Poétiser l’enfant tueur Questions sur Le Passé devant soi de G. Gatore

Paru dans : Déborah Levy-Bertherat et Pierre Schoentjes (éd.), J’ai tué. Violence guerrière et fiction, Genève, Droz, 2010, p 231-265.

On ne lit pas sur la guerre comme on lit sur l’amour, même si la littérature organise à plaisir leur rencontre. Certaines guerres malmènent de manière inédite les jeux de l’amour et de la mort : une manière si destructrice que comprendre alors devient un problème inédit, un sujet en soi. Dans le cas du génocide, l’usage des guillemets relève de l’antiphrase: si l’argument de la «guerre juste » garde un sens quel que soit son usage politique, l’extermination planifiée, au-delà de ses arguments ou déguisements guerriers et calculs d’intérêts, obéit à une dynamique de destruction sans fin ni motif autres qu’elle-même, qui gagne en puissance en s’effectuant et détruit dans sa frénésie les constructions raisonnées de la politique et de la guerre même, au point qu’il faut renoncer au mot violence1 - qui suppose la persistance d’un autre et la maîtrise de la violence comme moyen.

Une littérature qui chercherait à représenter cette dynamique effrayante doit sans doute renoncer aux images de notre héritage culturel à mesure que la guerre alourdit notre héritage historique. Comme faisaient les épopées païennes ou bibliques, et comme l’ont fait à leur suite tant de chroniques, romans, drames et poèmes racontant les désastres des cités et les malheurs des peuples ennemis, les romans de guerre au XXè siècle nous parlent de pouvoirs déchaînés, de familles déchirées et de vies condamnées ; mais au lieu d’exploits héroïques et de nobles défaites, ils nous font voir l’hécatombe et imaginer la tuerie. Plus que jamais aujourd’hui ils tentent d’imaginer ce que pense celui qui tue en exécution d’un programme.

Il était inévitable que la littérature s’affronte à la violence génocidaire, puisqu’elle a pour vocation de traduire toute réalité ou expérience humaine. Les premiers auteurs qui le firent étaient du reste les victimes et les témoins, et bien souvent ils sont eux-mêmes passés par le poème et la fiction pour rendre compte de ce qu’ils vivaient et voyaient, revenant sans cesse au pourquoi du crime, à sa démesure incompréhensible. Une telle mise à l’essai des formes littéraires, liée au désir d’échapper à la réalité écrasante de l’anéantissement mais aussi de comprendre sa logique, était légitime et n’a pas cessé de l’être. Elle l’est d’autant plus que l’historiographie bute sur des paradoxes qu’elle ne parvient pas à résoudre : celui du caractère humain de l’anti-humain, qui a été pris en charge au prix d’autres malentendus (la banalité du mal) ; celui du passage à l’acte collectif, c’est-à-dire du bourreau ordinaire, qui est étudié à présent dans l’ensemble des sciences humaines – en particulier en Allemagne, en Pologne et aux Etats-Unis.

Il était inévitable aussi que les écrivains, menant leur propre effort de comprendre selon des techniques éprouvées, mais sans bien savoir quoi comprendre, trouvent autre chose que ce qu’ils cherchaient, ou jouent délibérément sur des mobiles troubles, créant de nouveaux pactes pervers avec le lecteur. C’est user simplement de la liberté inhérente à la création littéraire, et dont le principe, laborieusement gagné au fil de l’histoire européenne, a été affirmé haut et fort par les « modernes » et exploité largement depuis. Or cette liberté est à nouveau mise en cause pour des raisons morales, non plus au nom de la bienséance ou de la perfection classique, mais au nom de l’humanité. L’enjeu est tel que le refus de cette liberté, souvent violent, fait vite jeter le bébé avec l’eau du bain. Certains pamphlets contre Jonathan Littell montrent qu’à assigner une mission salvatrice à l’œuvre littéraire, le propos justicier tombe vite dans la catéchèse morale, et obscurcit la relation si délicate, dans l’œuvre vivante, entre esthétique et éthique. Dans Les Complaisantes d’E. Husson et M. Terestchenko2, plusieurs confusions s’appuient l’une sur l’autre : celle de la littérature, rivée à un certain canon testimonial, avec la lutte contre le Mal radical ; celle de la mimesis fictionnelle avec l’empathie morale ; celle, parfois stupéfiante, de l’écrivain avec son personnage narrateur, qui transforme en souillure l’acte d’écrire et de lire.

Aucune abstraction théorique ici ne permet de sortir de l’ornière. Puisqu’une littérature existe, il n’y a plus qu’à la lire et à s’y appuyer pour saisir ce que nous cherchons et pouvons concevoir à travers ses essais ou erreurs. Cela suppose de lire les textes littéraires, là comme ailleurs, à la lumière de leurs objectifs, tout en cernant ce qu’ils nous permettent ou non de penser : ce qu’ils nous aident à comprendre et à ne pas comprendre, ce qu’ils nous font saisir de l’endroit précis où la non-compréhension devient un effort de pensée : celui où l’acte de tuer sans pourquoi supplante et inter- dit, précisément, l’exercice de la pensée. J’entends ici par « pensée » non pas l’exercice des facultés mentales mais un acte de conscience susceptible d’empathie autant que de réflexivité. Si la pensée peut concevoir ce lieu de la compréhension barrée par la haine négatrice de l’autre, peut-elle le comprendre ? Y a-t-il un sens à procéder par empathie là où la relation entre sensibilité et intelligence a été détruite ?

L’histoire culturelle de l’Occident a montré qu’en poésie le « goût du néant » redevient passion du mystère, épreuve de la limite, effroi de la transgression. Qu’en est-il de l’anéantisse- ment comme événement historique ? Au début des Bienveillantes, Littell fait annoncer en fanfare à son SS psychotique qu’il va raconter le génocide à ses « frères humains ». Son travail d’accumulation et d’animation du savoir parvient à familiariser le lecteur avec l’univers mental du nazisme : le livre, de ce point de vue, relève de la performance. Mais affrontant l’extermination, il semble n’avoir pu que revisiter de très vieux seuils transgressifs – meurtre, parricide, inceste – et revenir à la faute tragique, à l’inceste adelphique et à l’orgie mystique, réécrivant Eschyle, Blanchot, Bataille, Céline, Nabokov, Burroughs... Pour qui aurait voulu penser l’acte génocidaire et rien que lui, c’est un échec, et pour certains une faute ; mais l’auteur montre cette erreur comme la possibilité même de la littérature: en un point précis l’effort d’imaginer et de comprendre mène sans doute à l’erreur.

L’erreur littéraire ici dit en un sens nouveau que l’erreur est humaine ; on ne saurait comprendre par des moyens humains l’acte où se perd ce qui fait qu’un acte, bon ou mauvais, est humain : le geste virtuel qu’il trace, par ce qu’il porte en lui de langage, de sentiment, de pensée, de conscience, à l’intérieur de la sphère que dessinent les humains par leur vie commune sur la terre. Si à cet endroit-là, extérieur, où cette sphère est détruite et niée, le langage continue de s’acharner, mobilisant l’artillerie lourde d’un héritage littéraire, c’est que ce vide entraperçu ne peut qu’être contourné : dans Les Bienveillantes, l’écriture en roue libre suit les méandres d’une pulsion de vie mêlée à l’œuvre de mort, d’un désir de l’autre mêlé au désir du même, entortillant les fils de l’humain et de l’inhumain, égarant l’événement réel à mesure qu’elle le suit à la trace.

Une telle erreur, certes, suppose qu’on tienne vraiment à faire de la littérature, alors qu’on n’y est pas obligé. L’erreur ultime serait-elle donc de réquisitionner les moyens littéraires ? Y aurait-il faute, même, à vouloir coûte que coûte faire de la littérature ?

C’est ce qu’ont dit les historiens qui répliquaient à Jonathan Littell : laissez-nous œuvrer en cet endroit où la littérature n’a que faire. Et de fait, les historiens s’emploient à déchiffrer l’acte par où est arrivé l’événement. La pensée des grands criminels, concepteurs et organisateurs du génocide des Juifs, a été interrogée – à l’audition des grands procès d’après-guerre, puis à la lecture des mémoires, discours secrets, journaux et interviews des grands responsables nazis. En pionnier, Raul Hilberg avait revendiqué d’explorer cette région maudite, que la mémoire juive elle-même aurait voulu effacer3. Cette exploration a pris un tour systématique dans l’historiographie qui lui a succédé, et, depuis une vingtaine d’années surtout, en sociologie et psychologie sociale : l’historien, proche de l’anthropologue, cherche à comprendre l’ensauvagement des populations, la contagion mimétique, l’anomie et l’irrationnel à l’œuvre dans les massacres populaires. La Shoah par balles, si elle ne relève plus du pogrome, fait réapparaître l’homme derrière le fusil, alors que l’acte de tuer tendait à s’effacer dans la gestion des camps.

A la suite du livre de Hannah Arendt sur le procès Eichmann, qui exploitait (et déformait) Hilberg, puis des travaux de Browning sur les tueries commises par le 101ème bataillon de police de l’armée allemande dans la région de Lublin (Des hommes ordinaires, 1992), la figure du bourreau ordinaire s’est imposée en objet historiographique, avant de devenir un véritable mythe littéraire. L’enquête de Browning, destinée à comprendre le passage à l’acte collectif chez des hommes qui pour la plupart n’étaient pas des fanatiques, concluait qu’au-delà de facteurs psychologiques banals, tels la pression du groupe et le poids de l’autorité, seuls le contexte guerrier et sa levée des inhibitions pouvaient expliquer cette bascule : expliquant le génocide par ce qu’il n’est pas, l’historien ratait son objet. Les travaux qui se multiplient aujourd’hui sur les exécuteurs nazis au point de constituer un champ propre – Täterforschung, Executors researches – reviennent à ce paradoxe du bourreau ordinaire, affinant ou rectifiant les hypothèses de Hilberg et Browning, étudiant les mécanismes de la violence et l’horizon culturel des tueurs, comme l’avait fait Klaus Theweleit à propos de l’homme fasciste, comme l’a fait plus récemment Harald Welzer à propos des exécuteurs.

Rwanda : témoignage et fiction

Intéressants et décevants à la fois, ces travaux explorent plus qu’ils ne surmontent ce qu’on pourrait appeler le malentendu de la compréhension, lui-même issu de l’impasse épistémologique qui consiste à étudier la pensée du tueur, comme si le mot désignait une activité mentale uniforme. C’est de cette impasse que je veux parler ici, mais en sortant du cadre de référence historique et historiographique que je viens d’évoquer : je retrouverai la fiction littéraire en lisant une fiction qui a récemment traité du génocide des Tutsis du Rwanda : Le passé devant soi de Gilbert Gatore (Phébus, 2008).

On pourrait comparer cette fiction avec ce qu’a voulu faire Jean Hatzfeld dans Une saison de machettes (Seuil, 2003), livre auquel Gatore doit sans doute certaines de ses intuitions centrales, même s’il s’en démarque, voire s’en éloigne radicalement sur certains points majeurs. Une saison de machettes, qui rassemble les témoignages de prisonniers impliqués dans le génocide, succède à un premier recueil, Dans le nu de la vie. Récits des marais rwandais (2000), qui faisait entendre la voix de victimes rescapées. L’auteur a tenté ensuite de mettre en présence ces deux types de témoignages dans La stratégie des antilopes (2007), livre plus réflexif, qui inclut de nouveaux témoignages.

