, tribulation, colère, volupté).
- Pseudo- Denys, Hiérarchie céleste, 15.9 (59.6 ed. Heil Gitter) : πρὸς τὸ μὴ ταπεινῶς ἡμᾶς ἐναπομεῖναι ταῖς τυπωτικαῖς φαντασίαις".
- Ibid. 1.3 (9.13 ed. Heil Gitter) : ὅπως ἂν ἡμᾶς ἀναγάγοι διὰ τῶν αἰσθητῶν ἐπὶ τὰ νοητὰ κἀκ τῶν ἱεροπλάστων συμβόλων ἐπὶ τὰς ἁπλᾶς τῶν οὐρανίων ἱεραρχιῶν ἀκρότητας ".
- Ces scènes constituent des sortes de paraboles. C’est en effet le vocabulaire de la IIIème collection du Physiologos qui débute souvent ses interprétation par le mot ἑρμηνεία, et qualifie l’exégèse de lusis comme pour une énigme ; le sens de la première nature du lion est introduit par les mots : ἀρχόμεθα τοίνυν λύειν τὴν τοιαύτην παραβόλην.
- Si les icônes sculptées, ou dessinées, sont riches et parlantes, c’est parce qu’elles sont prises, elles aussi, dans une histoire, une narration iconographique.
- Voir Novatien, de cibis Iudaicis 3.7 : in animalibus mores depinguntur humani et actus et voluntates.
- Dans Fauna and Flora of the Bible (UBS : New York, 1972) il y a 74 entrées pour des animaux, mais elles correspondent souvent à plusieurs termes hébraïques. Le Dictionnaire symbolique (chrétien) des animaux (Miquel 1992) répertorie, toutes espèces distinguées, 91 animaux de la teigne à la baleine.
- Basile compare lui aussi les créatures à des lettres, dans le livre de la création (Homilia de gratiarum actione, 2223 C) : « contemplant continuellement les beautés de la création, à travers les créatures, comme si elles étaient des lettres, nous lisons la providence et la sagesse divine sur toutes les choses » (Καὶ τὰ κάλλη τῆς κτίσεως ἐντέχνως καταμανθάνοντες, δι' αὐτῶν, οἱονεὶ διὰ γραμμάτων τινῶν, τὴν μεγάλην τοῦ Θεοῦ περὶ πάντα πρόνοιαν καὶ σοφίαν ἀναγινώσκομεν) ; voir Giuseppe Tanzella-Nitti « The Two Books prior to the Scientific Revolution », Annales Theologici, 18, 2004, p. 51-83.
- C’est ainsi que dans le Physiologos sont superposées dans une notice unique jusqu’à quatre « natures » différentes, correspondant à quatre aspects et valeurs symboliques différentes.
- En ce sens nous ne pouvons souscrire à la formule de Lévi-Strauss, lorsqu’il écrit : « l’univers ne signifie jamais assez, et la pensée dispose toujours de trop de signification pour la quantité d’objets auxquels elle peut accrocher celles-ci » (Anthropologie structurale I, p. 203 [le sorcier et sa magie]). Le Christ est assimilé à une foultitude d’animaux, parfois partagés avec d’autres figures historiques ou spirituelles : aux animaux ‘physiologiques’ (charadrios, pélican, nucticorax, phénix, panthère, unicorne, tourterelle, cerf, colombe, bouquetin, éléphant, abeille, cigogne) il faut ajouter tous ceux des textes des théologiens (cf. Isidore, Etymologies 7.2.42-44 : Multis etiam modis Christus appellari in scripturis invenitur divinis […] nam et Christus Agnus pro innocentia; et Ovis propter patientiam; et Aries propter principatum; et Haedus propter similitudinem carnis peccati; et Vitulus pro eo quod pro nobis est immolatus; et Leo pro regno et fortitudine; et Serpens pro morte et sapientia ; idem et Vermis, quia resurrexit; Aquila, propter quod post resurrectionem ad astra remeavit.
- Origène, in Cant., 208, 14-16.
- Voir Hexa. 3.9 (409), où il qualifie l’exégèse allégorique de « songes frivoles et des fables absurdes (ὡς ὀνειράτων συγκρίσει καὶ γραώδει μύθου)» ; « rejetons-les et par les eaux (ὕδωρ) entendons les eaux (ὕδωρ) ».
- Hexa. 9, 6, 1.
- Voir Augustin, de Genesi, contra Manicheos 1.16.26.
- Augustin célèbre, dans le même esprit, les avantages (et la valeur formatrice) de l’obscurité des écritures, « pour dompter par le travail l’orgueil et sauver du dégoût l’intelligence » (ad edomandam labore superbiam, et intellectum a fastidio revocandum).
- Ce raisonnement opère un déplacement qui illustre bien le pouvoir formidable et renversant de l’exégèse généralisée du monde qu’opère le christianisme : quand le mal cesse d’être un événement pour être un signe, quelque chose qui n’est pas lui-même, mais renvoie à autre chose qui est son (vrai) sens, il cesse d’être scandaleux puisqu’il devient une illusion.
- Voir Augustin, Cité de Dieu, 21.4 : si, ut scripserunt qui naturas animalium curiosius indagarunt, salamandra in ignibus vivit…
- Au phénix Ambroise (Hexa 5.23) ajoute trois autres preuves naturelles de la résurrection dans le chapitre intitulé De verme Indico, chamaeleonte, lepore ac phoenice ; quibus ad fidem resurrectionis ac mortis praeparationem informamur.
- Λαβεῖν είς πρόσωπον τοῦ Σωτῆρος (I.3 ; cf. I.43, I.45) ἔρχεται εἰς πρόσωπον τοῦ Σωτῆρος (I.3) ; πρόσωπον λαμβάνει τοῦ Σωτῆρος (I.7).
- Ἀναφέρεται εἰς πρόσωπον τοῦ Σωτῆρος (I.5 ; cf. I.22).
- Ainsi des les faux pieux : Οὗτοι σειρήνων καὶ ὀνοκενταύρων πρόσωπον λαμβάνουσιν (I.13).
- Voir en particulier In Hexaem. XIII, 12 (V.390) : Certum est quod homo stans habebat cognitionem rerum creaturam et per illarum repraesentationem ferebatur in Deum. . . et ad hoc sunt creaturae et sic reducuntur in Deum. Cadente autem homine, cum amisisset cognitionem, non erat qui reduceret eas in Deum. Unde iste liber, scilicet mundus, quasi emortuus et deletus erat; necessarius autem fuit alius liber, per quem iste illuminaretur, ut acciperet metaphoras rerum. Hic autem liber est Scripturae, qui ponit similitudines, proprietates et metaphoras rerum in libro mundi ad scriptarum. Liber ergo Scripturae reparativus est totius mundi ad Deum cognoscendum, laudandum, amandum. Unde si quaeras, quid tibi valet serpens, vel de quo tibi servit? Plus valet tibi quam totus mundus, quia docet te prudentiam" ; voir Zambon 2002, p. 26. Sur ce thème et ses traitements anciens, voir Giuseppe Tanzella-Nitti, op. cit.
- Origène prête à l’Ecriture trois sens qui donnent lieu à trois types d’interprétation : un sens littéral (ou somatique), un sens moral et anagogique (ou psychique), un sens mystique et allégorique (ou pneumatique) ; la formulation d’Eucher est légèrement différente : corpus ergo scripturae sacrae, sicut traditur, in littera est, anima in morali sensu, qui tropicus dicitur, spiritus in superiore intellectu, qui anagoge appellatur (Formulae pref.) ; et elle correspond, avec la restitution du sens ‘allégorique’, à la formule de Bède et à la version officielle de la fin du Moyen-Âge, qu’on peut lire dans le fameux distique scholastique recueilli dans le Catholicon de Jean de Gênes : Littera gesta docet, quid credas allegoria,/ Moralis, quid agas, quo tendas anagogia. Voir Lubac 1964.
- Saint Augustin et la fin de la culture antique, 1938, p. 413.
- Voir l’analyse de Todorov 1977, p. 34-56.
- Contra Haeres. III.11.8.
- Augustin signale cette distribution mais ne l’adopte pas : Unde mihi videntur qui ex Apocalypsi illa quattuor animalia ad intellegendos quattuor evangelistas interpretati sunt, probabilius aliquid attendisse illi, qui leonem in Matthaeo, hominem in Marco, vitulum in Luca, aquilam in Ioanne intellexerunt, quam illi, qui hominem Matthaeo, aquilam Marco, leonem Ioanni tribuerunt. (De consensu evangelistarum, 1.6.9) ; voir en revanche plus anciennement, le fragment au Commentaire d’Ezéchiel d’Hippolyte de Rome (éd. N. Bonwetsch - H. Achelis Hippolytus Werk, GCS 1.2, Leipzig, 1897, p. 183).
- Commentaire sur Matthieu, pref. Cette répartition qui s’impose au Moyen-Âge est déjà dans les Scholies sur l’Apocalypse 4.7 de Victorinus (2ème s., PL 5. p. 317-318), et se trouve aussi au 4ème siècle dans le De mensuris et ponderibus d’Epiphane de Salamine (voir P. Bourguet, « Les symboles des quatre évangélistes », Revue réformée, 10, 1959, p. 2-25 ; M. Werner, « The Four Evangelist Symbols Page in the Book of Durrow », Gesta, 8 (1), 1969, pp. 3-17).
- « L’ignorance des choses, à son tour rend obscures les expressions figurées (figuratas locutiones), quand elle porte sur les propriétés des êtres animés, des pierres, des plantes, ou autres créatures qui sont mis dans les écritures, en vue d’une similitude (similitudinis alicujus gratia) » (de doct. chret., 2.16.24).
