Texte paru dans Jean-Paul Engélibert (d.), J. M. Coetzee et la littérature européenne. Ecrire contre la barbarie.
Presses Universitaires de Rennes, coll. Interférences, 2007, p. 89- 106.
Si je me sonde pour connaître mon but final, je constate que je n’aspire pas véritablement à être bon et à me conformer aux exigences d’un Tribunal Suprême, mais, tout à l’opposé, que j’essaie d’embrasser du regard la communauté des hommes et des bêtes tout entière, de comprendre ses prédilections fondamentales, ses désirs, son idéal moral, de les ramener à des préceptes simples et de commencer aussi vite que possible à évoluer dans ce sens, à seule fin d’être agréable absolument à tout le monde, et si agréable même (c’est là qu’est le bond) qu’il me soit finalement permis, en ma qualité d’unique pêcheur qu’on ne fait pas rôtir, d’accomplir ouvertement aux yeux de tous, et sans perdre l’amour général, les ignominies qui me sont immanentes. En résumé seul m’importe donc le tribunal des hommes, et par surcroît c’est celui-là que je veux tromper, sans qu’il y ait tricherie toutefois.
Kafka, Journal. Octobre 1917
Il faut qu’il mette la sourdine à ses espoirs : quelque part, du déchaînement sonore, jaillira, comme un oiseau, une seule note vraie d’immortel désir. Il laissera aux érudits de demain le soin de la reconnaître, si tant est qu’il y ait encore des érudits et des chercheurs d’ici là. Car lui-même ne l’entendra pas cette note quand elle viendra, si jamais elle vient – il en sait trop long sur l’art et ce qui arrive dans les oeuvres d’art pour en espérer tant.
J. M. Coetzee, Disgrâce, p. 245
Vouloir parler de Coetzee et Kafka, c’est programmer un échec. Comme l’a écrit Jean- Paul Engélibert, Kafka est partout dans l’œuvre de Coetzee1, et de plusieurs manières : sa lecture inspire tôt, en sourdine, les premières expérimentations formelles de Coetzee, en particulier la structure narrative d’Au cœur de ce pays ; tandis que certains motifs kafkaïens - l’insecte, la niche, le terrier - semés déjà dans le monologue de Magda, sont repris sur un mode majeur dans Michael K : le nom du héros cette fois renvoie en titre, presque comme un sigle, à celui du Château et du Procès. En se concentrant dans cette lettre fameuse, Kafka devient un « repère » intertextuel non seulement visible, mais sonore2 : la filiation kafkaïenne est en représentation. Par là Coetzee ne fait pas qu’affilier son œuvre à celle de Kafka, il en désigne le centre de gravité à travers un héritage : traiter de l’individu livré aux pouvoirs aujourd’hui, c’est traiter de la violence avec et après Kafka, forcément à travers lui.
La relation de Coetzee à Kafka fait comprendre jusqu’où la relation au « classique » peut devenir politique. Or le lieu où se confondent, chez Coetzee, le poétique et le politique, ce lieu où les hommes et les animaux disent par leur vie de créatures quelque chose du pouvoir, se montre lui-même pris dans l’héritage kafkaïen. Je tiens que ce lieu est le temps messianique. La question du « classique » renvoie ici au traitement littéraire du temps messianique, dont dépend intimement la thématique de l’animalité humaine.
En France Jean-Paul Engélibert, Tiphaine Samoyault et Pierre Pachet3 ont analysé la manière dont Coetzee se confronte à Kafka, plus précisément au « Rapport pour une académie » dans Elizabeth Costello. Mais c’est la notion de « réalisme » qu’on interrogeait, celle du messianisme restant en marge de ces lectures croisées. Le caractère étrange et décalé de ces débats sur l’âme des animaux n’a échappé à personne, et en a irrité certains. Identifier ce ridicule à une forme d’apocalypse intérieure peut en irriter d’autres. Si pourtant l’on peut parler de « plaques tectoniques » (P. Merivale) à propos de l’héritage kafkaïen dans l’œuvre de Coetzee, c’est qu’en elle l’idée messianique poursuit continûment son travail, produisant une série de secousses qui font finalement émerger, sous le poncif désuet du « réalisme », la réalité de l’animal comme ligne de faille indéchiffrable, offerte aux humains pour penser le temps : celui qu’ils ont vécu, et celui qui leur reste.
Survies du « classique »
Coetzee a lui-même explicité son rapport à Kafka en 1991 : dans son entretien avec David Attwell, qui précède la réédition d’un article sur Le Terrier paru dix ans plus tôt, il reconnaît l’impact de Kafka avec une « humilité » presque dostoïevskienne4. Coetzee se dit très inférieur à son modèle, tout en assumant l’hubris qui consiste à utiliser la lettre « K » dans Michael K : d’abord, dit-il, parce que Kafka n’a pas le monopole de cette lettre, ensuite parce que la ville de Prince Albert dans la Province du Cap n’est pas moins le centre de l’univers que Prague, et inversement.
Cette égalité des « centres » est un donné historique : le moment d’affirmer cette égalité est sans doute venu, dit Coetzee entre parenthèses. Il s’agit donc, à travers l’héritage littéraire en question, de se prononcer sur le devenir des humains dans la planète Terre. Être un jardinier au chômage en Afrique à la fin du XXé siècle est un destin non moins central qu’être un clerc dans l’Europe centrale des Habsbourg. Pas moins, pas plus. Cette centralité de l’Afrique du sud, dont Coetzee prononce l’avènement, a un sens politique évident.