Le livre de Gilbert Gatore, lui, se présente comme un « roman », qui ouvre une série intitulée Figures de la vie impossible. L’auteur, jeune écrivain rwandais, met en scène une jeune fille rescapée, Isaro, et un jeune garçon muet et ensauvagé, Niko, qui a tué pendant les massacres, et dont on comprend à la fin qu’elle a raconté l’histoire avant de disparaître. La lecture de ces deux livres, dont l’un a visiblement inspiré l’autre, me fera reposer la question de l’inévitable erreur littéraire, sans renoncer à celles de la responsabilité de l’auteur et de l’écriture de l’histoire. Chez les deux auteurs, la mémoire de la Shoah est présente. Dans ses entretiens, Gatore se réfère volontiers aux témoins juifs à travers le thème de l’enfance – qu’il s’agisse d’Anne Frank ou de Aharon Appelfeld. Et Hatzfeld ne cache pas qu’il a composé ses livres aussi en héritier de la Shoah, lecteur de Arendt et de Browning.

En revanche, Gatore ne semble pas s’intéresser à l’historiographie du Rwanda, bien que la question des exécuteurs soit centrale dans le génocide de 1994, qu’on dit souvent « rural » ou « de proximité ». Un jeune historien rwandais, Jean-Paul Kimonyio, parle à ce sujet de génocide populaire dans un livre paru la même année que le roman de Gatore, et qui marque une nouvelle étape dans l’historiographie du génocide4. Par le détail monographique, il reconstitue la chaîne causale conduisant à la participation massive aux massacres et montre que l’opération d’enrôlement des populations locales, assuré par les préfectures et les milices, fut précédée de luttes et de meurtres politiques sans lesquels le projet d’extermination ethnique n’aurait pu se réaliser. L’historien ici n’entreprend pas de comprendre les individus qui ont tué, mais de saisir l’opération politique complexe qui a permis de les faire agir en masse.

C’est à cette tâche de compréhension au contraire que s’est attelé Jean Hatzfeld, et c’est également l’objectif que semble s’être donné Gatore. Les deux livres diffèrent fondamentalement par leur genre, par la position sociale et la démarche intellectuelle de leurs auteurs : l’un, fils d’un exilé rwandais en fuite, écrit à partir d’une expérience qu’il ne livre que par allusions, comme celle de la guerre et de l’exil5 ; l’autre, journaliste français en visite au Rwanda, a composé ses livres après d’autres tentatives littéraires. Tous deux ont acquis leur statut d’auteur en écrivant sur la catastrophe rwandaise, sujet désormais indissociable de leur image publique – ce qui semble peser aujourd’hui à Gatore6. Confrontant leurs deux livres, il ne s’agit pas d’opposer un recueil de témoignages à une œuvre : s’il est difficile de dire à quel point le travail de réécriture accompli par Hatzfeld relève de la création littéraire, la démarche esthétique et le souci de la langue et de la composition qui s’y montrent jouent un rôle décisif dans ce que ces livres ont réussi à faire émerger – différemment d’ailleurs dans chacun des trois7.

Mais bien que ceux-ci aient paru au Seuil dans la collection Fiction et Cie, bien que certains procédés de réécriture y relèvent de la mise en intrigue, ils n’élaborent pas d’univers fictionnels au sens de mondes nés de la « transparence intérieure » (D. Cohn) : ils désignent bien plutôt les lieux où l’empathie ne peut plus fonctionner. Contrairement à Littell, Hatzfeld n’a pas prêté sa voix à un tueur imaginaire, ni tenté de reconstituer sa pensée par le procédé de la transparence intérieure. Les témoignages qu’il rassemble, quelle que soit son intervention d’auteur à travers leur tri, leur coupe, leur agencement et leur commentaire, donnent accès à certaines réalités humaines relatives au phénomène de l’exécution, qui sont ce qui m’importe ici. Mon propos n’est pas de comparer deux constructions littéraires, mais deux efforts de compréhension distincts de celui qui s’essaie dans l’historiographie, pour cerner ce qu’ils parviennent à faire penser et les obstacles ou limites que rencontre leur entreprise de véridiction.

Une saison de machettes : la pensée du tueur et le « ravin d’incompréhension »

Que nous font comprendre les témoignages d’Une saison de machettes ? Qu’ils apprécient ou non la démarche « littéraire » de Hatzfeld, les historiens s’accordent à dire que ce livre est un précieux document sur la perpétration du génocide dans la région de Nyamata. Le projet d’extermination y est évident, et sa réalisation est racontée par les acteurs eux-mêmes. Nullement négationnistes, les propos de ces prisonniers – ex-miliciens, chefs de miliciens, paysans recrutés –, jettent une pleine lumière sur l’engendrement et les étapes du processus d’extermination. Pleins d’une bonne volonté peut-être suspecte, mais globalement peu tourmentée, ils disent ce qui a conduit là le pays, le passage des chamailleries politiques à la curée raciale, la fête et le souci des tueries, les cris et les blagues qui accompagnaient le « travail », l’incroyable facilité de tuer, et la manière dont ils voient les choses aujourd’hui.

Le crime est largement reconnu et documenté, mais il est aussi naturalisé d’une manière stupéfiante, dans des propos qui semblent presque innocents à force de franchise. Le génocide est présenté comme une opération concertée, puis comme une irrésistible fatalité. Les milices jouent un rôle décisif dans ce passage en changeant elles-mêmes de fonction : les partis les ont créées « d’abord pour se protéger les uns des autres, parce que c’était très chaud entre les extrémistes hutus, par la suite pour orienter le regard vers les Tutsis » (p. 217).

L’explication du tueur nous rappelle l’étape décisive, souvent oubliée, de la préparation mentale du génocide, orchestrée en haut lieu et intériorisée par chacun au prix d’un inévitable clivage, qu’on retrouve jusqu’après le meurtre. Le livre d’Hatzfeld documente le passage de la violence à la cruauté, qui signe le débordement du programme politique, exprimé avec netteté : « Les autorités n’avaient plus capacité à planifier, à canaliser. Elles ordonnaient à des oreilles vides. C’était devenu des massacres extraordinaires qui se passaient bien de raison » (Bitero, p. 102). Ce passage de la raison politique au vide des oreilles nous fait penser le génocide, sans pour autant pouvoir le comprendre. Que comprenons-nous en effet de ces « mas- sacres extraordinaires », sinon qu’ils « se passaient bien de raison » ? Disposant de ces récits, nous ne pouvons qu’en déduire des hypothèses, ici sur l’art de faire souffrir.

Lorsque la parole est donnée aux chefs de milice, aux chapitres intitulés « Les encadreurs » et « Joseph-Désiré Bitero » – du nom du chef local des milices interahamwe –, cette bascule n’en est pas moins opaque. Ces petits responsables, à l’interface des gouvernants et de la population, incarnent plus qu’ils n’expliquent cette sortie du politique : « Le sens du mot interahamwe a viré entre ma nomination et les massacres. Quand j’ai accepté, je n’avais pas l’idée de tuer, sauf peut-être si une nécessité se présentait. Je veux dire que je n’avais pas l’idée de tuer pour tuer » (Bitero, p. 205). Au-delà du mensonge probable sur la datation de l’idée, la distinction met le doigt sur un autre paradoxe réel. L’ « idée de tuer pour tuer » a besoin pour se réaliser d’une « nécessité [qui] se présent[e] » alors qu’elle poursuit sa fin propre. Mais cette dissociation que le tueur nous donne à penser, pouvons-nous la comprendre ? Qu’y a-t-il à comprendre dans « l’idée de tuer pour tuer » ?

Chaque homme ici, arrêté dans son récit, est questionné un par un. Car l’intention de Hatzfeld n’est pas d’écrire l’histoire du génocide : son investigation se concentre sur la participation massive comme acte moral, valant au présent autant qu’au passé. Qu’ont pensé les tueurs au moment de tuer ? Que pensent-ils à présent de leur crime, comment vont-ils vivre avec ? Ce qui intéresse Hatzfeld est la possibilité de l’acte individuel, son mobile, puis son écho ou sa trace intime : remords, rêves, désirs d’oubli ou de pardon. Si, comme on le lui a reproché parfois, les tueurs qu’il interroge deviennent bavards, c’est que tout est mobilisé pour saisir la pensée de celui qui tue, puis de qui a tué, « maintenant que tout ça est bel et bien fini », comme le dit l’un d’entre eux. Incompréhensible, ce récit qui périme et prescrit le crime fait à lui seul du tueur une énigme. Mais celle-ci ne s’éclaircit pas, car ces hommes ne se comprennent pas eux-mêmes : ils sont capables d’énoncer le mystère de leurs actes sans l’élucider.

Ce mystère est fait de vide et de médiocrité banale. Chacun, invité à détailler ses mobiles autant que ses actes, dit leur petitesse dérisoire face à la démesure du crime. La part de l’intérêt se mêle au plaisir de la domination et du rite collectif. Les raisons alléguées – endoctrinement, obéissance, pression du groupe, peur de mourir – ne relèvent pas de la haine raciale. Hatzfeld s’en étonne, oubliant que le propos raciste, dit « divisionniste », est officiellement interdit au Rwanda. Mais ce que disent les prisonniers de la facilité de l’acte et de l’extrême simplification de leur univers au moment des massacres doit être pris à la lettre : c’est « à cause des belles paroles de succès total. Elles sont gagnantes. » (Pio, p. 278).

Le crime s’explique par mille raisons, mais surtout par « l’activité emballante », qui, déclenchée par l’autorité, se « passe bien de raison » et annule la responsabilité et les sentiments de chacun. « Quand une personne voit son intérêt définitif se proposer à lui, et à ses collègues pareillement, il ne s’attarde plus en hésitation et en répit, il ne considère plus les sentiments, il n’entend plus les mercis. Il voit le Mal se manigancer en Bien et il s’en contente » (ibid.). Pour les chefs de milice, ce Bien devient une tâche à accomplir au mieux : « J’ai senti, dit Bitero, qu’il fallait faire au mieux ce qui était à l’époque l’idée juste » (p. 208). Faire au mieux « l’idée juste » du moment, c’est devenir l’instrument parfait d’un pouvoir sans envisager jamais la mauvaise optique des autorités. Lorsque vient l’époque où l’idée juste est celle de tuer pour tuer, le Führerprinzip dégage l’esprit de toute autre considération que le « travail » à parachever. Ce souci d’achever élimine le travail, lui, inachevable, de la conscience, qui suppose un temps irréductible aux époques politiques. Cette conscience est celle de soi et de l’autre lié à soi8. Face à la puissance enivrante venue des autorités, la considération des amis ne fait pas obstacle à la haine raciale, qui devient tout aussi naturelle que l’ancienne amitié. Le crime se commet lui aussi « sans plus s’en apercevoir », pure exécution d’un «boulot» effectué dans un hors-temps dont le pouvoir avait seul la clé.