- Physiol. 11 : ὅταν ἐπέλθῃ αὐτῷ ἄνθρωπος θέλων αὐτὸν ἀποκτεῖναι, ὅλον τὸ σῶμα αὑτοῦ εἰς θάνατον προδίδωσι, τὴν δὲ κεϕαλὴν αὑτοῦ κρύπτει καὶ ϕυλάσσει.
- Cf. Physiol. 11 : καὶ ζητεῖ πέτραν ἢ ῥαγάδα στενήν, καὶ ἐκεῖθεν ἑαυτὸν ἐκπιέσας, θλίβει τὸ σῶμα,
- καὶ ἀποβαλὼν τὸ γῆρας, πάλιν νέος γίνεται.
- Cette connaissance est donc utile car elle éclaire des passages obscurs de l’Ecriture (illuminat obscura librorum).
- Commentaires aux Psaumes, 66, 10.
- Augustin, de doct. christ. I.36.40.
- Cf. Version Y (de caradrio) : duplicia autem sunt creatura, laudabilia et vituperabilia.
- Raban Maur aussi dans le De rerum naturis interprète de nombreux animaux in bonam partem et in malam partem, en fait même in utramque partem. Bestiaire céleste et bestiaire infernal coïncident souvent, comme le note Zambon (2001 : 37).
- Basile, Hexaémèron, 8, 172c.
- Cf. Pitra, Spicilegium Solesmense, 1855, III, de re symbolica, p.499-572. & J. Danielou, Les symboles chrétiens primitifs, 1961, Seuil, p. 56-58 (le seul animal traité dans l’opuscule est le poisson).
- Voir Physiologus Latinus Versio Y, Francis J. Carmody ed., University of California Publications in Classical Philology 12 (7), 1941, p. 95-134.
- Physiol. I.5 : « Mais on me dira : ‘Le hibou est impur, d’après la loi ; comment peut-on le comparer à la personne du Sauveur?’ L’Apôtre dit à juste titre : ‘celui qui n’avait pas connu la faute ; il s’est rabaissé pour sauver tous les hommes et les porter dans les hauteurs’ (II Corinthiens, 5, 21) ».
- Cf. nycticorax imunda avis est, et tenebras amat magis quam lucem. Il n’y a pas, dans cette version, d’opposition entre la valeur abominable du nycticorax et le nouveau sens que lui donne la figure du Sauveur qui s’humilie volontairement. La tradition postérieure voit en lui l’image du Juif, serviteur du démon qui refuse de reconnaître le Christ (Guillaume le Clerc), le simple pêcheur (Hilaire, Raban Maur), ou alternativement le Christ ou le pêcheur paresseux (Hughes de Fouilloy).
- Cf. Physiol. lat. (B) 16.
- Cette dualité ne peut être mise sur le compte de l’amalgame que constitue cet animal, mêlant l’agressivité du rhinocéros à la douceur de la licorne, puisque seul le rhinocéros connaît l’éléphant, et que le geste qui lui est prêté dans la tradition (le redressement de l’éléphant tombé) est une euphémisation d’une scène de combat au cours de laquelle la botte secrète du rhinocéros consiste à embrocher son mortel adversaire en passant sa corne sous son ventre (voir Elien NA 17.44).
- Voir aussi l’interprétation des deux cornes puissantes de l’antolops dans le Physiologos latin Y, où elles représentent deux vices (la médisance et les plaisirs), puis (comme en B) les deux testaments.
- La notice suivante, sur le renard (Physiologos I.15) rappelle un verset du Cantique (2.15) : « attrapez-nous ces petits renards, car ils ravagent les vignes ».
- Ajoutons que le hérisson, si paternellement bon, de la IIIème recension est décrit trois lignes plus loin comme un être démoniaque, « qui a du venin dans le cœur ». La fourmi est prise dans la même ambiguité : diligente cueilleuse de blé, elle est un modèle de vertu (Physiol. I) ou une voleuse dévastatrice (Physiol. III).
- Le mot désigne sans doute par euphémisme son croupion (comme le mot pieds peut viser, dans les textes bibliques, les parties intimes).
- Les valeurs symboliques du paon sont évidemment très nombreuses, et éventuellement sans aucun rapport avec la thématique de l’orgueil ; il est ainsi associé à l’immortalité et à la résurrection chez Augustin (Civ. Dei 21.4) et son cri effraie les serpents, etc.
- Le Physiologos représente systématiquement les Juifs comme des déicides aveugles ou hypocrites.
- Le nucticorax, comme on a vu plus haut, peut être associé à l’endurcissement des Juifs, et il hésite entre méditation et rancœur.
- Voir Epist. Barnab. 10.
- Voir à ce titre l’étrange remarque de Zambon (2001 : 36) : « Tale ambivalenza –che è intrinseca alle simbologie arcaiche e deriva dalla loro capacità di aprirsi simultaneamente agli aspetti opposti, maschile e femminile, superiore e inferiore, positivo e negativo, della realtà- era ben nota agli autori crisitani ».
- Voir, par exemple, la seule page 112 où apparaissent successivement les expressions « l’ambivalenza del simbolo (e ripettutamente affermata) », « valenza positiva o negativa », « (anche esso) si presenta in formato double face ».
- Il précise un peu plus loin : res eadem non in contraria sed tantum in diversa significatione ponitur.
- Voir, sur ce passage, Todorov 1977, p. 43-52.
- La cigale d’Ambroise, le maître d’Augustin, malgré sa discrétion et une solide réputation de créature éthérée et spirituelle illustre encore cette disponibilité de la figure animale : détachée des nourritures matérielles (cf. Philon, Vit. contemp. 35) les cigales infatigables et douces dont on dit que « plus l’air qu’elles absorbent par l’esprit est pur et plus clairs résonnent leurs chants » (Ambroise Hexaemeron 5.22) se repaissent, vues d’ailleurs, « d’un air bien lourd de désirs ; elles vivent au jour le jour, crèvent de leur plainte. Les hommes sans discipline sont bien des cigales, nés pour la mort dans la journée, crépitant plutôt que parlant ; dans l’ardeur des désirs brûlants, ils se gargarisent d’un chant qui leur est nocif et tombent aussitôt, sans porter de fruits, dépourvus de toute grâce » (Ambroise, Lettres, 28, 5).
- Voir D. Peil, « On the question of a Physiologus tradition in Emblematic art and writing », in Nona C. Flores, Animals in the Middle Ages, New York & London : Routledge, 1996, p. 103-130 ; voir aussi E. P. Evans, Animal symbolism in ecclesiastical architecture, Londres : Heinemann, 1896.
- Voir les Emblèmes d’Alciat ou l’Iconologie de Ripa, dont le titre complet en dit long : Descrittione dell’Imagini universali cavate dall’Antichita et da altri luoghi… Opera non meno utile que necessaria a Poeti, Pittori, & Sculptori per rappresentare le virtu, vitij affetti, & passioni humane. Ripa décrit la figure avec ses différents accessoires (paraphernalia) : nature de l’habit, couleur, etc., jusqu’aux références littéraires justifiant leur sens.
- Et l’homme créa l’animal, Odile Jacob, 2003, p. 249 ; plus loin (p. 252-257) l’auteur se montre plus lucide sur la polyvalence intraculturelle des symboles animaux.
- Cette nature léonine est sujette à interprétation, elle aussi : dans la troisième recension elle suggère d’effacer ses péchés par le repentir (ed. F. Sbordone, Physiologus, 1936, p. 262).
- Cet illustre prédicateur de la fin du Moyen-Âge disait sans ironie : « Quelqu’un a dit que L'Écriture sainte est comme un nez de cire, chacun peut la tordre comme il veut » (Einer spricht, die heilige geschruft iat t'ie ein wechseni nas, man bügt es war man wit, in : C. Schmidt, Histoire littéraire de l'Alsace à la fin du xvèmeet au commencement du xvièmesiècle, 1879, I, p. 423).
Paru dans Rursus 2 2007 : "Morale du Physiologos : le symbolisme animal dans le christianisme ancien (IIe-Ve s.)
La lecture de la littérature paléochrétienne grecque et latine conduit rapidement à plusieurs constats généraux concernant la présence des animaux dans ces textes : 1) il y a une importante utilisation rhétorique des figures animales (dans des comparaisons ou des analogies), mais une relative pauvreté numérique du bestiaire ; 2) les développements zoologiques portent sur quelques conduites animales et sont indifférents à l’investigation naturaliste et aux données scientifiques ; 3) les textes associent constamment ces conduites à un sens ‘allégorique’ ; 4) la valeur symbolique des animaux est instable, et selon les auteurs ou chez un même auteur un même animal a des sens et des fonctions diverses. C’est le dernier point qui est le plus délicat, et à la fois le plus intéressant pour une analyse de la symbolique chrétienne, mais il suppose de s’attarder aussi sur le troisième point, car entre la logique de l’interprétation allégorique (3) et la pratique de la polyvalence symbolique (4) il semble qu’il y ait un conflit, sinon théorique, du moins stratégique.
