1) Un roman réaliste ?
On peut parler de roman réaliste, car le Satyricon contient des descriptions de gens et de choses dépourvues de toute idéalisation (par ex. la description précise de plats et d’objets). L’œuvre évoque les mœurs romaines, présente des scènes de la vie quotidienne (ex. : bains, banquets) et la peinture de milieux divers (en particulier celui des affranchis) qui correspondent à la réalité de l’époque impériale. D’autre part, Pétrone reproduit le langage des classes populaires (notamment les fautes de latin des affranchis, souvent incultes, et originaires de la Grèce ou de l’Orient), la langue familière (en cela, c’est une œuvre très moderne pour son époque).
Cependant, ce monde est présenté comme un théâtre permanent ; le réel semble ne plus exister. Dans le repas de Trimalcion, c’est le faux et l’apparence qui triomphent, grâce aux mises en scène particulièrement soignées, aux continuelles surprises qui ont pour but de réveiller l’attention des convives (et des lecteurs). Le repas est conçu comme un spectacle, avec de la musique, des surprises, des jeux de rôles... Pétrone met l’accent sur le fait que l’apparence n’est pas la réalité (ex. : la mosaïque du chien, chap. 27 ; puis les plats trompeurs, invention du raffinement romain, chap. 33, 40, 49, 60, 70 ; les mots équivoques, chap. 36, 41, 50 ; les cadeaux reposant sur des calembours, chap. 56...). Le monde est un théâtre, la littérature semble avoir envahi la vie (le Satyricon est un roman comportant de nombreuses allusions, références, parodies d’œuvres littéraires).
2) Un roman satirique ?
On peut parler de roman satirique, notamment en raison de la peinture sociale qui est présentée dans le Satyricon, mais les affranchis ne sont peut-être pas les seuls visés.
- Les affranchis :
Le Satyricon présente souvent les affranchis de manière critique, notamment à travers le portrait de Trimalcion.
Trimalcion est un ancien esclave d’origine syrienne (comme le montre l’étymologie de son nom), mais se fait appeler par le prénom de son ancien maître, Caius (qui était aussi le prénom de l’empereur Caligula). Il a été le mignon de son maître pendant 14 ans, tout en étant l’amant de sa patronne, puis a été affranchi et a hérité des biens de son maître. Il s’est ensuite lancé dans le commerce et, après quelques déboires, a accru sa fortune. Il est le type du nouveau riche, vaniteux, grossier et ignorant. Pétrone reprend notamment le thème du repas ridicule : un riche parvenu, donnant un repas, au lieu d’éblouir les convives, se couvre de ridicule par son absence de délicatesse et son ignorance des usages (thème traité par le genre de la satire, notamment par Horace, Satires, II, 8). Trimalcion est un démiurge qui crée des choses de plus en plus abondantes et merveilleuses, qui veut donner le sentiment qu’il est un artiste. Toutes les surprises ont été orchestrées par lui (ce sont de véritables mises en scène), tout le repas a été mis en musique (danseurs, costumes, chœurs, etc.). Trimalcion est envahissant (les affranchis, en général, aiment raconter leur vie, comme le montrent les chapitres 29, 75-77, etc.), tyrannique (aucune liberté n’est laissée aux convives) ; son banquet laisse une impression de vulgarité, d’écœurement ; Pétrone évoque la lassitude et la honte des invités (par ex. lorsque Trimalcion invite les esclaves à table, ou lorsqu’il met en scène ses funérailles). On peut remarquer également, chez les affranchis, un certain complexe d’infériorité (révélé par l’hostilité des affranchis vis-à-vis d’Encolpe, Ascylte et Agamemnon, qui sont des hommes libres et cultivés).
→ Peut-être Pétrone dénonce-t-il le pouvoir des affranchis sous les empereurs Claude et Néron. En tout cas, il s’agit d’un témoignage sur la mobilité sociale de cette époque (où un nombre croissant d’affranchis accèdent à la richesse et à un certain pouvoir social ou politique).
- Les hommes libres, instruits et cultivés (Encolpe, Ascylte et Agamemnon) :
Le Satyricon présente souvent les affranchis de manière critique, mais les trois intellectuels ne valent guère mieux : ce sont des parasites (ils manquent d’argent, se font inviter), qui font preuve de mépris pour leur hôte et dénigrent le repas, se moquent des convives et du maître ; ils sont hypocrites, et pour cela se font insulter par les affranchis.