Après le crime, le tueur devient une énigme : pour celui qui l’interroge, oscillant entre curiosité et hostilité9, mais aussi pour lui- même : « Je reconnais ma faute, dit Elie, mais je méconnais la méchanceté de celui qui dévalait des marais sur mes jambes, avec ma machette dans la main » (p. 57). Reconnaître son crime, c’est se méconnaître soi-même, faire de la brute assoiffée de sang qu’on était un double inconnu. Comme le Bien se décompose en époques, le Mal se dédouble afin de laisser la personne intacte. « Avec moi, il se montrait gentil, dit l’épouse de Bitero. [...] Il se montrait doux avec les enfants. [...] il était imbibé de mauvaise politique mais pas de mauvaises pensées » (p. 207, 211). « Au fond Bitero, dit même un rescapé, c’était au départ un type bien, qui causait bien, pas du tout d’apparence nuisible. Il ne pensait pas à mal » (p. 204). Faire le mal ne supposait pas de « penser à mal ».

Le tueur, lui, explique sa méchanceté d’alors par un nous mauvais : « On était devenus une espèce féroce dans un monde barbare [...] Notre vie de tous les jours était surnaturelle et sanglante ; et ça nous accommodait » (p. 291, 294). Les actes de chacun se fondent dans un devenir déviant mais collectif, dont les capacités d’oblitération emportent tout dans la logique exclusive du meurtre. Dans ces conditions, le crime devient la vie même, mais une vie vécue sous hypnose, réduite comme naturellement à l’activité de tuer. L’idée revient souvent, dans ces témoignages irréels, d’agissements à la fois «naturels» et «surnaturels», «habituels» et « extraordinaires »10. L’acte de tuer s’effectue dans un lieu et un temps autres, soustraits au principe de non-contradiction, où l’individu ne pense ni à bien, ni à mal. Qu’il soit ou non reconnu, le crime est d’ores et déjà nié par l’inconscience qui l’a accompagné, et ce déni nettoie l’avenir aussi bien que le passé. « Si un miracle de Dieu, dit Bitero, m’aidait à retrouver ma colline, ma famille et un travail, les gens verraient bien que je peux redevenir une personne ordinaire ». Retrouver, redevenir : le passage insensible de l’ordinaire à l’extraordinaire est naturellement réversible. L’imaginaire du miracle remplace l’argument de l’autorité pour gommer la part prise dans l’acte de tuer, qui semble n’avoir pas entamé la personne.

Citant ces phrases, Hatzfeld parle d’un « ravin d’incompréhension ». Il pense alors aux rescapés qu’il a entendus, et à leur tout autre mémoire, que traduisent aussi leurs rêves. Inquiet de la peine qu’il encourt, l’exécuteur n’en dort pas moins du sommeil du juste, laissant le rescapé cauchemarder à sa place11. Quand pour le tueur les temps ne semblent pas communiquer, comme si le crime n’avait rien altéré de la vie d’avant, ni rien compris de l’après, le survivant vit l’altération radicale comme une catastrophe ininterrompue et illimitée. Mais sa désespérance fait que son récit rétablit une part de compréhension humaine : revenant toujours au lien déchiré, postulant l’unité d’un temps et d’une espèce, son récit transforme l’événement en objet de conscience et en tâche de pensée, comme le montre l’impressionnante profondeur des propos rassemblés dans Dans le nu de la vie.

Alors que le témoignage de la victime nous fait comprendre le crime comme catastrophe intime et désastre anthropologique, le « ravin d’incompréhension » qu’ouvre la conscience tranquille du tueur nous permet de penser la possibilité humaine du crime anti- humain. Le tueur dit bien « j’ai tué » mais les tueries qu’il raconte n’ont pas fait de lui un tueur. Et de fait, l’exécuteur n’est pas un tueur. La formule de « banalité du mal », qui, comme l’a dit Raul Hilberg, convenait si peu à Eichmann, s’applique parfaitement aux miliciens rwandais, comme elle s’appliquait aux hommes du 101ème bataillon dont parlait Browning. Si la planification et l’organisation du crime supposent des personnalités hors normes, la tâche de tuer demande une masse d’hommes dégagés de l’idée que le meurtre est un crime et que le voisin est un homme. Or l’extinction de cette idée semble pouvoir devenir aussi banale que l’idée elle-même. C’est de cette vérité accablante que «témoignent» les tueurs interrogés par Hatzfeld.

Le lien humain qui n’a rien empêché n’a pourtant pas été anéanti : le tueur en a gardé le souvenir, la notion, qu’il retrouve comme une question plus tard, avec celle du pourquoi, qui ne peut venir qu’après, et d’ailleurs. Au chapitre « La première fois », où les prisonniers racontent leur premier assassinat, chaque récit témoigne d’une absence de pensée qui ne fait pas problème pour le narrateur, au point qu’on peut à peine parler de « témoignage », sinon en un sens passif qui assimile celui-ci au symptôme. Cet évidement de la conscience ne saurait être une expérience vécue, la suppression de la sensibilité n’étant pas plus racontable que perceptible. A travers la coulée d’un récit qui va droit au fait, le lecteur saisit que le vide de pensée suppose la destruction du pouvoir de compatir.

D’abord, j’ai cassé la tête d’une vieille maman d’un coup de gourdin. Mais puisqu’elle était déjà allongée bien agonisante par terre, je n’ai pas ressenti la mort au bout de mon bras. Je suis rentré le soir chez moi sans même y penser. Le lendemain j’en ai coupé debout vivants ». (p. 27)

Parfois l’abondance du sang ou la vue d’un enfant, d’une mère ou d’un vieillard fait éprouver un vague dégoût ou une angoisse, voire un accès de pitié qui peut faire hésiter12. Mais en général la figure humaine est effacée par le meurtre, pour ne revenir parfois qu’après. La personne n’en est en réalité plus une : « J’ai frappé une personne qui ne m’était plus intime ni étrangère. [...] C’était une reconnaissance sans la connaissance » (Pio, p. 30). Ni intime ni étranger, le voisin est reconnu et méconnaissable. Au moment de l’exécution, la désappartenance est un écartèlement de la personne, qui annule sa ressemblance en pleine proximité.

La disparition de la conscience pensante n’est pas seulement une déficience de l’intelligence, mais un phénomène de restriction mentale : « J’avais un diplôme de pédagogie, dit Bitero, mais je n’avais pas à réfléchir sur les slogans politiques de nos encadreurs. Il arrive des situations chaudes où on n’est plus là pour ça. Je n’avais à penser qu’aux manières » (p. 209). La pensée ne disparaît pas, mais le souci du comment éclipse la question du pourquoi. Les idées qui viennent au tueur sont celles qui lui font poursuivre le « travail » sans trouble, ou qui le justifient13. Parmi elles il y a l’impunité des massacres, et plus encore la passivité des victimes : « On a pensé que puisque ce boulot ne rencontrait aucune contrariété, c’est bien qu’il devait être fait. Cette pensée nous a aidés à ne pas penser au boulot » (p. 280). La pensée du tueur est celle qui l’empêche de penser ce qu’il est en train de faire. La facilité de tuer se mue en fatalité de tuer –et d’être tué (p. 291, 294).

C’est par cette idée de fatalité qu’est levée la gêne ressentie devant le vieillard ou l’enfant : puisque le crime s’effectuera de toute façon, retenir le coup ne sert à rien. « Si je ne l’avais pas fait, dit un chef interahamwe, ça ne pouvait rien changer, parce que tout le monde s’était accordé, chacun dans sa partie » (p. 208). La possibilité du refus est balayée au prétexte (réel) qu’on y risquait sa vie : « C’était tuer ou être tué » (p. 278) ; l’idée qu’on aurait pu mourir pour ne pas tuer n’est pas envisagée, ni non plus celle qu’on aurait pu tuer le moins possible ou faire semblant : un survivant s’exaspère à l’idée que Servilien, interrogé là-dessus lors de son procès, rétorque qu’il n’y avait « jamais pensé » (p. 219).

Cette disparition de la pensée s’inscrit dans le langage par un certain déni de l’acte, avant, pendant et après. Ce point est exploré dans l’un des plus précieux chapitres du livre, intitulé « Des mots pour ne pas le dire ». On y voit l’acte de tuer prendre certains mots à la lettre et la négation s’opérer à travers un nouveau langage et un certain silence. Confiée aux machettes, l’idée fait taire les hommes et ce silence de l’acte permet d’accomplir sans rupture le saut dans l’extraordinaire, c’est-à-dire d’en élider la conscience. « Dans le fond, on s’était accordés pour aller sans en parler. Ce que nous faisions nous était moins surnaturel si on était dispensés de le dire » (Elie, p 275). Un autre dit l’utilité au contraire de crier ensemble des « mots idiots ». Evoquant les slogans débités à la radio sur les inkontanyi à queue et oreilles pointues, Pancrace ajoute : « C’était des drôleries malgré tout. C’était mieux que ne rien entendre du tout » (p. 275-6). Plus tard enfin, malgré le dénouement contraire au vœu de silence et l’obligation de commenter ce que la nouvelle époque appelle génocide, les tueurs ne pourront dire tout ce qu’ils ont fait. Ils gardent des secrets dans l’âme et restent liés par certains tabous : « Encore maintenant, il y a des mots qu’on ne veut pas prononcer, même entre collègues » (p. 275).

Au-delà de ce cercle, la vérité est moins dicible encore : « Personne, dit Elie, ne peut avouer l’entière et pénible vérité, ni maintenant, ni jamais. Personne ne peut prononcer tous les mots exacts de ses méfaits, sauf à se damner au regard des autres » (p. 276). Parmi ces autres il y a les rescapés, dont on n’attend pas même qu’ils comprennent : « Pour les Tutsis ça leur est impensable d’apprendre et de comprendre. Eux, on ne peut leur demander de partager en idée ce que nous avons fait. Je crois que leur peine va refuser toute sorte d’explication. Ce que nous avons commis est pour eux surnaturel » (Adalbert, p. 235).

Le Passé devant soi : Niko et Isaro, le criminel et la victime

La lecture parallèle d’Une saison de machettes et du roman de Gilbert Gatore, Le passé devant soi, fait apparaître de fortes similitudes entre les récits des témoins et certains épisodes du roman. Les questions lancinantes du narrateur sur l’acte de tuer rappellent les propos recueillis par Hatzfeld – en particulier celles du chef milicien Bitero. Comme Hatzfeld, Gatore met en relation la conscience de l’assassin et celle de la victime, mais il le fait, lui, par une construction fictionnelle en abyme et un jeu de reflets et d’échos entre deux trames narratives, celle d’un tueur et d’une rescapée, qui jamais ne se croisent mais correspondent sans cesse au plan symbolique.

Ces deux manières de désenclaver la pensée du tueur et celle de la victime conduisent à deux constructions antinomiques. Les récits et pensées recueillis par Hatzfeld en tiers extérieur fait percevoir entre les survivants et les prisonniers un « ravin d’incompréhension », qui le sépare lui-même aussi des tueurs. La prose de l’auteur rwandais tend à combler ce ravin en faisant de la fiction un lieu de partage imaginaire entre la rescapée orpheline et le tueur coupable, autant qu’entre le narrateur et le lecteur, chacun transformant l’autre en ami. Cette double relation en miroir s’élabore à travers un procédé artificieux : la métamorphose de la rescapée en écrivain, présentée à la fin comme l’auteur du récit qu’on vient de lire ; le roman tout entier s’apparente à une saignée précédant un suicide. Née du cerveau de la rescapée, l’histoire du tueur se déroule dans le domaine du mythe, tandis que la sienne se déroule au plein jour de l’action consciente ; et c’est elle qui, par l’acte d’écrire, puis de mourir, fait communiquer les deux. Si la rescapée est le double du narrateur-auteur, le héros de la fable est l’enfant tueur, monstre muet qui devient le centre de gravité poétique du roman.

