Dossier élaboré par
Cécile Daude
Paulette Garret
Sylvie Pédroaréna
Brigitte Planty
Gilles Roussel
Sous la direction de Sylvie David
I. Présentation de l’auteur et de son œuvre :
Lucius Annaeus Seneca, né à Cordoue, en Espagne entre l’an IV avant J.-C. et l’an I après J.-C., au début de l’ère chrétienne, était le second des trois fils de Sénèque le Rhéteur et d’Helvia, son épouse. Peu après sa naissance, semble-t-il, son père gagne Rome pour y enseigner la rhétorique alors qu’Octave, successeur de César, est devenu Augustus Caesar, avec les pleins pouvoirs sur tout l’empire romain.
De par la fonction de son père, le jeune Sénèque reçoit une excellente éducation. Rompu aux exercices de la rhétorique qui lui apprennent l’art de bien parler et les finesses de l’éloquence, il semble destiné à une carrière d’avocat. Mais Sénèque préfère la philosophie et, très jeune, il se passionne pour une discipline très rigoureuse : le stoïcisme ; il veut en respecter les principes et vivre comme un ascète au point qu’il tombe malade et doit y renoncer. Tout en restant toute sa vie fidèle à cette philosophie qui lui semble être la voie qui le conduira à la sagesse, il devient un brillant avocat que la société romaine considère comme le digne successeur de Cicéron. Ses ouvrages philosophiques et ses recherches scientifiques et naturalistes lui confèrent une grande notoriété : c’est un « touche-à-tout » de génie, à l’esprit vif, volontiers frondeur comme le sera Voltaire quelques siècles plus tard. Peut-être est-ce pour cette raison qu’il déplaît à Caligula, nouveau « César », à la tête de l’empire romain de 37 à 41, puis à son successeur, Claude, empereur de 41 à 54 et surtout à l’épouse de ce dernier, Messaline, qui le fait exiler en Corse où il restera huit ans, de 41 à 49, désespérant de pouvoir un jour rentrer à Rome. Cependant, Messaline, accusée de complot contre l’empereur, est assassinée en 48 et la nouvelle épouse de Claude, Agrippine, fait revenir Sénèque à Rome pour lui confier l’éducation de Néron, son fils d’un premier mariage avec Domitius Aenobarbus, descendant d’une vieille famille romaine, « un individu détestable sous tous les rapports », écrit Suétone dans son livre La Vie des douze Césars.
Désormais Sénèque va évoluer dans l’entourage de Néron, d’abord comme précepteur puis, surtout comme conseiller, aux côtés de Burrhus, quand le jeune homme en 54, à 17 ans, prendra le titre d’empereur... Pour le guider dans l’exercice du pouvoir, Sénèque s’appuiera sur les idées du Sénat, et Burrhus, ancien militaire, rigoureux et vertueux, sur l’armée. (Ce dernier sera mis en scène par Racine dans sa tragédie Britannicus). Néron admire particulièrement les talents littéraires de son maître et il le comble de présents et de faveurs, même quand Sénèque se moque ouvertement des essais poétiques de son élève et de sa voix lorsqu’il récite ses vers en public. Pourtant, il tiendra peu compte de ses sages conseils. Jamais Sénèque, malgré toutes ses complaisances, jugées coupables par beaucoup de ses contemporains, n’arrivera à influencer, comme il l’espérait, la politique de son élève ni à le détourner de cette voie du crime dans laquelle il glisse peu à peu en faisant assassiner ceux qui le gênent : sa mère Agrippine, son demi-frère Britannicus, et peut-être même Burrhus, son fidèle conseiller si droit, si intègre... et en obligeant d’autres à s’ouvrir les veines. C’est l’ordre qu’il donnera à Sénèque le 12 avril 65 après J.-C., pour s’être compromis dans un complot contre l’empereur, la conjuration de Pison.
À la mort de Burrhus, en 62 après J.-C., Sénèque se retrouve seul pour lutter contre les penchants du jeune prince ; déçu par ses échecs et regrettant sans doute ses vaines complaisances vis-à-vis de l’empereur, en complète contradiction avec sa philosophie stoïcienne, il se retire de la cour impériale. Dorénavant, il va se consacrer à l’écriture de textes philosophiques, scientifiques, dramatiques et poursuivre sa quête de la sagesse jusqu’à sa mort qui sera très digne, malgré la souffrance endurée à cause d’une longue agonie, à la fin d’un repas auquel il a convié ses amis..., la mort d’un sage, comme celle de Socrate, la mort d’un stoïcien...
