L'émergence d'une "littérature" de non-écrivains Les témoignages de catastrophes historiques.

Paru dans " Littérature de non-écrivains : journaux, mémoires, témoignages ", textes réunis par E. Marty et J. L. Dufief, Revue d'Histoire Littéraire de la France, avril - juin 2003, n°2 p. 343-363.

Il faut peser ces mots éculés comme s'ils étaient neufs, ce qu'ils étaient pour l'enfant qui les écrivait, et puis il faut mesurer l'habilité qui les inspirait de soumettre le traumatisme d'Auschwitz au mètre de la versification. Ce sont des poèmes d'enfant, dont la régularité devait contrebalancer le chaos, c'était une tentative poétique et thérapeutique à la fois d'opposer à ce cirque absurde et destructeur dans lequel nous sombrions une unité linguistique, rimée ; autrement dit, en fait, la plus vieille préoccupation esthétique de tous les temps.

 

Ruth Klüger. Weiterleben. 1992

Je veux ici réfléchir un moment sur un phénomène singulier dans l'histoire : le passage à l'acte d'écrire effectué par des témoins, jusque-là non écrivains, de catastrophes historiques. J'entends par catastrophe un événement de type non guerrier - comme celui évoqué ici par Carine Trévisan - mais totalitaire ou génocidaire, résultant d'une violence politique à la fois totale et insensée, visant la destruction de toute vie individuelle ou l'extermination définitive d'une collectivité. La radicalité génocidaire et sa visée raciale, en particulier, placent les témoins dans une situation singulière : les membres de la collectivité visée ont la certitude d'être tous destinés à mourir - ou de survivre par miracle - et de mourir pour rien. S'ils survivent, c'est alors pour écrire.

Il faut prendre la mesure anthropologique d'une telle situation d'exception, qui se répète pourtant dans l'histoire des hommes, et de ce qu'elle fait émerger dans l'histoire culturelle : un tel passage collectif à l'écriture testimoniale fait naître un nouveau type de " littérature ", qui se saisit à travers sa visée : le témoin écrit pour attester l'événement incroyable et nié, en laisser une trace tangible et saisir sa signification, tout ceci à l'usage de l'humanité non atteinte. Les conditions de production et de réception de cette production écrite sont donc absolument singulières. La transmission qu'elles mettent en place s'effectue comme de part et d'autre d'une humanité déchirée par la désappartenance1, et cherche à rétablir un continuum humain en pensant le non-sens de cette déchirure. Son appartenance au monde de l'art est ambiguë, mais paradoxalement liée à son statut testimonial. Et l'on ne s'étonne pas que cette " littérature ", même lorsqu'elle s'inscrit résolument dans le domaine de l'art, montre un certain iconoclasme, en écho à la violence reçue et à l'humanité détruite.

Difficultés d'une approche comparée

Si ce phénomène se répète, c'est inégalement : il s'est manifesté de manière plus frappante avec la Shoah, particulièrement dans la phase précédant l'extermination, celle du parcage des Juifs dans les ghettos polonais. L'imminence de la destruction totale pressentie de jour en jour allait alors encore de pair avec la possibilité d'écrire clandestinement - ce qui, dans les camps, fut très rarement possible. Cette situation provoqua une fièvre d'écriture qu'on a du mal à imaginer. Pour en donner une idée, on peut citer les propos de l'historien Emmanuel Ringelblum, qui, avant d'être assassiné en mars 1944 sur les ruines de Varsovie, avait dirigé l'entreprise d'archivage au sein du ghetto (Oneg Shabbat)- travail qui fut, avec les archives du ghetto de Lodz, à l'origine de l'historiographie juive de la Shoah2. Dans sa préface à la Chronique du ghetto de Varsovie - qu'on retrouva après la guerre enfouie sous terre dans des bidons de lait scellés -, Poliakov cite cette note de Ringelblum :

" Tout le monde écrivait. Journalistes et écrivains, cela va de soi, mais aussi les instituteurs, les travailleurs sociaux, les jeunes, et même les enfants. Pour la majeure partie, il s'agissait de journaux dans lesquels les événements tragiques de cette époque se trouvaient réfléchis par le prisme de l'expérience vécue personnelle. Le nombre des écrits était innombrable, mais la grande partie fut détruite lors de l'extermination des Juifs de Varsovie3 ".

Pour le seul ghetto de Varsovie, de nombreux journaux sont restés, traduits en France du polonais ou du yiddish au cours des années 80 et 90 surtout : Mary Berg, Chaïm Kaplan, Abraham Lewin, E. Ringelblum, J. Korszack, Hillel Seidman, Adam Czerniakow... A côté de ces chroniques, nombre de journaux, mémoires, poèmes, romans, chansons, virent le jour pendant la Shoah et à ses lendemains immédiats, sous la plume d'auteurs inégalement confirmés, voire totalement inconnus, qui n'avaient jamais écrit jusque là. Leurs auteurs ayant pour la plupart disparu, on a retrouvé leurs manuscrits après la guerre, souvent dans des boîtes enfouies sous terre. L'un des textes les plus impressionnants, sous ce rapport des conditions d'écriture et de conservation, est la série de témoignages des membres du Sonderkommando d'Auschwitz4, retrouvés dans des récipients enfouis à l'endroit des crématoires, et publiés sous le titre Megilat Auschwitz, Le Rouleau d'Auschwitz5. Le cas du texte d'un des auteurs, Zalman Gradowski est d'une teneur particulière : c'est de toute évidence un poème, conçu et composé comme tel par un homme qui n'était pas poète.

Il est nécessaire de faire la part d'un élément de culture religieuse propre au peuple juif, qui nourrit une injonction mémorielle liée à l'exil, celle du Zakhor (" souviens-toi "), visant à préserver les traces du peuple juif menacé de destruction, mais aussi un culte de l'écrit, passant par la loi de sheymes, née d'une conception théologique du langage6. La sécularisation de cette loi était déjà à l'œuvre lorsqu'au moment des pogroms d'Europe orientale et d'Ukraine, les poètes Anski et Peretz lancèrent un appel pour écrire et conserver les traces du monde juif. Mais il s'agissait cette fois de témoigner de la destruction totale. C'est-à-dire de produire de nouvelles traces écrites qui prendraient un caractère sacré lui-même nouveau. On trouve ainsi sous la plume du même Ringelblum :

" C'est avec un tremblement de cœur que le sofer prend la plume, car la moindre erreur dans la copie signifierait la destruction de l'œuvre tout entière. Or, c'est avec un sentiment tout pareil que j'ai procédé à ce travail "7.

Le témoin assimile étrangement son témoignage de la catastrophe à la copie d'un texte sacré, alors que ce qu'il s'agit d'écrire ici est la destruction de la vie des Juifs. Cette analogie implique que la chronique de cette destruction soit une œuvre sacrée. On voit donc se déplacer le sacré du modèle écrit à l'acte de copier, c'est-à-dire ici de témoigner de la réalité vécue. Ainsi le témoignage est- il sacralisé à la fois comme trace, comme texte, et comme contrat d'authenticité. Il n'est donc pas étonnant que ces écrits aient choisi de se transmettre sous une forme poétique. Rachel Ertel, dans son anthologie critique de la poésie yiddish, Dans la langue de personne8, privilégie l'étude de poètes consacrés comme Katzenelson, mais elle cite aussi des recueils anonymes rassemblés après la guerre9, des auteurs qui se révèlèrent poètes pendant la guerre et disparurent, comme Hirsch Glik, Leyè Rudnicki et ceux rassemblés par Binem Heller dans l'anthologie Dos Lid iz gebliebn (Varsovie, 1951).