Le silence de Niko, enfant muet de naissance, prend une signification nouvelle après les massacres, tout comme sa solitude et son apparente idiotie. Niko fait un peu penser au petit garçon dont parle un homme nommé Jean dans Une saison de machettes : l’enfant qui a « zigzagué entre ces embûches sanglantes ». Piégé de toutes parts par des mots que chacun redoute de lui entendre dire, cet enfant sera condamné à un certain silence : « On dira de lui, ce garçon a regardé un mal trop profond. [...] il ne sera pas un adulte comme il faut ; il doit donc se tenir un pas à l’écart. Raison pour laquelle c’est bien le silence qui peut seul l’aider » (p. 281). Mais tandis que cet enfant réel est condamné au silence par le « mal trop profond » que lui ont fait voir ses actes, et par la peur que les vrais coupables ont de ses paroles, Niko est muet de naissance et coupable d’être né en faisant mourir sa mère.

Cette seule différence montre combien l’entreprise de Gatore, au-delà du parti pris fictionnel, diffère de celle de Hatzfeld, chez qui la parole des tueurs est essentiellement celle d’un groupe, alors que chaque rescapé parle du fond d’une solitude radicale. Dans la fable de Gatore, cette solitude radicale est celle du tueur, mythifié en enfant muet, paria de naissance ensauvagé par les massacres, puis retranché dans une île où il est pris en otage par des singes, aux- quels il se livre pour mieux se séparer des hommes. Comme chez Littell en revanche, ce héros est un tueur atypique : tel le pervers polymorphe des Bienveillantes, l’enfant-monstre du Passé devant soi est poursuivi par une malédiction familiale. Tous deux ont tué leur mère et semblent devoir payer cette faute. Comme chez Littell, cette atypie semble être un moyen de pénétrer le cœur de l’anomie génocidaire, comme s’il fallait l’expédient de la maladie psychique et du fatum familial pour saisir ce qui se joue à l’échelle d’une conscience.

L’histoire de Niko et celle d’Isaro ne communiquent qu’à travers un système d’allusions et de métaphores dont l’entrelacement constitue la réussite formelle du roman. Le récit commence avec l’errance parallèle de l’un et de l’autre après les massacres –l’un parmi des singes qui paraissent plus humains que les hommes, l’autre dans un pays d’exil, la France, qu’elle quitte ainsi que ses parents adoptifs pour revenir dans le sien, où sont morts ses parents réels. Puis il se concentre sur le parcours de Niko, en revenant sur son enfance de mal aimé et sa métamorphose en tueur pendant les massacres. Le roman, qui joue tout au long sur la figure de la paire, est dédié à « mes deux parents », ainsi qu’à un couple d’amis français remerciés comme eux. L’histoire des deux personnages est racontée sur un mode alterné, discontinu, par fragments numérotés au sein de treize chapitres. Gatore reprend ce procédé à J.M. Coetzee, à qui est empruntée aussi l’épigraphe, tirée d’Au cœur de ce pays: « J’ai enfreint un commandement et les coupables ne s’ennuient jamais ». Sentence ainsi prolongée par une question anonyme : « Que vaut-il mieux faire lorsque, sans aucun doute possible, il est trop tard ? »

Cette question en préambule est la première d’une longue série qui parcourt ce roman ultra-réflexif : la trame narrative relative à l’enfant tueur, surtout, est entrecoupée d’un commentaire interrogatif dont l’énonciation est incertaine : posées par le narrateur – la narratrice – à la place de son personnage muet, ces questions entêtantes portent sur le pendant et l’après de l’acte de tuer. Peut-on vivre parmi les assassins sans tuer ? Comment survivre en tant que tueur ? L’acte connaît-il un remède ? Que laisse-t-il intact en celui qui tue, qui rendrait possible une vie après ? Le titre annoncé de la trilogie, Figures de la vie impossible, semble répondre non par avance. Mais cette impossibilité de vivre, qui concerne le couple du tueur et de la rescapée, passe par la question ultime du pardon, laquelle ne trouve une réponse que dans la saignée de l’écriture : la figure de la vie impossible conduit à celle du sacrifice littéraire.

Ce jeu de questions et de réponses, celles-ci ne se situant pas sur le même plan que celles-là, donne au roman son ambivalence. Le retour interrogatif du récit sur lui-même, érigé en principe de composition, semble assigner au roman tout entier la mission de comprendre. Mais il est comme contredit par la veine oraculaire de la fable mythique, et par le dispositif fictionnel qui fait du tueur et de la rescapée deux âmes sœurs au miroir d’une fable qui les conduit tous deux au sacrifice, alors qu’ils incarnaient tous deux un certain effort de la pensée. Cette construction maniériste met en scène une conscience qui se débat entre l’idée de crime sans remède, celle de pardon impossible et celle de mort nécessaire. Quelle place fait-elle exactement à la compréhension du tueur et de sa pensée ?

La question de la compréhension est étroitement liée chez Gatore à sa critique du témoignage. Dans une de ses interviews, l’auteur a fait part de sa vénération pour le travail de Hatzfeld, mais il le présente comme une exception à la règle dans le domaine du témoignage, par ailleurs révoqué. Les récits des « événements de 1994 », dit-il au journal Télérama, sont en général « trop manichéens, trop simplistes » : «Avant d'être un génocide, les événements de 1994 sont des expériences humaines, individuelles, subjectives. Pourquoi prend-on une machette pour tuer son voisin ? Seule la fiction peut répondre à cette question. Il faut inventer la vérité, pour qu’elle puisse apparaître... »14

A la question du pourquoi de l’acte de tuer, la fiction est donnée comme la seule réponse en vertu du fait qu’elle traite d’« expériences humaines [ou] individuelles », dont la vérité ne peut « apparaître » sans être « invent[ée] ». Par là l’écrivain fait l’économie de toute investigation –de type politique, juridique ou historiographique– portant sur l’expérience collective, mais il récuse aussi le témoignage individuel en tant que stricte narration des faits (« trop simplistes») et dénonciation d’un crime («trop manichéens»). Prenant ses distances avec le droit, il semble retirer le jugement moral lui-même au domaine de « l’expérience subjective », intrinsèquement incertaine. Cette primauté de la fiction comme exploration d’une expérience incertaine est affirmée dans le roman, dès son amorce en forme d’avertissement au lecteur :

1. « Cher inconnu, bienvenue dans ce récit. Je dois t’avertir que si, avant de mettre un pied devant l’autre, il te faut distinguer le sentier incertain qui sépare les faits et la fable, le souvenir et la fantaisie, si la logique et le sens te paraissent une seule et même chose ; si, enfin, l’anticipation est la condition de ton intérêt, ce voyage te sera peut-être insoutenable. » (p. 11)

Le récit est donc placé sous le signe d’une indistinction nécessaire (le « sentier incertain ») entre les faits et la fable, alors qu’il oppose le sens à la logique. On retrouve ce système de valeurs dans les adresses au lecteur qui ponctuent la narration, souvent ironiques –jusqu’à ce que l’inconnu, l’étranger ou le compère qu’est d’abord le lecteur devienne un compagnon puis un ami15. « Bien qu’illogique, son histoire n’est pas insensée », lit-on beaucoup plus tard à propos d’un rêve obscur de Niko (p. 124). La logique est le domaine des faits qui ne vient qu’en second (« avant d’être un génocide »), mais aussi de la compréhension rationnelle ; le sens, lui, provient d’«expériences subjectives» qui réclament l’imagination et la métaphore. Réclamant un lecteur sans condition, le roman se dirige vers l’insoutenable en annonçant qu’il mêlera la fantaisie aux souvenirs, se dégageant d’une mémoire trop simpliste par un questionnement sans fin. La ritournelle de questions qui entrecoupe le récit réactive constamment ce domaine du sens, comme le fait différemment le langage de la fable.

Plus loin le récit est placé sous l’autorité des « contes les plus anciens [qui] donnent les meilleures informations » et valent comme « preuves » lorsque l’homme ne peut approcher le mystère (p. 17). Le mystère est alors celui d’une grotte, logée au sommet d’une colline qui est une île au cœur d’un lac, et dont le seuil devient le refuge du paria. Ce lieu liminaire, qui devient le site principal du roman, n’est autre que la pensée secrète du muet : ce lieu nommé Iwacu « n’existe nulle part ailleurs que dans l’esprit de Niko » (p. 15). Au seuil de ce roman des profondeurs il y a donc un récit mythique, qui raconte la préhistoire des événements dans un récit de transgression : cette grotte, où gît depuis toujours une source chaude, l’enfant l’avait jadis pénétrée, armé d’une torche, et il y avait entrevu une créature terrifiante, qui n’était ni fantôme, ni monstre, ni animal : en la faisant fuir il avait commis une « profanation », mais lors de son retour ce lieu est devenu le « commencement d’un chemin qui permettait de voyager au cœur de la terre » (p. 21).

Par là le romancier affirme que le « sentier incertain » qui sépare les faits et la fable n’est autre que le domaine du mythe, producteur d’énigme et d’effroi sacré. Seul un langage poétique ressourcé dans le mythe pourra rendra compte d’événements ramenés à une suite d’expériences intimes ; seul, il pourra ramener l’histoire à l’humain en refaisant le lien entre l’intime et le religieux à l’échelle d’une conscience. Le récit de sa vie détruite est initiatique. L’histoire de l’enfant tueur retournant en pensée sur les lieux de son crime sera celle d’un voyage dans les profondeurs. Sa pensée mène aux énigmes profondes, celles où les ombres fuient devant les humains. En devenant « expérience subjective » et récit sacrificiel, l’histoire des « événements de 1994 » fait reprendre le récit des confins et rejouer la formule orphique de la modernité.

Des témoignages à la fable

Aucune place ne peut être faite au témoignage dans un tel dispositif, sinon celui d’une péripétie négative. Le romancier, visiblement hanté par les livres de Hatzfeld, thématise cette question avec insistance. La trilogie de Hatzfeld est comme reflétée dans le projet de « recensement mémoriel » et de compilation que nourrit Isaro, qui revient dans son pays pour comprendre ce qui s’est passé : elle entreprend de recueillir en un livre unique les récits de tous, victimes mais aussi assassins. Présentant son projet à une Fondation, elle précise qu’elle souhaite « rencontrer les prisonniers avant tout », car « il faut, pour comprendre ce qui s’est passé, s’approcher de ce qui en est la cause » (p. 88). Ce projet intégrait déjà la littérature au nom de l’expérience subjective : « Que cela fût un souvenir, un aveu, une annonce, un poème, une prière, ce serait un regard précieux sur cette histoire » (p. 89) ; et lorsque son jury perplexe la questionne sur l’authenticité de ces témoignages, elle répond : « Même les mensonges des gens, leurs omissions, leurs exagérations me paraissent intéressantes » (p. 90). Les mensonges des tueurs auront donc aussi leur place au nom d’un raisonnement ainsi formulé : « N’oubliez pas que l’objectif de cette aventure est précisément de mettre en lumière la subjectivité, car c’est là-dessus que se fondent la haine et la violence. Je crois qu’il ne faut pas chercher à tirer vers nous l’horreur de ces événements mais à aller vers elle » (p. 90).