Sénèque nous a laissé une œuvre considérable et très variée qui, à part les discours, les poèmes et quelques traités, nous est parvenue dans sa totalité. Tous les siècles suivants jusqu’au XVIIè s’y sont intéressés. Ses dons littéraires lui ont permis de toucher à presque tous les genres :
- Les Consolations : lettres qui cherchent à atténuer le chagrin causé par des évènements douloureux mais aussi à donner une leçon de morale pratique ;
- Des traités philosophiques : Les Dialogues :
- De ira (la colère, sa manifestation, ses effets, ses remèdes...) ;
- De clementia (dédié à Néron pour l’inciter à la clémence...) ;
- De tranquillitate animi ; De vita beata ; De beneficiis ; De providentia ;
- Des recherches sur la nature : Quaestiones naturales (7 livres) : ouvrage de vulgarisation très riche qui traite des eaux terrestres, des comètes, des vents, des nuages, des tremblements de terre, du Nil, etc., où apparaît la modernité des idées de Sénèque que notent dans Les lettres latines R. Morisset et G. Thévenot (p. 921) : « Sénèque... a émis au sujet des comètes une théorie que la science moderne a confirmée... Il a compris la grandeur de la science, et en a prédit le progrès indéfini » et les deux auteurs ajoutent : « L’exposé des théories scientifiques lui fournit un prétexte à d’éloquentes digressions morales. Et comme l’évocation des spectacles de la nature le conduit tout naturellement à celle de la divinité, il expose avec chaleur et émotion sa conception d’un monde harmonieux, œuvre d’un Dieu intelligent et bon ».
Ce Dieu, Sénèque, dans le De Providentia, l’appelle « Créateur » et il écrit : « ...une loi fixe, énoncée par l’éternité, régit le cours de l’univers. Les destins nous conduisent, et tout ce qui nous reste de vie, l’heure de notre naissance l’a déterminé. La cause dépend d’une cause ; un long enchaînement de faits conditionne évènements publics et privés... Le Créateur lui- même, qui régit l’univers, a fixé les destins, mais les suit ; il ordonna une fois, il obéit sans cesse ». - Les Lettres à Lucilius, Epistulae morales ad Lucilium : 124 lettres nous sont parvenues. C’est une correspondance entre Sénèque et son ami Lucilius, écrite en 63 et 64. Lucilius, écrivain lui-même, est, au départ, un adepte de l’épicurisme. Sénèque va jouer le rôle d’un directeur de conscience et tenter de le convertir au stoïcisme.
Ces lettres sont de petits chefs-d’œuvre que manifestement Sénèque a pris plaisir à écrire. Il y est plus à l’aise que dans ses longs ouvrages ; en effet, ces derniers exigeaient une composition rigoureuse que son esprit vif avait du mal à respecter. Il mêle ici à ses idées philosophiques et morales de petits tableaux de la société romaine émaillés de pointes satiriques contre les mœurs de son époque, et ouvre la voie aux épigrammes d’un Martial, aux satires d’un Juvénal, au roman d’un Pétrone...
Dans la Lettre à Lucilius XLI, 1-5, Sénèque écrit : « Dieu est près de toi, avec toi, en toi. Oui, Lucilius, en nous-même réside un esprit saint, auquel n’échappe rien de ce que nous faisons, bien ou mal ; et comme nous le traitons, il nous traite... » et il poursuit en montrant que les spectacles de la Nature, une vaste forêt touffue aux vieux arbres, une grotte profonde, les sources des fleuves,... frappent notre esprit « d’un pressentiment religieux ».
La société romaine cultivée ne croit plus aux dieux anciens et notre philosophe, dans cette lettre, exprime, face au spectacle du monde, une émotion que certains ont pu rapprocher de la sensibilité romantique : il souligne en effet la force supérieure qui transparaît dans le spectacle de la Nature ; ce sentiment du sacré est identique à celui que l’on éprouve en présence d’une âme vertueuse habitée par le divin. Sénèque a-t-il eu des contacts avec les premiers chrétiens ? Peut-être... et même avec l’apôtre Paul alors en prison à Rome, en attente de son procès. C’est du moins ce que certains ont voulu croire : selon certaines sources, Paul aurait eu pour avocat le frère de Sénèque. - Les œuvres théâtrales : 9 tragédies composées entre 49 et 62 après J.-C. : Phèdre - Thyeste - Les Troyennes - Agamemnon - Médée - Hercule furieux - Hercule sur l’Œta - Œdipe - Les Phéniciennes.
