Le mot « prostitué (e) »
Le mot « prostitué (e) » vient du latin prostituere qui signifie « placer devant, exposer à la vue, (se) prostituer ». On trouve aussi en latin le verbe prostare (« exposer à la vente », « prostituer ») mais il est peu utilisé pour désigner le commerce du sexe avant l’Antiquité tardive (IVè siècle après J.-C.).
La prostituée ou la louve
Si le vocabulaire latin pour désigner la prostituée romaine est varié : meretrix, publica, scortum, l’un des mots le plus anciennement utilisé est lupa (« la louve »). Il a servi à former le substantif « lupanar » qui désigne une maison de prostitution. Pour Florence Dupont, la louve, opposée de la matrone, incarne symboliquement le corps prostitué (de tout sexe). Elle est l’inverse du lupus (le « loup », animal de Mars) qui représente la vertu militaire, le corps du jeune soldat. Ainsi, ce couple symbolique du loup et de la louve oppose, selon elle, « la masculinité vertueuse et l’effémination voluptueuse ».
Acca Larentia, la première prostituée de la mythologie fondatrice de Rome ?
On raconte que les nourrissons Rémus et Romulus furent recueillis par une véritable louve, avant d’être découverts par le berger Faustulus et nourris par son épouse, Acca Larentia. Plusieurs historiens dont Tite-Live présentent cette femme comme une prostituée : « Cette Larentia était une prostituée à qui les bergers avaient donné le nom de louve » (Histoire romaine, I, 4, 7). Selon Aulu-Gelle, elle aurait même légué au roi Romulus ce qu’elle aurait acquis grâce au commerce de ses charmes. En remerciement de sa générosité (mise au service de son corps puis de sa richesse), il aurait institué la fête des Larentalia (Nuits attiques, VII, 7, 6-7).
Messaline, la « putain » de l’Empire ?
Plusieurs femmes influentes ont été qualifiées de « putain ». C’est notamment le cas de l’impératrice Messaline (Ier siècle après J.-C.). Connue pour ses nombreux amants, l’épouse de Claude est associée aux pires débauches. Pline l’Ancien rapporte qu’elle aurait voulu se mesurer à une prostituée réputée et qu’elle l’aurait supplantée en ayant eu vingt-cinq rapports en vingt-quatre heures (Histoire naturelle, X, 83). Dans sa satire VI, Juvénal va jusqu’à raconter que Messaline, coiffée d’une perruque blonde, se prostituait la nuit dans un lupanar du quartier de la Subure sous le nom de Lycisca… Les historiens travaillent aujourd’hui à démêler la réalité historique de la fiction littéraire manifeste qui présente Messaline comme une meretrix Augusta (la « putain impératrice ») et une menace contre le pouvoir en place…
Poppée, la prostitution au service d’une ascension sociale ?
Poppée, concubine de Néron avant de devenir sa seconde femme, a également été qualifiée de « putain » (scortum) par Tacite. Plusieurs auteurs relatent qu’Othon, son époux, aurait partagé les faveurs de cette dernière avec son ami empereur. Le mariage permettait à la belle aristocrate de sauver les apparences tout en menant ce ménage à trois. Elle aurait prostitué son corps dans le but de devenir la première dame…
Voir aussi :
- Masculin/féminin
- Étudier les figures de femmes dans l'Antiquité, au collège au lycée
- Les matrones à Rome
- Les vestales à Rome
- Les femmes libres
Pistes d’étude ou de réflexion :
- La condition féminine dans la Rome antique
- La sexualité dans la Rome antique
- Les femmes célèbres dans l’Antiquité
En deux études :
- Florence Dupont, « La matrone, la louve et le soldat : pourquoi des prostitué(e)s « ingénues » à Rome ? », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés, 17 | 2003, 21-44.
- Virginie Girod, Les Femmes et le sexe dans la Rome antique, Éditions Tallandier, Collection « Texto », 2017.
Dès la République romaine, on distingue deux catégories de femmes : celles destinées à un mariage légitime (ou à un concubinat) et celles qui sont accessibles à tous les hommes, à savoir les prostituées.
