Les enjeux anthropologiques du témoignage Le genre, l’acte, le rite, le jeu

Paru dans Philippe Mesnard éd., La littérature testimoniale, ses enjeux génériques, Collection Poétiques comparatistes, SFLGC, 2017, pages 83-122 — Actes du colloque de l’Université de Clermont-Ferrand, 3 avril 2017.

Par ce titre je souhaite attirer l’attention sur l’utilité d’une réflexion anthropologique préalable aux efforts de théorisation en matière de témoignage littéraire. En considérant que l’anthropologie touche ici à l’histoire culturelle, à la théorie du langage et à l’épistémologie.

Parler des « enjeux génériques du témoignage » peut prêter à confusion : on peut entendre par là que le témoignage est un genre littéraire, alors qu’il est un régime d’énonciation et un acte verbal qui peut devenir littéraire mais ne l’est pas a priori. Lorsqu’il le devient il peut emprunter une multiplicité de genres et de formes au-delà du récit factuel, et se transformer à l’intérieur des modes narratif, lyrique et scénique. Cette traversée des genres fait de la notion de « genre testimonial » une aporie, et compromet les tentatives de définition et d’historicisation dont il a fait l’objet en théorie littéraire et en histoire littéraire. Sauf à désigner abusivement par le mot témoignage un corpus de récits donné et non une activité humaine, l’idée d’un « genre testimonial » est impropre. Il y a bien des « enjeux génériques » dans l’activité de témoigner par écrit : l’examen des littératures de témoignage, au sens large, montre que la question de l’usage ou du choix de tel ou tel genre littéraire se pose bien pour le témoin qui devient auteur (j’entends par écriture testimoniale celle qui veut« témoigner » dans un sens ou un autre) ; cela ne signifie pas que le témoignage relève d’un « genre littéraire » – sauf à désigner par ce mot un corpus présélectionné, comme on l’a fait en France à propos du récit de déportation ou du récit de guerre. Parler de « genre testimonial » ou du « témoignage comme genre littéraire » relève à strictement parler d’un abus de langage. Cet abus est une des formes de notre conscience historique, et il n’est pas étonnant que l’effort d’historiciser le genre ait fait apparaître le caractère problématique de cette notion. Nos usages linguistiques sont pleins de ces impropriétés, y compris dans le domaine académique - à commencer par le terme, plus grave, de « littérature de l’Holocauste » qui, émergent dans les années 70 aux Etats-Unis, s’est institué aux Etats-Unis, mais aussi en Pologne, malgré les critiques importantes et justifiées dont il a fait l’objet. Sans vouloir bannir ces usages on peut décider de les éviter dans le registre critique, et, en ce qui concerne le « genre », situer ailleurs les « enjeux génériques du témoignage ».

Je suggère également d’éviter la formule obscure de « poétique du témoignage » : elle laisse entendre que le témoignage est une catégorie de la création, qu’il s’apparente à une œuvre ou relève a priori d’une intention littéraire ou d’une subjectivité poétique1, alors que l’activité testimoniale obéit à ses raisons propres, liées à des mobiles spécifiques.. Si ceux-ci peuvent prêter à un travail littéraire et à la production d’œuvres, ce sont ces œuvres qui relèvent de la poétique et non le témoignage lui-même. De même que l’idée de « genre testimonial » est apparu dans la théorie littéraire au cours des années 2000, l’usage de la formule de « poétique du témoignage » s’est installé depuis la parution en 2005 du petit livre de Derrida, Politique et poétique du témoignage : celui-ci reprenait le texte d’une conférence prononcée en 2000 aux Etats-Unis lors de journées d’hommage au critique américain Murray Krieger, Revenge of the Aesthetic : The Place of Theory today2. La place que Derrida donnait à la théorie dans ce texte, rivée à la glose d’un poème de Paul Celan, lui faisait instituer une équivalence symbolique entre le poème et le témoignage, celui-ci étant sublimé sous le signe du paradoxe : seul le poème rend possible l’impossible témoignage, seul il fait exister l’introuvable « témoin de témoin ». Le philosophe français faisait ainsi avec la poésie ce que la critique américaine Shoshana Felman avait fait avec l’art à propos du film Shoah de Lanzmann dix ans plus tôt, ouvrant la voie à une « esthétique du témoignage »3. Si ces formules font davantage sens que celle de « genre testimonial », elles restent vagues et équivoques, marquées au sceau d’une intellectualité d’époque. Une théorie littéraire soucieuse de réalité textuelle et d’historicité autant que de cohérence notionnelle devrait les éviter. Ces formules laissent supposer que le témoignage relève d’une option littéraire et d’un ensemble d’effets et de codes destinés à produire une émotion esthétique. Or si l’énonciation du témoin, fortement adressée, peut faire produire des effets sur son destinataire, le fait de témoigner en lui-même ne relève pas d’une finalité d’ordre esthétique ; et il ne peut devenir une option littéraire que s’il est une fiction de témoignage, ou encore un faux témoignage : si celui qui parle ou écrit ne témoigne justement de rien - sinon subsidiairement d’une mode ou d’un symptôme culturel ou psychique (les cas Wilkomirski et Defonseca).