Les titres de ces tragédies sont empruntés au théâtre grec qui était très apprécié des Romains mais Sénèque donnera son interprétation personnelle de l’histoire de ces héros et multipliera les allusions au stoïcisme. On pense qu’elles étaient vouées au départ à des lectures publiques – comme les pièces d’Alfred de Musset – en raison de la longueur des tirades, de la minutie des analyses psychologiques, des descriptions glissant volontiers dans le « monstrueux »... En réalité, elles contiennent assez de détails scéniques à l’intérieur des dialogues et dans les interventions du chœur pour qu’elles soient jouées. Si elles ont surtout été lues, commentées et citées, elles ont aussi été jouées et elles le sont encore parfois de nos jours sur les scènes parisiennes ou au festival d’ Avignon (par exemple Thyeste dans la mise en scène de Thomas Jolly en 2018). Elles ont aussi inspiré des auteurs dramatiques au XVIIè siècle comme Corneille et Racine, l’un dans sa pièce Médée, l’autre dans Andromaque. Peut-être est-ce même à Sénèque que Racine a emprunté l’idée d’ouvrir ses pièces sur une action toute proche de sa fin...
Sénèque, par la diversité de son œuvre, la richesse et la nouveauté de sa pensée, a parcouru les siècles en gardant une certaine notoriété. Montaigne, à la recherche de la sagesse pour « apprivoiser » la mort et la souffrance, trouve en lui un guide et multiplie dans ses Essais les références aux écrits de ce maître... Et en plein vingt et unième siècle, on découvre encore sous forme de petits fascicules, en librairie, des textes de ce philosophe qui donne des conseils de morale pratique et s’émeut devant les spectacles de la Nature.
II. Le mythe de Médée :
Le mythe de Médée est indissociable de la légende des Argonautes, partis avec Jason à la conquête de la Toison d’Or. Cette expédition avait très tôt inspiré les aèdes, comme en témoigne l’épithète πασιμέλουσα, « chantée de tous », qui qualifie la nef Argô (Ἀργώ) au vers 70 du chant XII de l’Odyssée. Eumélos de Corinthe, poète du VIIIè siècle avant J.-C., avait composé une épopée intitulée les Corinthiaques (Κορινθιακά), dont nous possédons quelques fragments : cette œuvre a été l’une des sources d’inspiration des Argonautiques d’Apollonios de Rhodes à l’époque hellénistique.
Le nom de Médée apparaît pour la première fois dans la Théogonie d’Hésiode : à la suite du catalogue des unions de Zeus, le poète mentionne la descendance de Soleil (v. 956-962) ; ce dernier eut deux enfants, Circé et Aiétès, qui épousa Idye, fille d’Océan ; de cette union naquit Médée. Selon une autre tradition, plus tardive, attestée par Diodore de Sicile (Ier siècle avant J.-C. : IV, 45, 3), Médée serait la fille d’Hécate et la sœur de Circé.
Hésiode précise à la fin de la Théogonie, dans le catalogue des héros nés de l’amour d’une déesse et d’un mortel, que Jason fit de Médée « sa florissante épouse » (θαλερὴν [...] ἄκοιτιν) et qu’il eut d’elle un fils, Médéios (v. 992-1002).
L’anthroponyme Μήδεια se rattache à μήδομαι, « méditer un projet », « préparer », « avoir en tête » et à la mêtis : Médée sait tramer des plans habiles.
Dans la quatrième Pythique (462 av. J.-C.), au cours de laquelle sont narrées les aventures des Argonautes, Pindare évoque la préparation de l’onguent que Médée remet à Jason pour le rendre insensible au souffle de feu des taureaux d’Héphaïstos : σὺν δ' ἐλαίῳ φαρμακώσαισ' ἀντίτομα στερεᾶν ὀδυνᾶν / δῶκε χρίεσθαι, « elle [Médée] mêla avec de l’huile des herbes capables de le protéger contre les douleurs redoutables et lui donna cet onguent » (v. 220-221, trad. A. Puech, CUF). Les Tragiques se sont ensuite emparés du mythe : Eschyle avait composé une tragédie intitulée Argô, tandis que Sophocle évoquait la figure de la magicienne dans Les Coupeurs (ou Coupeuses) de racines (Ῥιζοτόμοι) ; quant à Euripide, d’après l’argument rédigé par Aristophane de Byzance (voir le texte et la traduction dans la CUF, Euripide. Tragédies, tome I, p. 121), il fut le seul des trois grands auteurs tragiques à traiter l’épisode de la vengeance de Médée dans lequel, selon les Anciens, il introduisit une innovation majeure, celle de l’infanticide. Euripide insiste peu sur le caractère de magicienne de Médée : aucune précision n’est donnée sur la nature des drogues salutaires ou maléfiques dont use Médée (φάρμακα) ; en revanche, le dramaturge insère dans le récit du messager une description clinique des effets du poison sur Glaukè.