Mais il faut distinguer la prostitution réelle (c’est-à-dire la réalisation de prestations sexuelles dans un but lucratif) de ce que les écrits ou discours moralisateurs nomment prostitution en évoquant toute personne à Rome dont la sexualité est transgressive par rapport aux normes de la société romaine. De même, certaines pratiques ne relèvent pas de la prostitution pour les Romains (par exemple les prestations sexuelles imposées par un maître à son esclave).
Les prostituées assurent la satisfaction sexuelle des hommes
Les prostituées assurent les distractions des hommes, notamment lors des banquets durant lesquels leurs services sont loués. En plus des esclaves toujours disponibles, elles donnent une touche luxueuse aux festivités et entretiennent les plaisirs des nobles romains qui se consacrent à l’otium urbanum (« les loisirs de la ville »). Cicéron résume ces derniers ainsi : « les plaisirs du banquet, des jeux et des prostitué(e)s » (De senectute, L, 14).
Les prostituées ont pour mission de veiller à la satisfaction des besoins sexuels des hommes. Plusieurs philosophes du Ier siècle avant J.-C. dont Lucrèce mettent en garde ces derniers : ils ne doivent ni se laisser aller à leur fascination à l’égard du corps féminin ni être dominé par leur passion amoureuse qui les rend dépendants de l’être aimé. En cela, la fréquentation des prostituées est perçue comme une solution : il y a consommation des plaisirs de Vénus sans attache sentimentale et sans souffrance.
On pense, de plus, que ces femmes protègent les jeunes filles vierges et les matrones du désir masculin en canalisant sur elles les pulsions sexuelles. Pour les Romains, la prostitution permettraient d’éviter l’adultère ou le viol, dans une certaine mesure du moins. Ainsi, Caton félicite un homme de bonne famille qui sort d’un lupanar : « Oui, lorsqu’un désir furieux veut gonfler leurs veines, c’est là que les jeunes gens doivent descendre, plutôt que de pilonner les femmes d’autrui. » (Horace, Satires, I, 2, 32-36).
Sur le plan économique, la prostitution remplit les caisses de l’État. Selon le Digeste (œuvre juridique du VIè siècle après J.-C.), Caligula met en place un impôt pour taxer ce commerce sexuel, dissuadant dès lors certaines femmes de pratiquer une prostitution occasionnelle. En dehors de Rome, c’est l’armée qui récolte cet impôt non aboli par la suite.
Les prostituées peuvent travailler dans des lupanars (maisons closes). Le seul exemple concret dont nous disposons est celui du site archéologique de Pompéi : autour d’un atrium se trouvent plusieurs cellules étroites qui contiennent un lit maçonné et des peintures érotiques. Fréquentés sans doute par les moins riches, ces établissements ont dû être occupés par des femmes, voire des jeunes hommes, de condition servile pour la plupart. Mais on a également retrouvé des petites cellules (cellae meretriciae) qui jouxtent des maisons ou des tavernes et dont l’issue donne sur la rue. Le personnel féminin de ces lieux y assure les divertissements (danse, musique) et vend son corps plus ou moins occasionnellement. Les thermes auraient également proposé des prestations sexuelles payantes ainsi qu’en témoignent plusieurs graffitis des thermes d’Herculanum et de Pompéi. Mais de nombreuses prostituées travaillent plutôt dans des ruelles sombres, près des colonnes des divers édifices de spectacle, aux portes des villes… Elles sont nommées ambulatrices, circulatrices (« celles qui déambulent »), fornices (« celles qui travaillent sous les ponts »), noctilucae (« les lucioles ») ou busturiae (« celles qui opèrent entre les tombeaux »). Il en est autrement des courtisanes visitées chez elles par les plus riches.
Les différentes catégories de prostituées
Dans la Rome antique, elles ne vivent pas toutes la même existence. Les prostituées accessibles aux plus humbles sont en général des esclaves, des affranchies, ou des pérégrines (libres sans droits juridiques). Ce sont plus rarement des ingénues (libres). Probablement jeunes, elles sont achetées par des proxénètes sur le marché servile à des marchands d’esclaves ou des pirates après avoir été abandonnées ou faites prisonnière. Méprisées, nues toute la journée, elles sont exploitées par leur souteneur. Ces prostituées à bas pris travaillent a priori dans les lupanars (notamment du quartier de la Subure pour Rome).
Tout aussi indigentes, les femmes qui se vendent dans les rues gagnent peu d’argent (2-3 as si on en croit les graffitis de Pompéi, ce qui est insuffisant pour s’offrir une ration de nourriture dans cette ville à l’époque).