Or ce projet de totalisation devient une impasse morbide qui met en danger la santé de la jeune fille. Celle-ci l’abandonne et se retranche dans une solitude plus profonde pour « aller vers l’horreur » autrement, mobilisant à plein ses ressources d’empathie pour imaginer l’histoire de Niko. L’introjection littéraire devient une seconde épreuve, une seconde tentative de maîtrise du sens. Cette entreprise ne sauve pas l’héroïne de la mort – sa valeur et son sens seront finalement interrogés –, mais le texte dont elle fait don avant de mourir, celui que vient de lire le lecteur, est, lui, achevé et signé. Le parcours d’Isaro, des témoignages à la fable, réfléchit clairement le choix de la fiction de l’auteur. Si la compréhension par le témoignage est une illusion impuissante, l’idéal d’une compréhension poétique supérieure, questionné mais non révoqué dans le roman, est assumé et invoqué par Gatore lors de ses interventions publiques.

Tandis que l’auteur fait de l’orpheline son double, celle-ci fait de l’« inconnu » nommé Niko un « ami » secret : par sa fable elle rejoint le tueur à l’endroit précis où il se met en quête d’une innocence perdue. L’enfant est coupable et torturé de l’être au point d’incarner un remords indicible16. Mais l’île étrange où sa douleur l’a conduit est le seul lieu où le sang n’ait jamais coulé ; elle est parsemée de blocs de pierre qui, nous dit-on, n’ont rien à voir avec les sépultures qui couvrent le pays. La grotte sacrée est à présent investie par des singes et empuantie par la momie de l’un d’eux, qu’ils vont enterrer : les animaux réinventent le rite funéraire sous les yeux de l’enfant déshumanisé. Le lieu de l’ancienne profanation continue bien d’être initiatique : il n’est pas seulement celui où l’on a fait fuir les ombres, mais celui où la vie parmi les bêtes devient l’image d’un retour à l’humanité. Cette quête de pureté schismatique n’aboutit que dans la disgrâce et la mort, pour l’enfant comme pour celle qui l’a inventé.

On voit ce que cette construction complexe a d’acrobatique, sinon de périlleux. Ce dispositif réflexif, qui fait de la rescapée un double du narrateur-auteur, a aussi pour effet d’instaurer des relations intimes – c’est-à-dire intérieures, secrètes et sacrées – entre la rescapée et le tueur. Et une fois passé le mirage testimonial, cette intimité littéraire semble être la seule voie d’accès à la pensée du tueur. Sa compréhension revient donc à celle qui n’a pas tué, mais qui aurait dû mourir : c’est elle qui, noircissant ses pages, écrit un récit de voyage censé nous livrer le sens des événements. Or l’auteur fait d’elle un double expérimental, destiné à être sacrifié. Est-ce la promesse du sens qu’il sacrifie ainsi ?

Comme le montrent les guillemets dans l’incipit ci-dessus, l’avertissement au lecteur était une citation, commentée ensuite par un deuxième narrateur. Celui-ci, s’adressant au lecteur à son tour, l’invitait à poser ses yeux sur le personnage qui venait de parler : la jeune fille devenait alors l’image d’un effort de compréhension tendu à l’extrême, et peut-être illusoire : « Droite sur son tabouret, figée telle une image, elle s’imagine qu’à condition de réfléchir assez longtemps, de s’obstiner suffisamment, elle finira par com- prendre quelque chose » (p. 13). Dès le début il nous est dit que cette jeune fille qui « visite ses souvenirs, un à un », « s’écrasera » en vertu d’une loi fatale, qui n’est autre que celle du roman : « Elle n’est plus que l’illustration d’une loi dont vous êtes le nécessaire observateur ». A la fin on retrouve Isaro « assise, dans la même position », pointant un couteau contre son cœur, après qu’elle a confié au lecteur ce livre qui lui « appartient désormais », qu’il pourra corriger selon son vœu et où il ne doit voir, s’il en est touché, « qu’un mensonge sans intention, un remède sans effet » (p. 215).

Cette signature désespérée n’est pas le dernier mot du roman : au moment de livrer son personnage féminin à la mort, le narrateur- auteur pose une série d’ultimes questions sur le sens de son récit : « N’a-t-elle noirci ces pages que de ce qu’elle souhaitait poser derrière elle, pour ne plus le voir ? Y a-t-elle laissé ce qu’elle n’est plus et annoncé ce qu’elle voudrait être ? Ou bien ne s’est-elle donné cette peine que pour convertir au moins un inconnu en ami et les lui offrir en mémoire d’elle ? » (p. 216). La dernière question vaut comme réponse : la saignée de l’écriture a bien eu pour effet de « convertir un inconnu en ami ». Le sacrifice de la belle Isaro est destiné à donner une mémoire au lecteur. Mais le personnage féminin du roman survit mal à la superposition de la femme fatale, de la petite bourgeoise et de la rescapée suicidaire : flanquée d’un corps séduisant et d’une âme d’amazone tragique, elle se résume à deux grands gestes symboliques : celui d’écrire, celui de se tuer. C’est le monstre de la fable qui reste en mémoire au lecteur. Mais que nous a raconté Isaro avant de mourir ? Qui est cet enfant paria, qu’a-t-il fait et que fait-il à présent ?

La pensée du tueur et le bonheur d’inventer.

Enfant muet de naissance, Niko a peuplé sa solitude en rêvant et en lisant. A l’école il cachait des « univers insoupçonnables » sous un « air attentif » (p. 98). Mal aimé et exclu par les autres enfants, il semble n’avoir jamais rien fait d’autre que rêver, jouer, puis tuer. Il ne fait plus à présent que penser17, c’est-à-dire explorer la « super- position infinie de mondes » (p. 21) que lui a ouverts la grotte insulaire où il s’est réfugié. Son imagination s’exprime sous la forme d’une parole intérieure incessante, pleine de rêves et d’images, de questions et d’idées. L’écriture suit les replis et méandres de son monde intérieur, privé de lumière mais plein de « vibrations » vitales, où les êtres deviennent des « bulles » flottant en équilibre (p. 22). Niko se sent être l’une de ces bulles, et « rien n’est plus délicieux, pense-t-il, que d’être un élément d’un monde que l’on a soi-même inventé ». Comme on le voit ici, cet enfant imaginatif est le vrai double du romancier. Parlant de la « trouvaille des romanciers », Proust parlait, lui, de « particules spirituelles ».

Or ce délice de la pensée en rappelle un autre : celui où l’enfant, « noyé dans les tueries, se sent bien », car il éprouve une « puissance illimitée », et vit pour la première fois en communauté. Même alors pourtant sa conscience ne l’abandonne pas : au plus fort du massacre, ce tueur d’exception s’interroge sur le pourquoi des tueries. Et c’est de son enfance que nous vient l’explication de son crime. Orphelin d’une mère qu’il a tuée en naissant – et qui était une barbare (c’est-à-dire une Tutsie) –, Niko incarne un destin maudit, qui fera de lui une victime et un criminel à la fois. Suivant cette logique du destin, le bain de sang collectif se prépare dans une série de crimes familiaux.

Privé d’amour, repoussé par son père et sa belle-mère, l’enfant s’est un jour attaché à un chevreau, seul être avec qui il parvenait à communiquer, et qu’il avait baptisé comme lui Niko ; mais un jour celui qui le lui avait offert, l’oncle Gaspard, forgeron de son métier, égorge l’animal devant lui (p. 104). Plus tard dans ses cauchemars d’entre-tuerie familiale il deviendra une chèvre, puis c’est parmi les singes qu’il tentera de survivre à ses actes. L’enfant tueur est une créature des confins – du langage et de l’humanité. Son mutisme originel semble le vouer aux tueries ; il lui donne une autorité pendant les massacres, alors qu’en temps ordinaire il fait figure de retardé. Un lien s’établit, au cœur de la fable, entre le matricide originel, le meurtre de la chèvre, la profanation de la grotte et le déchaînement lors des tueries, qui débutent pour lui par un parricide. En devenant un exécuteur – celui de son destin –, Niko semble boucler la boucle du meurtre premier de la mère, le redoubler et l’amplifier à la fois – puisque sa mère était de la mauvaise race. Le lien de causalité et d’analogie qui s’institue entre les meurtres familiaux et les massacres donnent à ceux-ci une dimension profanatoire.

Il est naturel que les rêves, si pauvres et rares chez les prisonniers interrogés par Hatzfeld, abondent au contraire dans cette fable : ils énoncent par hiéroglyphes et oracles la vérité du crime et la réalité de la faute. C’est par eux que se révèle le sens de l’avenir ou celui du passé : les rêves sont le langage de la prophétie ou du remords. Dans la confusion des cauchemars que fait Niko, les pôles du tueur et de la victime ne font pas que se brouiller : ils s’inversent en même temps que ceux de l’homme et de l’animal. Les récits de rêves, au cœur de la fable, sont les nœuds de condensation d’un travail symbolique qui la chiffre tout entière.

Cette fable du simple d’esprit virant au tueur en masse avant de se livrer à la société des singes nous rappelle bien des choses en littérature. La figure de l’enfant criminel et victime accentue l’oxymore kafkaïen de l’innocent coupable, mais elle le dénature en l’appliquant à un personnage d’exécuteur. Niko rappelle parfois l’enfant muet ou retardé de Jerzy Kosinzki (L’oiseau bariolé) et Aharon Appelfeld (Tsili), mais cette poétique de l’enfance détruite est ici appliquée au tueur. Le brouillage des frontières entre la victime et l’assassin, inscrite dans la logique symbolique du récit, ne crée pas seulement un effet d’ambivalence littéraire sui generis : mythifiée et sacralisée, la pensée du tueur devient voyage vertigineux et profondeur secrète, très loin du monde des « mots idiots » évoqués par les prisonniers d’Une saison de machettes, à l’exact opposé de leur absence d’imagination. Ainsi gouvernée par la fable, la pensée semble prendre congé du réel, et avec lui de son propre effort de compréhension.

La réalité, recouverte d’un voile métaphorique, arrive au lecteur à travers le sens d’une légende sacrée, assourdie et euphémisée, mais pas effacée. Les noms propres qui renverraient à un lieu et une histoire réels sont méthodiquement évités, mais dans la colline, le lac, l’île, la grotte et les singes qui composent l’univers mental de Niko, on reconnaît une Afrique des grands lacs qui fut toujours intensément mythifiée, et qui semble rejoindre son essence lors des massacres. L’île du nez où s’est réfugié Niko est le produit de son imagination, mais le nom qu’il lui donne, Iwacu, signifie « chez nous » en kinyarwanda ; et la fable fait entendre cette langue nationale lorsqu’est nommé tel personnage ou citée telle sentence dont l’enfant a gardé mémoire. La fonction du voile est de désigner par allusion, rappelant au public français ce dont il a entendu parler, mais en changeant de mot pour étrangéiser la réalité, en déplaçant l’effet de familiarité culturelle : la prose de Gatore fait revenir le lecteur occidental en quelque sorte chez lui par les mots, là où les actes sont censés désigner un ailleurs radical. L’effet d’africanisme est neutralisé dans la réminiscence littéraire occidentale : les « cafards » deviennent les barbares, qui rappellent Coetzee ; les Interahamwe (« ceux qui vont de l’avant ensemble ») deviennent les « Enragés volontaires » en rappel d’une révolution française qui avait été muée en slogan lors de la « révolution sociale » de 1959 : celle qui porta la majorité hutue au pouvoir et s’accompagna des premiers pogromes de Tutsis.