Des animaux chrétiens
La ‘zoologie chrétienne’ est entièrement générée par l’activité exégétique, et elle s’exprime principalement dans les commentaires à la Genèse ou aux six jours de la création (le genre homilétique de l’Hexaéméron), et les commentaires des textes poétiques de l’Ancien Testament ainsi que des images du Nouveau. Le postulat d’une symbolicité essentielle des créatures animales découle ainsi de ce contexte de représentation, où l’animal est absorbé dans le processus global de décodage et de reformulation des Écritures. Et c’est naturellement qu’ils sont investis d’une fonction de témoignage dans un système où les signes convergent vers un horizon moral et théologique. L’attention presque exclusive que portent les textes chrétiens anciens (épistolaires, apologétiques, homilétiques, exégétiques) au sens figuré ou allégorique des animaux, permet de situer et de comprendre le projet du texte connu sous le nom de Physiologos, ouvrage simple et populaire qui fait de la vocation spirituelle du signe animal un principe de composition, en offrant une série de diptyques présentant comme les faces réelles d’une même médaille la description d’une nature animale, d’une part, et sa valeur spirituelle, d’autre part1.
Les animaux, dépourvus -parce que dépouillés- d’intérêt biologique, se voient attribuer une valeur démonstrative magistrale. Exemplaires car d’emblée génériques (un renard est le renard, et réciproquement), éthologiquement presque aussi complets que les hommes, et n’ayant heureusement pour parler que leur corps (ne risquant donc pas de se mordre, ou d’introduire un décalage suspect entre deux registres d’expression : la conduite et la parole), ils constituent des candidats rêvés pour le rôle de mimes et de figures prototypiques d’un monde dont tous les éléments portent le sens entier de la création. Les textes qui leur accordent une place manifestent, de manière plus ou moins explicite, que la réalité des animaux est essentiellement de nature symbolique, et qu’ils sont des lieu-tenants spirituels exprimant, par delà leur forme concrète et leur histoire naturelle, et au prix d’une spécialisation extrême de leur identité, une maxime morale ou un article de foi qu’illustre motu proprio un trait de leur personnalité comportementale. Cette tendance profonde du christianisme à percevoir les animaux, presque immédiatement, à travers un filtre de représentations qui définit l’identité animale comme tout entière symbolique, et marginalise les aspects non révélateurs de sa nature, pèse assez pour disposer encore les lecteurs modernes à considérer que la valeur symbolique est presque en l’animal un sens inné et, humainement, sa raison d’être. User de l’expression « figures animales » permet d’éviter de les stigmatiser instantanément comme symboles, noyés dans un signe qui les décale vers un sens second, allusif (et que l’on imagine enrichi), où s’épuiserait leur essence, même si elle ne peut suffire à enrayer cette lecture courante.
La fonction de l’animal dans l’exégèse et la rhétorique chrétiennes semble fournir les conditions idéales pour bâtir une théorie simple du symbolique, où le symbole est le régime fondamental et ordinaire du signe, celui qui permet de définir tous les signes comme des figures, organisées plus ou moins selon le modèle d’une triade linéaire qui conduit, à travers le sens littéral, du signifiant au figuré. Avec une seule histoire à raconter, une seule parole à escorter, dans une seule direction, et un enrôlement systématique de tous les signes pour servir ce discours il paraît logique que les figures animales servent régulièrement et sans ambiguïtés des significations théologiques ou morales. Cette tendance à l’univocité semble d’autant s’imposer que la zoologie chrétienne est une reconstruction artificielle dans laquelle les caractères physiques et éthologiques des animaux sont taillés sur mesure2 à partir du sens spirituel qui fournit le patron de leur nature, -au point que leur identification est parfois impossible. Si les caractéristiques qui motivent le symbole sont souvent repris de la littérature ancienne (païenne) elles sont nettement réorientées pour rendre plus facile à saisir et plus impressionnante la concordance du message et de son témoin naturel. Dans le cadre catéchétique du Physiologos la stabilité des équations particulières (entre l’animal et son sens figuré) semble même une condition pour que le dispositif pédagogique fonctionne correctement et permette de développer à travers les bêtes la conception spirituelle de la genèse : la création du monde est, au fond, une incarnation de l’esprit, une mise en formes sensibles d’un sens théologique ; ainsi, le sens de la création des animaux, au-delà de la compagnie et du service qu’ils sont censés apporter à l’homme et motivent, historiquement, leur apparition3, est d’incarner des signes.
Pour un discours prosélyte par nature et par définition, comme l’est le discours évangélique chrétien, il est normal de penser que stratégiquement il va développer ce sens et s’orienter vers un contrôle des significations symboliques qui, dans cette herméneutique globale des mots et des choses, constituent un enjeu fondamental, et le support de sa différence. L’écart sémiologique entre le signe (représenté) et son sens (symbolique) oblige à régler les interprétations, à s’assurer que toutes les lectures ne sont pas possibles. Comme l’on assure le sens des mots à l’intention de qui apprend une langue, il s’agit, dans un discours qui enseigne le code théologique des objets-signes naturels, de fixer le sens des choses, par une concordance qui évite les divagations. Ce processus normatif devrait s’exprimer de façon quasi superlative dans le Physiologos, qui a précisément pour programme de fournir des formules spirituelles sous forme zoologique, et de faire voir « comment les natures et les dispositions des animaux de sensibles qu’elles sont, sont transformées en spirituelles, et comme, à partir de la nature des animaux, le Physiologue rend manifeste et fait comprendre l’économie de l’incarnation de notre Seigneur, Dieu et Sauveur Jésus Christ »4. Or c’est, précisément, le contraire qui se passe : là, comme ailleurs, la figure animale est irréductible à une signification univoque et tend à un symbolisme multiple.
Bonne figure et mauvais objet
Avant d’analyser pour l’exemple certaines de ces figures animales et le modus significandi qui les concerne, indiquons d’emblée que cette étude a pour cible une conception commune et culturellement paresseuse du symbolisme, qui repose de façon plus ou moins explicite sur une théorie essentialiste du symbole. C’est dans le format intellectuel et éditorial du « dictionnaire » (de symboles) que s’exprime de manière extrême l’inconsistance d’une approche normative et paradigmatique des symboles : à chaque entrée, représentée par un mot que l’on fait passer pour une entité objective, complète et commune, est dressé l’inventaire, plus ou moins large selon l’ambition du dictionnaire, mais toujours sommaire et parfois délibérément approximatif, des principaux rôles qu’une littérature ou une culture a confiés à une figure. Cette perspective est, fondamentalement, une illusion —ou pire : une mystification. Elle produit un signe-objet en tout point semblable à la crase artificielle et inanimée d’un mythe tel que synthétisé par un… dictionnaire. Quiconque s’arrête à mesurer l’écart qui existe entre la fiche signalétique d’un « symbole » ainsi établie (en fait : un objet représentable, appartenant au monde empirique) et ses expériences intellectuelles et artistiques relatives à ce signe perçoit la vanité de ces entreprises, moins en ce qu’elles stockent des représentations culturelles et exposent des usages imaginaires, que parce qu’elles réduisent des récits en équations abstraites et, nécessairement, prennent le sens pour une donnée du monde et non une production, diversement contextualisée, du discours. Naturellement, les objets qualifiés de symboles se voient reconnaître des significations diverses –on parle alors de ‘richesse’-, surtout lorsque la perspective anthropologique est large, mais sans jamais céder sur l’essentiel : leur identité et leur unité, situées quelque part entre le signifié et le symbolisé. Ainsi fait retour en quelque sorte, là où on le croyait disqualifié, « le mythe de l’univocité du signe »5 qui, dans le symbole encore, nous hante. Le postulat est celui d’un caractère transculturel des symboles et du symbolisme, avec des variantes qui ne font que souligner la référence commune6 ; et il s’inspire de l’intuition qu’il y a au fond un substrat symbolique stable (la coupe renvoyant, par exemple, d’une manière aussi vague que les termes qui la caractérisent, à « l’abondance » et à « l’immortalité »)7, surtout lorsqu’ils sont naturels8.
Pourtant, même prévenu contre les symboles gelés ce schématisme nous séduit et l’on doit faire effort pour s’en défendre9. Car on est tenté d’attribuer aux figures « un pouvoir interne de représentation »10 et de signification, sorte de prolongement de leurs caractéristiques objectives que l’on perçoit intuitivement comme significatives, sémantiquement orientées, les prédisposant à suggérer un certain type de concepts ou de valeurs. Même la théorie structuraliste, radicalement opposée à l’idée d’une symbolique archétypique s’exprimant par des images et des schèmes communs, ne renonce pas à voir dans les êtres naturels une objectivité contraignante qui conditionne parfois fortement, « hors de l’esprit », le contenu symbolique de certaines formes11. Sans prétendre que les figures animales peuvent symboliser n’importe quoi, il nous paraît que les limites du potentiel symbolique d’un être naturel, suggérées par ses caractéristiques objectives (à supposer qu’on puisse les mettre en équations et formules abstraites), sont purement théoriques, dans la mesure où cet être n’est jamais pris au pied de sa ‘lettre’ anatomique ou éthologique mais toujours saisi en situation à travers un discours ou du moins une représentation, qui met en relief et interprète spécialement et sous un certain angle un caractère qui devient une clé globale. La valeur symbolique suggérée ou signalée à partir d’une scène animale est susceptible de muter dans diverses directions au gré des reformulations de la scène. La conviction triviale que la lecture d’un symbole suppose une interprétation ne doit pas dispenser de reconnaître que la constitution d’un symbole est aussi et auparavant une activité interprétative.