La vénération pour Kafka va de pair avec une désinvolture affichée. Si Michael K brandit le modèle comme un signe de reconnaissance, le terrier où se love le personnage en fuite dans le veld, qui lui permet de fuir les camps et de « retrouver » sa mère sans mourir, n’a rien à voir avec celui de Kafka : il semble même en être l’envers symétrique. Un tel usage n’est pas le simple signe d’une stratégie d’intégration dans l’institution littéraire, sauf à passer par la « littérature mineure »5. Kafka n’est pas un classique comme peut l’être Shakespeare. Coetzee pose une analogie entre deux situations historiques. L’égalité de destins de l’Africain d’aujourd’hui et du Praguois d’hier donne à l’œuvre d’après Kafka certains droits envers lui : ceux d’un emprunt ostentatoire et d’une trahison – et la trahison comme forme ultime de fidélité fait partie des expériences éthiques familières au lecteur de Coetzee6.
Suivre et trahir Kafka, c’est devenir classique à sa manière « mineure » – une manière qui prête au devenir « classique », une manière devenue classique elle-même. Coetzee s’exprime en 1998 sur ce « classicisme » de Kafka à propos de ses traductions7 : à l’occasion de la nouvelle traduction du Château par Mark Harman, il éreinte la version antérieure des Muir8 ; lui qui, adolescent, avait lu Kafka en allemand9, désigne dans cet article le processus d’institutionnalisation du texte classique : les libertés prises par les Muir, leur manière de « résoudre » le texte en le simplifiant, et parfois de le dénaturer, viennent de ce que Kafka n’avait pas alors le « statut de classique » ; il l’avait encore moins lorsque Max Brod, son ami et premier exégète, établit ce texte au prix des abus interprétatifs qu’on sait10. Mais rappelant ces abus, Coetzee rend hommage à leurs auteurs – y compris au poète que fut Muir : cette suite d’erreurs et de trahisons permit que le texte survive et parvienne au statut de canon – lequel seul explique la légitime décision de Mark Harman11. C’est la consécration de l’oeuvre qui fonde le projet de fidélité à cette écriture, à son caractère parfois obscur, indécidable et inachevé. Si la consécration protège finalement de l’adultération, elle n’aurait pu aboutir sans cette suite d’abus inhérents à sa transmission.
Kafka illustre donc parfaitement la définition proposée par Coetzee dans « Qu’est-ce qu’un classique ? » 12. Classique est l’œuvre qui survit au sens où elle a « franchi l’examen de milliers d’intelligences » critiques ; au sens aussi où plusieurs générations en ont éprouvé le besoin vital : « ce qui survit à la pire barbarie et survit parce que des générations ne peuvent se permettre de l’abandonner et pour cette raison le retiennent à tout prix – cela est classique ». Le classique se mesure donc à sa force de conviction et de résistance, qui lui fait « survivre » à ses conditions de production, aux lectures critiques, à la « pire barbarie » enfin par où se mesurent son besoin et son prix. Avec la modernité, la notion de « classique » prend donc un contenu anthropologique, éthique, voire eschatologique.
Si la notion de survivance et celle de valeur sont ainsi imbriquées, c’est qu’il en va du salut – ou plutôt du sauvetage – de l’idée d’humanité. Cette question, qui anime toute l’œuvre de Coetzee, nourrit son désir de devenir classique. L’enjeu de reconnaissance, sur lequel la critique a coutume d’insister, dépasse sa personne d’outsider à la manière d’une tâche éthique : devenir classique, c’est travailler à sa propre survivance en temps de barbarie, c’est-à-dire sauver quelque chose de l’humanité.
A cette question du sauvetage, Coetzee répond en explorant une zone étrange, frontalière, qui constitue le cœur poétique de son œuvre : la parenté de l’homme et de l’animal. Cette parenté, affirmée de plus en plus clairement au point de devenir une égalité, et même une identité, ne signifie pas que l’animal serait l’inhumain, mais que l’homme gagné à la barbarie voit dans l’animal l’image de son aliénation et l’expression de son humanité en reste. Ainsi le devenir classique de l’œuvre de Coetzee va-t-il de pair avec la pensée d’un devenir animal comme résistance à la barbarie et condition de survie.
C’est aussi pourquoi la tâche de devenir classique passe à ce point par Kafka. Devenir classique après qu’il le soit devenu, ce serait hériter de sa « communauté des hommes et des bêtes », inventée par lui comme le seul tribunal où il voulait comparaître ; ce serait faire survivre quelque chose d’humain après la catastrophe qu’il avait pressentie, une fois que les hommes ont montré que l’Enfer pouvait devenir la « structure de la réalité » (H. Arendt).
L’histoire de la catastrophe après Kafka est celle du devenir génocidaire de la violence politique, qui impose à tous l’inhumain comme possible humain ; c’est celle aussi de l’apartheid et de ses lendemains, qui s’impose à l’écrivain du Cap.
« Plus de diabolique qu’il n’y en a ici, disait Kafka, cela n’existe pas ». Coetzee est fondé à dire la même chose de son pays et de son époque. Mais où trouver aujourd’hui la « doublure » ou le « revers » du néant, où, d’après W. Benjamin, Kafka avait « cherché à effleurer du doigt la rédemption »13 ? Comment imaginer un espoir après Kafka, qui avait dit que cet espoir existe, mais « pas pour nous »?