Il faudrait, pour pouvoir procéder à des comparaisons significatives dans ce domaine, faire la part des singularités de chaque événement et de chaque communauté ciblée, mais aussi celle de la disparité du travail d'édition et de réflexion jusqu'ici consacré à tel et tel événement génocidaire. Seul le génocide des Juifs a suscité une telle fièvre d'écriture, mais aussi un tel travail de transmission et de réflexion : l'inventaire et la typologie des textes ne s'étant pas faits ailleurs encore, il est difficile de tirer des conclusions. Je me bornerai sur ce point à quelques constatations.

Il semble que l'histoire arménienne soit marquée par deux autres phénomènes, l'un contraire et l'autre contigu au premier. Le génocide a là aussi provoqué une " pulsion testimoniale " (R. Ertel), mais de manière moins massive. En l'absence d'une historiographie moderne, ce sont plutôt les écrivains confirmés qui ont pris en charge la transmission, soit en témoignant et en collectant des témoignages (Andonian, Essayan), soit en travaillant à figurer la Catastrophe (Ochagan), et c'est cette expérience littéraire impossible qui fit éprouver une sorte d'effroi sacré. En même temps, une certaine sacralisation de la littérature répondait au désastre en vertu d'une autorité reconstruite par un groupe d'écrivains qui tentèrent de penser ensemble la littérature et la nation arméniennes sous le signe d'une " esthétique de la langue ", unifiée et littérarisée (H. Ochagan). C'est ainsi la littérature en tant que telle, écrite dans la langue survivante, qui devint "témoignage". Mais en fait, témoignage et littérature restèrent la plupart du temps séparés. D'autre part, si l'on regarde de près cette production littéraire abondante, mais peu testimoniale, on s'aperçoit que les écrivains, qu'ils soient ou non rescapés eux-même, furent presque toujours orphelins. Et c'est la condition d'orphelin, plus encore que de témoin, qui donna cette forme figurale et allusive à la littérature arménienne de la Catastrophe10.

Le Goulag, en Union Soviétique, a fait naître une masse de témoignages encore non étudiés - dont beaucoup sont entreposés en souffrance à la Fondation Sakharov. Le rapport traditionnel des Russes à la littérature fait comprendre que ce passage à l'acte d'écrire ait pu être fréquent. Mais certains grands témoignages émergent, dont la qualité littéraire les a inscrits en lettres de feu dans l'histoire de la Russie et de la littérature : ceux d'Alexandre Soljenytsine, Varlam Chalamov (en cours de réédition française), Evguenia Ginzburg, témoignent de l'expérience des prisons et des camps. Celui, bouleversant, de Nadejda Mandelstam11, témoigne à la fois de la vie du poète Ossip Mandelstam dans l'URSS des années 30, et d'une longue expérience de relégation commune. Ce livre de " souvenirs ", que Chalamov plaçait très haut, est ainsi une réflexion des plus profondes sur la fonction de la poésie dans un régime inhumain de terreur et de délation, et sur ce que peut devenir l'amour dans de telles conditions de vie dégradée. Il relève pleinement de cette littérature dite de non-écrivain, Nadejda s'interdisant toute prétention littéraire.

L' "épuration ethnique" en ex-Yougoslavie a immédiatement suscité nombre de textes, à la fois journalistiques, testimoniaux, fictionnels et poétiques. Leur statut littéraire se diversifie selon l'inscription culturelle des témoins. Mais pour les oeuvres lues ici - celles, romanesques, de Vidosav Stevanovic et de Janine Matillon, celle, poétique, de Abdullah Sidran - la part de fictionnalisation semble dominer sur le parti strictement testimonial. L'étude de cette production, à la fois dans les littératures serbe, croate et bosniaque, est à peine entamée12.

Au Rwanda, où la culture du livre n'existe pas, et où les mouvements littéraires africains liés aux émancipations n'ont jamais pris, le génocide a fait naître ça et là un désir d'écrire, au-delà des témoignages suscités par les institutions judiciaires nationales et internationales. Mais ces écrits, qui sont souvent le résultat de sollicitations extérieures, ou d'interventions de tiers occidentaux dans le processus d'écriture ou d'édition, n'ont que peu de lecteurs dans le pays même : le témoignage majeur de Yolande Mukagasana, dicté par l'auteur et réécrit par un " écrivain " remercié en préface, a été publié à Paris et lu en France et en Belgique plus qu'au Rwanda13. Celui, plus politique, de Vénuste Kayimahe (Rwanda. Les coulisses d'un génocide, Dagorno, 2002), a été suscité par l'initiative française de Fest'Africa en 2000, qui rassemblait par ailleurs des écrivains africains non rwandais pour écrire sur le génocide. Le livre de témoignages rassemblés par le journaliste Jean Hatzfeld sous le titre Dans le nu de la vie, récits des marais rwandais (2000) a effectué en France une réelle opération de transmission, au prix d'une certaine ambiguïté quant au statut "littéraire" du texte, réécrit à partir de témoignages oraux traduits du kinyarwanda14.

Au Cambodge enfin, où le processus judiciaire n'a pas même été entamé, aggravant le sinistre que connaît le pays depuis le génocide, il ne semble pas que ce phénomène ait d'équivalent. De rares témoignages ont été publiés en Europe, sans s'être véritablement transmis. Cette transmission s'effectue par l'intermédiaire des historiens, et dans les films profonds du cinéaste cambodgien Rithy Panh, lui-même rescapé du génocide15. L'exemple cambodgien laisse penser que le travail de la justice, et pas seulement une situation économique et culturelle favorable, est une des conditions d'apparition d'une production testimoniale.

On voit que l'étude d'une telle production nécessiterait une anthropologie comparée, transévénementielle, de toutes les formes de témoignages, littéraires et non-littéraires. J'isolerai ici le phénomène précis du passage à l'écriture de non-écrivains, en cherchant à le comprendre, avant de citer quelques exemples issus de la Shoah.

Témoignage et littérature. Questions générales.

On peut se poser, face à ce phénomène, trois grandes séries de questions :

  • Quelles sont les raisons de ce passage à l'écriture ? Pourquoi l'essai de détruire une masse humaine fait que nombre des individus visés s'individualisent encore en devenant des sujets qui écrivent ? Que dit ce passage de la fonction de l'écriture ?
  • Où se situe exactement le passage à l'écriture littéraire ? Quelles sont les limites de la littérature ? Un texte peut-il devenir " littéraire " sans en avoir l'intention ? Comment l'intentionalité artistique peut-elle se conjuguer avec la visée testimoniale ? Ce phénomène dit-il quelque chose d'essentiel ou de marginal sur l'activité littéraire ?
  • Comment parler de la " valeur " de ces textes, de leur réussite et de leur échec, voire de leurs " procédés " ? Comment échapper à la gêne du discours critique, et faut-il lui échapper ?

Le lecteur confronté à ces textes est en effet livré à deux tentations : celle de voir dans la situation extrême se révéler une vérité générale; celle de voir une activité artistique se révéler dans la pratique d'un non-professionnel16. Leur céder, c'est prêter à la littérature de témoignage un statut emblématique et une vertu heuristique concernant l'acte d'écrire, dont, par sa fonction vitale, elle figurerait une version en quelque sorte primitive, dépouillée, fondamentale, et par là exemplaire. J'ai évoqué ailleurs l'universalisme à l'œuvre dans cette espèce de primitivisme volontiers pratiqué par les philosophes17. Je dirai un mot ici de cette saisie du littéraire à travers le testimonial.