Dans la littérature latine, le mythe de Médée a inspiré aussi les dramaturges, Ennius, puis Pacuvius et Accius ; malheureusement, leurs tragédies, composées à la période de la Rome républicaine, sont perdues.
À l’époque impériale, Ovide avait aussi consacré à Médée une tragédie, dont nous n’avons conservé que deux vers ; mais l’héroïne apparaît aussi dans d’autres œuvres du poète : dans l’Héroïde XII et au chant VII des Métamorphoses, où est évoquée longuement la préparation du philtre magique grâce auquel Médée rajeunira Éson, le père de Jason (v. 159 à 296 pour l’ensemble de l’épisode).
Enfin, Sénèque, dans sa tragédie, fait de Médée un monstrum terrifiant, possédé par le furor et capable de commettre le pire, le nefas, pour assouvir sa vengeance, allant jusqu’à éprouver une jouissance dans l’accomplissement de l’infanticide. Elle est aussi une magicienne redoutable, qui fait appel aux puissances infernales et détient le pouvoir d’agir sur le temps et de bouleverser l’ordre cosmique.
III. Situation de l’extrait :
L’extrait se situe dans le quatrième mouvement : la nourrice, pour le moment seule en scène, rend compte de ce que fait Médée en dehors de l’espace scénique, déployant « tout l’arsenal de ses maléfices, armes mystérieuses, secrètes, cachées » (v. 678-679 : omnem explicat / turbam malorum, arcana, secreta abdita). Juste avant notre extrait, Médée a fait paraître par des incantations les terribles serpents que sont Python, l’Hydre de Lerne, le dragon gardien de la Toison d’Or (v. 707 : postquam evocavit omne serpentum genus) ; à présent, elle procède à la fabrication des poisons. À la fin de l’extrait, Médée, en transe, entre en scène.
IV. Pistes d’étude grammaticale :
L’étude grammaticale sera menée dans la perspective du commentaire littéraire, comme le suggèrent les indications que nous donnons à la suite de nos sous-titres.
A. L’importance des déictiques :
La nourrice donne à voir les préparatifs que sa maîtresse effectue hors scène.
Opposition hic, marquant la proximité ≠ ille, marquant l’éloignement (v. 720-721 : illas - has - illa ; v. 723-724 : has - illas - has ; v. 728-729-730 : haec - illius - hujus) ; répétition de hic, l’un... l’autre... (v. 735-736 : his... his... désignant deux types de poisons), suivi de ille (v. 737 : illis désignant cette fois l’ensemble des poisons) ; homonymie entre haec, nominatif féminin singulier (v. 728), et haec, nominatif-accusatif neutre pluriel (v. 734).
B. L’accumulation de relatifs :
Le poison, constitué de plantes cueillies dans toutes les parties du monde et à toutes les saisons, revêt un caractère universel.
On distinguera les relatifs : indéfinis (v. 707 : quaecumque ; v. 714 et 717 : quodcumque) ; simples (v. 708 : quae, accusatif neutre pluriel ; v. 710 : quis, forme archaïque pour quibus ; v. 712 : quos ; v. 726 : qui).
C. L’emploi des temps :
La nourrice décrit les gestes précis de sa maîtresse, son récit est au présent, comme si l’action se déroulait sous nos yeux.
On pourra faire relever les verbes au présent, en les classant par types de conjugaisons : 1re (v. 707 : generat ; v. 714 : creat ; v. 719 : attrectat ; v. 728 : parat) ; 2e (v. 717 : viret ; v. 732 : miscet) ; 3e (v. 706 : congerit ; v. 710 : linunt ; v. 712 : legunt ; v. 719 : gignit ; v. 731 : carpit ; v. 732 : exprimit ; v. 735 : ponit ; v. 737 : addit ; v. 739 : canit ; v. 739 : tremit) ; verbe ferre (v. 708 : fert) ; verbe inesse (v. 736 : inest).
