Les affranchis dans la littérature impériale ? Le Satyricon de Pétrone et les Satires de Juvénal

Comment les affranchis sont-ils représentés dans la littérature impériale?

Notions, textes et documents étudiés avant cette synthèse :

  • Définition du genre romanesque ; le roman dans l’Antiquité ; Pétrone et le Satyricon (sources, caractéristiques, étude du titre).
  • La domus romaine ; l’atrium (description et fonctions) ; le triclinium ; la cena ; l’origine des esclaves romains ; tableau de G. Boulanger, Le Marché aux esclaves ; définition de libertus (affranchi).
  • Pétrone, Satyricon, chap. 29, l’atrium de Trimalcion + prolongements (chap. 27, « Trimalcion aux bains » ; chap. 32 - 33, « Trimalcion arrive en retard à son propre banquet ! » ; Virgile, Énéide, « Entrée d’Énée dans le palais de Didon » ; Juvénal, Satires, I, v. 24-30 et III, v. 62-68 : « Vision des affranchis par un poète latin de l’époque impériale »).
  • Satyricon, chap. 49-50 « Un plat-surprise » + prolongements (thème du banquet dans la littérature grecque : résumé du Banquet de Platon ; thème du repas ridicule dans la littérature : extrait d’Horace, Satires, II, 8.
  • Satyricon, chap. 57 « Un personnage en colère » + prolongements (chap. 75 - 77, « In vino veritas »).

 

I. Réalisme des deux œuvres dans la représentation des affranchis :

Pétrone et Juvénal présentent une vision réaliste des affranchis, qui reflète la réalité romaine sous l’Empire. Il existe à Rome une possibilité juridique de passer de la condition d’esclave (servus, servi, m.) à celle de citoyen (civis, civis, m.) par l’affranchissement (voir corrigé du travail de recherche pour l’étude des chap. 27 et 29). Cependant l’esclave affranchi (libertus, liberti, n.) ne possède pas tous les droits des citoyens de naissance (il ne bénéficie pas d’une citoyenneté complète). Cet affranchissement pouvait avoir lieu lors d’une cérémonie, la manumissio, lors de laquelle l’ancien esclave était coiffé d’un bonnet d’affranchi.

Lexique et prolongements :

 

Libertus, liberti, m. : l’affranchi
Libertinus, libertini, m. : l’affranchi ou le fils  d’affranchi
Termes apparentés en français : libertin, libertinage
Un « libertin » est une personne qui s’est affranchie des lois de la religion ou de la morale traditionnelle fondée sur la vertu. Les personnages de libertins dans Les Liaisons dangereuses de Laclos, par exemple, se caractérisent par leur hypocrisie, leur recherche du plaisir, leur absence de morale.
Pileus, pilei, n. : bonnet d’affranchi

Le bonnet d’affranchi symbolise l’affranchissement, la liberté :

- par ex. sur des monnaies romaines frappées par Brutus, l’un des assassins de César, et commémorant l’assassinat de ce dernier (Brutus se présentait donc comme le défenseur de la République romaine et de la liberté du peuple romain). Sur l’un de ces deniers, on peut voir l’inscription EID MAR (qui rappelle la date de l’assassinat de César, aux Ides de mars 44 av. J.-C.) et les symboles que représentent le pileus (au centre) et les poignards (César a été tué de multiples coups de poignard).

- par ex., lors de la Révolution française de 1789 et lors des révolutions suivantes, lorsque les révolutionnaires portaient le bonnet phrygien, couvre-chef d’origine asiatique ressemblant au pileus. Voir par ex. le tableau d’Eugène Delacroix, La Liberté guidant le peuple (tableau inspiré par la Révolution de Juillet, en 1830).

De nos jours, le bonnet phrygien est encore le symbole de la liberté et de la République ; il est l’un des attributs de Marianne.

Certains affranchis pouvaient devenir très riches : c’est le cas de Trimalcion, qui a hérité de son maître une grosse somme d’argent, mais qui a de plus accru sa fortune en se lançant dans le commerce (cf. chap. 75 - 77). Sa domus, et notamment son atrium (sorte de « vitrine » présentée aux visiteurs) est pleine d’objets luxueux, de matériaux précieux ; sa tenue vestimentaire se caractérise également par le luxe des vêtements et des bijoux ; son banquet est fastueux, par la variété, l’aspect très recherché et la multiplicité des plats servis (cf. chap. 49 - 50). C’est le cas aussi de l’affranchi désigné par le nom « Crispinus », que décrit Juvénal dans ses Satires (I, v. 24-30 : cet affranchi exhibe de la pourpre et une bague portant une énorme pierre précieuse). Certains affranchis pouvaient aussi acquérir des terres, ce qui est un symbole d’honorabilité (Trimalcion est fier de ses domaines agricoles et de leurs productions).