On pourrait parler, au sujet de cette littérature de témoins non-écrivains, d'un " dilettantisme " particulier, si ce terme ne supposait une légèreté et une gratuité absentes ici. Dans de tels témoignages en effet, l'écriture, née d'une proximité anormale avec la mort, obéit à un engagement particulier à l'égard du réel et du futur. Ce réel est un excès de réel : il souffre de la pesanteur du fait tout-puissant qui ne laisse pas de place pour l'esprit, comme l'a formulé avec précision l'écrivain-témoin Jean Améry (Par-delà le crime et le châtiment). Le futur est celui d'une promesse concernant le passé. Le rapport du témoin au réel et au temps est donc grevé par un engagement absolu. Pourtant, le plaisir de l'écriture entre en jeu dès lors que le témoignage devient littéraire. L'écriture du témoin crée une légèreté que la situation interdit et empêche, mais qui, sans gratuité aucune, dépend d'un besoin et d'une finalité des plus impérieux. Elle tient au fait d'introduire une autre réalité et une autre temporalité, virtuelles, dans l'espace-temps présent qui ne contient que la mort certaine et son non-sens. La superposition de l'avant, du pendant et de l'après est d'ailleurs un des fréquents procédés poétiques à l'œuvre dans ces textes.

Ce plaisir pourtant suppose l'accentuation d'un mal, puisque l'évocation de la vie d'avant est d'abord, pour le déporté ou le condamné, ce qu'il y a de plus douloureux. Une lecture précise de ces textes montre que c'est le sens réapparu au cœur du non-sens qui porte cette douleur et ce plaisir, redonnant vie et valeur à l'esprit et la langue, ménageant en pleine toute-puissance d'un réel de mort une aire de jeu verbal, qui donne une forme de conscience et d'intellectualité à l'acte de survivre. Ce mélange est d'une telle nature que si le témoin survit, il arrive qu'il devienne et reste écrivain : Primo Levi est l'exemple le plus fameux et le plus réfléchi de cette métamorphose, qui suppose donc tout autre chose qu'une forme de dilettantisme. Il s'agit plutôt d'une passion véridictionnelle inédite. La nécessité de dire une vérité dégradante pour soi et l'humanité se complique d'une autre vérité à chercher, qui porte cette fois sur l'usage possible du langage écrit comme contre-vérité en acte : celle d'une part d'humanité libre qui survit en attente d'être reconnue.

Dans ces textes, donc, le plaisir d'écrire se présente sous la forme d'un besoin vital particulier. Saisir le sens de ce paradoxe, c'est peut-être saisir une des motivations les plus simples et profondes de l'activité littéraire : la nécessité de transmettre et laisser sa trace, malgré son urgence spécifique ici, dirait le fait de tout mobile d'écriture. Mais peut-on pour autant saisir l'activité d'écrire à travers celle de témoigner ? Penser la littérature à partir du témoignage littéraire, c'est la penser au moment peut-être où elle est la moins " pure ", la plus embarrassée du réel le plus écrasant, le plus simplificateur, qui devient même à ce titre une tâche : celle de réintroduire la complexité humaine de vivre. Ce paradoxe-là ne va pas de soi. Il suppose de s'entendre sur la fonction respective du témoignage et de la littérature.

On peut dire du témoignage qu'il est un récit assumé et adressé dont l'authenticité est attestée par la présence du narrateur à l'événement raconté18, et qui assume deux fonctions distinctes : l'attestation des faits et la révélation d'une vérité, voire son incarnation - comme semble le dire l'origine religieuse de la figure du témoin19; certains en voient une trace dans l'idée de " témoin intégral " chez Primo Levi, selon lequel le témoignage ultime est la disparition (Les Naufragés et les rescapés). C'est en tout cas dans le trajet du réel à la vérité qu'intervient la mise en forme littéraire, qui postule la valeur d'un sens. La littérature, définie a priori comme l'ensemble des pratiques esthétiques du langage humain, dépasse par son usage historique la problématique du Beau et de la réception sensible. Elle désigne la production d'une forme du discours par un sujet en transformation, forme créatrice d'un système de valeurs qui transforme en retour les données historiques de son expérience, laquelle vise un modèle de véridiction spécifique, expressif et masqué.

Dans quelle mesure le témoignage peut-il être littéraire? Comment ces deux modes de véridiction peuvent-ils s'accorder ? On peut, pour tenter de répondre, mettre à l'essai les concepts critiques d'un système poéticien à la fois entièrement occupé à distinguer la spécificité de la littérature, mais dont l'objet est a priori étranger à ce corpus : dans Critique du rythme, Henri Meschonnic l'auteur définit le texte littéraire, ou plutôt le poème (qui le modélise), comme un texte où " le discours tout entier est porté à l'état de subjectivité. "20 La poésie, parce qu'elle " porte le je à la systématicité d'un discours ", devient la " parabole du sujet " et la " figure de l'historicité de tout discours " (p. 90). Il n'y a poème, c'est-à-dire unité de rythme,

"... que quand un sujet s'inscrit au maximum dans son discours, inscrit au maximum sa situation dans un discours, qui en devient le système - contrainte maximale. Au lieu que la plupart des discours sont inscrits dans une situation, ne se comprennent qu'avec elle. (..) Quand la situation passe, ils passent avec elle."21

Deux points sont à reformuler ici : l'idée d'inscription maximale d'un sujet dans un discours devenu système rythmique, et la relation entre sujet et situation. Dans les témoignages, les " situations " concentrationnaires ou génocidaires semblent déterminantes, et le discours ne se comprendrait pas sans elles. Or les textes ne " passent " pas tous avec ces situations, d'autant moins que le passage à l'écriture littéraire semble éterniser le désir de témoigner. Quels sont alors les modes d'inscription maximale du sujet et de sa situation dans un discours, alors que cette situation détruit les sujets à l'échelle collective ? Comment le témoin d'une catastrophe historique peut-il porter le discours à l'état d'unité sémantique et rythmique ?22 Bref, comment un témoin devient-il un auteur ?

Meschonnic écrit plus loin : " Dans l'écriture, dans l'art, un sujet est devenu son œuvre. Ce qu'indique la désignation commune : un nom d'auteur fait autre chose qu'un nom de personne qui n'est pas un nom d'auteur. Il signifie, en même temps qu'il désigne ". (p. 85)
Les témoignages des catastrophes historiques ne sont pas toujours signés, mais l'auteur n'en existe pas moins si en lui le sujet est devenu son œuvre, c'est-à-dire un discours rythmé qui l'inscrit dans l'histoire, d'une manière à la fois nécessaire et imprévisible.

Cette " aventure historique du sujet " suppose, dit Meschonnic, " une éthique du sens, dont l'enjeu est l'historicité des valeurs et du statut du sens" (p. 91). Dans la poésie, donc, la vérité ne serait pas en question, mais le sens comme aventure infinie. Or, cette littérature de témoignage ne cache ni sa passion du sens ni sa visée de vérité23. Doit-on alors penser la relation entre littérature et témoignage à travers la relation entre sens et vérité ? Quel serait le rapport entre l'éthique du sens propre au poème et l'éthique de vérité propre au témoignage ? Le devenir littéraire du témoignage révèle-t-il, en celui-ci, sa subjectivité fondamentale, ou révèle-t-il plutôt un principe véridictionnel à l'œuvre dans la littérature ? La visée de vérité est-elle un langage du sens parmi d'autres ? Ne suppose-t-elle pas qu'une limite soit posée à " l'historicité des valeurs et du statut du sens " ? Le témoignage littéraire, dans sa visée de vérité, serait-il la marque historique d'un nouveau statut du sens ? Lire ces textes, alors, ce serait saisir un genre littéraire nouveau où l'infinité du sens se joue dans les limites du contrat testimonial. Et le langage de la vérité y serait envisagée comme la seule forme de subjectivation propre à transformer la donnée sociale extrême qui la constitue.

Témoignage et testament. L'étude inaugurale de Michel Borwicz.