On pourra ensuite faire relever les verbes au parfait (v. 705 : evocavit ; v. 715 : discussit ; v. 716 : constrinxit ; v. 720 : contulit ; v. 722 : deposuit ; v. 723 : aluit ; v. 726 : dedit ; v. 728 : passa est, forme déponente ; v. 729 : succisus [est], forme passive ; v. 730 : secta [est], forme passive ; v. 738 : sonuit).
V. Pistes d’étude lexicale :
A. Le vocabulaire du mal :
infaustus, a, um : funeste (v. 706 : frugis infaustae : « récolte funeste »)
mala : maléfices (v. 706 : adjectif substantivé)
mortifer, era, erum : qui cause la mort (v. 717 : flore mortifero : « fleur mortifère » ; v. 731 : mortifera gramina : « herbes mortifères »)
dirus, a, um : sinistre (v. 718 : dirus sucus : « suc malfaisant »)
noceo, es, ere, ui, itum : nuire (v. 719 : causas nocendi : « des possibilités de nuire »)
pestis, is, f. : peste (v. 720 : illas pestes : « ces plantes porteuses de pestes »)
obscenus, a, um : de mauvais augure (v. 732 : obscenas aves : « oiseaux de mauvais augure ») maestus, a, um : lugubre (v. 733 : maesti bubonis : « hibou lugubre »)
scelus, eris, n. : crime (v. 734 : scelerum artifex : « maîtresse en l’art du crime ») venenum, i, n. : poison (v. 737 : venenis)
On pourra demander aux élèves de distinguer dans cette liste :
- les adjectifs (en précisant leur classe) ;
- les substantifs (en précisant leur déclinaison) ;
- les verbes (en précisant leur type de conjugaison).
B. Le vocabulaire de l’incantation :
cano, is, ere, cecini, cantum : chanter : le Dictionnaire Étymologique de la Langue Latine d’Ernout- Meillet précise que « c’est un terme de la langue augurale et magique, dont les formules sont des mélopées rythmées ».
canto, as, are, avi, atum est un intensif de canere.
vox, vocis, f. : voix
evoco, as, are, avi, atum : évoquer (ici : au sens incantatoire). Le terme est employé souvent dans la langue militaire au sens de « appeler des troupes, faire des levées ».
On pourra faire trouver d’autres composés de vocare, avec leurs équivalents en français : advocare, convocare, invocare, provocare, revocare.
VI. Pistes de commentaire littéraire :
A. Les caractéristiques de la scène :
a. Un exposé rhétorique :
Dans notre extrait, la nourrice passe en revue les plantes vénéneuses utilisées par Médée.
Le nombre de plantes citées, ainsi que l’extrême diversité de leurs provenances, rendent peu crédibles les préparatifs de la magicienne.
En fait, Sénèque se livre ici à un exposé rhétorique, mettant en œuvre un savoir encyclopédique à destination d’un public cultivé.
L’impression de digression et d’emphase rhétorique que donne ce passage ne vient pas seulement de l’énumération elle-même, mais aussi du fait que cette amplification est placée dans la bouche de la nourrice, celle-ci n’étant pas censée s’exprimer de façon aussi savante et élaborée que Sénèque lui-même.
En même temps, cette érudition sollicite l’imagination, les lieux lointains et sauvages où poussent les plantes vénéneuses nous invitant à un voyage en terre exotique et nous transportant dans une nature inquiétante et inhospitalière, reflet de la sauvagerie des actes projetés par la terrible Médée.
b. La portée dramatique :
Sur le plan dramatique, la scène sert à mettre en avant le caractère féroce et indomptable de Médée. L’évocation des flèches empoisonnées employées comme armes par certains peuples et l’insistance sur les gestes que fait Médée pour couper, trancher, arracher les plantes, annoncent les crimes à venir : la mention de la faucille sanglante qui dépouille la plante de « sa tendre chevelure » (v. 722 : teneram comam) suggère l’infanticide de la fin de la pièce.