Mais d’autres affranchis constituent ce que Juvénal considère comme la « lie » de la société romaine dans la Satire III (v. 62-68) qui vise tous les étrangers vivant à Rome, et notamment les affranchis. Dans la Cena Trimalchionis, le passé d’esclave de Trimalcion est évoqué avec réalisme, jusque dans les détails les plus sordides : Trimalcion raconte aux chap. 75 qu’il a servi de « mignon » à son maître pendant quatorze ans (situation dégradante, réservée aux jeunes esclaves, dont il s’est cependant « vengé » en devenant l’amant de sa maîtresse) ; cette situation a également été vécue par Herméros (chap. 47).

II. Quel regard les auteurs portent-ils sur les affranchis ?

1) Un regard critique chez les deux auteurs :

La classe des affranchis subit en général le mépris des citoyens de naissance, et garde sur plusieurs générations un sentiment d’infériorité ou d’exclusion malgré l’accès à la richesse ou à la célébrité.

Dans la Cena Trimalchionis, le mépris des citoyens à l’égard des affranchis est bien perceptible dans le regard à la fois amusé, admiratif et méprisant que porte Encolpe (jeune homme pauvre, mais issu d’une famille de citoyens) sur Trimalcion et les autres affranchis. Encolpe trouve ridicule et grotesque l’accoutrement de Trimalcion aux bains publics (chap. 27), mais aussi la représentation d’un venalicium (marché d’esclaves ; cf. tableau de G. Boulanger) dans un atrium. Au chap. 57, on voit Ascylte (issu de la même classe sociale qu’Encolpe), se moquer sans retenue de tout ce qu’il voit et entend lors du banquet. Ascylte et Encolpe, qui sont cultivés, perçoivent immédiatement l’inculture et le manque de goût de Trimalcion (il connaît mal les grandes œuvres littéraires, ce qui montre son manque d’instruction ; la décoration de sa domus et les plats qu’il sert à son banquet montrent autant son mauvais goût que sa richesse).

Ce mépris est peut-être teinté de jalousie : ce sentiment est surtout perceptible chez Juvénal, qui emploie un vocabulaire très péjoratif pour l’en prendre aux affranchis d’origine étrangère, grecque ou orientale dans la Satire I, notamment le nom plebs, plebis, f.

Lexique

 

Plebs, plebis, f. : (sens premier) la plèbe, les plébéiens, par rapport aux patriciens ; (sens péjoratif) le bas peuple, la populace, les classes inférieures. Termes apparentés en français : plèbe (souvent employé dans son sens péjoratif de « populace », « bas peuple ».

2) Une attitude peut-être plus nuancée chez Pétrone :

Cependant, dans le Satyricon, la vision des affranchis apparaît plus nuancée. Comme une grande partie du roman a été perdue et qu’on ignore qui était réellement l’auteur, on ne rien affirmer sur les opinions de Pétrone, mais on remarque qu’il consacre plusieurs chapitres aux « récits de vie » de deux affranchis : Herméros (chap. 47) et Trimalcion (chap. 75 - 77). On ne peut nier que ces deux personnages possèdent des qualités (générosité, sincérité, franchise, courage, ténacité, intelligence, faculté de « rebondir »... Voir notamment la comparaison des chapitres 29 et 75 - 77). Pétrone était peut-être sensible aux souffrances vécues par ces anciens esclaves et au courage qu’il leur fallait pour se sortir de leur condition première. Finalement, dans la Cena Trimalchionis, la satire vise peut-être le mépris des citoyens de naissance pour les affranchis tout autant que les affranchis eux-mêmes.

Prolongement 1. Le thème de l’affranchi et du parvenu dans la littérature française

Exemple dans la littérature française du XVIIe siècle :


Corneille, Cinna, acte IV, sc. 6 : dans l’extrait suivant, Maxime, l’un des chefs de la conjuration, s’en prend à son affranchi Euphorbe, qui l’a trahi. On y perçoit le mépris qu’inspiraient les affranchis chez les citoyens de naissance :

MAXIME

Désespéré, confus,

Et digne, s’il se peut, d’un plus cruel refus,

Que résous-tu, Maxime ? et quel est le supplice

Que ta vertu prépare à ton vain artifice ?

Aucune illusion ne te doit plus flatter :

Émilie en mourant va tout faire éclater

Sur un même échafaud la perte de sa vie

Étalera sa gloire et ton ignominie,

Et sa mort va laisser à la postérité

L’infâme souvenir de ta déloyauté.