L’Afrique du sud, tout en bas de l’Afrique et du monde, est le fond de l’Enfer : c’est le lieu idéal pour chercher ce qui n’est pas pour nous. Ce petit pays où l’on vit « toujours dans l’attente, avec l’avant-goût de l’apocalypse » (B. Breytenbach14), est aujourd’hui le lieu messianique – comme la Prague de Kafka l’était hier.
Le temps présent du Terrier
On a plusieurs fois rappelé la machine de la Colonie pénitentiaire à propos d’un des supplices évoqués dans En attendant les barbares (1980). L’espace concentrationnaire qui balise le parcours de Michaël K peut être considéré comme une contre-utopie née d’une lecture kafkaïenne – mais aussi foucaldienne – de la réalité sud-africaine au cours des années 80. Michaël K est le type même de l’homo sacer selon Giorgio Agamben – dont la réflexion compose avec le même héritage, auquel s’ajoutent ceux de Carl Schmitt et Walter Benjamin. Or si Coetzee reste soigneusement sourd à la pensée de W. Benjamin, on pourrait relire ses récits, et particulièrement Disgrâce, à la lumière de l’essai le plus théologique de Benjamin, d’ailleurs contemporain des derniers textes de Kafka : Pour une critique de la violence15.
Le refus d’entendre ce que dit Walter Benjamin16 est celui de toute forme de pensée marxiste, compromise pour Coetzee dans le phénomène idéologique et totalitaire. Le violent rejet de Lukacs va aussi dans ce sens, au prix de raccourcis qui importent peu ici17 : ce qui compte est le choix de Kafka. Ce choix est sans doute une manière de préférer l’écrivain au critique, la littérature à la philosophie. Mais il est pourtant bien celui d’un certain messianisme. C’est de cela qu’il s’agit en effet dans le temps « divisé » du Terrier, auquel Coetzee consacre une longue étude longue en 1979 : « Time, Tense and Aspect in Kafka’s Der Bau »18. Il y vise la traduction verbale, par Kafka, de l’expérience d’un autre temps, qui se succède sans transition ni avertissement, fait d’un instant présent toujours coupé du passé. Ce « temps de crise » où s’effondre le sentiment du temps se conjugue à l’expression d’une anxiété folle : celle d’une créature animale et humaine, qui, parlant et pensant, se projette aux limites du langage en incarnant cette division du temps. Kafka explorerait ainsi les possibilités verbales d’exprimer un temps extérieur au langage humain. Celui d’une créature terrée.
La veine de l’article est volontairement scientiste – comme le veut l’époque autant que l’intention : celle d’un écrivain19 interprétant une stratégie narrative déjà repérée par la critique (D. Cohn en particulier), et à travers elle une énigme. Coetzee décrit sur un mode hypertechnique, schémas à l’appui, les formes verbales du temps et de l’aspect dans Le Terrier, pour se concentrer sur le paradoxe grammatical qu’est un présent capable d’exprimer à la fois l’itératif et le singulatif20. Le Terrier raconte un événement et une répétition. La créature semble avoir déjà construit son terrier, mais elle le reconstruit sans cesse ; elle en sort parfois mais ne s’en souvient jamais et doit en ressortir encore. Tout lui « arrive » car elle ne peut rien prévoir. Tout étant à chaque instant possible, elle attend et s’agite.
Ce temps, qui est celui de la métamorphose subite, est aussi celui de la mort invisible. Le récit de Kafka impose au lecteur, avec cet imprédictible, une expérience de l’attente pure. Une attente « eschatologique », dit Coetzee, qui parle aussi d’ « intuition mystique » et cite le Journal de Kafka : « Le moment décisif (entscheidende) du développement humain est éternel (immerwährend). C’est pourquoi les mouvements spirituels révolutionnaires qui déclarent nul tout ce qui les précède ont raison, en ce que rien n’est encore arrivé »21. Ce « moment décisif », ce point de rupture et de non retour est pour Kafka « celui qu’il faut atteindre ». C’est pourquoi « l’histoire est la seconde entre les pas du voyageur »22.
Citant ainsi Kafka, Coetzee cautionne discrètement son anarchisme. La technicité de l’article n’efface en rien son inspiration messianique. Comme l’a précisé G. Agamben – à l’aide d’ailleurs là aussi de la grammaire de Guillaume23 –, le temps messianique n’est pas celui de la catastrophe, mais celui qui, à l’intérieur du temps chronologique, conduit par un effet de contraction à la destruction de l’histoire : le « temps qui reste ». Les fictions de Coetzee, en particulier L’Age de fer, Foe et Disgrâce, doivent leur densité finale à cet effet de contraction, qui fait de l’acte de lecture une illumination. Faire du temps messianique le foyer poétique de l’œuvre permet de penser la jonction, chez Coetzee, entre les techniques narratives et la problématique entêtante de l’homme et de l’animal, ces créatures qui ont en partage une même vie nue sous le pouvoir souverain.