Le cas de l’aigle chrétien
Prenons ce que, par une commodité d’usage, on appellera la figure de l’aigle12, pour voir combien la conception essentialiste et abstraite du symbole, qui tient le contexte pour un accident et le récit pour une simple amplification, interdit de comprendre la dynamique symbolique. En quête de caractères typiques de l’aigle, susceptibles de conduire à des significations qui seraient objectives et régulatrices de cette figure, on rencontre les notions de vol, de hauteur, et d’envergure. Au ‘substrat’ de l’aigle que peut-on ajouter ou préciser qui ne soit déjà un écart et une mission représentative ? Et ces attributs (volant, haut, large) ne sont-ils pas susceptibles de multiples versions et de valorisations hétérogènes ? La multiplicité des caractères attribuables à l’aigle par une expérience ordinaire fait pencher dans tous les sens : hauteur d’orgueil, de gloire, de sollicitude ou de distance… L’aigle, finalement, tiraillé, n’est pas un signe, dans l’espace symbolique où il est question d’autre chose que de l’essence. Il est axiologiquement libre, moralement indifférent, philosophiquement neutre13. Un partenariat symbolique (symbolisant/symbolisé) évident et immédiat, autrement dit un symbolisme « littéral », est fondamentalement contradictoire. Dans la littérature chrétienne ancienne, et sans viser ni croire possible l’inventaire complet des sens qu’il supporte, l’aigle signifie l’impureté (Epître de Barnabé 10.4 ; voir LXX Lévitique 11.13), l’esprit rapace et captateur d’héritages (Origène, Homélie sur le Lévitique 7.7 ; Théophile, Autolyc. 2.16 ; Ambroise, Hexam. 14.46), la contemplation céleste (Cyrille d’Alexandrie, Catech. ad illumin. 9.12.7, Ambroise, Hexam. 12.37) des saints (Eucher, Formulae 1.3), les puissances diaboliques (Origène, Hom. in Ezech. 11.3 ; Hippolyte, Antichr. 23.6 ; Jérôme, Comm. in Oseam 2.8) et le Christ ressuscité (Maxime Serm. 56.2 ; Jérôme, Tract. in Ps. 90.4, etc.)14 ; il est l’oiseau le plus injuste avec sa progéniture (Basile, Hexa. 9.6), et le plus soucieux de ses petits (Ambroise, Hexam. 18.60 ; d’après LXX, Dt. 32.11). Tâchant de rassembler les visages bibliques de l’aigle et d’en dresser un portrait sommaire Grégoire le Grand « résume » la figure à quatre tendances qui couvrent en fait les valeurs théologiques cardinales15 : les esprits mauvais, les puissances terrestres, les saints contemplatifs, le Christ16. Ainsi, malgré une définition « aérienne » de l’animal, que l’on a voulu croire impartiale et incontournable, l’aigle peut symboliser les puissances terrestres et mesquines, en vertu d’une énigme d’Ezéchiel (17.3-8), où apparaît un aigle agriculteur et jardinier. Par ailleurs, les trois attributs relevés (volant, haut, large) semblent orienter l’animal vers une idée positive de domination et de royauté, mais n’empêchent pas l’aigle d’être stigmatisé comme un parasite hypocrite et vicieux17 ; et encore : lorsque l’aigle royal et contemplatif regarde purement Dieu en face, le symbole est motivé par un contexte et déterminé par une visée, comme dans la signification que le Pseudo-Denys donne de la forme de l’aigle…en tant que figure angélique18. L’unité de base de la symbolique n’est pas un objet, ou un signe, mais une phrase ou un épisode, qui associe une figure à une ou plusieurs actions qui la situent.
Le récit symbolique
Il ne peut donc y avoir de répertoire général de symboles valable, mais seulement un guide de lecture sur la méthode à appliquer pour déceler et développer un sens figuré. Pourtant des manuels de traduction allégorique existent bien dans la littérature ancienne, tel le recueil d’Eucher de Lyon intitulé Formulae spiritalis intelligentiae, qui propose une interprétation basique et conventionnelle, rarement complexe19, des locutions et figures des Ecritures, sous la forme d’un glossaire organisé thématiquement. Mais il s’agit là d’une compilation à vocation pratique et limitée, composée comme un aide-mémoire schématique à l’intention de son fils en formation, pour lui faire accéder à « l'intelligence de tous les Livres divins ». De plus l’ouvrage d’Eucher est comme un abrégé de ce qui serait une concordance allégorique complète des occurrences bibliques, signalant des sens spéciaux selon les textes par une indication brève (in psalmo, in propheta, etc.) ; il vise donc un corpus textuel limité (quoique très vaste), et non les sens des créatures, qui constituent l’horizon du Physiologos et l’enjeu des commentaires sur la création.
Dans la tradition origénienne de l’interprétation allégorique, les élucidations de figures proposées ne peuvent être exhaustives et sont toujours proposées à titre d’exemple, avec pour but essentiellement, comme le dit le Pseudo-Denys, d’ « aider notre esprit à s’élever au-dessus de la grossièreté des images matérielles »20, dans l’idée que les paroles de l’Écriture « ne dépeignent les intelligences supra-célestes sous des images matérielles que pour nous conduire du corps à l'esprit, et des pieux symboles aux purs sommets des hiérarchies célestes »21. Car les significations des figures varient, comme le dit nettement Augustin, pro locis in quibus ponitur (de doct. christ. 3.25.36). Il faut concevoir la symbolique chrétienne, entée sur les textes saints mais amplifiant et diversifiant les figures à partir de la tradition zoologique grecque en particulier, comme une collection de scènes22. Il est difficile de dépasser le niveau d’élaboration du récit, qui procure à la figure animale un emploi, sans l’inscrire dans une définition ; or ce contexte, toujours déterminant dans les textes et précisé par les exégètes, est généralement éludé dans le bilan symbolique dressé par les lexicographes et les commentateurs modernes23. Contraint à une signification abstraite et stable la figure devient une allégorie, autrement dit un idéogramme, aboutissement paradoxal et régressif d’un processus de création sémiologique qui se trouve ainsi récupéré pour constituer un système de signes prédéfinis et contrôlés, et un code linguistique illustré qui est au fond fort peu économique.
Le bestiaire chrétien
Les figures animales offrent l’avantage considérable de suggérer, par analogie, non pas des idées, mais les caractères, les comportements et les désirs humains24 ; à ce titre ils peuvent, selon leur occupation, exprimer une large palette de significations, tout comme un homme peut, selon ses moments, représenter toutes les tendances de la vie morale et spirituelle. Ainsi un nombre réduit d’entre eux suffit, combinés à des situations diverses, à métaphoriser les forces intérieures ou extérieures qui animent ou contrarient le chrétien. Par suite, les animaux symboliquement actifs dans les textes sont en nombre limité, comme on peut le voir dans la tradition du Physiologos, qui réunit, en additionnant les animaux des trois rédactions, environ 60 figures. Comme pour la fable (environ 80 animaux dans le corpus ésopique) il semble exister une sorte de quantum moyen du bestiaire chrétien, de loin plus pauvre que la faune biblique (128)25, pour ne rien dire de celle que décrit Aristote (environ 500 espèces).
Augustin compare judicieusement les images naturelles aux lettres de l’alphabet, qui n’ont pas une valeur stable une fois pour toutes mais assument des valeurs diverses selon la position qu’elles occupent dans les mots : ainsi, écrit-il à propos des sens du lion (leo) et de la pierre (petra), la pierre « signifie différentes choses, comme pour une lettre, dont on comprend le sens en fonction de la place qu’elle occupe » significat alia atque alia, sicut lettera quo loco ponatur vide, ibi intellegis ejus vim (Commentaires aux psaumes, 103(3).22)26. Cette polyvalence est évidente pour la pierre dont le sens utile n’est pas dans sa dureté mais dans ses usages narratifs : pierre du chemin qui fait trébucher, pierre d’angle de maçonnerie, pierre de lapidation, pierre de sacrifice… Il en va de même pour le lion et les autres animaux aux multiples tours, aux natures variées27, parmi lesquels se signalent quelques vedettes durables dans la tradition physiologique médiévale. Cette économie, qui tranche avec l’abondance zoologique, dans la tradition païenne et biblique, sollicitée l’une comme l’autre dans les textes chrétiens qui exploitent la symbolicité animale, correspond par ailleurs au nombre réduit des significations morales et théologiques. Tous les animaux ne sont pas nécessaires à l’expression de la vérité chrétienne dans la mesure aussi où les valeurs symboliques que le théologien, l’exégète ou le catéchiste tend à leur donner sont en nombre restreint et ne peuvent s’étendre sur tous, le monde moral ou spirituel étant, en personnages, infiniment plus pauvre que le monde naturel28.
Le dispositif symbolique
Du point de vue théologique les animaux sont tous chrétiens, avant d’être animaux : « Peut-être que, de la même façon que Dieu a créé l’homme à son image et ressemblance, il a créé aussi les autres créatures selon la ressemblance de certaines figures célestes » (etiam ceteras creaturas ad alias quasdam caelestes imagines per similitudinem condidit)29. Cette suggestion (platonicienne) d’Origène exprime ouvertement un postulat plus général, selon lequel les animaux témoignent de la bonté du créateur et sont des porte-parole de la foi. Même Basile, réticent voire hostile à l’interprétation allégorique30, retrouve en chaque animal le signe de la sagesse divine, y compris dans les bêtes sauvages qui permettent « la démonstration de la foi » (πίστεώς ἔστιν ἀπόδειξις τὰ θήρια)31. Même les animaux nuisibles32 (et susceptibles d’une valeur symbolique négative) jouent un rôle capital pour éprouver l’homme et le conduire à la foi, de sorte que tout ce qui est pervers dans l’animalité est une vertueuse démonstration pour l’homme. Le raisonnement est intellectuellement et théologiquement très commode33, et vaut aussi, naturellement, pour l’existence humaine, où le malheur est ainsi une source positive de perfectionnement34. Les animaux sont, à plusieurs titres, l’occasion de démontrer la foi : non seulement par les signes, lorsqu’ils expriment une donnée de nature spirituelle, mais aussi par les faits, lorsqu’ils prouvent la réalité des miracles, comme la salamandre prouve la vérité du martyre des enfants plongés dans la fournaise (Physiologos 31)35 ou le phénix celui de la résurrection (Physiologos 7)36. L’exégèse allégorique suggère comme équivalentes ou complémentaires deux relations interprétatives : la théologie interprétant le monde à partir de la révélation, et le monde interprétant la vérité chrétienne à partir de la création. Ce double sens de l’exégèse transparaît dans le Physiologos à travers la formulation même du rapport entre les deux dimensions du réel. Le plus souvent le texte dit que l’animal « prend ou reçoit le visage »37 du Christ ou du diable, qu’il « joue un rôle » ou qu’il « renvoie » à une réalité spirituelle38 ; mais le rapport est parfois inversé et ce sont les acteurs spirituels qui « reçoivent le visage » des animaux et les « représentent »39.