Un même jour t’a vu, par une fausse adresse,

Trahir ton souverain, ton ami, ta maîtresse,

Sans que de tant de droits en un jour violés,

Sans que de deux amants au tyran immolés,

Il te reste aucun fruit que la honte et la rage,

Qu’un remords inutile allume en ton courage.

Euphorbe, c’est l’effet de tes lâches conseils.

Mais que peut-on attendre enfin de tes pareils ?

Jamais un affranchi n’est qu’un esclave infâme ;

Bien qu’il change d’état, il ne change point d’âme

La tienne, encor servile, avec la liberté

N’a pu prendre un rayon de générosité : Tu m’as fait relever une injuste puissance,

Tu m’as fait démentir l’honneur de ma naissance ;

Mon cœur te résistait, et tu l’as combattu

Il m’en coûte la vie, il m’en coûte la gloire,

Et j’ai tout mérité pour t’avoir voulu croire

Mais les dieux permettront à mes ressentiments

De te sacrifier aux yeux des deux amants,

Et j’ose m’assurer qu’en dépit de mon crime

Mon sang leur servira d’assez pure victime,

Si dans le tien mon bras, justement irrité,

Peut laver le forfait de t’avoir écouté.

Jusqu’à ce que ta fourbe ait souillé sa vertu.

- Exemple dans la littérature française du XVIIIe s. :

Lesage, Turcaret ou le Financier (comédie en prose) : Turcaret est un personnage de financier ridicule, un laquais enrichi par les prêts usuraires, fils d’un maréchal-ferrant et gendre d’un pâtissier.

 

Prolongement 2. – La Cena Trimalchionis : comparaison entre le roman de Pétrone et le Fellini-Satyricon

Fellini-Satyricon : vidéo disponible sur Youtube (italien sous-titré en français). Passage inspiré de la Cena Trimalchionis : de 23’ 40 à 45’ environ.

Questionnaire préparatoire :

- Quelles remarques pouvez-vous faire sur les décors ? sur les costumes ?
- Quels sentiments le film cherche-t-il à provoquer chez le spectateur ? Le roman provoque-t-il les mêmes réactions chez son lecteur ?
- À votre avis, le cinéaste a-t-il chercher à offrir une transposition fidèle du roman de Pétrone ? Développez et nuancez votre réponse, en comparant l’extrait du film de Fellini avec ce que vous savez du roman de Pétrone.

Corrigé

Dans son Fellini-Satyricon (1969), le cinéaste italien (connu surtout pour son film La Dolce vita, palme d’or à Cannes en 1960) n’a pas cherché à faire une transposition fidèle du roman (le roman et le film sont deux œuvres très différentes), mais il l’a utilisé comme point de départ, comme prétexte, pour exprimer ses fantasmes et obsessions propres.

C’est un cinéma de l’excès, qui met en scène les fantasmes de Fellini : orgies, décors, costumes, archétypes sociaux. L’humanité est présentée dans sa profusion et sa diversité. C’est un cinéma de la démesure, d’aspect baroque, satirique, caricatural.

- Différences entre le roman de Pétrone et le film de Fellini :

Fellini met en images une vision sombre de l’histoire romaine. Son Satyricon prend l’exact contre-pied des films d’Hollywood sur la Rome antique (ex. : Ben Hur, Quo vadis, Cléopâtre) : l’atmosphère est lugubre, il est plein d’obscénités, le spectateur éprouve un sentiment d’étrangeté, de malaise. Fellini situe les aventures d’Encolpe dans l’époque de Néron (époque pleine d’atrocités, de violence, où la superstition barbare remplace la religion). Cette vision sombre de l’époque néronienne nous a été transmise par certains auteurs latins (Tacite, Suétone, Juvénal). Le film possède donc un caractère cauchemardesque, alors que le roman se caractérise par sa joyeuse immoralité. L’esthétique du film est anti-réaliste, onirique (utilisation d’un décor urbain stylisé) ; c’est un décor de cauchemar, avec une atmosphère étrange, fantastique, angoissée, alors que le roman de Pétrone est plutôt réaliste et se déroule généralement dans une atmosphère joyeuse.

- Les points communs :

Dans les deux œuvres, on note le caractère théâtral des personnages, la récurrence du thème du spectacle. Tout est spectacle dans le film, ce qui correspond à l’esprit du roman (mise en scène du repas par Trimalcion, ballets, groupes d’acteurs...). Les personnages sont des acteurs, ils jouent un rôle (Trimalcion joue au lettré, au chevalier, au grand personnage). Les deux œuvres mettent en scène un univers de l’hypocrisie, de l’inauthenticité. La société romaine impériale est une société du théâtre et du spectacle (ex. : passion du théâtre chez Néron, exécutions publiques de condamnés, multiplication des jeux du cirque ou de l’amphithéâtre...).

 

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