Une autre catégorie intermédiaire de prostituées, payées en argent ou en cadeaux, regroupe des esclaves, des affranchies, des femmes libres et mêmes mariées dont le mari est considéré comme un souteneur, un leno-maritus (« mari-maquereau »). En l’absence de mari, une nourrice ou une mère peut aussi être complice d’une stratégie qui consiste à dépouiller un homme amoureux. On attend de ces femmes qui ne sont pas bon marché qu’elles sachent s’apprêter et qu’elle ait une expérience de l’amour. Les prostituées d’un rang supérieur aux filles des lupanars doivent aussi maîtriser l’art du chant et de la danse.
Si certaines femmes sont contraintes de se prostituer dans des conditions misérables en raison de leur condition inférieure ou dans un but de survie, d’autres vendent leur corps à prix d’or. Héritières des hétaïres grecques, les courtisanes sont belles, intelligentes, raffinées, réputées dans les jeux de Vénus : ces talents leur permettent de choisir leurs amants parmi les hommes les plus riches et les plus influents et de faire payer leurs services au prix fort. Les auteurs Catulle, Ovide, Juvénal et Martial confirment l’idée qu’une minorité de prostituées vit dans l’opulence au détriment de leurs amants, d’où leur réputation de rapaces ou de parasites ensorceleurs.
Les prostituées, reconnaissables à leur tenue
Elles ne peuvent être vêtues de la stola, la longue robe des matrones. De ce fait, elles sont facilement identifiables. Elles sont habillées d’une toge mais peuvent aussi porter des tenues extravagantes, plus exotiques ou translucides (comme le tissu de Cos évoqué par Horace).
Les prostituées : un corps exhibé
Si les dieux et les héros sont représentés nus dans l’art grec et romain, la nudité reste toutefois associée à une certaine forme de dépravation des mœurs dans la société romaine.
Ce sont dans les objets d’art érotique que les femmes, perçues comme des objets de désir, sont représentées nues, partiellement ou totalement (ce qui reste rare). De même, dans l’intimité, faire l’amour sans aucun vêtement apparaît comme impudique. Seules les esclaves, affranchies ou prostituées pourraient consentir à se livrer en montrant l’intégralité de leur corps, tandis que les matrones ne se dénudent que de manière contrôlée et sélective (Voir. Pierre Cordier, Nudités romaines, un problème d’histoire et d’anthropologie).
Les prostituées, frappées d’infamia
Le nom de toutes les prostituées, frappées d’infamie, est consigné dans un registre tenu par les édiles. Toute femme qui fait commerce de son corps est tenue de se déclarer au bureau de l’édile, ce qui, selon Tacite, doit empêcher les femmes libres (de naissance) de se prostituer : la perte de leur dignité liée à cet aveu public suffirait à les en dissuader (Annales, II, 85). Selon l’historien toujours, la profession de courtisane a été interdite aux filles dont l’aïeul, le père ou le mari est un chevalier romain. Si l’on en croit Suétone enfin, l’empereur Tibère fait exiler tout individu qui choisit un tel mode de vie au prix de sa dignité et il autorise les proches d’une matrone qui se prostitue à la punir (Tibère, 35).
Toute femme dont la sexualité, consentie ou non, a lieu en dehors du mariage est considérée comme impudica, c’est-à-dire « sans pudeur, débauchée, souillée ». Seul le suicide permet de regagner cette pudeur perdue, raison pour laquelle la patricienne Lucrèce se donne la mort après avoir été victime d’un viol.
Ainsi, en droit, la prostituée (impudica) ne peut jamais être considérée comme la victime d’un viol puisque le violeur commet un crime contre l’honneur, la pudeur liée au corps et à la sexualité (pudor) d’un corps libre. Or, pour les Anciens, la prostitution ne permet pas de liberté puisqu’elle implique une soumission au plaisir d’autrui…
Les prostituées, et les pratiques anticonceptionnelles ou abortives (provoquant l’avortement)
On peut vraisemblablement penser que les prostituées ont cherché à contrôler leur fécondité, peut-être en recourant à des pratiques sexuelles différentes ou à des méthodes anticonceptionnelles (destinées à éviter une grossesse), plus ou moins efficaces ou dangereuses : applications locales de divers produits (miel, blanc de céruse…), lavements vaginaux ou consommation de divers breuvages à base notamment de poireau ou d’élatérium si l’on suit Soranos d’Éphèse (médecin du IIè après J.-C).