Le sens spirituel de la nature est redécouvert à travers les Écritures, et la solidarité des deux livres (liber naturae, liber scripturae) est motivée par l’argument proposé plus tard par Bonaventure : à la suite du péché d’Adam le liber naturae est devenu indéchiffrable pour l’homme et, le sens immédiat étant perdu, naît le besoin d’un second livre, le liber scripturae, pour gloser le premier et redonner sa clarté évidente à son contenu40. L’évolution et les flottements dans la typologie et le nombre des « sens de l’écriture »41 n’a pas d’effet sur le principe de la posture allégorique qui paraît associée au mouvement de réinterprétation chrétienne de l’histoire depuis l’épître de Barnabé (début du 2ème siècle) et même les lettres de Paul, qui déclare : « Ce que Dieu a d’invisible, depuis la création du monde, est visible, par l’intellect, dans ses œuvres (τὰ γὰρ ἀόρατα αὐτοῦ ἀπὸ κτίσεως κόσμου τοῖς ποιήμασιν νοούμενα καθορᾶται) » (Epître aux Romains, 1, 20).
L’opération et le sens de l’interprétation
L’interprétation symbolique est donc une activité fondamentale (de déplacement et d’ascension), qui engage et met en action la foi, et non une grille de décodage ; car c’est en interprétant qu’on connaît Dieu et non en superposant une traduction convenue. Dans le traité De la Doctrine chrétienne, premier manuel méthodique en latin d’exégèse chrétienne que Marrou qualifiait de « charte fondamentale de la culture chrétienne »42, Augustin définit un programme de formation préliminaire pour comprendre l’écriture, et propose un classement et une définition des signes, développés dans le second livre43 : « Un signe est, en effet, une chose qui, en plus de l’impression qu’elle produit sur les sens, fait venir, d’elle-même, une autre idée à la pensée (signum est enim res, praeter speciem quam ingerit sensibus, aliud aliquid ex se faciens in cogitationem venire)… Les signes naturels sont ceux qui, sans intention ni désir de signifier, font connaître, d’eux-mêmes, quelque chose d’autre en plus de ce qu’ils sont eux-mêmes (quae sine voluntate atque ullo appetitu significandi praeter se aliquid aliud ex se cognosci faciunt) » (de doctr. christ. 2.1.1-2). Augustin distingue des signes naturels (signa naturalia, comme la fumée par rapport au feu, ou l’empreinte par rapport à l’animal) les signes intentionnels (signa data), comme les mots ; parmi ces derniers peuvent être distingués les signes donnés par Dieu dans l’Ecriture (divinitus data), lesquels se subdivisent eux-mêmes en deux : les signes littéraux ou immédiats (signa propria), et les signes métaphoriques ou figurés (signa traslata), qu’Augustin illustre par l’exemple du bœuf : « Les signes sont littéraux ou métaphoriques. Nous les appelons littéraux quand ils sont utilisés pour désigner les objets en vue desquels ils ont été créés ; par exemple nous disons ‘un bœuf’ (bovis) quand nous pensons à l’animal que tous les hommes de langue latine appellent par ce nom comme nous le faisons. Les signes sont métaphoriques quand les objets que nous désignons par les termes littéraux qui s’y rapportent sont utilisés eux-mêmes pour désigner un autre objet. Par exemple nous disons ‘un bœuf’, et par ces deux syllabes (bovis) nous désignons l’animal qu’on a l’habitude de nommer par ce nom mais, en plus, cet animal fait penser à l’évangéliste que l’Ecriture, suivant l’interprétation de l’Apôtre, a désigné par les mots : ‘Vous ne mettrez pas une muselière à un bœuf qui foule le blé’ (Paul, 1 Corinthiens, 9.9) » (de doctr. christ. 2.10.15). Ainsi le signifié (bœuf) devient le relais pour un autre signifié (évangéliste) dans une relation que l’on peut qualifier de symbolique.
Mais précisément par cet exemple on constate que le sens figuré ou ‘déplacé’ n’est pas guidé méthodiquement par un report de sens reposant sur une similitude objective qui va de soi. Paul n’interprète pas mais suggère un sens non plus linguistique mais culturel, et c’est par la situation de parole que « celui qui a des oreilles pour entendre » est invité à chercher un deuxième sens. Cependant il est souvent question de bœuf (ou plutôt de veau : μόσχος ou vitulus) dans l’Ecriture et pas toujours pour renvoyer à l’évangéliste. Même si Augustin s’appuie sur une convention, ce n’est donc pas le nom du bœuf qui fait penser à l’évangéliste, mais le soupçon allégorique, et une option interprétative très particulière.
En l’occurrence l’identification du signifié métaphorique pose un autre problème qui intéresse la symbolique animale : de quel évangéliste s’agit-il ? Il semble y avoir, pour le taureau, unanimité des théologiens anciens sur l’attribution du signe à Luc, mais les autres animaux du tétramorphe (lion, homme/ange, aigle) inspiré par Ezéchiel et repris par l’Apocalypse, sont diversement attribués aux trois autres évangélistes. Ainsi le lion symbolise soit Jean (selon Irénée)44 soit Matthieu (d’après Augustin)45, soit Marc (selon Jérôme)46[voir tableau]. Les arguments pour les différentes affectations sont tous valables puisqu’ils établissent un rapport (lui même littéral ou allégorique) entre le texte évangélique et l’animal ; et virtuellement les animaux peuvent, au second degré, parrainer concurremment les réalités théologiques les plus diverses.
Irénée | Jérôme | Augustin | |
Aigle | Marc | Jean | Jean |
Lion | Jean | Marc | Mathieu |
Taureau | Luc | Luc | Luc |
Homme | Mathieu | Mathieu | Marc |
Si la connaissance scientifique des animaux est nécessaire, en principe, pour l’intelligence de l’Ecriture, sous peine de se méprendre sur les signes qu’ont donnés les hommes de Dieu en connaissance de cause, comme l’affirme nettement Augustin47, elle est en fait totalement superflue, puisque la nature des êtres naturels est dictée par la tradition interprétative et réinventée à partir des images et des situations indiquées par les versets bibliques. Les exemples donnés par Augustin pour appuyer cette exigence de savoir naturaliste, en vue de saisir les similitudes (entre l’objet naturel et le sens spirituel) contenues dans la Bible, sont curieusement empruntés au Physiologos, et non directement à la Bible : Le serpent qui offre son corps pour sauver sa tête, selon la quatrième nature que le Physiologos prête à cet animal48 « éclaire le sens des paroles (illustrat sensum) du Seigneur… » ; et quand il se contracte dans les passages étroits et abandonne sa vieille peau49, sa transformation « nous incite à imiter son astuce, à nous dépouiller du vieil homme… (quantum concinit ad imitandam ipsam serpentis astutiam exuendumque veterem hominem)»50. Pour connaître et faire transparaître le logos secret d’une chose (ce en quoi réside fondamentalement l’interprétation des signes) la lettre des créatures importe moins que l’assurance que l’on a de l’esprit de la création. Augustin peut ainsi tranquillement affirmer, au rebours de l’exigence précédemment rapportée, que les données zoologiques réelles sont secondaires dans la connaissance du monde : « Frères, est-ce que ces choses que l’on raconte du serpent et de l’aigle [leur faculté de se régénérer] sont vraies ou s’agit-il d’une légende des hommes contraire à la vérité, quoi qu’il en soit dans les Ecritures c’est toujours la vérité et ce n’est pas sans motifs que les Ecritures se réfèrent à ce genre de choses. Mettons donc en pratique ce que ces images signifient et ne nous fatiguons pas à chercher s’ils correspondent ou non à la vérité (nos quidquid illud significat faciamus, et quam sit illud verum non laboremus) »51. Car le critère de pertinence de toute interprétation est sa conformité à la doctrine chrétienne et fondamentalement au principe de charité : « Quiconque tire de l’étude de l’écriture une idée utile à l’édification de la charité, sans rendre pourtant la pensée authentique de l’auteur, dans le passage qu’il interprète, ne fait pas d’erreur pernicieuse ni ne commet le moindre mensonge »52.
La voie est donc ouverte pour une interprétation librement construite sur la doctrine spirituelle, en fonction des situations. Et le cadre de cette opération n’est pas bien défini : la direction de l’interprétation des passages bibliques est claire mais il n’existe pas de clé définie pour tous les versets bibliques, et encore moins pour les objets naturels qui s’y rencontrent à plusieurs reprises et en diverses positions. Même close sur les Ecritures la symbolique ne peut être simplement une sémantique.