Ces questions ne sont que rarement posées aujourd'hui par ceux qui travaillent sur ces textes, sinon de manière biaisée, ponctuelle et inaboutie. Etrangement, c'est à un rescapé devenu sociologue, et non à un critique de la littérature, qu'il revient de les avoir très tôt formulées, de manière embryonnaire, certes, mais réellement inaugurale. Le phénomène du passage à l'écriture de non-écrivains a été repéré et interprété, dans le sillage des témoignages de la deuxième guerre et de la Shoah, par l'écrivain juif polonais Michel Borwicz (1911-1987). Témoin lui-même, Borwicz joua un rôle important dans la constitution des archives juives en Pologne, où il publia plusieurs anthologies de poèmes nés des ghettos, des maquis et des camps, avant d'étudier méthodiquement cette production dans un livre étonnant, qui fit l'objet après la guerre d'une thèse soutenue en France, intitulée Ecrits des condamnés à mort sous l'occupation nazie.24

Ce livre peu commenté présente un authentique travail critique, consacré, comme le dit son titre, à l'interprétation d'une écriture non seulement testimoniale mais testamentaire. Il aborde au passage avec clarté un corpus de textes de non-écrivains, appelés " débutants ", et interroge sa valeur "littéraire" dans une perspective de sociologue intrinsèquement justifiée par le phénomène étudié : au-delà de l'histoire des faits, Borwicz veut interroger la généralisation d'une pratique, l'écriture sous menace de mort, qu'il met en relation directe avec le caractère d'" exception " de ces " expériences " collectives (p. 347). Le livre invente donc une anthropologie de l'activité littéraire en situation extrême, envisagée comme phénomène social spontané, et procède à une phénoménologie différentielle du travail de la pensée, dont les conditions d'expression matérielle et psychologique sont analysées avec précision, bien davantage que les conditions culturelles. C'est là la limite du livre, liée à sa perspective anthropologique universaliste - que Borwicz doit sans doute en partie à son expérience politique25. Borwicz montre des individus forcés par l'histoire à une " structure morale " spécifique, et distingue selon les situations extérieures et les états intérieurs, comme le montre la composition du livre.

En I sont décrits les " cadres sociaux " de l'expérience : l'auteur analyse la généalogie, l'évolution et les caractéristiques sociales du phénomène et répertorie le type d'écrit et de diffusion (écrits de résistance, écrits des camps, manuscrits ensevelis et textes sortis en fraude, collections clandestines, archives souterraines, chroniques de ghetto, notes et journaux, lettres, inscriptions sur les murs de prison, et même dernières paroles). En II, il procède à l" analyse des textes ", qu'il répertorie selon leurs destinataires, l'époque de leur rédaction, les variations de l'état de condamnation, les " genres littéraires ", disant la relativité de chacun de ces classements. Borwicz y étudie, dans le " langage des condamnés ", des éléments d'ordre sémantique et formel : variations thématiques (amour, rétrospections, famille, avenir, culpabilité et absurdité, rites de mise à mort, paysages, contemplation de la mort, adieux, anticipation du cadavre), motifs récurrents (patriotiques, religieux, psychologiques), influence du langage des bourreaux, éléments argotiques, formes rudimentaires polarisation de la pensée entre Nous et les Autres (bourreaux, peuples libres, " musulmans ", " verts ", autres nationalités, traîtres), tension entre égotisme et sentiments suprauniversels, enfin transformations sous l'effet de l'expérience : recherche d'une ligne de conduite, faillite des critères traditionnels, recherche de Dieu chez l'athée, effondrement de la foi chez le croyant.

Le chapitre III propose des " explications " relatives aux deux grandes fonctions de l'écriture : d'une part, " compenser " le violent " déclassement " vécu, d'autre part, conduire un processus de " clarification " propice à la survie. Borwicz précise en ces termes la relation entre les deux :

" Le processus de compensation (...) le plus souvent s'entrepénètre avec celui de clarification et d'interprétation des sentiments et des événements vécus. La condamnation à mort change les lois de la gravitation. Même pour confirmer le monde abandonné, il faut le repenser, le reconstituer dans une perspective nouvelle. "26

 

C'est ici que Borwicz distingue entre écrivains professionnels et débutants : pour les premiers, écrire serait une réaction naturelle devant un matériau d'exception, augmentée d'une demande sociale, qui ordonnerait de faire plus que jamais son métier (p 344); pour les débutants, c'est l'intensité des sentiments et la découverte de nouvelles dimensions de la réalité qui pousseraient à écrire. Borwicz note les différences et les analogies entre ces débuts d'écriture et la "maladie de la littérature" qui frappe communément les adolescents (intensité de la réalité perçue dans ses dimensions inconnues, nécessité de vivre rapidement un destin dans la tourmente). Il cite le cas d'un vieux fabricant de Lodz qui se met à écrire la nuit des poèmes en yiddish, à la surprise de sa femme et de ses enfants, en prêtant de plus en plus d'attention à la forme; il évoque tels "textes intéressants" écrits au ghetto par un maître-boulanger, un coordonnier, un serrurier, et remarque que peu de ces auteurs débutants n'écrivirent qu'un seul ouvrage : "dans la réalité qui nous occupe, l'activité d'expression par écrits, une fois déclenchée, n'abandonne plus, d'habitude, les auteurs" (p. 348). Borwicz insiste donc sur cette dimension d'auteur en revenant sur sa propre tentation première, qui était de favoriser l'anonymat de telles anthologies, comme l'ont souvent fait les premiers préfaciers, en procédant de manière thématique. Il remarque le malentendu qui entoure la notion de "document", volontiers employée pour désigner un texte expressif au point de susciter des images et des sentiments adéquats à la réalité évoquée, mais aussi des ouvrages qui, sans présenter ces qualités, valent pour leurs informations factuelles.

C'est dans ce même chapitre qu'est abordée la question de la valeur littéraire : tout en disant la difficulté de ces évaluations, Borwicz affirme que la valeur est inversement proportionnelle, sauf exceptions, à la " sincérité d'expression ", trop souvent exaltée par les préfaciers en vertu d'un romantisme déplacé, qui se réclame du " cœur ", de la gaucherie, de la spontanéité, et va jusqu'à se plaindre parfois d'une forme trop parfaite27. D'après Borwicz au contraire, le "primitif" tombe facilement dans le cliché rhétorique, car la nouveauté des expériences vécues n'implique pas celle de l'expression littéraire. La justesse n'est pas l'effet de la sincérité, mais du métier. Borwicz, concernant les réussites, note une tendance générale à la simplicité de style, la désagrégation du langage communicatif traditionnel pour exprimer l'horreur restant exceptionnelle.

L'échec littéraire est analysé aussi en termes phénoménologiques : devant la nécessité du rythme, l'auteur use de mots bouche-trous, créant un " mélange irréductible " de sens plein et de sens creux, de synthèses abstraites et de détails concrets simplement associés : la volonté de dire tout d'un seul coup, malgré la surabondance de phénomènes impensables, fait que la vision du monde se désagrège, livrant une réalité composite sans unité, fatras sans homogénéité de vision, manquant d'une opération majeure : le choix. Les déportés, dit Borwicz, sont assaillis par un chaos de sentiments et de pensées où se mêlent urgences vitales et questions métaphysiques : " rendre directement ce charivari étrange ne serait que le prolonger et le propager " (p 376). Cette propagation du chaos va contre la fonction de clarification, comme si l'écriture désamorçait son propre effort d'y voir clair dans le désir de faire beau :

" Dans les conditions normales nous pensons avec des phrases, même avec des tournures toutes faites. Les désagréger pour retrouver leurs éléments primaires, cela peut être considéré comme un effort pour surmonter les pétrifications du langage, un renouveau, bref, une lutte contre le mal. Ici au contraire, surréalités étaient les catégories quotidiennes du penser. S'y opposer, cela signifiait : tendre vers les formules claires et logiques, redonner une hiérarchie aux choses et aux notions, rechercher une phrase scolaire avec toutes ses parties. " (p. 376-377)

La position de témoin infléchit visiblement l'attitude du sociologue vers une compréhension intime de la forme, interprétée à partir des données partagées de l'expérience vécue. Comme on le voit, ces analyses de faillites littéraires correspondent assez précisément, a contrario, aux propos tenus par des écrivains-témoins comme Antelme et Lévi, sur la nécessité du choix et de l'artifice, le bien-fondé du dépouillement voué à l'effort de clarifier un réel embrouillé. Elles rappellent aussi, très en amont, les analyses que Broch et Musil avaient faites du "kitsch" dans leur critique de l'esthétisme romantique.