Dans l’article de Coetzee, l’idée d’un temps alternatif faisait revenir à la narration : ce « présent éternel » ou « moment décisif » n’est autre que la narration comme expérience de lecture. Le caractère imprévisible de chaque instant tient en haleine le lecteur en désignant l’opération narrative dégagée de toute scolie psychologique et symbolique. Car Coetzee se désintéresse de la parabole en tant que telle : la mésaventure constructrice de la créature peut désigner le devenir paranoïaque de la civilisation occidentale, ses activités de recherche, de travail et de capitalisation conduisant à la terreur de l’autre et au fantasme exterminateur ; elle désigne aussi pour certains l’écrivain Kafka encombré par ses livres et séparé des hommes. De tout cela Coetzee ne dit rien. L’identité de l’animal – dont le lien avec le divin aurait pu être abordé à partir de cette eschatologie – est elle-même entièrement retenue, contenue dans l’idée d’un temps extérieur au langage humain. Un temps extérieur à l’histoire, puisque le « temps » et les « événements sont à proprement parler linguistiques »24.
Coetzee fait du Terrier de Kafka le modèle d’un récit écrit aux limites de la langue, une sorte d’idée platonicienne de la narration : ce récit d’angoisse pure modélise le désir narratif à l’état pur, et nous montre sur quel plan poétique se construit le messianisme de Coetzee. Si l’intertextualité kafkaïenne y déborde le registre symbolique, ce n’est pas pour se ressourcer dans une théologie. Inutile de penser ce qui est à l’extérieur des limites du langage, dit plus tard Coetzee à Attwell, ce qui compte est son potentiel libérateur en termes de possibilité d’écriture : « Y aurait-il là quelque chose qui vaille d’être pensé ? Laissez cette question de côté : ce qui est intéressant, c’est la possibilité libératrice que Kafka introduit ». (p. 199)
L’effraction accomplie par Kafka fait de la littérature le seul lieu authentiquement utopique. La possibilité ouverte, sous condition d’une lecture critique, ici maniaque, est une possibilité d’écriture. Coetzee dit plus loin que sa lecture lui ouvre des « moments d’intensité analytique », moments de « grâce » et d’« inspiration » qui conduisent à cette « écriture sur les traces de » qui se fait dans la « critique » par le commentaire (« a comment about writing »). Sans cet effort, qui lui fit suivre le texte pas à pas pour tracer son chemin (« write my way after him »), la lecture n’aurait pu le guider dans ce labyrinthe. Cela signifie aussi, ajoute Coetzee, que je ne réécrirais pas ce texte aujourd’hui. La lecture critique de Kafka est donc un moment décisif, historique, dans le parcours d’écrivain de Coetzee.
C’est cette découverte de myope qui conduisit Coetzee à construire son premier roman de la conscience malheureuse, Au cœur de ce pays, comme un monologue fragmentaire – qui fait d’ailleurs résonner bien des phrases du Terrier, autant que de Beckett. Puis comme si cette expérience d’un temps alternatif avait été assimilée, l’œuvre de Coetzee va son chemin, arborant la marque de Kafka comme à contretemps. On passe facilement, dit D. Attwell, du « Terrier » de K à celui de Michael K, qui se construit son propre terrier. Ce passage n’a rien de facile au contraire : il suppose que Coetzee construise le sien, c’est-à-dire qu’il enfouisse sa poétique messianique au cœur de fictions nihilistes d’allure ultra-postmodernes. Mais ce messianisme caché se révèle sous une forme thématique, presque caricaturale, à travers une série de débats sur la relation de l’homme et de l’animal. Chercher la « doublure » du « néant », c’est la retourner en plein jour, reconduire la subtile construction postmoderne à certaines questions primaires, confiées à un professeur déchu et à une romancière vieillissante. Ces débats sont oiseux, car l’espoir s’y montre plus que jamais en souffrance. La littérature est tombée en disgrâce. Coetzee en assume la honte.
Les hommes et les chiens
Ce chemin de la honte comme condition de survie est encore une manière de suivre Kafka. On se souvient des dernières paroles de K à la fin du Procès, quand les deux messieurs lui plantent un couteau dans le cœur : « ‘Comme un chien !’ dit-il, et c’était comme si la honte devait lui survivre ». Dans Disgrâce, Coetzee prête cette même exclamation, peu avant la fin du roman, à David Lurie, puis à sa fille Lucy qui, elle, acquiesce et confirme. « Oui c’est humiliant », dit Lucy, mais c’est comme ça : l’humiliation des descendants de colons est la forme nouvelle de la honte dans un monde où l’innocent est devenu réellement coupable, ou un crime a bien eu lieu, qu’il faut à présent payer – de sa personne. La disgrâce est la forme que prend, chez Coetzee, la survivance amère par quoi Kafka quittait son lecteur à la fin du Procès.
Être classique après Kafka, c’est prendre le relais de la honte qui survit à l’assassiné, et la conduire à l’extrême de ses possibilités. C’est rentrer dans une famille oubliée, dont la mémoire se substitue au culte des ancêtres : celle d’une honte partageable, et non personnelle, comme le disait W. Benjamin à propos de Kafka25. Cette mémoire oubliée est celle de la « communauté des hommes et des bêtes ». Elle fait rejoindre le corps dans son exil à travers l’animal. Aller jusqu’au bout de la honte, c’est sauver l’honneur des chiens morts et se construire une niche pour en devenir un. Non seulement parce qu’« à force d’être traité de chien on en devient un », comme le disait le Robinson de Kafka, dans L’Amérique ; mais parce qu’on est soi-même assassin.