L’ambivalence symbolique
L’ambivalence fondamentale des signes constitue un obstacle de principe à l’idée d’une simplicité évangélique des symboles, et un argument apparemment décisif contre une théorie simplificatrice qui voudrait lisser les êtres dans des équations de sens simples. Si cette ambivalence nous semble aujourd’hui aller de soi, et constitue, après la sémiotique freudienne, plus qu’une évidence —une loi, il a fallu du temps et une certaine inclinaison d’esprit pour l’assimiler. Or cette ambivalence constitutive du symbole est non seulement assumée par le Physiologos, mais elle est même exprimée explicitement dès la 1ère rédaction (ou collection) du texte, à la fois comme un principe d’interprétation et, d’une manière générale, comme la nature profonde des créatures. Dans la notice consacrées au charadrios (chap. 3), oiseau thérapeute au plumage immaculé et identifié au Sauveur, on trouve ce commentaire : « Mais quelqu’un me dira : ‘le charadrios est impur, d’après la Loi ; comment peut-il correspondre à la personne du Sauveur?’. Eh bien ! nous lui répondons : le serpent lui aussi est impur et Jean a porté un témoignage en disant : ‘Tout comme Moïse a porté dans les hauteurs le serpent, lorsqu’il était dans le désert, il faut que le fils de l’homme soit porté dans les hauteurs’. Car les créatures présentent un double caractère, l’un louable, l’autre blâmable (διπλᾶ γάρ ἐτι τὰ κτίσματα, ἐπαινετὰ καὶ ψεκτά) ». La version latine (B) du texte exprime aussi nettement ce principe, à l’occasion du même chapitre sur le caladrius (chap 5), en faisant appel à deux autres animaux au double visage : selon l’ordre de la royauté le lion et l’aigle sont assimilés au Christ, selon celui de la rapacité ils le sont au diable ; « et il y a de nombreuses caractéristiques dans les créatures qui ont un sens double, les unes étant louables, les autres blâmables ; et il y a beaucoup de différences, qui tiennent aux mœurs ou à la nature » (et alia multa sunt in creaturis habentia duplicem intellectum alia quidem sunt laudabilia, alia ver vituperabilia ; et differentia, sive morum sive naturae distantia)53.
La dualité des animaux se prête ainsi à l’utilisation rhétorique alternée des deux genres argumentatifs jumeaux du blâme et de l’éloge. Le serpent, plus que tout autre sans doute, exprime ce double sens du symbole animal, comme le souligne abondamment la littérature patristique en opposant le serpent du paradis à celui du désert. Il est ainsi globalement positif dans le chapitre du Physiologos qui lui est consacré (chap. 11)… et systématiquement négatif dans tous les autres chapitres du recueil où il apparaît. Ce texte joue même sciemment de cette réversibilité des signes, comme le montre la paire panthère (16) vs aspic-tortue (17), qui présente successivement le même pouvoir de séduction in bonam malamque partem : Le substrat pseudo-naturaliste est identique et les formules en partie littéralement reprises de l’une à l’autre, mais les valeurs des deux figures animales sont opposées, le parfum de la première étant assimilé à la suavité de la parole divine, et celui de l’autre à la séduction fatale du diable. Cette double lecture du signe, fondée sur l’idée d’une dualité morale de la créature, est commune à tous les auteurs, qu’ils recourent ou non de manière régulière à l’allégorie, et le dédoublement ‘in bonam partem’ et ‘in malam partem’ (Origène, Comme in Ezech. 11.3, etc. ; Rufin, Benedict. Pat. 2.16 ; …) revient très fréquemment dans les définitions d’Eucher54. Aucune créature n’est à l’abri de cette équivocité. La colombe elle-même, porte-figure zoologique de l’esprit saint et des apôtres, n’est pas toujours si simple : « Les colombes sont lubriques, les perdrix perfides et jalouses », dit saint Basile55 ; et le poisson christique, le cheval d’eau (Physiologos II.5) est aussi le gros poisson dévorant les petits (cf. I.17), de cette espèce dont le mâle avale la semence (II.5)56.
Elle affecte un certain nombre des figures animales présentes dans la tradition du Physiologos, y compris à l’intérieur d’une même rédaction, ou à partir des mêmes indications naturalistes. Ainsi pour le nycticorax (chap. 7), rapace nocturne difficile à identifier qui vit dans la retraite et l’obscurité, les auteurs du Physiologus latin tirent des conclusions inverses. Alors que la version Y57 suit l’exégèse du texte grec et assimile l’oiseau au Sauveur qui s’est abaissé à l’incarnation pour sauver ceux qui étaient dans les ténèbres58, le texte de la version B en fait un représentant des Juifs aveugles à la révélation qui, comme l’animal nocturne, « préfèrent les ténèbres à la lumière (amaverunt magis tenebras quam lucem) »59. Ce divorce peut apparaître au coeur d’un seul et même texte. C’est le cas de l’unicorne (μονοκερώς), dans la 3ème collection du texte (pseudo-basiléenne), qui présente deux natures (Physiol. III.2). L’évocation de la première (où l’unicorne apparaît comme un prédateur sanguinaire de l’homme) débouche sur l’exhortation suivante : « Veille, toi aussi, homme, et garde-toi de l’unicorne (μονοκερώς), c’est-à-dire du diable » ; la seconde le présente comme l’allié secourable de l’éléphant et donne lieu au commentaire suivant : « L’unicorne se comprend aussi de manière figurée comme étant le Christ (καὶ τροπικῶς ὁ Κύριος ἐπινοιεῖται) »60. Et sans chercher à minimiser ce grand écart symbolique de la figure animale, après avoir identifié la corne au Seigneur, le rédacteur poursuit : «[les fauves] se comprennent de manière figurée (τροπικῶς νοοῦνται) […] il y a parmi les fauves des animaux qui ont en raison de leur nature des pensées bonnes et mauvaises (γνώμας ἔχοντα ἐκ φύσεως ἀγαθὰς καὶ κακάς) : les bonnes pensées on les assimile (παρείκασται) au Christ et aux Saints, les mauvaises le sont, à l’inverse, aux démons et aux hommes mauvais»61.
La dynamique symbolique
La concurrence dans un même texte de deux significations antithétiques serait intolérable si l’on concevait le sens symbolique comme étant attaché à un être naturel et non à une action —ou dans le texte à un état d’esprit (γνώμη)— ; ce double jeu n’est possible que dans la mesure où l’auteur considère que le sens allégorique d’un animal est déterminé par un contexte —qui est en théorie naturel, autrement dit, en pratique, textuel. C’est la situation qui importe et les relations qu’elle met en jeu, et l’interprétation doit toucher la scène d’abord, par un de ses aspects, la valeur relative des acteurs découlant du choix de lecture de l’action. L’animal n’est pas statique, il a une histoire et il fait des histoires. Ces divergences ou contrastes ne sont donc pas des accidents ou des erreurs logiques62, mais des usages qui témoignent que la symbolisation est justement considérée comme un procédé rhétorique.
Le hérisson, dans la tradition ‘physiologique’ offre un autre exemple de cette dynamique symbolique. Les rédactions I et III décrivent un comportement exemplaire de cet animal : « Le hérisson grimpe sur la vigne, […] jette les grains à terre avant de redescendre. Il se laisse tomber, le regard tourné vers le haut et les grains se fixent à leurs piquants ; il les apporte alors à ses petits » (I.14 ; cf. en termes similaires III.24). Mais à l’heure de tirer la leçon de cette conduite les deux rédacteurs empruntent des voies différentes : « Toi aussi, chrétien, reste près du rameau spirituel de la vigne de vérité […] et ne laisse pas le hérisson, l’esprit du mal, grimper jusque dans ton cœur, c’est-à-dire les puissances adverses, car sinon il te laissera privé de tout, comme le rameau, et n’ayant plus en toi la moindre brindille » ; « imite donc, homme, le hérisson ; même si c’est un animal impur il possède tout de même un genre de vie empreint de tendresse et d’affection pour ses petits […] va à l’église de Dieu et écoute les grains de la vigne de vérité, autrement dit les paroles de notre Seigneur Jésus-Christ ; et apporte-les à tes enfants… ». La scène animalière, on le voit, met en jeu trois personnages (vigne, hérisson, enfants) et deux actions (prendre et donner) qui peuvent être orientés par le discours de multiples façons : Faut-il défendre la vigne (ici et là source de vie) des braconniers63, quels que soient leurs mobiles, ou laisser venir à elle les hérissons pour qu’ils goûtent et fasse goûter à la vie ? La situation se prête, non pas une fois, mais à chaque fois à une nouvelle pesée et le Physiologos III engage alternativement à donner accès à la vigne (III.24 : hérisson) et à la barricader contre les déprédations du sanglier (III.12)64. La perdrix, elle aussi, sur le même fait mais sous un angle différent, peut endosser des responsabilités spirituelles divergentes, tantôt diabolique, tantôt soldat de la foi : « Le Physiologue a dit de la perdrix qu’elle réchauffe et couve des œufs qui ne sont pas les siens. Lorsqu’ils sont grands, les oisillons s’envolent vers leur parents et la laissent seule avec sa folie. C’est ainsi que le diable s’empare de la race des gens qui sont, par l’esprit, de petits enfants. Mais lorsqu’ils parviennent à la hauteur de leur âge, ils commencent à reconnaître leurs parents spirituels et célestes, c’est-à-dire le Christ, les saints Prophètes et les Apôtres -et ils le laissent seul avec sa folie » (I.18) ; « …toi aussi, homme spirituel, lorsque tu as fait beaucoup d’aumônes, ne t’en satisfais pas, dit-il, et cours vite chercher d’autres commandements et remplis bien ton nid, autrement dit ton cœur, et durcis ta confrontation avec les puissances adverses. A l’instar de la perdrix, qui tient bon dans son propre nid et refuse de rendre les œufs qu’elle a volés, tiens bon, toi aussi, homme spirituel, dans ta foi, et ne restitue pas les œufs que tu as soustrais au diable, autrement dit les commandements de Dieu, et ne te laisse pas dominer par les puissances adverses » (II.13).