Parmi ces exceptions à la règle du " primitif ", Borwicz prête une attention particulière aux écrits des enfants, auteurs de cahiers secrets et de mémoires rétrospectifs, qu'il isole dans une " documentation hors série " (ch. 25). On y voit apparaître, aux côtés du journal d'Anne Franck, écrits de 13 à 15 ans, dont Borwicz interprète la valeur en termes historicopsychologiques28, ceux, totalement oubliés, de Jeannette Hescheles et de David Rubinowicz, tous deux âgés de douze ans. L'une, que Borwicz fit s'échapper à Cracovie et qui écrivit à sa demande, témoigne à la fois d'un pogrom, du ghetto, de la prison et de la déportation; Borwicz insiste sur la " concision exceptionnelle " et " l'expressivité " de son récit, qui relèvent, dit-il, non d'un "art conscient", mais d'un " choix " inexplicablement efficace effectué par la mémoire du fait de conditions d'écriture ; c'est ici, dit Borwicz, " le primitivisme incontestable du journal qui lui assure sa cohérence ". Le journal du petit garçon, lui, note des événements vécus en 1940, avant la déportation à Treblinka où il mourut, en commentant sobrement les faits :

" Inimitable aussi est le style de l'auteur, formellement plein de fautes et de syntaxe, mais en même temps spontané, naturel, évocateur, émaillé d'expressions et de tournures dialectales. " (p. 393)

Dans tels autres poèmes et chansons d'enfants, Borwicz cite d'étranges effets de recyclage et de distorsion : ainsi le poème "Locomotive", qu'apprenaient les enfants en Pologne, fut utilisé par une fillette de 11 ans au camp de Lwow dans un poème évoquant la course du train de la mort, où les effets d'onomatopée et de rythme mimétique avoisinaient les images macabres29. A côté des comptines enfantines, il évoque telle chanson dite de " fou "30 ou telle berceuse macabre31, dont la dissonance scabreuse parvient à styliser la violence du réel. C'est pourquoi il les compare aux poèmes yiddish d'I. Katzenelson, où éclats et débris de pensée avoisinent des passages épiques et lyriques en un mélange formel détonnant, dont la facture offre un équivalent réfléchi au chaos du réel. Chez les enfants, précise pourtant Borwicz, ce réalisme naïf n'a rien de commun avec cette "déformation expressive" (p. 422).

On retrouve donc, à propos de la production des enfants, un embarras d'analyse que révèle le retour de formulations primitivistes, pour penser le mystère d'une écriture naïve qui, par sa réussite, serait la seule alternative à la faillite du " débutant ". Cette distinction d'un corpus d'exception dont la qualité se soustrait à l'analyse sociologique pose en creux la question de ce qu'est la littérature, sans que le livre y réponde : tel n'était pas son objet, même si l'auteur se sert du mot tout au long pour juger les textes. Mais comment, face à de tels textes, répondre à cette question ?

Livres retrouvés : Simha Guterman, Calel Perechodnik, Zalman Gradowski.

Je voudrais à présent évoquer trois exemples de livres - un roman, un journal, un poème - dont le statut ambigu, testimonial et littéraire à la fois, fait vaciller l'assurance du commentaire. Il s'agit de livres récemment publiés, inconnus à l'époque où écrivit Borwicz : Le livre retrouvé de Simha Guterman32; Suis-je un meurtrier ? de Calel Perechodnik33; et la partie du Rouleau d'Auschwitz écrite par Zalman Gradowski. Des deux premiers livres, l'historienne Annette Wieviorka, qui a préfacé le second, a dit à raison " l'extraordinaire intérêt ", tout en affirmant leur " vocation littéraire "34. Or cette littérarité, effective mais atypique, ne va pas de soi, soi pour l'auteur, soit pour le lecteur qui tente de la saisir, voire de la juger.

Ces textes ont été rédigés dans des conditions matérielles étranges, voire inimaginables. Le premier texte est un roman, écrit en yiddish par son auteur, qui avait échappé avec sa famille à la déportation des Juifs de Plock : lors de sa longue fuite avec sa femme et son fils, il ne cessa d'écrire, sur n'importe quel bout de papier, qu'il enterrait au long de sa route, jusqu'à ce qu'il disparaisse après avoir rejoint, le 1er août 1944, le soulèvement de Varsovie. Parmi les bouteilles enterrées au long de leur route, une seule a été trouvée à Radom, qui contenait plusieurs manuscrits, dont un racontant l'histoire des Juifs de Plock du début de la guerre à la liquidation du ghetto, en mars 1941. Le texte est daté de janvier-mai 42, sans signature d'auteur, et fut difficile à attribuer35.

Ce texte est pour une part un démenti à ce qu'écrit Rachel Ertel sur l'inexistence des fictions écrites pendant la Shoah, à quoi elle oppose l'intense activité poétique dont elle a rendu compte36. Il s'agit en effet d'un récit-témoignage non signé, mais très littérarisé, composé en chapitres, doté de personnages, de scènes, et nourri d'éléments fictionnels jusque dans l'introjection des personnages37. L'évolution stylistique et formelle du récit est la plus significative : le texte commence comme un récit classique linéaire, à la 1ère personne de l'imparfait. Un homme marche en forêt, dans une atmosphère d'idylle lumineuse et parfumée, malgré la question posée de la guerre des Allemands contre tous. La description d'une maisonnette livre le sens de cette illusion de bonheur : la maison est comparée à un petit pansement sur la joue d'une jeune fille, ou à un jouet depuis la création du monde. De cette nature miniaturisée, évoquée par une série de métaphores précieuses et convenues (" ruisseau serti de forêts ", " terre coiffée d'une calotte d'azur "), il ne restera à la fin du roman qu'une nuée de corbeaux qui regarde une locomotive noire : où va- t-elle ? Entre-temps, le récit s'est étiré d'épisodes en épisodes pour se fragmenter à la fin lors de la "visite" d'un camp. Le chapitre, qui suit alors la géographie du camp, c'est-à-dire la numérotation des baraques, juxtapose au présent des scènes de désolation aux titres plus ou moins ironiques (" Promenade ").

N. Lapierre, dans sa préface, distingue entre la " valeur documentaire " et l' " intérêt littéraire " du texte écrit dans une forme narrative " hybride et singulière ". A la chronique factuelle s'ajoute une thématique inspirée de la Thora et d'archétypes religieux (le fou sage) caractéristiques du roman yiddish. Il y a bien, dit la préfacière, scénarisation et mise en intrigue, sans qu'on puisse parler de " témoignage romancé " ni de " fiction ", car il ne peut exister aucun doute sur l'authenticité de l'expérience racontée. Au-delà de ce raccourci, la teneur littéraire du texte est rabattue sur des faits de biographie et de culture - bien que rien malheureusement ne soit dit du métier de l'auteur. L'auteur, dit N. Lapierre, y rend compte du désastre d'une manière qui témoigne aussi de sa culture et de sa sensibilité : celle de fils d'un père très religieux, en rébellion contre lui. Le style et la forme du texte sont donc expliqués en termes d'appartenance culturelle, de sentiments, d'attention aux faits vécus et d'honnêteté.