Survivre après Kafka suppose de prendre acte d’un assassinat réel, dans lequel on est soi-même impliqué. Car la honte n’est plus celle, comme chez Kafka, de l’innocent rendu coupable par la Loi, mais celle de l’héritier d’une histoire de domination – l’histoire que le magistrat, dans En attendant les barbares, tente d’annuler pour revenir, à travers le corps de la jeune fille, en-deça de la torture qui a marqué son corps, c’est-à-dire en deça de l’histoire. L’héritier de Kafka, parce qu’il est aussi l’héritier de cette histoire coloniale, ne peut prendre le relais de la honte qu’à la manière des assassins. La réalité de l’assassinat auquel il faut survivre est celle d’un crime antérieur, qui se poursuit à travers la haine et la domination : celui de la race érigée en principe de pouvoir, pratique de séparation et projet d’extermination. Le crime des Empires, que Coetzee évoque à travers la guerre du Vietnam, la guerre coloniale, l’apartheid et le génocide.
Vivre comme un chien, au plus bas de la terre, telle est en un certain sens – encore figuré – la décision de Lucy : accepter l’enfant né du viol sans porter plainte revient à accepter les effets de la violence historique au cœur de ce pays, à s’y enraciner en renonçant à se faire justice, ou plutôt en se réclamant d’une justice étrangère aux tribunaux. Si celle-ci n’est jamais traduite positivement, c’est par elle que Lucy impose silence à son père, et lui indique la voie de l’acquiescement – celle, pour lui, de la disgrâce et des chiens mourants. Le roman suit le cours de cet acquiescement en faisant parcourir au père le cycle d’une disgrâce.
Ce processus, qui s’accompagne d’une activité poétique acquise à la dérision, est une tentative de sortie de l’histoire. La décision de Lucy, celle d’exister sur cette terre et hors du droit est pleinement politique. L’abandon de David à la vie des chiens ne l’est plus – sinon dans un sens messianique. Rejoindre, en poète raté – ou en romancière vieillissante – l’animal au chenil, telle est la manière pour Coetzee de chercher la doublure du néant. Cette recherche, qui s’effectue pour David en direction de la mort, se maintient pour Lucy dans la vie – qu’elle s’apprête à donner grâce au viol : sa disgrâce à elle est de n’avoir pu devenir mère qu’ainsi.
De même qu’elle ne s’explique pas sur cette justice hors droit, elle ne raconte pas son viol, qui semble appartenir à cette justice extérieure au langage. Faut-il comprendre que le viol de la Blanche par le Noir est un « juste » retour des choses après la violence de l’apartheid ? C’est en tout cas ce que dit son choix de vie : celle d’une fille de colon violée par un Noir, et néanmoins épousée par un autre Noir, qui protègera aussi le violeur. On est exactement là dans le domaine de « l’entente », domaine théologique selon W. Benjamin, qui y voyait l’équivalent humain de la violence divine, dégagée de la violence mythique du droit26. Ce domaine est laissé à l’état d’implicite : nous n’assistons ni aux négociations, ni à l’accord conclu entre les parties. Par là aussi, beaucoup plus encore que par la caricature de procès universitaire, Coetzee répond quelque chose aux nouveaux juges de la Commission Vérité et réconciliation en Afrique du sud27.
Le projet de vie de Lucy et l’abandon de David à la mort animale se décident et se déroulent parallèlement, sans communiquer, comme le montrent les dialogues entre le père et la fille. La décision politique de Lucy reste étrangère à David. C’est au nom de la forme pure du droit que celui-ci avait congédié la justice, de manière plus suspecte et moins profonde, lors de l’affaire Mélanie, qui n’était qu’une fausse sortie : l’exclusion du petit monde universitaire n’avait fait qu’amorcer sa déchéance sociale, nécessaire à la désocialisation de la poésie et à la découverte de la vie animale. Le dégoût de la rhétorique du pardon, qui conduit David à refuser la confusion entre droit et religion, ne signifie pas qu’il fût dépossédé de la logique juridique, comme le montre son appel à porter plainte contre les violeurs. Cette dépossession s’accomplit par la force – comme la maternité pour Lucy. Mais en accompagnant les chiens au moment de leur mort, David Lurie littéralise pour finir la formule que lui a léguée sa fille, et que Kafka a léguée à Coetzee : « comme un chien ».
Rejoindre le chien mourant au chenil pour l’achever doucement, c’est s’inscrire dans le temps qui reste, ce temps contracté qui figure la sortie de l’histoire, sans pouvoir la réaliser. A l’extrême d’une civilisation consciente de ses tares et de ses crimes, il reste aux hommes à comprendre comment meurent les animaux. Cet accompagnement du chien mourant équivaut à accepter son destin, et à travers lui celui de l’héritier : aider le chien à mourir, c’est comprendre qu’on est assassin et victime d’un mal engendré par un crime antérieur, un crime historique dont on est, par sa naissance28, partie prenante : en quoi le monde de Coetzee se situe toujours sur le bord tragique du temps messianique. L’homme ne peut pas plus devenir le chien que sortir de l’histoire. C’est ce qui fait pleurer Elizabeth.