On peut aussi relever, à la fin du passage, la caractéristique de la démarche de Médée au moment où elle entre en scène : la nourrice qualifie son pas de « dément » (v. 738 : vaesano gradu), signe de l’agitation de sa maîtresse ; cette précision joue le rôle de didascalie. J.-P. Aygon note que ce type de descriptio « impliquerait que Sénèque ait vraiment écrit ses pièces en pensant au théâtre, soit parce qu’il se préoccupait de répondre à l’attente et aux habitudes du public, soit parce qu’il voulait donner à son texte une couleur réellement théâtrale, même s’il s’agissait de suggérer un spectacle imaginaire »1. M.-H. Garelli insiste pour sa part sur l’importance des indices physiques extérieurs dans la construction des personnages sénéquiens ; elle écrit : « Dramatiquement, plusieurs scènes sont structurées selon la théorie des indicia. Le cas le plus simple et le plus fréquent est la description physique de celui qui entre en scène. Les exemples abondent dans les Troyennes. Ulysse, vers 522- 523, est reconnaissable à la duplicité de son pas et de son visage (dubio gradu uultuque), Pyrrhus accourt citato gradu / uultuque toruo “d’un pas rapide et le visage torve”. Gradus, uultus, constituent les indicia qui permettent au personnage-spectateur d’atteindre le pectus ou l’animus de l’autre »2. Elle rapproche cette démarche de l’intérêt des Stoïciens pour les théories physiognomonistes.
c. Le rôle de la nourrice :
Le « drame », à savoir l’élaboration du poison par Médée, se passe hors scène et fait l’objet d’un récit de la part de la nourrice. Elle a d’abord rapporté au discours direct les paroles incantatoires prononcées par Médée pour faire paraître les serpents avant de décrire la préparation du baume funeste. Ensuite, Médée entre en scène : elle complète alors la description de la nourrice en mentionnant encore d’autres ingrédients nécessaires à la composition du poison et prononce cette fois elle-même des incantations. Ainsi, dans un premier temps, le spectateur imagine la scène par le biais du discours de la nourrice avant de voir le personnage en action se livrer sous ses yeux à ses pratiques magiques.
D’une manière générale, la nourrice joue dans le théâtre antique le rôle de confidente ou de témoin de l’action. Ce type de personnage a été repris par nos classiques : la nourrice de la Phèdre de Racine parle beaucoup, elle aussi. Les nourrices, confidents du théâtre classique, servent effectivement à mettre en scène les sentiments et émotions des personnage principaux.
B. Les plantes :
a. Les plantes rattachées à leur environnement naturel :
Aucun nom de plante n’apparaît dans le texte ; en revanche, les plantes sont désignées par des périphrases qui les rattachent au lieu où elles poussent. Ce lien indissociable entre le vivant et son milieu naturel a été mis en avant par la médecine hippocratique dans le traité Airs, eaux, lieux.
Sont ainsi évoquées des montagnes :
- le mont Éryx (v. 707) : ce mont est situé à l’ouest de la Sicile ; à son sommet se dressait un temple dédié à la déesse Vénus, qui aurait été fondé par Énée (cf. Virgile, Énéide, V, 759- 760 : tum vicina astris Erycino in vertice sedes / fundatur Veneri Idaliae, « puis on fonde en l’honneur de Vénus Idalienne sur le sommet du mont Éryx un temple voisin des étoiles », trad. A. Bellessort, CUF) ; c’est de là que vient le culte de Vénus-Éricyne à Rome ;
- le Caucase, lieu du châtiment de Prométhée (v. 708-709) ;
- le mont Athos en Hémonie (v. 720) : l’Hémonie est une partie de la Thessalie ; ici, Sénèque fait preuve d’imprécision, comme le remarque Ch. Guittard, à la n. 2 p. 75 de sa traduction (Garnier-Flammarion, 2014), puisque le mont Athos est situé non pas en Thessalie mais à l’est de la Chalcidique ;
- le Pinde (v. 721), montagne de Thrace, consacrée à Apollon et aux Muses ;
- le Pangée (v. 721), autre montagne de Thrace, située près de l’embouchure du Strymon, où, selon Ératosthène (cf. Hygin, L’astronomie, II, 7, 1), Orphée fut mis en pièces par les Ménades.
Est également évoquée la forêt d’Hyrcanie où les Suèves recueillent les sucs des plantes (v. 712- 713) : Ch. Guittard précise, n. 1 p. 75, que les Suèves sont un peuple de Germanie, et que Sénèque a confondu la région d’Hyrcanie, située en Asie près de la mer Caspienne, avec la forêt hercynienne qui s’étendait en Europe centrale depuis le Rhin jusqu’aux Carpathes, et dont les profondeurs impénétrables exerçaient une forte impression sur l’imagination des Romains.