Or cette présentation ne rend pas compte de tout dans le livre, où l'imagination narrative va souvent au-delà de la mise en intrigue, ni surtout de son étrangeté générique, qui relève bien plutôt de l'autobiographie romancée. Elle esquive la question de la valeur littéraire, tout en présentant le texte comme une " pièce à conviction qui est aussi une œuvre ". Une œuvre d'exception qu'il importe cependant d'inscrire dans un paysage balisé, celui de l'exception justement, à l'aide d'une citation : Le Livre de Simha Guterman est, dit N. Lapierre, " une de ces oeuvres rares qu'évoque ainsi Edmond Jabès : ' Les vrais livres ne sont-ils que livres ? Ne sont-ils pas aussi la braise qui dort sous la cendre, comme les paroles des sages ' ? "38. Finalement, la désignation de la littérarité du texte conduit à un propos d'inspiration religieuse, via une métaphore poétique d'emprunt qui tend à sacraliser le texte comme " vrai livre ", mais hors littérature : après la réduction sociologique, l'hommage par la citation du poète-philosophe signe un renoncement à saisir l'ambiguïté du texte, dans sa coappartenance à la littérature et au témoignage, et à éviter ce que Borwicz affrontait pleinement : le jugement sur la valeur littéraire du livre, qui, comme j'ai tenté de le suggérer, est évolutive et intermittente.

Le deuxième livre, Suis-je un meurtrier ? de Carel Perechodnik, est un témoignage tout différent : écrit en polonais, il émane, au cœur de la " zone grise " dont parlait Levi, d'un membre de la police juive au ghetto de Ottwock, qui l'a rédigé dans une cachette de la partie aryenne de Varsovie. Son auteur, qui a disparu lui aussi en 1944, a confié son manuscrit à un obscur personnage du ghetto, qui l'a transmis à son frère, mais il ne fut publié beaucoup plus tard, en 1993, pour des raisons sans doute éthiques, sur lesquelles A. Wieviorka revient en préface. Ce témoignage d'un homme qui fut à la fois victime et bourreau est en effet effrayant de noirceur morale. Le texte est travaillé de culpabilité à l'égard de sa femme et de sa fille, que l'auteur avoue avoir emmenées lui-même à la déportation, et plein d'une haine qu'il prête en retour à tout homme et toute femme, en insistant sur les plus sombres mesquineries de chacun39.

La composition du texte, et les changements de régime de son écriture, montrent à l'œuvre un autre phénomène d'intermittence, qui se situe cette fois au plan de la visée littéraire, et non de sa qualité - car un certain déni de la littérature empêche d'appréhender ce texte comme pleinement littéraire. Le récit commence lui aussi avec la guerre des Allemands contre tous (" Vint l'an 1939. "). A partir du 2e chapitre, " L'action ", il se présente comme un journal, écrit d'abord sans effet apparent, puis suivant un crescendo implacable qui, au-delà d'un témoignage oculaire40, est celui d'une histoire personnelle : celle de sa trahison abyssale, dont l'auteur tire au fil du texte de plus en plus d'effets émotionnels. Le récit s'interrompt par endroits pour des " pauses " lyriques où l'imagination se ressource dans la rage ou se complait dans sa propre perversité41. La pensée se meut dans un univers entièrement bouclé entre le " sadisme allemand " et la " lâcheté juive ", et s'achève par un "testament de vengeance" : l'auteur y raconte sa vie et le date (23 octobre 1943), puis termine avec un poème et une phrase énigmatique : " Ce qui compte n'est pas que mon bateau accoste, mais que je poursuive mon but ". On imagine que le livre ne pouvait être un but que s'il était lui-même un préparatif à la mort. La mort y est d'ailleurs constamment anticipée : " j'ai assisté à tant d'exécutions, dit l'auteur, que je n'ai qu'à fermer les yeux pour voir les détails de ma propre mort ".

Dans la préface, l'auteur présentait ainsi son entreprise :

" Nous sommes le 7 mai 1943. Moi, ingénieur agronome Calel Perechodnik, représentant typique de l'intelligentsia juive, j'entreprends de décrire le sort de ma famille pendant l'occupation allemande. Ce n'est pas une œuvre littéraire, je n'en ai ni l'ambition ni la capacité. Ce n'est pas non plus une histoire des Juifs polonais. C'est l'histoire d'un Juif et de sa famille juive.

C'est la confession de ma vie, une confession vraie et sincère. "

La certitude de la mort et de l'impardonnabilité fonde un contrat de sincérité totale, mais explique aussi l'accentuation sadique du récit, qui forme un élément de subjectivation déterminant, lui donne son homogénéité, mais aussi l'implacabilité de sa forme, que signe un nom d'auteur dont le nom est plusieurs fois répété. Le texte, par sa préface et sa fin, tourne à l'état civil en bouclant un texte piégé en tout point par sa signature. Ce moi d'auteur qui se sait non-écrivain se constitue par la suraccentuation de deux rôles juxtaposés, moraux et juridiques : l'accusé et l'accusateur. Cette "ultime confession" est celle d'un homme que nul ne saurait pardonner, sauf sa femme, et qui ne peut plus que pousser un cri de rage et de vengeance. Le contrat testimonial est intégralement lié à cette insauvabilité morale, qui va de pair avec le fait d'être un individu quelconque et sans foi : " si je croyais à Dieu, au paradis, à l'enfer, à la récompense ou au châtiment après la mort, je n'écrirais point " .

La " confession " vient pourtant relayer cette absence de foi, comme si la littérature seule pouvait recueillir ce dont un Dieu s'est à ce point absenté. Or, la littérature est elle aussi déniée. Mais elle est aussi visiblement tentée, au moins par endroits destinés à bouleverser le lecteur, par le dégoût surtout, par la pitié parfois. Si la haine, la culpabilité et la rage donnent au texte une éprouvante unité de ton, sa forme se relâche et se resserre avec sa tension. Il faudrait, pour venir à bout d'un tel texte en sa teneur " littéraire " à la fois niée, tentée et ratée, montrer que ces intermittences de la mise en forme sont liées, non seulement à un manque de " métier ", mais à la pauvreté du système de valeurs créé par cette énonciation-là de la " vérité ".

C'est prolonger cette descente aux enfers que d'évoquer pour finir le poème de Zalman Gradowski évoqué plus haut, qui témoigne, en deux temps - " Notes " et " Au cœur de l'enfer " - de l'extermination des Juifs et de la chambre à gaz. Il est impossible ici de rentrer dans le détail de ce texte plus qu'étrange, à la fois hyperlittéraire et méconnaissable, fou en un certain sens, si l'on songe qu'écrire un tel poème à ce moment-là et dans ce lieu-là de l'histoire était fou. Mais ce geste trace aussi le dessin d'une espérance insondable qui, si l'on y songe un moment, fait trembler non seulement tout le corpus hérité des lamentations, mais l'édifice même de la transmission littéraire. La " valeur " du texte, au-delà de son éloquence rhétorique qu'on peut trouver boursouflée, tient dans le dispositif par lequel l'auteur parvient à emmener son lecteur pour l'initier à un lieu en même temps qu'à un rythme : l'incipit des " Notes ", " Viens vers moi, toi, heureux citoyen du monde ", est repris et modulé en anaphore tout au long du texte, composé en versets. Cette valeur d'exception tient à la rencontre constamment surprenante, presque invraisemblable, entre des éléments formels artificiels et recyclés, qui portent le poids d'une appartenance vindicative au monde de l'art, fortement ancrée dans une culture religieuse, et une situation d'inhumanité inédite, inintégrable. Les moments les plus forts, au-delà de l'effet continu d'anaphore et de crescendo rythmique des " Notes ", sont ceux, dans les fragments narratifs de " Au cœur de l'enfer ", où la forme, dans sa rudesse, exprime une vérité de ce monde-là, comme lorsque surgit l'image efficace et simple d'une lune dédoublée :

" La lune, il y en a certainement deux. Une pour les peuples, gentille et douce, qui sourit tendrement au monde, qui entend le chant du bonheur et de la joie. Et une, pour notre peuple, une Lune cruelle, brutale, qui se tient là calme et raide, et qui entend les lamentations et les cris des coeurs, des millions, qui se débattent avec elle, la mort, qui marche vers eux. "42

Le chaos de la vision d'enfer est ici schématiquement ordonné dans une allégorie dont le sens sous-tend l'ensemble du témoignage et sa forme initiatique : celui-ci est destiné, par l'entraînement lyrique du lecteur tutoyé et interpellé, à faire communiquer ces deux mondes dont on montre, par le récit du gazage et de la crémation, comment ils se dissocient atrocement. A la fin, dit le texte, " tu ne vois plus de corps, rien qu'une salle de feu infernal qui contient quelque chose ".

