Extraits de l’article de Loris Petris, « Rire ou pleurer ? L'homme face au monde, de Rabelais à Montaigne », dans L’information littéraire, 2006/2 (Vol. 58), p. 12-21.
https://www.cairn.info/revue-l-information-litteraire-2006-2-page-12.htm#no33
I – Rire ou pleurer ?
« Quand Pantagruel fut né, qui fut bien esbahy et perplex, ce fut Gargantua son pere, car voyant d’un cousté sa femme Badebec morte, et de l’aultre son filz Pantagruel né, tant beau et tant grand, ne sçavoit que dire ny que faire. Et le doubte qui troubloit son entendement estoit, assavoir s’il devoit plorer pour le dueil de sa femme, ou rire pour la joye de son filz ? D’un costé et d’aultre il avoit argumens sophisticques qui le suffocquoyent, car il les faisoit tresbien in modo et figura, mais il ne les povoit souldre. Et par ce moyen demouroit empestré comme la souriz empeigée, ou un Milan prins au lasset.
“Pleureray je, disoit il ? Ouy : car pourquoy ? Ma tant bonne femme est morte, qui estoit la plus cecy la plus cela qui feut au monde [...] Ha Badebec, ma mignonne, mamye, mon petit con (toutesfois elle en avoit bien troys arpens et deux sexterées), ma tendrette, ma braguette, ma savate, ma pantofle jamais je ne te verray. [...]”
Et ce disant pleuroit comme une vache, mais tout soubdain rioit comme un veau, quand Pantagruel luy venoit en memoire.
“Ho mon petit filz (disoit il) mon coillon, mon peton, que tu es joly, et tant je suis tenu à dieu de ce qu’il m’a donné un si beau filz tant joyeux, tant riant, tant joly. Ho, ho, ho, ho, que suis ayse, beuvons ho, laissons toute melancholie, apporte du meilleur, rince les verres, boute la nappe. [...]”
(Rabelais, Pantagruel, ch. III)
Faut-il rire ou pleurer ? Ce dilemme, apparemment factice, est d’emblée mis en scène dans le Pantagruel de Rabelais : alors que sa femme vient de mourir en couches, Gargantua doit-il avoir à l’esprit sa “pantoufle” (Badebec) ou son “peton” (Pantagruel) ? “Ha Badebe” ou “Ho mon fils” ? Ici exprimée de manière comique, cette opposition est capitale pour comprendre la Renaissance, et ceci pour deux raisons. D’une part, elle pose la question de la légitimité et de l’ambivalence de ces signes que sont le rire et les larmes : il est naturel et légitime d’exprimer sa joie d’avoir un fils, mais que faire quand sa mère meurt en couches ? D’autre part, cette opposition traduit l’approfondissement, à la Renaissance, de l’union des contraires et une évolution majeure de l’anthropologie humaniste : la succession rapide voire la coexistence des larmes et du rire figure l’insondable complexité de la nature humaine. Empruntant les chemins magistralement éclairés par D. Ménager et M. A. Screech (D. Ménager, La Renaissance et le rire, Paris, PUF, 1995 ; M. A. Screech, Laughter at the Foot of the Cross, London, The Penguin Press, 1997, trad. fr., Le rire au pied de la Croix de la Bible à Rabelais, Paris, Bayard, 2002), c’est en examinant ces deux axes que j’aborderai ce sujet, en étudiant d’abord l’opposition entre les pleurs et le rire, incarnés par les figures célèbres de Démocrite et Héraclite, pour ensuite montrer comment la Renaissance dépasse cette opposition et approfondit une troisième voie : le mélange du rire et des pleurs. De Rabelais à Montaigne se dessinent une continuité et une évolution dans une Renaissance soucieuse d’explorer les mondes divers du cœur humain.
La Renaissance aime saisir concrètement, presque corporellement, une abstraction. S’agissant du rire et des pleurs, elle le fait à travers les figures de Démocrite, qui rit, et d’Héraclite, qui pleure, face au spectacle du monde. Montaigne leur consacre le chapitre I, 50 des Essais :
“Democritus et Heraclytus ont esté deux philosophes, desquels le premier, trouvant vaine et ridicule l’humaine condition, ne sortoit en public qu’avec un visage moqueur et riant ; Heraclitus, ayant pitié et compassion de cette mesme condition nostre, en portoit le visage continuellement atristé, et les yeux chargez de larmes.”
Ici, Héraclite, du côté du monde, par compassion et empathie ; là, Démocrite, face au monde, par la distance que confèrent le rire et la critique. Au xvie siècle, la majorité des auteurs adoptent l’une ou l’autre de ces attitudes, mais souvent pour des raisons différentes : on peut choisir de pleurer comme Héraclite par compassion, par sensibilité ou encore par désespoir ; on peut rire avec Démocrite par détachement, par cynisme ou encore par méchanceté. Confiance et méfiance se mêlent donc dans la perception du rire et des pleurs à la Renaissance. Or, c’est souvent le dépassement de cette méfiance qui permet à certains auteurs de parvenir à une synthèse qui intègre les contraires et qui dépasse une vision du monde valorisant d’abord les pleurs.
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II – Du rire du sage au rire carnavalesque
Chez Rabelais, le rire se décline sous différents modes, du rire ironique de Socrate jusqu’aux éclats d’un rire débridé. Recelant, comme le vin, un pouvoir qui libère l’individu de ses limites, il devient le propre de l’homme au début du Gargantua, dans un “Aux lecteurs” qui est un pied de nez à l’idée humaniste que la parole serait le propre de l’homme :
Vray est qu’icy peu de perfection
Vous apprendrez, si non en cas de rire :
Aultre argument ne peut mon cueur eslire.
Voyant le dueil, qui vous mine et consomme,
Mieulx est de ris que de larmes escripre.
Pource que rire est le propre de l’homme.
(Rabelais, Gargantua, “Aux lecteurs”)
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III – Les périls du rire : le rire méchant, le rire sardonique, le rire du fou
Du Bellay veut montrer que son rire est douloureux et qu’il est compatible avec la tonalité élégiaque de sa plainte : il rit, certes, mais d’un rire amer et pénible. Toutefois, en rattachant ce rire à des propos de table, le poète veut également minimiser la dureté de son rire et surtout se laver du soupçon de médisance et de méchanceté attaché, depuis l’Antiquité, à toute écriture satirique.
Les situations extrêmes mettent paradoxalement en scène le rire. Ainsi, le retour d’Ulysse et son face-à-face avec les prétendants provoquent un rire « sardonique », de dissimulation, chez Ulysse (Homère, Od., XX, 300-302) et un rire dément chez les prétendants (Homère, Od., XX, 347-349). La Renaissance explore encore le visage le plus inquiétant du rire, celui du fou, le rire d’Ajax ou du roi Lear. Créateur de la folle jalousie de son maître, Iago observe que, “à le voir sourire, Othello devient fou” (Shakespeare, Othello, IV, 1). Drapé dans un “désordre dont la folie secoue, si dangereusement, ce moment de la vie qu’on voudrait paisible” (Shakespeare, Hamlet, III, 1), Hamlet s’approprie, sous le masque de la folie, un rire sardonique. Le fou comme le sage rient, mais pas du même rire. La force de la Renaissance est de nous maintenir souvent dans le doute. Jugé fou par les Abdéritains, qui lui envoient Hippocrate pour le soigner, Démocrite lui fait comprendre qu’il est un sage (voir C. Zatta, “Democritus and Folly : the Two Wise Fools”, BHR, LXIII (2001), p. 533-549 ; La Fontaine, Les Fables, VIII, 26) ».
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