Le massacre fatal vu par la victime

Comment un tel travail de déplacement et d’assourdissement peut-il s’arranger d’un récit de massacres ? Ici l’ellipse est de mise : le passage relatif aux tueries (au 9ème chapitre), très bref, fait passer rapidement du premier meurtre (p. 159) à l’effacement des traces après le crime collectif (p. 161), puis aux souvenirs (p. 173). Si les faits sont réduits au strict minimum, l’événement est dramatisé par un travail en amont. Le récit a soigneusement préparé ce moment où l’action bascule dans une folie diurne : l’annonce en a été faite par doses infinitésimales depuis le début18, avec des tournants dans cette trame prémonitoire – lorsqu’est prononcé le mot « machette » (p. 55), puis avec l’épisode précurseur du chevreau égorgé (p. 104) – jusqu’à ce que le récit fasse entendre, à travers un inquiétant concert de voix « blagueuses », une prophétie polyphonique et anonyme, ironique, effrayante.

Le point de bascule, pour Niko, est une perte de conscience à l’intérieur d’un rêve à tonalité incestueuse. L’image de son corps éclate alors en morceaux, traduisant la dissolution de l’identité propice au bain de sang. Le contenu prophétique du rêve annonce la part que prendra l’enfant dans les massacres : Niko pagaie sur un torrent de lave avec une femme à la fois jeune et vieille qui le conduit devant un arbre de vie dont chaque feuille représente un individu, tué ou tueur. S’approchant de l’une d’elles, Niko apprend qu’il a tué à la fois son mère et son père : « Roger Karinzi, marié à Eugénie Isaro morte en couches, un enfant ; uni à Maria Uwase, deux enfants. Tué par son fils » (p. 141). On remarque que la mère de Niko, Isaro, avait le même nom que celle qui écrit son histoire : l’auteur de la fable est la mère de substitution du tueur.

A son réveil, l’enfant entend des sons qui « avaient une couleur étrange, inquiétante ». Le récit s’interrompt et figure un brutal changement de plan : un temps différent s’est mis en place durant le rêve. Pendant la période transitoire du réveil, la succession des fragments numérotés s’accélère, jusqu’au fragment 152 où se mesure ce qui s’est accompli : « Les choses avaient beaucoup changé depuis qu’il s’était évanoui » (p. 143). Quelques pages plus loin on trouve Niko la machette à la main. C’est alors l’incipit du chapitre « Neuf » :

153. Enfin levé, remis de son évanouissement, Niko eut la sensation bizarre que l’air avait changé ; il pénétrait plus difficile- ment dans ses narines et encombrait ses poumons comme un liquide bruyant. Un mélange de chants, de discours, de cris, de détonations et de prières remplissait ses oreilles. (p. 147)

L’image de l’air devenu liquide dit qu’un monde latent est parvenu à la surface, faisant émerger aussi un autre corps : le « squelette de plomb » qu’est devenu Niko. En faisant parvenir le meurtre comme une lointaine rumeur au réveil, le récit provoque un puissant effet d’étrangeté : le lecteur éprouve d’un coup l’effroi que suscitent les rares images filmées du génocide ou les bandes sonores de la Radio des Mille Collines.

Le scénario de l’évanouissement et du réveil semble métaphoriser le clivage de la conscience. Mais dès que Niko se met à tuer on revient au récit familial, qui ne dit rien du « travail » de tuer en série, présenté comme une répétition infinie du premier meurtre : celui du père, suivi de l’enrégimentement de l’enfant (p. 157). C’est alors qu’a lieu l’ellipse, figurant le temps étale des massacres, où se répète le premier geste dans un « flux confus et épuisant ». Mais le travail de la conscience, lui, continue grâce aux bons soins du narrateur :

Une phrase lui revient parfois : « Dans certains cas, être cruel est aussi tentant qu’être bon ». Il n’avait pas alors compris que la tentation est celle de la sécurité. Il prend conscience que dans certains cas le choix ne se fait pas entre accepter ou refuser l’horreur, y collaborer ou s’en distancer, mais entre être du côté de ceux qui la commettent ou du côté de ceux qui la subissent. Deux options entre lesquelles il faut choisir. (p. 159)

Le génocide débute donc par un parricide tragique, inévitable. Le romancier utilise là encore la langue du fatum pour parler de la violence extrême. Les miliciens ont forcé l’enfant à tuer son père parce qu’il avait épousé une barbare et s’était remarié « avec une autre taupe », c’est-à-dire à nouveau une Tutsie – selon un cliché familier de la propagande raciste des années 1980-1990. L’assassinat du père est raconté du point de vue de celui qui faillit être tué : l’enfant est encerclé d’un grouillement d’hommes armés de machettes, gourdins, fourches, ciseaux, sur un terrain de jeu familier19, où gisent en fond des cadavres défigurés. Les échanges verbaux des tueurs sont un moment évoqués sur un mode réaliste, qui crée un effet de suspense : faut-il tuer ceux qui restent ou leur faire faire leurs preuves ? (p. 151). C’est la deuxième option qui est choisie. Niko voit son cousin hésiter à tuer son père et sa grand- mère, et se faire exécuter avec eux. Lorsque vient son tour, le narrateur vient à sa rescousse : « Que faut-il faire lorsque la résistance, même par le sacrifice de soi, ne permet de sauver rien ni personne ? » (p. 153).

Ce discours sur l’alternative fatale et la résistance inutile fait retour plusieurs fois : l’idée qu’une mort choisie pourrait avoir un sens moral, et qu’une résistance inutile peut gagner une signification supérieure – idée qui s’est illustrée bien souvent dans l’Histoire, lors de l’insurrection du ghetto de Varsovie par exemple –, n’a pas sa place ici. En outre ce discours intérieur de Niko est en réalité celui que lui prête la narratrice Isaro : c’est une rescapée qui dit qu’on ne peut faire que tuer, et que le sacrifice de soi est inutile –ce qui ne l’empêchera pas de se sacrifier finalement. La violence morale du dispositif narratif culmine dans ce transfert d’une pensée qui raisonne l’acte de tuer, d’une conscience de rescapée à celle d’un tueur de fable.

Ce raisonnement défait le système de valeurs que s’est donné le roman dès son incipit. En réduisant la résistance à sa seule efficacité pratique, un tel calcul fait disparaître la perspective du sens au profit d’une logique comptable : le roman semble abandonner la cause qu’il entendait servir. Le texte perd ici son assise et sa subtilité. La question du « que faire ? », devenue rhétorique, tourne à la formule. Comme sous le coup de son propre abus fatidique, l’auteur demande à travers Niko-Isaro : qu’auraient fait Jésus et Kant dans cette situation ?

La perspective du sens reparaît au lendemain des actes, sous la forme d’un remords dont Niko devient l’incarnation. Mais le texte s’éloigne là encore de sa propre entreprise de compréhension. Le tourment de Niko est un démenti à ce que font entendre les témoignages d’exécuteurs – ceux qu’interroge Hatzfeld comme les autres. Toutefois, certains passages étonnants d’Une saison de machettes montrent que ceux qui ont tué semblent pouvoir adopter le point de vue de leurs victimes, comme lorsqu’ils évoquent leur passivité, leur silence et leur abandon au « surnaturel ». Mais une telle apparente empathie ne change rien à la bonne conscience de l’acte. La compassion n’est pas seulement exceptionnelle, elle est inefficiente. Imaginer le malheur de la victime n’entame rien de la décision de la supprimer, et ne donne pas de remords. Tel est précisément le paradoxe constitutif de l’inhumain : c’est la réalité elle- même qui égare notre besoin d’anticipation. La conscience torturée de Niko ne permet pas de comprendre l’exécuteur dans son rapport à la victime, pas plus que dans sa pensée.

Qu’en est-il alors de la relation de la victime au tueur ? Chez Hatzfeld, un des assassins dit que les rescapés ne pourront jamais les comprendre du fait de leur excès de peine. L’envie de savoir si ceux-ci cherchent ou non à le faire ne les effleure pas : l’empathie lorsqu’elle a lieu ne semble concerner que le passé. Or les témoignages montrent que les survivants ne cessent d’imaginer le crime insensé dont ils auraient dû mourir, et de se heurter à son non-sens. C’est là une réalité que Gatore a pu découvrir dans les « récits des marais rwandais » recueillis par Hatzfeld. Son roman semble faire bonne place à cette réalité : Isaro incarne l’effort de comprendre, et elle choisit d’aller vers l’horreur en écoutant les assassins. Mais lorsqu’elle renonce pour imaginer l’histoire d’un enfant-monstre, lorsqu’elle prête à son enfant tueur une imagination débridée et une pensée profonde, il semble qu’avec elle l’auteur renonce à com- prendre.

Or celui-ci affirme que la vérité doit être inventée pour apparaître. Quelle «vérité» fait-il donc apparaître ici ? Quel rapport a-t-elle avec ce dont parlent les témoins ? Les rescapés qui font part de leur effort de comprendre les tueurs constatent que cet effort est inutile. Si comprendre est un tourment propre aux sur - vivants, c’est que cet effort se montre aussi vain qu’il semble vital, et qu’il est atroce de découvrir qu’il n’y a rien à comprendre dans un crime où l’on a tout perdu. Et cette « expérience subjective » - là, qui ramène le rescapé au solipsisme d’une souffrance absurde, l’auteur ne semble pas l’entendre.

Cette surdité est constitutive de l’écriture fictionnelle du Passé devant soi. Le romancier fait « aller vers l’horreur » en gommant non seulement le rien à comprendre, le vide de pensée du tueur, mais « l’expérience subjective » du rescapé qui découvre ce vide, et dont l’effort de compréhension se retourne sur lui-même. Tout en mettant entre parenthèses cette expérience propre au survivant, Gatore a inventé une expérience subjective qui serait propre au tueur. Or si cette invention fait apparaître une vérité, celle-ci n’a rien à voir avec la violence des massacres ni leur cause : elle montre que l’expérience subjective est parfois un mythe auquel la littérature a du mal à renoncer. Ce qui rend incompréhensible et insupportable l’acte de tuer dans le cas du génocide, c’est qu’il n’a justement pas donné lieu à une telle expérience, ni pendant, ni après ; c’est que pour l’acte de l’exécuteur il n’y a précisément pas de sujet, donc pas d’empathie possible - ni pour le tueur à l’égard de la victime, ni pour le romancier à l’égard du tueur. Au lieu de faire apparaître ce vide, certes ingrat pour l’artiste, Gatore a inventé un monde intérieur luxuriant dont la vérité ne concerne que la littérature, son désir et son impuissance ici. De quelle expérience subjective parle Gatore, sinon de son besoin d’écrire un roman où pourraient s’aimer en pensée la victime et l’exécuteur?