La critique de la justice conduit à l’exploration du monde animal, qui, en deça même de l’innocent coupable, rappelle à l’homme qu’il est un assassin au-delà du droit. Comme on le voit lorsque David s’agenouille devant le père de Mélanie, cette critique fait prononcer le mot de Dieu, dans un monde où l’on ne croit pas en Dieu : dans le monde de Coetzee on ne croit qu’à la fable, qui seule permet de dialoguer ou de divaguer (Foe) ; on croit aux animaux, qui seuls permettent de se taire – ou d’écrire sans avoir à parler. C’est ce que dit Elizabeth Costello à ses juges avec son histoire de grenouilles ressuscitées. Si l’on peut retourner la « doublure » du néant et toucher son revers messianique, c’est en racontant une disgrâce, puis une autre, écrivant la fable des hommes à travers la « réalité » des singes et des chiens en cage. Ainsi le roman poursuit-il de plus en plus librement sa tâche, qui est de comprendre la vie animale. Celle-ci, au revers de la justice des hommes, indique la voie d’une justice hors droit et d’un monde hors langage, dont la traduction historicopolitique est une certaine violence acceptée – celle faite à son corps et à celui de son enfant – puis, pour le père ainsi violenté, d’une épiphanie à l’envers : déchoir c’est retrouver un corps qu’on avait oublié dans son langage, en même temps qu’on soigne des chiens.
Les chiens sont partout dans cette œuvre, proches d’hommes stupides et muets ou de vieilles folles bavardes. Les chiens de Coetzee, tout « réalistes » qu’ils soient, avec leurs plaies malpropres et leurs infirmités, sont des anges muets qu’envoie aux hommes un ciel absent.
Walter Benjamin avait attiré l’attention, dans le monde de Kafka, sur le caractère rédempteur et désespéré à la fois des figures d’« aides » et d’assistants, créatures intermédiaires entre les héros et les hommes – tel l’impresario du trapéziste dans « Première peine ». Ces « aides », qui chez Kafka sont encore humains, sont simplement devenus les bêtes dans le monde de Coetzee. Ces bêtes meurent et se font accompagner par les hommes pour pouvoir les aider. Aider les chiens à mourir c’est assassiner encore. Mais les chiens n’étant, eux, ni assassins ni victimes, ils sauvent l’homme de la honte d’être né blanc ou noir – et de devoir emprunter le langage de la justice pour avoir existé dans l’histoire.
A chaque fin de roman, un être humain déjà entré dans la mort nous dit qu’un espoir existe, mais pas pour nous. Parfois le narrateur vient à la rescousse de son héros muet : la fin de fable mime alors la sortie de l’histoire, comme fait le flot cosmogonique qui s’échappe de la bouche de Vendredi à la fin de Foe. Mais la « ligne de fuite » qui fait que le personnage se laisse gagner par l’infâme, ou se livre à sa propre disgrâce, est aussi une ligne messianique. Coetze affuble son héros stupide de la lettre K pour lui faire construire un terrier qui, très loin de celui de Kafka, lui permet de faire fructifier les cendres de sa mère, et de se soustraire à l’espace grillagé du monde en devenant une sorte de chien lui aussi. Elizabeth Curren apprend à mourir en se réchauffant, comme un chien, au corps puant d’un clochard. Les hommes et les femmes, chez Coetzee, deviennent stupides pour savoir mourir. Chaque livre répète cet abandon volontaire au sort dans lequel on a été jeté.
C’est pour finir à l’écrivain lui-même de se laisser gagner par la stupeur de la honte. La honte qui survit à l’assassinat est celle aussi de l’homme qui écrit. Dans Disgrace, le texte testamentaire est voué à la perte et la dérision. La disgrâce rend forcément grotesque le sublime opéra d’amour malheureux que David accompagne au banjo : un opéra où une femme et une fille crient famine amoureuse, et qui n’est entendu que d’un chien. Parce que la honte était chez Kafka la seule réponse à la barbarie, et la seule survie, elle devait concerner l’œuvre elle-même. C’est de cette honte aussi qu’hérite Coetzee : affirmant que ses œuvres sont des défenses dérisoires contre un mal qui le déborde en tout point, il répète mot pour mot Kafka. Ce débordement du mal précipite le lecteur à chaque fin de roman dans le temps qui reste.
L’écrivain et ses juges, ou le sacrifice au « gibier »
Comment l’écrivain peut-il occuper ce temps qui reste s’il est invité de par le monde à prononcer des conférences et animer des dîners mondains ? Quelle sera la forme – forcément sociale – de l’abandon au sort qui est le sien ? La réponse est claire dans Elizabeth Costello : cette forme sera celle du sacrifice – non celui, régulateur, du bouc émissaire, mais celui par
quoi le jeu littéraire organise son radical dérèglement. On se souvient que le classique est ce que les hommes retiennent «à tout prix» parce qu’ils ne peuvent se permettre de l’abandonner. Elizabeth Costello, comme le dit son fils, ne s’occupe plus que de « gros gibier » parce qu’elle doit payer tribut aux puissances qui ont mené sa vie – ces puissances mythiques, donc, qui transformèrent son existence en destin. Parmi ce gros gibier figure Kafka, qui s’avance masqué derrière une série de conférences sur le « réalisme ».
Comment se mesurer à la puissance kafkaïenne autrement que par un sacrifice public ? Survivre après Kafka, on l’a vu, c’est s’essayer au temps messianique à travers le récit des disgrâces. Mais s’essayer ne suffit pas : il faut aussi dévorer son gibier. Pour se « mesurer » au classique et se « confronter » à Kafka, Coetzee envoie en délégation un nouveau double féminin. Une vieille folle encore, une Elizabeth Curren qui, au lieu de mourir de son cancer, aurait beaucoup réfléchi mais ne s’expliquerait pas mieux. La fable est là, le sacrifice peut alors s’accomplir. L’écrivain parle à ses juges.