Vient renforcer encore la souplesse du symbole le fait que l’interprétation peut s’arrêter où elle veut dans l’anecdote animalière, et se greffer dans le processus décrit, sur la phase de son choix : dans le cas du hérisson le don des raisins à ses petits est l’élément crucial retenu par le rédacteur III, qui règle et oriente la lecture des autres événements de la scène ; tandis que le rédacteur I, qui mentionne également ce don, se focalise sur le vol qui dénude le rameau et ancre sa lecture sur la phase de prédation. La « nature » du paon (II.11) est aussi l’occasion de montrer que la symbolique n’est pas la définition d’un objet mais un effet variable de lecture reposant sur une interprétation narrative, qui sélectionne, hiérarchise et reformule des éléments dynamiques. Le paon magnifique se pavane jusqu’à ce que, subitement, il s’avise de la laideur de ses pattes (sic) qu’il découvre du même coup65, et il lance alors un cri, honteux et confus. Doit-on considérer le paon comme un vaniteux invétéré (tel qu’il est dans la tradition emblématique fixée par C. Ripa), s’il est capable d’en prendre conscience ? Il sera orgueilleux si la vision de ses pattes est perçue comme son châtiment ou un rappel à l’ordre humiliant, ou repenti et donc vertueux, si la vision de ses pattes l’amène à une révision de son orgueil. Des deux mouvements du paon il s’agit de savoir sur lequel on s’appuie pour le noter. Le rédacteur de la version byzantine (Physiologos II) adopte encore une autre solution et rend ces deux élans complémentaires : le paon, entièrement exemplaire, apprend à l’homme à se réjouir de sa vertu et des dons de Dieu, et à s’affliger auprès de Dieu de ses défauts66.
Animal | Rédactions | Symbole du Christ | Symbole du chrétien | Symbole du diable | Symbole de l'homme mauvais |
Serpent (I. 11) | I, II, III | + | + | ||
Perdrix (I.18) | I, II | + | + | ||
Unicorne (I.22) | I, III | + | + | ||
Grenouille (I.29) | I, II, III | + | + | ||
Antilope (I.36) | I, II | + | + |
La portée théologique de l’ambivalence
Dans le contexte historique et idéologique de la naissance du christianisme, l’ambivalence du signe n’est pas seulement d’ordre sémantique, et elle s’exprime préférentiellement dans le retournement, forme dynamique du double sens, que suggère déjà la pédagogie du paon. Le recours à l’ambivalence, qui dépasse le dualisme des figures animales, a dans le Physiologos une fonction spirituelle, une vertu théologique : il exprime, ouvertement ou en sourdine, l’opération à la fois de différenciation et de dépassement du christianisme par rapport au judaïsme67. Le texte s’appuie en effet sur une double autorité, la zoologie païenne (Aristote) et la sagesse biblique (législation, prophéties et poèmes), mais tandis que la première apparaît comme une source d’information neutre, la seconde est l’objet d’une fréquente réévaluation. Placées généralement en tête du chapitre, les citations vétéro-testamentaires ne sont pas toujours interprétées dans leur sens conventionnel, mais souvent a contrario, par un renversement qui est un « renouvellement » symbolique : « Mais on me dira, dit le rédacteur de la première recension (I.5), ‘Le nucticorax est impur, d’après la loi ; comment peut-on le comparer à la personne du Sauveur?’. L’Apôtre dit à juste titre : « celui qui n’avait pas connu la faute ; il s’est rabaissé pour sauver tous les hommes et les porter dans les hauteurs » (II Corinthiens, 5, 21)68. Les abominations du Lévitique ne dictent pas une valeur et n’empêchent pas l’animal d’être bon69 ; au contraire : la stigmatisation négative d’un animal, selon le code antérieur de l’Ancien Testament, offre la situation idéale pour mettre en scène le miracle de la conversion, de la rémission, du paradoxe de l’humiliation du Seigneur.
L’ambiguïté n’est pas seulement le sens de la créature, elle est aussi le cœur de la doctrine chrétienne qui entend renouveler et dépasser l’Alliance ancienne, et apparaît comme un des thèmes principaux du Physiologos : positive, c’est la double nature du Christ exprimée par la cigogne bicolore (II.4), négative c’est l’hypocrisie des Juifs illustrée par l’hermaphrodisme de la hyène (I.24) ou la nature traîtresse de l’ange déchu à travers le singe qui commence bien et finit mal (I.45). Dans le monothéisme trinitaire qu’est le christianisme, la réversibilité est un signe moteur qui se décline sur toute une gamme de registres liés : symboliquement c’est l’ambivalence, rhétoriquement l’inversion et le paradoxe, théologiquement le renversement, moralement la dualité de l’homme, et spirituellement celle du Christ, Dieu et Homme mort et ressuscité.
De plus, dans la stratégie du Physiologos cette manipulation symbolique, qui retourne le sens moral du signe, accompagne un renversement du sens littéral au sens figuré qui est l’enjeu déclaré du recueil. Et les deux sens y apparaissent dans une relation de réciprocité qui aboutit à une sorte de tautologie : la conduite animale (lettre du monde) indique un sens spirituel (esprit du monde) ; mais dans l’ordre spirituel c’est l’animal qui est une image, une métaphore, signum traslatum de la vérité. Or le texte de l’Ancien Testament apparaît du côté du développement zoologique, comme une attestation de la nature animale : la partie qui semble exprimer la réalité concrète (la nature animale), servie par l’ancienne loi (la lettre) et associée à elle, devient une figure et une métaphore ; et la partie qui paraît exprimer le sens spirituel (le message théologique), parce qu’il est servi par la nouvelle alliance qui est révélation et dévoilement (l’esprit), devient la réalité même.
La polyvalence
Si l’ambivalence symbolique a, dans le Physiologos, une richesse et un dynamisme supplémentaires, il n’en demeure pas moins que l’ambivalence, conçue comme la coexistence dans le signe de deux significations contradictoires (autrement dit : d’une signification unique à double polarité), est le degré zéro de la symbologie, celui où se trouve cantonné schématiquement le symbole. Le degré plein et véritable, qui ne concerne plus l’entité symbolique abstraite mais les discours qui lui donnent un rôle, est virtuel et ouvert. Apparemment le constat d’ambivalence, au lieu d’être un minimum du symbole, est souvent présenté comme son point d’intensité maximale, et souvent, d’autre part, comme un indice d’archaïsme70. Pour Cicarrese (2002) il semble que le seul régime acceptable de l’inconstance du symbole, et sa marque ontologique, soit le ‘double face’. Mais lorsqu’un signe présente plusieurs aspects, ce n’est pas dans la réversibilité d’une signification qu’il culmine ; son comble est dans la polyvalence71. Car l’ambivalence consiste dans la tension entre deux tendances contraires, non pas entre deux tendances diverses ; on peut tenir pour une ambivalence de l’aigle d’être à la fois cruel et compatissant, mais non d’être, tel qu’il est dans les images bibliques, le modèle du chrétien confiant en Dieu et celui des puissances mauvaises qui persécutent le prophète. Le terme d’ambivalence, nec plus ultra polissé du symbolisme, manifeste un écrasement de toutes les significations selon une alternative morale caricaturale du bonus vs. malus. Le schématisme du discours analytique sur les symboles ne tient pas à un relevé négligent ou insuffisant dans les textes des sens figurés ou suggérés, mais à une présentation biaisée du rapport de ces significations. On ne peut se contenter, critiquement, de cet étique prêt-à-penser, même à titre de pédagogie sommaire.
Augustin, même s’il insiste sur la dualité du symbole, qui peut signifier des choses contraires (contraria) ne limite pas à ce type la variété (varietas) des sens possibles des signes qui peuvent « signifier tout simplement des choses différentes » (tantummodo diversa significent : de doct. christ. 3.25.36)72. Lui aussi privilégie —et la motivation théologique ici est claire— l’alternance des valeurs pour le lion (signifiant le Christ ou le diable) et pour le serpent, mais en insistant sur la notion de différence : « Une chose signifie une autre chose et encore une autre, soit de telle façon que la seconde signification soit contraire à la première, soit de telle façon que la seconde soit entièrement différente de la première. Ainsi le serpent apparaît dans un sens positif dans « sage comme des serpents », mais dans un sens négatif dans « le serpent séduisit Eve par sa ruse » (ibid.). Par culture, et non par originalité Augustin insiste sur l’attention que l’on doit porter à la contextualisation de la figure, car les choses sont « semblables à d’autres sous de multiples aspects » (multis modis res similes rebus apparent : id. 3.25.35), et il y a des termes « qu’il ne faut pas considérer isolément, et qui comportent chacun non seulement deux significations différentes mais parfois un grand nombre, selon la place qu’ils se trouvent occuper dans la phrase » (sic et aliae res non singulae sed unaqueque earum non solum duo aliqua divers, sed etiam nonnunquam multa significat, pro loco sententiae, sicut posita reperitur : id. 3.35.37)73. L’utilisation très diversifiée et stratégique des figures animales est une pratique généralisée chez les théologiens74 et apparaît comme une règle du jeu herméneutique que mène le Physiologos tout au long de sa vie littéraire (évoluant dans les variantes, recensions et traductions), l’animal n’ayant au fond pas de sens, et ses attributs et conduites offrant des ‘signes’ polysémiques.