Communauté poétique et sacrifice littéraire

Que dit le roman pour finir ? Survivant, Niko est la figure d’un schisme qui le conduit vers la vie animale. Mais l’évocation de l’animalité est moins l’indice d’une perte d’humanité que la promesse d’une humanité reconquise : elle est moins l’inhumain que le post-humain. Cette ambivalence explique la multiplication des séquences où l’animal et l’homme se rencontrent, voisinent et fusionnent, créant une communauté de l’après dans l’île de la grotte, où coule en secret une eau chaude à destination des vivants. Après avoir tenté d’apprendre à un jeune chevreau à parler le langage des hommes, lui l’enfant solitaire et muet, après avoir éprouvé la jouissance d’une communauté sanglante, l’enfant tueur trouve refuge dans un chez nous qu’il partage avec une tribu de singes, non loin de trois êtres humains qui se sont comme lui retirés du monde après les massacres : un vieil homme qui a caché des barbares, une femme violée, et un troisième personnage plus énigmatique. Cette communauté des séparés ne symbolise pas une réconciliation ; ces isolats humains sont voués à se regarder, d’un regard qui rappelle au tueur son crime : la femme violée rappelle à Niko ses victimes. En s’abandonnant aux singes il tente d’expier sa faute, et exprime une nostalgie d’humanité qui se mue en figure de la vie impossible. Car si les pouvoirs dévolus aux singes – celui de vivre ensemble et d’enterrer un mort – font de leur société une figure de l’humanité primitive, celle-ci est pleine aussi d’une inquiétante étrangeté : ces singes insulaires, à la fois sages et anges, sont aussi fossoyeurs et sacrificateurs. Ange gardien de l’enfant assassin, le singe est aussi le garant de son sacrifice final.

Chaque être, du reste, semble avoir un ou plusieurs anges gardiens, figures d’un autre tutélaire qu’on ne rejoint que dans la mort. Les parents adoptifs d’Isaro incarnent un amour inconditionnel, dont elle s’éloigne pour rejoindre son pays, mais auxquels elle fait signe avant de mourir. Et Isaro, mère de substitution de Niko, rejoint celui-ci dans une autarcie mentale tournée vers la mort. Tous deux deviennent des figures de la vie impossible parce que le seul pardon possible a lieu dans une communauté idéale qui conduit à un sacrifice commun. Isaro se donne la mort et offre son histoire, Niko se livre aux singes pour payer sa faute. Ce suicide en miroir est le dénouement de l’utopie poétique. L’horizon du rescapé qui veut comprendre le tueur devient celui de sa mort.

Le sacrifice littéraire prend ainsi l’allure d’une compréhension supérieure. L’incompréhensible se dissout en nostalgie de fusion, dont la dimension nihiliste fait revenir le lecteur dans le pays de la mélancolie, qui lui est plus doux et familier que le vide de pensée et de sentiment qui a fait événement dans l’histoire, et qu’il faudrait penser. Nostalgie, mélancolie : quoi de plus naturel en littérature, où le désir prête sa voix à la vérité ? Mais la vérité que vise Gatore concerne bien les « événements de 1994 ». En inventant des « expériences subjectives » là où il n’y en a sans doute pas (pour le tueur), ou bien là où elles sont d’une autre nature (pour le rescapé), sa fiction ne joue pas son propre jeu heuristique. Une telle contra- diction importerait peu si cet abandon ne se sublimait pas lui-même en compréhension, flattant le désir de poème là où celui-ci devrait attendre un peu. En déployant l’utopie consolante d’une fusion possible entre deux consciences, le roman ne renonce pas seulement à comprendre : il oblitère l’expérience du rescapé et empêche de penser le rien à comprendre.

Une fiction soucieuse des « expériences subjectives » de tous tenterait de faire imaginer le « ravin » qui s’ouvre entre criminels et victimes, ainsi que l’obligation qui leur est faite de vivre néanmoins un voisinage quotidien, donc d’inventer des formes concrètes de cohabitation minimale : cette incroyable situation après tout inédite dans l’histoire des hommes mériterait l’attention d’un créateur. Mais cette perspective sociale n’intéresse pas le jeune exilé : trop terrestre, elle est dissoute en bulles elle aussi. Gatore nous dit que les consciences le plus gravement séparées ne pourront jamais communiquer qu’en poésie ; que l’écriture a le pouvoir d’effacer la frontière entre celui qui a tué et celui qui devait mourir.

Interrogeant l’humanité du tueur à travers le regard d’une rescapée, l’auteur met en scène une idéale transparence des âmes, là où le « ravin de l’incompréhension » continue de cliver le monde et d’échapper à la prise de l’art – ou au souci des artistes. La délibération morale qui se substitue au mutisme du meurtre fait l’effet d’un refrain décalé, presque ventriloque : le procédé interrogatif devait garantir la veille d’une pensée intranquille, mais on n’en a plus que le mime, ou l’idée.

Certes, ce mime continue de faire réfléchir le lecteur, mais cette réflexion tourne à vide dès lors que la fiction de l’empathie partagée produit ses effets de colmatage. Non seulement alors la réflexion ne fait pas penser ce qu’elle se donnait comme objet – « pourquoi prend-on une arme pour tuer son voisin ? » –, mais elle empêche de le faire. La performance esthétique, chez Gatore, se dissocie de l’effort d’intelligibilité à l’endroit même où elle semble fournir cet effort. L’introspection du tueur devient le masque moral d’une fable qui livre sa vérité aux grands charmes d’un romantisme noir, pour mieux affirmer la puissance du poème et s’inscrire pleinement dans la Littérature. Pour mieux devenir écrivain.

L’écrivain choisit de dire que comprendre le tueur, c’est le rejoindre dans sa mort nécessaire. Cela signifie-t-il que pour vivre il faille renoncer à comprendre, ou qu’on ne peut survivre et comprendre qu’en littérature ? Le roman nous fait réfléchir pour mieux nous emmener dans les contrées d’un beau désespoir. On reconnaît là la parade du nihilisme esthétique, qui répondait à la mort des dieux en donnant à l’inconnu le visage du néant. Mais peut-on traiter de l’anéantissement génocidaire, ou de l’extrême nihilisme politique, à travers les moyens hérités du nihilisme artistique ? Que gagne-t-on à évoquer une telle énigme historique par un mythe sacrificiel ? Pourquoi prêter à la conscience des exécuteurs les prestiges d’une réflexivité sans fin, et transformer l’évidement de la conscience en vertige tragique?

Ici le roman de Gatore pose la même question que celui de Jonathan Littell : l’extermination génocidaire n’est-elle pour l’écrivain qu’une nouvelle sorte d’expérience limite, à laquelle se frotterait l’écriture littéraire pour reprendre du poil de la bête ? Face à l’expérience historique d’une dislocation de l’espèce, la littérature ne peut-elle que reconstituer une communauté négative, comme semble dire le mutisme coupable de l’enfant d’Isaro, ou l’inceste adelphique de Aue ? Le jeu de la transparence intérieure suppose-t-il de colmater le « ravin de l’incompréhension » ? Bref, la fiction littéraire est-elle vouée ici au déni ou au voilement esthétique20 ?

« Ses pensées se brouillent »

Si dans ce déni il en va de l’horror vacui de la fiction littéraire, l’entreprise singulière de Gatore doit être interrogée aussi du point de vue de ses choix d’auteur : ses partis pris esthétiques, ses références livresques, et le rôle qu’a joué sa propre expérience, puisqu’il était lui-même un enfant de dix ans au moment des massacres. Il faut se reporter là-dessus aux entretiens et articles de l’auteur. Or dans ceux-ci, la poétique vire au procédé de déréalisation et d’évitement conjugué à un récit de soi qui produit au fil des articles un certain malaise21.

Ce malaise commence avec l’élimination systématique, dans la 4ème de couverture puis dans les portraits de l’auteur mis en circulation, du mot « génocide » au profit de la « guerre » ou de la « guerre ethnique »22. Cette confusion devient méthodique dans les premiers dithyrambes auxquels le livre a donné lieu dans Télérama23 . On y met en scène un enfant victime qui devient écrivain par la guerre, et ce pour plaire au public français des années 2000. Au-delà de l’icône de la Shoah qu’est devenue Anne Frank, l’œuvre, affiliée à Appelfeld et Coetzee, s’inscrit dans un paysage culturel marqué par la mémoire des catastrophes historiques, Shoah et Apartheid en premier lieu : les thèmes de la culpabilité, du pardon et de la justice, mais aussi les figures liminaires ou extrêmes de l’humanité – l’animal, l’enfant, l’idiot – nourrissent l’œuvre de J.M. Coetzee, auteur d’Au cœur de ce pays, auquel Gatore a emprunté sa technique de numérotation et son épigraphe, ainsi que celle d’Appelfeld, auteur de Tsili et d’Histoire d’une vie. On pourrait discuter de l’usage que fait Gatore de ces deux auteurs, en particulier de Coetzee, qui explore la mémoire coupable sur un tout autre mode que lui. Mais on est saisi surtout de l’identification à Anne Frank là où ce récit d’enfance allusif éclipse non seulement le mot « génocide » mais le mot « Rwanda », que le jeune romancier peine à prononcer autant qu’à écrire, comme le fait remarquer la journaliste de Télérama (qui admire cet art du non-dit).

Cette stratégie publicitaire, qui table sur le pathos pour prêter à l’auteur l’aura de la victime et du témoin, spécule sur la méconnaissance de l’histoire rwandaise dans le public français. Mais celui-ci n’a pas été le seul à recevoir ce livre, qui a provoqué la stupeur parmi les Rwandais, lorsqu’en ce jeune romancier installé en France a été reconnu le fils de Pierre Tegera, soit l’un des Rwandais recherchés par Interpol pour leur participation au génocide et installé en France, où il a été finalement débouté de son droit d’asile24. L’homme qui avait offert à l’enfant le journal d’Anne Frank au retour d’un voyage, et qui a emmené sa famille au Zaïre, puis en France, fait donc partie, si l’on en croit plusieurs sources convergentes, des « encadreurs ».

On ne sait ce que l’enfant a vu des agissements de son père, mais ce qui se déroulait au Rwanda n’était pas de nature à pouvoir être dissimulé aux proches. Ce n’est pas le lieu ici d’adopter la posture de dénonciateur là où l’on tente de comprendre une œuvre et ce qu’elle fait penser. Il serait inepte de faire porter à un fils la faute de son père – lequel du reste n’a pas été jugé, puisqu’il est en fuite. Il le serait tout autant, néanmoins, d’ignorer cette donnée biographique au nom de l’autonomie de l’œuvre d’art : la posture formaliste est d’autant plus intenable ici que l’œuvre a voulu faire surgir une vérité à partir d’événements vécus, qui plus est en transformant l’histoire collective en tragédie familiale. L’histoire familiale du jeune Gatore fait percevoir différemment l’amitié fabuleuse de la victime et de l’assassin dans Le passé devant soi : on s’inquiète plus encore des jeux de miroir entre l’âme d’Isaro et celle de Niko, et même de l’exigence impérieuse de la fable, préférée aux témoignages infirmes. Elle fait s’interroger aussi sur le remerciement du père par le fils, placé en épigraphe du roman.