Elizabeth Costello se sert du singe parlant de Kafka pour parler du réalisme, plus exactement des animaux et du génocide. Elle le fait d’une manière agaçante et confuse, mais une manière bien à elle. La réalité sanglante du crime impose à l’écrivain la tâche de l’incarnation. Le « réalisme » version Costello consiste à prendre le temps, comme Kafka avait fait, d’imaginer le singe en amour, comme de ramasser les déchets dans la cage de l’éléphant. Cela suppose de rester éveillé quand les hommes s’endorment. C’est par excès de réalisme et de veille que la vieille dame s’effondre dans les bras de son fils en déclarant qu’elle ne peut plus vivre dans ce monde-là. Son fils alors l’accompagne vers l’idée de sa mort comme David Lurie accompagnait son chien préféré à l’abattoir.
Elizabeth s’explique à l’aide de Kafka, mais s’effondre d’une manière qui n’est pas kafkaïenne. Ce qui est kafkaïen, c’est le monde qui l’entoure. C’est de cela justement que se plaint la vieille dame. De quel piège et de quel Kafka se plaint ici Coetzee ?
Je voudrais revenir un instant à l’échange avec David Attwell. La forme laborieuse que prend cet entretien sur Kafka montre que la question de l’intertextualité kafkaïenne est sujette alors (1992) aux plus grands malentendus. Lorsqu’Attwell interroge la signification de la référence à Kafka dans Michael K, le caractère textuel de son personnage, et par là son éventuel contenu politique – sa « résistance » – Coetzee cache mal son agacement – comme c’est plusieurs fois le cas dans cet entretien29, et répond par une fin de non recevoir : tous les héros de fiction sont textuels, seul change le degré de conscience de cette textualité. Michael K n’est un héros modèle qu’au sens où il résiste aux idées reçues sur l’héroïsme, comme le livre résiste à toute autorité, y compris celle de son auteur. Derrière Attwell, Coetzee répond à Nadine Gordimer, et à tous ceux qui demandent des comptes politiques à sa littérature30. A un moment du livre, dit Coetzee, Michael est tenté de sortir de sa cachette pour rejoindre les guerilleros, mais il ne le fait pas. C’est là, dit-il, « le moment le plus politiquement nu du roman (the most politically naked moment in the novel) ». Pourquoi Michael ne rejoint-il pas les guerilleros ? Il faut là aussi « laisser cette question de côté ». La vraie réponse, dit Coetzee, est qu’on écrit le livre qu’on voulait écrire. Et à la question de ce qu’on veut écrire il faut ne pas avoir de réponse, pour continuer d’écrire.
La référence à Kafka n’autorise donc ni lecture allégorique et métafictionnelle, ni lecture politique. L’affiliation a un autre sens. Les questions d’Attwell donnent l’occasion à Coetzee de revenir sur plusieurs malentendus : il refuse la formule de « modernisme tardif » pour désigner le caractère « éthique et marginal » de sa propre « entreprise » littéraire en tant qu’auteur d’Afrique du sud, et se moque de celle d’ « aliénation moderniste », « frisottis » malvenu (« fuzzy term ») pour des auteurs de l’envergure de Kafka, Musil, Eliot, Rilke ou Joyce. La notion même de « modernisme » est évincée dès lors qu’elle s’inscrit dans une opposition bipolaire moderne/postmoderne (ou canonique / anticanonique), comme l’alternative du discours postcolonialiste entre l’Occident épuisé et la périphérie vigoureuse.
A ces discours formatés, Coetzee répond par sa volonté propre : « I want to position myself » (p. 201)31 – opposée à ceux qui le somment de s’expliquer sur sa marginalité. La question n’est pas de savoir ce qui, chez le K de Kafka, peut s’expliquer par la marginalité de Kafka en Europe, ou ce qui, de Michaël K, peut s’expliquer par la marginalité de Coetzee en Afrique, mais ce qui reste une fois qu’on a épuisé ces explications. L’important, dit-il, « n’est-ce pas ce que Kafka ne dit pas, refuse de dire, placé sous cette interrogation, et qui continue de nourrir le désir que nous avons de lui (j’espère pour toujours) ? ».
Kafka professeur de désir est un maître en refus silencieux opposés aux questions aliénantes. Mais en tant qu’écrivain résolument engagé dans l’institution littéraire, Coetzee semble devoir se laisser piéger sous la forme de la question aliénante : il y répond en jouant le jeu critique, mais en multipliant les procédures de retrait à l’intérieur de l’interview. Tout se passe comme si les débats suscités par son œuvre, et singulièrement par son rapport à Kafka, recomposaient un système d’aliénations qui serait son destin : celui d’écrivain d’Afrique du sud, à ce titre piégé et violenté en Afrique comme en Occident : là par le discours dominant sur le « réalisme », ici par les questions du modernisme et du postmodernisme, du canon et du postcolonialisme. Dans l’interview avec Attwell, ses efforts pour énoncer avec précision son rapport authentique à Kafka sont sans cesse recouverts, malgré la finesse et la bienveillance de l’interviewer, par le reflux de ces débats au prix d’un porte à faux sans cesse à redépasser. Chaque entretien fait sentir cet effort. Il est rare que Coetzee n’y fasse pas référence à la violence des discours interprétatifs en leur caractère erroné, mais aussi fatal.