De même, certaines ont essayé d’avorter, au péril de leur vie, à l’aide de potions ou de méthodes mécaniques (exercices violents, massages, bâtonnets pointus…). Ce choix difficile et risqué s’expliquerait par les situations suivantes : une prostituée ou une courtisane enceinte perdait sans doute des clients et des revenus… De même, une femme qui survivait à l’accouchement devait exposer son enfant, ou l’élever dans des conditions probablement précaires ou encore le céder à un amant qui aurait eu, dès lors, un grand ascendant sur elle… Ovide déplore ainsi que son amante Corinne ait pris, seule, la décision et le risque d’avorter, le privant d’un enfant (Les Amours, II, 13).
Les prostituées et la question des maladies sexuellement transmissibles
Si les prostituées peuvent faire perdre à leurs clients leur patrimoine, leur réputation ou les détourner de leurs devoirs de citoyen, elles les exposent également à des risques sanitaires. On sait peu de choses sur les maladies sexuellement transmissibles dans l’Antiquité mais la gonococcie (écoulement purulent des parties génitales) semble attestée par Celse, les médecins Arétée et Galien. De même, la gonorrhée (maladie infectieuse d’origine bactérienne) est connue des Anciens. En outre, on sait que les prostituées très bon marché n’étaient pas en bonne santé. Catulle (Poèmes, 6) évoque ainsi une « catin fiévreuse » dont s’est entiché son ami Flavius.
Les cultes des prostituées
De même que les matrones ont leurs cultes spécifiques, les prostituées ont leurs fêtes qui, à travers la mise en avant de leur corps et d’une gestuelle impudique, favorisent la séduction et l’érotisme dans le cadre d’une sexualité non procréative (à la différence des matrones).
Ainsi, pendant les Jeux floraux notamment en l’honneur de la déesse Flore (entre le 23 avril et le 3 mai), les prostituées se dénudent dans les théâtres en évoquant chacune leurs tarifs et leurs spécialités.On célèbre, en outre, le culte de la Vénus Érycine (du mont Éryx) : le 23 avril, jour de la prostitution (meretricum dies), les prostituées défilent au temple pour honorer la déesse, montrant de fait leurs atouts et s’assurant une certaine publicité devant des hommes venus voir ce spectacle.
Il existe, de surcroît, des cultes communs aux matrones et aux prostituées, rappelant les rôles respectifs de chacune d’elles : fête en l’honneur d’Anna Pérenna (15 mars), fêtes de Venus Verticordia et de Fortuna Virilis le même jour (1er avril) ou des Nones Caprotines (7 juillet). Durant celles-ci en l’honneur de Junon Caprotina, les matrones se livrent à des rituels de fécondité, tandis que les prostituées et les esclaves simulent des combats et provoquent les hommes, protégeant de cette manière les matrones des pulsions sexuelles des hommes en les détournant sur elles.
Ce qu’explique le Digeste :
Palam quaestum facere dicemus, non tantum eam quae in lupanario se prostituit, verum etiam si qua, ut adsolet, in taberna cauponia, vel qua alia pudori suo non parcit.
Palam autem sic accipimus, passim, hoc est sine delectu, non si qua adulteris, vel stupratoribus se committit, sed quae vicem prostitutae sustinet.
Une femme fait un commerce public de prostitution, non seulement quand elle se prostitue dans un lieu de débauche, mais encore lorsqu'elle fréquente les cabarets, ou d'autres endroits dans lesquels elle ne ménage pas son honneur.
On entend par un commerce public le métier de ces femmes qui se prostituent à tout venant et sans choix. Ainsi ce terme ne s'étend pas aux femmes mariées qui se rendent coupables d'adultère, ou aux filles qui se laissent séduire : on doit l'entendre des femmes prostituées.
Digeste, lib. XIII, t. II, no 43 ; ULPIEN, au livre I sur la loi Julia et Papia, § 2, traduction française réalisée par MM. Henri HULOT, Jean-François BERTHELOT, Pascal-Alexandre TISSOT et Alphonse BERENGER, Édition de Metz, 1803.