L’information fait fatalement relire le roman sous un autre jour : non celui de la faute, mais d’une ambivalence profonde, cette fois psychologique, qui laisse entrevoir un probable sentiment de culpabilité porté par le fils à la place du père. On est du moins tenté d’interpréter ainsi l’histoire de l’enfant maudit qui rejoint son destin en devenant le meurtrier de son père - un père avec lequel il se bat à mort au cours du plus violent cauchemar raconté dans le roman. Et de voir dans une telle lutte à mort une réponse onirique à l’héritage du père réel. Dans chacun des rêves de Niko il est question du père, et dans leur succession se condense l’inversion des pôles qui structure la fable. Dans l’un d’eux, l’enfant hurle au père qu’il faut s’enfuir ; dans l’autre il l’a tué, image d’un assassinat réel par quoi débutent les tueries. Puis le massacre se rejoue en rêve à l’échelle familiale, à travers une double métamorphose animale. Au moment de fuir, l’enfant forme avec son père et une femme nommée Maria un trio qui se transforme en trois chèvres : comme dans le récit d’enfance de Gatore, la famille en fuite est victimisée sinon sanctifiée (le prénom Maria rappelle que la Sainte-Famille dut fuir un massacre d’innocents). Puis une hyène surgit et ce trio se trans- forme en duel à mort entre chèvre et hyène, mais l’on ne sait plus qui est qui ni qui mord l’autre. Dans un autre rêve enfin, c’est le père qui tue le fils.

Il est difficile de ne pas voir dans cette entre-tuerie la traduction onirique d’une ambivalence profonde : celle d’un fils attaché à son père et tenu de jouer son jeu social – celui de la fuite et du mensonge – alors qu’il doit jouer aussi le jeu public de l’écrivain invité en tribune à parler de sa « vérité » : jeu intenable en réalité, sauf si le public français persévère dans sa surdité, et la critique dans son confusionnisme. On tombe ici dans la conjecture interprétative, avec son risque de simplification et d’aléatoire. Mais sans une telle ambivalence, le roman devient incompréhensible, comme le remerciement des parents en épigraphe.

Les procédés d’écriture de Gatore – euphémisation, métaphorisation, allusion – ont en tout cas une fonction au regard de ce donné biographique : celle d’une déréalisation généralisée, mais aussi d’une expression voilée. Si la conjecture est requise, on regrette que l’auteur n’aide pas plus son lecteur à y voir clair. Cette ambivalence de l’héritier ne peut en effet être que déduite de la lecture parallèle du roman et des entretiens, car Gatore a choisi de répondre sur le mode de l’énigme : mis en cause par un lecteur de Télérama, il a répondu dans la revue XXI sous le titre « Enigme. Qu’a fait mon père ? »25. Gatore dit vouloir répondre à un « commentaire bizarre » qui a été fait de son roman : « La fiction n’était-elle pas une manière habile pour l’écrivain de délivrer sa mauvaise conscience ? ». Il y répond par un autre récit de soi écrit à la troisième personne, qui le conduit à douter de sa propre identité – « Est-il vraiment celui qu’il croit avoir été ? ». Gatore dit son impuissance à innocenter son père malgré ses convictions, et affirme par deux fois que « ses pensées se brouillent »26. Le fils semble découvrir la possibilité que son père soit un criminel, tout en disant qu’il n’a jamais rien vu qui l’aurait indiqué.

Son récit d’enfance fait alterner l’idylle et le traumatisme en multipliant les doubles-fonds inquiétants, à commencer par l’évocation nostalgique de Ruhengeri, lieu d’une vie familiale heureuse, alors que la région, au nord du pays, était le fief de l’extrémisme raciste ; puis le déménagement à Kibilira, la ville où Tegera est accusé d’avoir encadré les premiers grands massacres. L’image s’impose d’un petit garçon traumatisé par l’histoire et par sa physionomie ingrate, et que ses privilèges mêmes faisaient souffrir. S’il est dit que la mémoire s’enraye à partir de la guerre de 1990, les « événements de 1994 » sont cette fois évoqués : rien n’est dit de la famille alors, sinon que ses parents ont sauvé des voisins Tutsis. L’épisode tient lieu de réponse, formulée sur un mode interrogatif que le lecteur de Gatore connaît bien : « Son père a-t-il pu sauver des gens et en tuer d’autres ? Son père a-t-il pu acheter la survie de sa famille et celle de ses protégés en participant aux massacres ? Ses pensées se brouillent ».

Une telle solution de compromis permet à l’auteur de revenir à l’essentiel en protestant de sa bonne foi d’écrivain : « Au-delà de tout ceci, est-il possible de faire entendre qu’il n’a jamais cherché à cacher quoi que ce soit ? Qu’il a simplement été autant l’auteur que le sujet de son livre ? ». Gatore revient sur ce qui l’a fait écrire : sa « passion des mots », son désir de « s’approprier ses souvenirs », son expérience d’enfant qui l’avait rendu capable, croyait-il, de « parler avec distance [de] ce qui le touchait de plus près ». Gatore déplore pour finir de faire partie des auteurs qui – comme « les auteurs israéliens, irakiens, sud-africains » – sont « étouffés par les enjeux politiques et symboliques auxquels leur histoire et leur nationalité les rattachent », alors qu’il voudrait n’avoir à répondre que de son projet artistique. Le texte se conclut sur une question, car au terme de ce « voyage intérieur » le doute qui l’assaillait s’est « métamorphosé en une énigme têtue » : « Que doit-il faire pour ne pas se perdre dans l’écriture au lieu d’y grandir ? »

La question est claire, elle. Après un tel début en littérature, peut-on rêver de n’avoir un jour à répondre que de son projet artistique ? Grandir en littérature, après avoir écrit Le Passé devant soi, est-ce revenir à ces « enjeux politiques et symboliques » qu’on a voulu fuir ? Faudra-t-il revenir à cette histoire et cette nationalité étouffantes ? Ou plutôt raconter le récit familial autrement, afin de pouvoir un jour laisser le passé derrière soi ?

Paru dans : Déborah Levy-Bertherat et Pierre Schoentjes (éd.), J’ai tué. Violence guerrière et fiction, Genève, Droz, 2010, p 231-265.

Notes

  1. Je renvoie, sur la distinction entre guerre et génocide, à Philippe Bouchereau, « Discours sur la violence (sauvage, guerrière, génocidaire) », L’Intranquille, n° 2-3, 1994
  2.  Edouard Husson et Michel Terestchenko Les Complaisantes. Jonathan Littell et l’écriture du mal, Paris, O.E.I.L., 2007. Je renvoie à la critique qu’a faite Susan Suleiman de ce pamphlet dans « Performing the Perpetrator at Witness : Another Look at Les Bienveillantes » lors du colloque organisé les 21-23 juin 2009 à l’Université hébraïque de Jérusalem par Aurélie Barjonet et Liran 
  3. Raul Hilberg, The Politics of Memory. Experiences of a Holocaust Researcher (1994); La politique de la mémoire, traduit par M.F. de Paloméra, Paris, Gallimard, 1996.
  4. Jean-Paul Kimonyio, Rwanda : un génocide populaire, Paris, Karthala, 2008. Alors qu’on avait jusque-là étudié surtout les origines idéologiques du génocide, ce livre étudie les effets du multipartisme dans un pays en crise et les étapes de la préparation et de la perpétration des massacres
  5. Voir la présentation de l’auteur en 4ème de couverture du roman : « Gilbert Gatore est né en 1981 au Rwanda. Durant la guerre, il entame un journal intime dont il doit se séparer au moment de fuir. C’est dans une tentative de reconstituer ce journal perdu qu’il se découvre amoureux des mots. Lauréat du Prix universitaire de la nouvelle et diplômé de Sciences Po puis HEC, il vit à Paris ».
  6. Comme celui-ci l’a exprimé lui-même.
  7. Sur la démarche de réécriture de Hatzfeld, je renvoie à ce que j’ai tenté d’en dire à partir des deux premiers livres à la fin de Rwanda. Le réel et les récits, Paris, Belin, Littérature et politique, 2004.
  8. Il faut lire ici les analyses que mène Philippe Bouchereau à partir du concept de pitié naturelle dans « La philosophie testimoniale et l’historiographie du témoignage », texte à paraître dans L’Intranquille. Voir en particulier les pages 291 et 294.
  9. Voir en particulier les pages 291 et 294.
  10. Voir p. 57, 179, 191, 235, 236, 273, 275, 283.
  11. Les prisonniers disent rêver rarement de leurs actes, sinon parfois de leur premier meurtre (cf. p. 190, 195, 243, 244).
  12. Lors d’un massacre perpétré dans une église, le même homme prend conscience que le flot de sang qu’il voit couler vient de sa machette, et il prend alors peur d’achever une « maman » dans la pénombre.
  13. Voir p. 236, 243, 279.
  14. Entretien paru dans Télérama 17 janvier 2008.
  15. Voir p. 17, 70, 80, 177, 124.
  16. « Ne sentez-vous pas l’odeur qui m’accuse ? Et la douleur que je respire ? », demande-t-il à travers la voix narratrice, en réponse à ceux qui le soupçonnent d’avoir fui (p. 22).
  17. Le vocabulaire de « l’idée », de « l’imagination », de la « tête » et de la pensée revient constamment : voir également les pages 26, 54, 58, 59, 71, 77, 81, 98- 9, 156, 168, 170.
  18. Voir p. 29, 40, 45, 46, 54, 57, 59, 136.
  19. Le thème du jeu, lié à celui de l’enfance, court dans tout le roman, ici à travers sa disparition brutale lors des tueries.
  20. J’ai abordé cette question à propos de la négation dans « Perversion historiographique et perversion esthétique. Le voyageur et l’ombre du réel (Pierre Loti, Peter Handke) », in P. Bayard (dir.), Les dénis de l’histoire. Europe et Extrême-Orient au XXe siècle, Laurence Teper, 2008, p. 249-275
  21. Charlotte Lacoste a soumis ces articles à une lecture accusatoire dans « Fiction, diction et génocide », in Criminels politiques en représentation, Témoigner. Entre histoire et mémoire, n° 102, janvier-mars 2009, Ed. Kimé, 2009.
  22. Comme c’est le cas dans la notice qui a circulé au Centre National du Livre au  printemps 2008
  23. Cf. Marine Landrot, Télérama, n° 3036, 12.1.2008, puis 27 janvier 2008 : « Jamais le mot Rwanda n'apparaît dans ce premier roman d’une maîtrise impressionnante. Ce non-dit est une parole, assourdissante et apaisante. Une alternance de cris déchirants contre l’inconcevable et de chuchotements caressants contre l’indicible ».
  24. Voir les références judiciaires et historiques auxquelles renvoie Charlotte Lacoste dans son article.
  25. « Enigme », Revue XXI, n°4, rubrique « Vécu », octobre-novembre-décembre 2008, p. 200-203. La scène du propos journalistique est cette fois celle d’un jeune auteur fêté par la critique, et qui un jour est « frappé en plein cœur » par un « commentaire bizarre » formulé sur un site internet : « et si son père avait fait partie des tueurs ? »
  26. « Ses pensées se brouillent. Rien de ce qu’il se rappelle avoir vu ou entendu ne met en cause son père. Mais d’où viennent ces accusations alors ? ».
Besoin d'aide ?
sur