Sont enfin évoqués des fleuves :- le Tigre aux profonds tourbillons (v. 723) ;
- le Danube (v. 724) : Ch. Guittard précise que cet hydronyme désigne le cours supérieur du
fleuve, la partie inférieure étant appelée l’Hister ;
- l’Hydaspe, dont les eaux charrient des pierres précieuses (v. 724-725) : cet affluent de l’Indus est qualifié par Horace de fabulosus (Odes, I, 22, 7-8) ;
- le Bétis, qui se jette dans la mer d’Hespérie, littéralement la mer de la région du couchant (v. 726-727) : il s’agit du Guadalquivir, dont les eaux rejoignent l’Océan atlantique au golfe de Cadix. Ce fleuve est familier à Sénèque puisqu’il traverse Cordoue, sa ville natale.
La localisation des plantes peut se faire aussi par le biais des noms de peuples : ainsi sont mentionnées celles qu’utilisent les Arabes, les Mèdes et les Parthes pour empoisonner leurs flèches. (v. 710-711). On pourra faire chercher sur une carte les lieux cités dans l’extrait.
Les plantes viennent de toutes les parties du monde ; elles sont cueillies aussi à toutes les saisons (v. 714 : vere nidifico, « au printemps où l’on fait des nids », par opposition au v. 715 : rigida bruma, « le rigoureux solstice d’hiver ») et certaines sont coupées le jour, d’autres la nuit (v. 728 : diem, par opposition au v. 729 : alta nocte). L’universalité est donc à la fois spatiale et temporelle.
b. Le pouvoir suggestif des lieux :
Le fait que les plantes ne soient désignées que par une périphrase se référant à leur origine, montre que l’énumération n’a que de façon lointaine un caractère botanique, et qu’elle a surtout une fonction symbolique, soulignée par l’utilisation des noms propres de lieux évocateurs.
Outre leur valeur musicale et poétique, ces oronymes et hydronymes évoquent en effet tout d’abord des espaces sauvages :
- le mont Éryx est constitué de rochers inaccessibles (v. 707 : invius saxis) ;
- les sommets du Caucase sont couverts de neiges éternelles (v. 708 : opertis hieme perpetua jugis) ; le sol sur lequel poussent les plantes du Caucase est irrigué par le sang de Prométhée (v. 709 : sparsus cruore Caucasus Promethei) ;
- la forêt hercynienne est située dans une région glaciale (v. 712 : sub axe frigido) ;
- le Pinde est immense (v. 721 : Pindus ingens) ;
- l’Hydaspe traverse des étendues arides (v. 724 : per arentes plagas).
Ce sont souvent aussi des lieux situés aux confins du monde :- aux confins orientaux : mention du Caucase ; des fleuves du Tigre, de l’Hydaspe ; des Arabes, des Mèdes et des Parthes, habitants de contrées lointaines ;
- aux confins occidentaux : mention de la mer d’Hespérie.On peut encore citer la Thrace, le Danube, emblématiques des régions nordiques, ainsi que la forêt des Suèves.
- On a la forte impression que toute cette description géographico-imaginaire est comme l’évocation métaphorique de ce qui se passe dans l’âme de Médée. Un poème de Verlaine (dans un contexte évidemment tout différent) commence par ce vers : « Votre âme est un paysage choisi ».
- Ici, les paysages que Sénèque a « choisis », forment la substance même de l’ÂME de Médée. Ils sont la projection poétique de son furor, des sentiments, des émotions, des pulsions, des souhaits de mort qui agitent la magicienne tandis qu’elle manipule et malaxe les ingrédients du poison destiné à la tunique nuptiale de Créuse : les rocs escarpés, les sommets hors d’atteinte du commun des mortels, la neige et la glace, le sang, l’instinct meurtrier des flèches guerrières, les sucs vénéneux, les racines tortueuses, le cours impétueux des fleuves, les rives brûlantes des contrées exotiques, les ravins aux profondeurs vertigineuses, tout cela nous fait voir comme par transparence la femme égarée, en proie au désir de vengeance contre l’homme qu’elle aime, auquel elle avait tout sacrifié, et qui l’a trahie. Et pour le symbolisme, on pourrait même reprendre le titre de Baudelaire : les plantes sont ici des « fleurs du mal ».