Les réactions d’Encolpe, le narrateur, sont caractéristiques de son origine sociale : il se montre admiratif au début, puis dédaigneux, il finit complètement dégoûté. Il joue le rôle du naïf, qui prend les gens et les choses pour ce qu’ils ont l’air d’être. Homme instruit et cultivé, il sait reconnaître les fautes de goût de Trimalcion, mais il a trop vécu dans les livres, pas assez dans la vie réelle (il se caractérise par sa naïveté, sa pauvreté, son incapacité à se débrouiller dans la vie, contrairement aux affranchis).
→ Pétrone nous livre peut-être une satire de la naissance et de la culture : à quoi servent-elles dans le monde contemporain de l’auteur, si ce n’est à formuler un jugement esthétique ? Pétrone se moque de son propre personnage (Encolpe, qui représente peut-être l’auteur dans sa jeunesse, ou une part de la personnalité de l’auteur).
Conclusion : Finalement, la sympathie de l’auteur semble plutôt aller en faveur de Trimalcion et des affranchis ; Trimalcion est un personnage médiocre, mais il a des aspects humains, positifs : il est dynamique, candide, superstitieux, généreux envers les esclaves (qu’il invite à participer à la fête, chap. 70-71), il a souffert en tant qu’esclave mais a su sortir de sa condition première grâce à son mérite (contrairement à Encolpe, Ascylte et Agamemnon qui sont des parasites inactifs). Cet aspect de l’œuvre rejoint les discussions de l’époque (Ier siècle ap. J.-C.) sur l’esclavage (Sénèque, notamment, veut changer le regard que l’on portait sur les esclaves).
3) Un roman parodique ?
- Le Satyricon peut être vu comme une épopée inversée, ou une parodie d’épopée, car les personnages sont des anti-héros (des marginaux, comme Encolpe et Ascylte), des affranchis (comme Trimalcion), contrairement à l’épopée (qui met en scène des personnages importants : héros, demi-dieux, rois, reines, etc.). Les personnages du roman errent de par le monde, non pas, comme les héros de l’épopée, pour poursuivre une quête, réaliser un destin, mais parce que ce sont des personnages en rupture avec la société, des aventuriers ou des escrocs par exemple (Encolpe et Ascylte sont des parasites, en manque d’argent). On peut parler, à propos du Satyricon, d’épopée burlesque. La référence à l’épopée sous-tend l’ensemble du roman, par exemple dans la description de la domus de Trimalcion (qui renvoie à la description de palais dans l’épopée), ou dans le personnage de Trimalcion, qui se présente comme un protégé des dieux, comme Énée ou d’autres héros épiques (cf. la description des peintures de son atrium, chap. 27, où figurent Minerve, la Fortune, Mercure).
- Le Satyricon parodie aussi, sans doute, la tradition littéraire du banquet philosophique (repas réunissant des philosophes et à la fin duquel on débattait de sujets philosophiques tout en buvant). Trimalcion arrive en retard, comme Socrate dans Le Banquet de Platon, mais c’est un anti-Socrate, il ne possède aucune sagesse, a peur de la mort, aime l’argent et énonce des lieux communs ; son repas, d’autre part, n’a rien de philosophique : la débauche alimentaire s’y substitue à l’échange intellectuel.
Conclusion : le Satyricon est-il une œuvre parodique de pur divertissement ou un roman à thèse ? Il est impossible de trancher. Ce roman présente une vision du monde complexe : on va de surprise en surprise, d’aventure en aventure (comme si le monde n’avait pas de sens) ; les contradictions apparaissent partout, entre les amis, entre les affranchis, ou à l’intérieur même des personnes : Fortunata, Trimalcion et les autres affranchis ont à la fois des défauts et des qualités, ils sont ridicules et touchants, incultes mais méritants... Les apparences sont trompeuses (les plats sont truqués, par ex.), la réalité n’est pas fiable. Pétrone, en présentant un monde incompréhensible, veut peut-être nous signifier qu’il est nécessaire de prendre ses distances par le rire, de ne pas prendre la vie au sérieux.