Que signifie ici l'intégration de la " situation " dans un discours porté à l'état de subjectivité? L'étrangeté de l'écriture elle-même vient d'un héritage culturel assignable, mis en présence d'une situation monstrueuse, qui la rend irréductible aux modèles qu'elle emprunte, puisqu'elle témoigne à présent d'un écartèlement d'humanité. Il y a un malaise extrême à poser la question de la valeur littéraire ici : le texte vaut pour sa capacité d'inciter le lecteur à la compassion et à la colère en lui communiquant un " feu ". Chaque lecteur juge à son propre feu que le texte parvient ou non à faire ce qu'il dit. Mais il se sait surtout anormalement confronté à la représentation de sa situation de lecture, en même temps qu'à la situation d'exception de l'écrivain. Il se prend, face à ces lignes enflammées, à imaginer le témoignage ou le poème idéal : imagination impossible, non du fait des limites de la littérature, mais parce que la position de témoin - le rapport du " sujet " à la " situation " - est impartageable et même trop pénible à imaginer.

Ici peut-être, la rencontre du témoignage et de la littérature est de fait inimaginable. Et pourtant elle a lieu. Le texte ne peut être réduit à l'état de document, sauf à y intégrer pleinement son effort et son désir littéraires. Il ne s'agit donc pas d'un document historique, mais parler de " document humain " serait inconvenant. Il ne s'agit pas non plus, comme le disait N. Lapierre de S. Guterman, d'un " vrai " livre qui serait plus que les livres parce qu'il contiendrait une " sagesse " couvant sous la cendre. La vérité d'une cendre trop réelle ici disperse la vieille image du feu qui couve, et avec elle l'idée qu'il puisse y avoir, au-delà des livres de littérature, de vrais livres de sagesse. Ce livre-là brûle les doigts : le lecteur, rendu fou à son tour, le repose après lecture très loin dans sa bibliothèque, et ne le relira jamais par plaisir. Pourtant, seule le plaisir pris par l'auteur à l'écrire permet de comprendre sa théâtralité naïve autant que son invraisemblable humanité.

Conclusion

On pourrait, pour tenter de sortir de l'enfer, songer à l'éclaboussante lumière du journal d'Etty Hillesum, ou aux rires d'Anna Novac en plein camp d'Auschwitz. On peut aussi penser à Ruth Klüger, qui apprit à écrire des poèmes à Auschwitz, dont elle commenta le prix et la faiblesse cinquante ans plus tard43,  ou encore à Primo Lévi, que l'expérience d'Auschwitz a rendu écrivain, et qui est revenu à plusieurs reprises sur cette métamorphose " positive ". Ainsi dans un entretien de 1976, où il énumérait ses différents " métiers " : chimiste, écrivain, mais aussi " présentateur-commentateur de moi-même, ou plutôt de cet autre et lointain moi-même qui avait vécu l'épisode d'Auschwitz et l'avait raconté ."44

L'existence de cet " autre et lointain moi-même " a été interdite à Simha Guterman et Zalman Gradowski. Or, c'est dans cette distance entre une expérience mortelle et une vie de témoin que peut se mesurer le plus sûrement l'intervalle du " Je est un autre " : cette phrase qui nous a aidés à penser la poésie et la poétique modernes, est aussi celle qui a inspiré à Imre Kertész le titre de son dernier journal : Un autre. Chronique d'une métamorphose. Longtemps après l'histoire du " sans-destin " d'Auschwitz, l'écrivain s'observe témoigner toujours d'une expérience de plus en plus lointaine. Destinée encore à faire communiquer les deux univers désormais inscrits en soi, l'écriture ne peut que rester passionnément fidèle à l'étrangeté d'un monde définitivement dédoublé. Le lointain écho du premier témoignage ne peut se faire entendre clairement que dans la langue d'" un autre ", celle d'un livre-poème inventé, à écrire toujours pour survivre à l'expérience du témoin. Peu importe, peut-être, que de tels livres- poèmes appartiennent ou non à ce qu'on appelle " littérature ".

Paru dans " Littérature de non-écrivains : journaux, mémoires, témoignages ", textes réunis par E. Marty et J. L. Dufief, Revue d'Histoire Littéraire de la France, avril - juin 2003, n°2 p. 343-363.