C. La magicienne :
La fabrication de poisons nécessite à la fois des gestes précis et des paroles incantatoires : l’expression ungue cantato, « ongle incantatoire » (v. 730), réunit les deux modes opératoires.
a. La « maîtresse en l’art du crime » :
- les gestes : Médée tâte de sa main les plantes pour s’en saisir (v. 719 : attrectat manu), elle les cueille (mention des instruments utilisés pour la cueillette : v. 722 : cruenta falce, « faucille sanglante » et v. 728 : ferrum, « fer » ; verbes se rapportant à l’action de couper : v. 729 : succisus [fructus] ; v. 730 : secta [seges] ; indication sur le moment propice à la cueillette : certaines plantes doivent être cueillies à l’aube, v. 728, dum parat Phoebus diem, d’autres au cœur de la nuit, v. 729, alta nocte), elle les assemble en un seul tas (v. 706 : congerit in unum), elle les broie (v. 731 : carpit), elle différencie les poisons (v. 735 : discreta ponit) ; les animaux entrent aussi dans la composition des poisons : les serpents, dont Médée exprime le venin (v. 731-732 : serpentium saniem exprimit), les oiseaux de mauvais augure (v. 732 : obscenas aves), le hibou sinistre (v. 733 : maestique cor bubonis) dont elle a extrait le cœur, et l’effraie au cri rauque (v. 733 : raucae strigis) dont elle a prélevé les entrailles (v. 734 : exsecta viscera), alors que la bête était encore vivante ; à chaque fois, un adjectif péjoratif vient caractériser l’oiseau ; l’ensemble des ingrédients est mélangé (v. 732 : miscet) ;
- les paroles : elles ne sont pas moins à craindre que les poisons eux-mêmes (v. 705 : evocavit ; v. 730 : ungue cantato ; v. 737 : verba ; v. 739 : canit, vocibus primis).
La composition du passage met en valeur le geste de Médée : l’effet d’accumulation produit par la longueur de la phrase qui va du v. 707 au v. 719, et qui énumère tous les lieux géographiques des plantes vénéneuses, contraste violemment avec la brièveté finale de la proposition principale qu’on attend jusqu’à la fin : attrectat manu. Cet effet de style suggère le caractère autoritaire et implacable de la volonté de vengeance de Médée en même temps que son glissement dans un espace de délire. Dans le texte de l’édition des Belles Lettres, les deux points mis à la fin du vers 706 font de tout ce qui suit (quaecumque..., quae..., et quis..., etc.) les compléments de attrectat manu (vers 719), plutôt que, comme la traduction le suggère, des appositions à mala et des compléments de congerit in unum (vers 706). En fait, la proposition principale attrectat manu reprend l’idée de congerit in unum en la rendant plus physiquement présente : elle exprime, après la longue énumération, toute l’intensité du geste.
L’ « évocation » qui a précédé notre passage fait des serpents les auxiliaires de la magicienne. En effet, avant de procéder à sa préparation magique, Médée « a évoqué toute la race des serpents » (evocavit omne serpentium genus) ; le verbe evocare pris à la lettre comme magie opératoire (cf. l’évocation des morts ou de l’âme des morts) implique que les « esprits » de ces serpents sont présents et l’assistent dans son action. Comme l’écrit Alain Moreau (à propos des vers 828-870 du chant III des Argonautiques d’Apollonios de Rhodes)2 , la scène décrite ici se situe aussi dans un « monde de l’entre-deux », intermédiaire entre le monde humain de la réalité sensible, et le monde surnaturel des dieux et des monstres. L’efficacité de l’evocatio est garantie par les paroles incantatoires que prononce Médée, paroles rituelles qui ont un caractère contraignant pour les puissances maléfiques.
b. Les effets opposés des poisons :
Certains poisons ont la puissance destructrice du feu (v. 735 : rapax vis ignium), d’autres la force paralysante du froid (v. 736 : gelida pigri frigoris glacies).
Ces deux types de poisons font écho aux types de lieux dont proviennent les plantes vénéneuses (régions enneigées ou arides) et aux différentes saisons où on les cueille (hiver ou printemps).
On peut faire relever le vocabulaire du froid : hieme perpetua (v. 708), sub axe frigido (v. 712), rigida bruma (v. 715), nivali gelu (v. 716).
Pour le feu, on rappellera que Médée, par son ascendance divine, se rattache au Soleil et qu’elle est habitée par le feu de la passion.
La puissance destructrice qu’elle met en œuvre prend une dimension cosmique : l’univers même tremble lorsqu’elle entonne ses incantations (v. 739).