Or puisqu’il s’agit de destin à accomplir, de violence à surmonter et de honte à survivre, il n’est pas étonnant que Coetzee en appelle à la figure du procès pour penser ce piège. Revenons à Elizabeth Costello. La reprise du récit kafkaïen qui achève le Procès, « Devant la porte », dit l’échec de l’écrivain à se faire accepter par ses juges : Coetzee dramatise ainsi le rapport de l’écrivain à ses critiques sur un mode significativement parodique. Elizabeth s’inspire des silences de Kafka pour donner ses mauvaises réponses, qui sont celles d’un écrivain sceptique. Mais elle se défend mal, et le débat tombe dans le grotesque.
Dans son procès des premiers traducteurs anglais de Kafka, Coetzee affirmait que les héros de Kafka devraient être considérés comme des personnages comiques, et Kafka comme un homme qui ne se retrouve plus dans ses papiers alors que des femmes lui tournent autour. Elizabeth Costello n’est pas exactement un personnage kafkaïen. C’est un personnage pathétique, mais que le ridicule ne tue pas. Elle a pourtant le sens le plus aigu de son ridicule, car elle connaît son Kafka. Et elle doit ce ridicule à la situation qui lui est imposée, qui est sa disgrâce kafkaïenne à elle : celle de l’écrivain au tribunal. Pourquoi lui sert-on du Kafka, dit-elle, alors qu’elle n’est pas fanatique de Kafka, elle qui a toujours jugé ses personnages puérils ? Les critiques, avec leurs questions trop âgées, et leur demande de credos à la place de récits, sont des gens puérils. Mais les critiques de salon ou d’amphithéâtres ne sont pas les seuls à exiger des réponses simples et rapides. Ces questions peuvent venir de la rue.
La situation où se trouve Elizabeth Costello répète, sur un mode plus bavard, intertextuel et kafkaïen, celle de l’autre Elizabeth, dans L’Age de fer. Lorsqu’ Elizabeth Curren, forcée de prendre position devant une situation sociale dramatique, demande du temps pour répondre parce qu’il lui faut trouver ses mots et sa manière, il lui est répondu que ce qu’elle dit est « de la merde ». Il s’en faut de peu pour que la critique ne produise un énoncé apparenté devant les professions de foi végétariennes de Costello-Coetzee. Ce que dit l’écrivain sommé de répondre et de prendre position, c’est toujours un peu « de la merde ». En tout cas ce n’est pas de la littérature.
Le monde littéraire et le monde politique sont des sociétés sans animaux, où l’on n’a pas le temps. La disgrâce suppose un monde poétique, qui retient le réel et le temps dans la langue. Or la poésie, comme Kafka l’avait vu, est la forme d’un espoir qui existe, mais pas pour nous. En plaçant Elizabeth « devant la porte » de Kafka, Coetzee réfléchit un malaise plus profond que son seul embarras devant les critiques : celui qu’éprouve tout écrivain soumis à une demande de croyance et d’action – particulièrement l’écrivain africain qui, désespérément confronté à la violence active, continue de vouloir être un classique, connaissant son impuissance politique.
Cette demande contamine les plus attentifs lecteurs de Coetzee, et de Kafka. Elizabeth ne se plaint pas seulement qu’on lui impose une situation kafkaïenne en l’obligeant à croire et à dire ce qu’elle croit ; elle se plaint d’être enfermée dans une caricature de Kafka. Si son existence est comique, c’est qu’elle n’a plus pour interlocuteurs que de mauvais lecteurs, qui l’enferment dans un « Kafka réduit et aplati jusqu’à la parodie »32. Si Coetzee sacrifie ainsi Elizabeth à Kafka et Kafka à Elizabeth, c’est pour mieux invoquer le Kafka des possibles, celui qui en se taisant se fait encore désirer – « j’espère pour toujours ? ». Si malgré sa consécration, Kafka continue d’incarner un espoir – qui donc existe pour l’écrivain héritier –, c’est que sa profondeur aujourd’hui n’est pas « tirée tout droit de Kafka », mais du réel : celle du temps présent. Un temps à comprendre encore à travers les singes et les chiens, en se plaçant sous la loi d’un tout autre tribunal : le « tribunal des hommes et des bêtes »33 dont rêvait Kafka pour mener à bien son « idéal moral ».
Le regard qui embrasse la communauté des hommes et des bêtes en quête de « préceptes simples » s’appelle chez Coetzee « l’œil de l’histoire ». L’« idéal moral » de Kafka n’était pas de devenir bon, mais «agréable absolument à tout le monde» en « commençant le plus vite possible à évoluer dans ce sens » : celui de l’animal, qui oblige à refaire à l’envers le chemin du « diabolique », ou de l’histoire des hommes au pouvoir.
Accomplir ouvertement des ignominies sans perdre l’amour général, devenir le seul pêcheur qu’on ne fait pas rôtir, tromper tout le monde mais sans tricherie toutefois, cela suppose un bond : celui, messianique, qu’il faut accomplir pour trouver les « préceptes simples » et devenir, si l’on veut, un « classique ».
Il faut pour cela chercher ses mots dans le temps qui reste. Il faut chercher ses mots et devenir stupide pour passer un jour devant le tribunal des hommes et des bêtes, et se laisser prendre au revers du néant.