Notes 

  1. Sur cette notion, voir Ph. Bouchereau, "La désappartenance", n°4-5, L'Intranquille, 1999.
  2. Voir sur cette question A. Wieviorka, L'Ere du témoin, Plon, 1998.
  3. Cité par Léon Poliakof dans la préface duChronique du ghetto de Varsovie (USA 1958), trad. L. Poliakov, Payot, 1995 p 21. Ringelblum était sorti du ghetto à la veille de l'insurrection d'avril 1943.
  4. Ces déportés étaient affectés au déshabillage, au gazage et à la crémation des Juifs. De par leur statut de témoin majeur, ils n'avaient aucune chance de survivre. Quelques uns ont cependant survécu, dont l'un, Filip Müller, qui témoigne dans le film Shoah de Claude Lanzmann. C'est celui-ci qui a préfacé son témoignage écrit, Trois ans dans une chambre à gaz d'Auschwitz (1980) Pygmalion, 1995.
  5. Ber Mark, Des Voix dans la nuit, Plon, 1982. Réédité, trad. du yiddish par M. Pfeffer sous le titre Des voix sous la cendre dans la Revue d'Histoire de la Shoah, n°171, 2001.
  6. David Roskies, dans son anthologie Against the Apocalypse. Responses to the Catastrophe in Modern Jewish Culture (Harvard Univ Press, Cambridge-Massachussts 1984, ch.8), évoque la loi de sheymes (de l'hébreu shem, nom de Dieu), qui consiste à préserver le Nom de Dieu, donc tout texte écrit, qui porte ce nom en lui nécessairement.
  7. "Les rapports polono-juifs", publié dans Le Monde juif, n°66, Paris, avril-juin 1972.
  8. Dans la langue de personne. La poésie yiddish de l'anéantissement, Paris, Seuil, 1993.
  9. cf Ruta Pops, Dos Lid fun ghetto, Varsovie, 1962.
  10. Voir K. Beledian, Du même à l'autre. Cinquante ans de littérature arménienne, Ed. CNRS, 2001; et M. Nichanian, Writers of disasters I et II, Gomidas Institute, Princeton & London, 2002 et 2003. J'ai présenté et contextualisé ces deux approches critiques dans "La littérature arménienne de la Catastrophe : actualité critique", in Revue d'Histoire de la Shoah, printemps 2003 (numéro spécial sur le génocide arménien).
  11. Traduits en français sous le titre Contre tout espoir. Souvenirs. Paris, Gallimard, 1972. 2 vol.
  12. cf le texte de Sineva Katunaric, in C. Coquio éd., L'Histoire trouée. Négation et témoignage, L'Atalante, 2003.
  13. La mort ne veut pas de moi, Paris, Fixot, 1997. L'auteur a recueilli par la suite des témoignages de victimes et de bourreaux dans Les Blessures du silence, Actes sud, 2002.
  14. Je me permets de renvoyer, sur toutes ces questions, au numéro sur le génocide rwandais à paraître sous ma direction dans la revue francoallemande Lendemains, 2003.
  15. Voir en particulier le long-métrage sorti en 2003, "La machine de mort Khmer rouge", où victimes et anciens bourreaux de la prison-abattoir de Tuol Sleng témoignent en parlant ensemble.
  16. Comme le fait Goethe dans les Affinités électives, lorsqu'Odile assiste à la décoration de la chapelle. Une réflexion générale sur l'art se fait à la faveur d'un déplacement : l'architecte est devenu peintre. D'où les préliminaires de Goethe sur le dilettantisme. II, 3 Folio p 184.
  17. cf "Ecrits de rescapés : y a-t-il une philosophie du témoignage? Sur quelques lectures philosophiques..", in A. Tomiche et Ph. Zard éd., Littérature et philosophie, Artois Presse Université, 2002.
  18. cf R. Dulong, Le témoin oculaire. Les conditions sociales de l'attestation personnelle. Ed. EHESS, 1998.
  19. la figure originelle du témoin s'apparente à la fois au "prophète" et au "martyr" (les deux témoins de l'Apocalypse meurent après avoir prophétisé) cf X. Léon-Dufour, Dictionnaire du Nouveau Testamt, Seuil, 1996, cité par A. Wieviorka dans L'Ere du témoin, op. cit. p 54 : "le témoin est associé à la destinée de celui dont il témoigne".
  20. H. Meschonnic, Critique du rythme, Verdier, 1982, p 86.
  21. De là, dit Meschonnic, l'intérêt anthropologique de la littérature, son effet de "laboratoire social" : elle expose (d'où sa vulnérabilité) les fonctionnements du sujet à travers lesquels la société s'expose elle-même (p 71), mais qui la transforment (d'où sa puissance).
  22. A la question de la subjectivité du témoin, on sait que Giorgio Agamben, dans Ce qui reste d'Auschwitz (Payot 2000) a répondu d'une manière radicale, faisant du témoignage, comme le fait Meschonnic du poème, le modèle- limite de la subjectivité. Le sujet qui témoigne de l'intémoignable est le modèle du sujet qui ne se constitue que par une désubjectivation.
  23. J'ai abordé ce point à partir d'Antelme et Chalamov dans "La 'vérité' du témoin comme schisme littéraire", in D. Moncond'huy et D. Dobbels, Les camps et la litérature, La Licorne, Poitiers, 2000.
  24. Ce livre est issu d'une thèse soutenue en Sorbonne en 1952. Une édition augmentée par l'auteur est parue en 1973 chez Gallimard, rééditée en 1996 en Folio. Son auteur, un des chefs de la résistance polonaise, fut fait prisonnier au camp de Lwow, dont il dirigeait le réseau de résistance, et où il a échappé de justesse à une pendaison (cf L'Arche, avril-mai 1963, "Ma pendaison"). Sa position de rescapé, témoin et chercheur (proche de celle de l'Autrichien H. Langbein, auteur de Hommes et femmes à Auschwitz), est sans doute pour beaucoup dans la subtilité et à la fois l'audace de son analyse.
  25. Le corpus rassemble les écrits des Juifs et des résistants, et ne donne jamais l'histoire des Juifs, ni aucune donnée culturelle qui en serait issue, comme éléments d'explication.
  26. Ecrits des condamnés à mort sous l'occupation nazie, Folio,1996, pp 343-344.
  27. Borwicz cite alors plusieurs critiques polonais (cf pp 350-351), mais aussi André Verdet, préfacier d'une célèbre Anthologie de poèmes de Buchenwald , R. Laffont, 1946. "Peut-on parler ici de poèmes? La vérité de leur voix n'en est que plus vivante". Verdet exalte la "poignance du mot juste" qui parle au "cœur du peuple comme une arme de justice et de fraternité"
  28. d'une manière en partie périmée car les deux versions des Journaux d'Anne Franck, publiées dans l'édition critique, montrent que l'enfant avait bien des ambitions d'écrivain (Journaux d'Anne Franck, texte établi par D. Barnouw et G. van de Stroom, Paris, Calmann-Lévy, 1989. Livre de Poche 2002).
  29. "Vers Belzec, vers Belzec, vers Belzec, / A la mort, à la mort, à la mort". (Notons que la chanteuse Catherine Ringer a usé du même procédé il y a quelques années pour évoquer la déportation de son père en reprenant la chanson "Un petit train").
  30. comme la "Chanson du camp de Janov", inventée par un déporté pendant son agonie, et chantée sur la mélodie du "Cracovien" avec une ritournelle évoquant la potence à chaque strophe.
  31. "Dors mon enfant, dors/ Non pas dans ton petit lit/ Mais dans un monticule de cendres/ Dors mon enfant dors (p 381).
  32. Simha Guterman, Le livre retrouvé, précédé de "Les Passeurs" par Nicole Lapierre, trad. du yiddish par Aby Wieviorka et N. Lapierre, Plon, 1991, 10/18, 2001.
  33. Calel Perechodnik, Suis-je un meurtrier? trad. du polonais par A. Kroh et P. Zawadski, Paris, Liana Lévi, 1995. Préface et notes d'A. Wieviorka et J. Burko.
  34. A. Wieviorka, "Ecrits des ghettos", in A. Wieviorka et C. Mouchard éd., La Shoah, Témoignages, savoirs, oeuvres, Cercil-Presses Universitaires de Vincennnes, 1999 p 82-83. (A. Wieviorka cite ici aussi les Cahiers d'Abraham Cytryn, Récits du ghetto de Lodz, trad. du polonais par L. Jürgerson, Albin-Michel, 1995).
  35. Voir le récit qu'en fait Nicole Lapierre dans sa préface : le texte a été reconnu par son fils après une série de détours compliqués - déchiffrement, frappe, traduction - qui l'ont fait passer par Varsovie, New York, Tel Aviv et finalement Paris.
  36. R. Ertel, "Poésie et témoignage. La poésie yiddish de l'anéantissement", Ibid. p 85.
  37. cf p 100 : "Des cercles noirs tournaient devant ses yeux" à propos d'une femme cravachée
  38. E.Jabès, Petit livre de la subversion hors de soupçon (1982) cité par S. Lapierre dans sa préface p 26.
  39. L'auteur raconte l'épisode de l'abri où se cache sa mère, tel que son père lui raconte, puis déchiffre un autre scénario : sa mère aurait rejeté hors de l'abri sa tante chez qui elle avait habité. p 173.
  40. L'auteur restitue le récit de la liquidation du ghetto de Varsovie lors de sa traversée de Varsovie en train pour aller à Piekielcko, camp de travail situé près du ghetto de Legionowo.
  41. L'auteur, par endroits, parle à sa femme Anka, l'imagine dans le train où il vient de la laisser entrer, prendre en haine leur enfant au point de vouloir la tuer, et l'y encourage tout en imaginant un ange venant de justesse recueillir l'enfant (p 81).
  42. Zalmen Gradowski, "Au cœur de l'enfer", Rouleaux d'Auschwitz II, in Des voix sous la cendre, op. cit. p 129. ("La nuit")
  43. cf Ruth Klüger, Weiterleben. Göttingen, Wallstein Verlag, 1992. Refus de témoigner. Une jeunesse. Trad. J. Etoré, Paris, Viviane Hamy, 1997.
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