La fabrique du symbolisme
Si le Physiologos donne une leçon de symbologie c’est bien par sa manière de jouer des figures, et de montrer que les significations symboliques des animaux ne sont jamais acquises. Comme dans le cas de la fable, où le renard peut être trompeur ou trompé, vorace ou tempérant, audacieux ou craintif, selon le rôle qui lui est attribué dans une aventure précise, les animaux physiologiques sont en situation et tirent d’elle, autant que de leur propre fond biologique ou éthologique, leur signification chrétienne. Les valeurs des animaux, comme dans une fable, varient selon la nature du récit et des événements (ici appelées ‘natures’) et non en fonction des espèces. Il n’y a donc pas d’objet symbolique : le symbole est un récit et sa signification un choix ou un artifice momentané (voir Annexe) ; car on ne peut pas faire l’économie d’une interprétation des mobiles de la conduite. Les animaux, « bons à penser » symboliquement, offrant un grand nombre de situations où se réfléchir, transformés en figures animales littéraires reçoivent, dans des mises en scènes discursives (i.e. à l’intérieur d’un système de relations qui en détermine la distribution) des missions sémiologiques particulières sans être définitivement limités par ces rôles, même s’ils sont orientés par eux. Ils peuvent avoir des rôles de composition, des contre-emplois, des masques, dans un bricolage qui est le mode fondamental de l’activité symbolique. Les incertitudes sur la valeur symbolique des animaux sculptés de l’art roman, et la distance séparant souvent cette valeur de celle qui apparaît dans la tradition du Physiologos est un indice de la liberté existant en la matière75.
Un témoin clair de ce bon usage de la symbolique est l’existence de cet avatar qu’est l’emblématique, comme un contournement et une neutralisation de la créativité symbolique, l’aboutissement d’un rétrécissement et dessèchement du signe. Par l’emblème –où ce que l’on appelle abusivement aujourd’hui allégorie— on cherche à fixer iconographiquement, par la surenchère et la surdétermination, la valeur symbolique d’une figure dont on sait la polyvalence et le potentiel (constitué des contextes possibles, des créations d’images, des interprétations nouvelles, …). Pour refouler l’imagination symbolique et interdire l’exégèse plusieurs figures doivent se coalisent pour faire une somme artificielle que l’on espère univoque, selon un code iconographique arrêté76. Ainsi dans les « allégories des péchés capitaux », les animaux ont bon dos de symboliser un vice qu’ils ne signifient que par le biais d’accessoires cumulés. Traditionnellement le sanglier représente la colère ; le léopard, l’avarice ; le chien, l’envie ; le lion, l’orgueil ; le singe, la luxure ; l’âne, la paresse ; l’ours, la gourmandise. Mais ces significations s’appuient sur des détails iconographiques, des indices de postures, d’accessoires, de couleurs, de formes ; et c’est seulement par la combinaison d’images qui alignent leurs perspectives et deviennent des synonymes les uns des autres que les unités iconiques qui forment un emblème dotent l’ensemble d’un sens contraint. La gourmandise est la conjonction d’un homme ventripotent, d’une main posée sur le ventre, d’un jambon placée sous le nez, et d’un ours. Reprenant l’analogie augustinienne entre l’alphabétique (lettre/mot) et le symbolique (figure/scène), l’emblème qui combine des signes est l’équivalent d’un mot et non d’une lettre.
La lettre et l’esprit du symbole
On ne peut donc suivre, résolument, E. Baratay lorsqu’il affirme que « <le symbolisme animal> imprègne d’autant plus les populations que son interprétation est stable en raison d’un copiage constant depuis la Bible ou d’autres œuvres antiques, comme le Physiologus du IIe siècle … »77. Tout au contraire : là aussi c’est la dynamique littéraire qui l’emporte. On ne peut nier une disposition acquise et en quelque sorte atavique de la figure, élaborée par les usages précédents et qui l’oriente ; mais elle reste ouverte à d’autres suggestions. Dans le cas particulier de la symbolique chrétienne cette richesse et variété renvoie, en dernière instance, à la poésie hébraïque, une source de formules animalières à la fois poétique et multiple. Telle est la chance de cet imaginaire déployé et non directif qui, même s’il ne produit pas au hasard, instrumentalise esthétiquement et moralement, selon l’inspiration, les figures animales. Dans la mesure où ce corpus poétique est la base sur laquelle l’exégèse, ou lecture, se règle et construit une théorie de l’interprétation, le symbolisme est conçu comme une activité et non un code. L’exégèse des figures, tenant compte des contextes d’occurrences et de sens divers et sommée de les tenir ensemble, ne peut qu’assumer d’emblée leur polyvalence. Le principe de symbolisation est une forme de l’exégèse ; autrement dit : l’exégèse, officiellement, ne se présente pas comme une lectrice de symboles, mais comme une productrice de symboles. Car si les figures poétiques pouvaient être traduites selon des équations rigides dans un code moral univoque, cette traduction ‘allégorisante’ ne serait qu’une façon détournée de littéraliser l’Ecriture et de transformer l’esprit du texte en nouvelle lettre. Cette conception de l’exégèse s’harmonise parfaitement avec la maxime paulinienne selon laquelle : «La lettre tue, l’esprit donne la vie» (τὸ γὰρ γράμμα ἀποκτείνει, τὸ δὲ πνεῦμα ζῳοποιεῖ : II Corinthiens, 3.6).
La première nature animale présentée par le Physiologos est la clé de l’ensemble du texte : le lion dans sa course efface ses traces pour semer ses chasseurs. Telle est la divinité cachée du Christ, tel est le chemin, divinement obscurci et soustrait par l’esprit, qui mène de la lettre au sens spirituel, selon Denys l’Aréopagite : « Or, par la forme de lion, il faut entendre l’autorité et la force invincible des saintes intelligences, et le secret tout divin qui leur est donné de s’envelopper d’une obscurité majestueuse, en dérobant saintement aux regards indiscrets les traces de leur commerce avec la divinité » (Hiérarchie céleste 15.8)78. Le défaut apparent de cette distance, de cet arbitraire littérairement reconduit du symbole, est que la figure animale ne peut être un modèle clair dans le cadre d’un projet pédagogique, d’un manuel catéchétique. Les flottements du sens du symbole semblent jeter le doute sur l’entreprise même du travail de symbolisation pour la catéchèse, et le soupçon sur ses leçons théologiques. Mais ce revers de la médaille suppose que l’on soit dans une perspective, non pas seulement parénétique et édificatrice (qui est incontestablement pertinente pour le Physiologos) mais de standardisation d’un code. Vraisemblablement les bénéfices didactiques que procurerait un système d’équations simples ne sont pas à la hauteur de la valeur stratégique qu’offre la disponibilité de sens des figures animales. On pourrait dire, adaptant la formule de Geiler de Kaysersberg qui assimile l’Ecriture sainte à un nez de cire79, ductile à volonté, que le bestiaire symbolique chrétien n’est pas fait de pierres mais d’animaux de cire.
Annexe
Choix symboliques des recensions grecques I, II, III du Physiologos, pour les animaux des 48 notices de la recension I du Physiologus grec dans l’ordre du manuscrit G (Pierpont Morgan Ms. 397 [Cryptoferratensis A 33])
Animal |
Rédactions |
symbole du Père |
Symbole du Christ sauveur |
Symbole du diable |
Symbole du chrétien |
Symbole du pieux |
Symbole du juif |
Symbole de l'homme mauvais |
Lion | I, II, III | + | + | + | + | |||
Lézard | I | + | ||||||
Charadrios | I, III | + | ||||||
Pélican | I, II, III | + | + | |||||
Nucticorax | I | + | + | |||||
Aigle | I, II, III | + | ||||||
Phénix | I, II, III | + | ||||||
Huppe | I, II, III | + | ||||||
Onagre | I, II | + | apôtres | Pharaon Hérode | ||||
Vipère | I, II, III | + | ||||||
Serpent | I, II, III | + | + | |||||
Fourmi | I, II, III | + | + | |||||
Sirènes, centaures |
I | + | ||||||
Hérisson | I, II | + | + | |||||
Renard | I, II, III | + | ||||||
Panthère | I, III | + | + | |||||
Tortue-aspic | I | + | ||||||
Perdrix | I, II | + | + | |||||
Vautour | I, II | + | ||||||
Fourmilion | I | + | ||||||
Belette | I | + | ||||||
Unicorne | I, III | + | + | |||||
Castor | I, III | + | ||||||
Hyène | I | + | ||||||
Crocodile | I, III | + | ||||||
Mangouste | I, III | + | ||||||
Ichneumon | I | + | ||||||
Corneille | I | + | ||||||
Tourterelle | I, II, III | + | + | |||||
Grenouille | I, II, III | + | + | |||||
Cerf | I, III | + | + | |||||
Salamandre | I | martyrs | ||||||
Hirondelle | I, II | + | ||||||
Colombe | I, II, III | + | + | prophètes | ||||
Antilope | I, II | + | + | |||||
Poisson-scie | I | + | ||||||
Ibis | I | + | ||||||
Bouquetin | I | + | + | |||||
Éléphant | I, II, III | + | Adam, prophètes | |||||
Singe | I | + | ||||||
Héron | I, III | + | ||||||
coucou | + |