Pourtant, l’acte de témoigner se prête aux visées esthétiques et poétiques, et il peut en inspirer de nouvelles. Il est clair aussi que l’écriture testimoniale prête à la littérature : la littérature comme intention, même si cette intention est questionnée voire reniée par l’auteur ; la littérature comme institution, certes depuis peu et pour un corpus encore limité, au terme d’une histoire de dénégations et de restrictions, et au prix aujourd’hui encore d’une tension qui ne cessera sans doute pas. Le témoignage a donc avec la littérature un rapport de voisinage frontalier structurellement ambigu4. Car une antinomie existe bel et bien entre la libre fantaisie créatrice et l’acte de témoigner, constitutivement contraint et contraignant pour des raisons d’ordre éthique, qui peuvent relever aussi du domaine juridique ou religieux : elles engagent l’acte de parler ou d’écrire à l’égard du réel dont il est question et des destinataires du discours par un impératif de véridiction. Cette contrainte s’accroit et se complique dans un témoignage historique où le témoin s’engage à dire vrai non seulement à l’égard des vivants, mais aussi des morts, quand pèsent sur l’acte de témoigner une requête mémorielle et une exigence de justice liées à un crime imprescriptible.

C’est de cette tension interne que vit ce qu’on désigne par « littératures de témoignage » et « littératures de la catastrophe », équivalence elle-même abusive. Le mot « littérature » est à entendre ici au sens fort : comme ensemble d’œuvres qui viennent s’inscrire dans l’histoire littéraire, fût-ce pour la questionner, ou la « suspendre »5. Tout en se faisant signe entre elles, elles appartiennent à un système littéraire global qui, ici comme ailleurs, se saisit dans l’articulation d’une l’histoire et d’une langue, d’une nation et d’un monde. L’auteur y est un écrivain qui veut être aussi un témoin, en un sens qu’il peut redéfinir et régir selon ses codes – littéraires y compris. Mais ce vouloir-être-témoin lui fait, d’une manière ou d’une autre, subordonner le travail de l’œuvre à un engagement distinct de la performance littéraire, dicté par l’expérience historique qui l’engage. Une telle œuvre devient marquante lorsqu’elle inscrit cet engagement dans un langage formel nouveau, et mobilise une puissance d’invention et d’expression au service du projet testimonial.

Les questions de théorie littéraire qu’on se pose au sujet du témoignage gagneraient en clarté si l’on passait par une réflexion sur l’historicité des formes de véridiction et des actes de langage : une anthropologie et une épistémologie du témoignage6. Il faudrait élaborer une anthropologie historique des actes de discours incarnés et adressés, une épistémologie des régimes de véridiction intégrant une histoire sociale et culturelle des pratiques testimoniales, avant de chercher à identifier, classer et interpréter les œuvres selon les règles héritées de la poétique aristotélicienne. Je me contenterai ici de poser quelques questions et formuler quelques propositions, sans entrer dans le comment de l’analyse des textes : celle-ci relève pour moi d’une philologie critique et poéticienne qui entend « se battre avec les œuvres » plutôt qu’avec « des figures et des problèmes »7, et vise à comprendre ce que Jean Bollack appelait « l’idiome » unique de l’œuvre : saisir sa force de surgissement dans un environnement donné suppose de restituer l’horizon de chacune, canons formels compris : ce que l’œuvre n’est justement pas8.

Cette subordination de la théorie littéraire à l’anthropologie, précisons-le, ne concerne pas seulement le témoignage, mais l’ensemble des formes de l’énonciation sociale. De cette critique du langage et de l’histoire on peut trouver des fondements, formulés à propos d’autres objets, dans l’œuvre théorique d’Henri Meschonnic et particulièrement sa Critique du rythme. Anthropologie historique du langage (1982) : anthropologie qui s’appuyait en particulier sur la théorie de l’énonciation d’Emile Benvéniste et la pensée de l’histoire et de la critique de Walter Benjamin. Concernant la dimension anthropologique du témoignage, l’ouvrage fondateur est le volume II du Vocabulaire des institutions indo-européennes de Benvéniste9, auquel sont d’ailleurs revenus les philosophes qui se sont essayés à une théorie du témoignage, Derrida et Agamben les premiers : cette lignée a conduit, au fil des reprises, à la vulgate du dyptique testis /superstes ( le tiers garant et le survivant) là où Benvéniste avait plongé dans la complexité des mots et de leurs usages en montrant l’imbroglio juridico-religieux qui le caractérise - comme l’a montré Aurélia Kalisky dans sa thèse, qui entreprenait une « histoire culturelle du testimonial »10. La relecture de Benvéniste par Giorgio Agamben dans son « archéologie du serment » (Le sacrement du langage, 2009) me paraît aujourd’hui utile pour penser le témoignage, davantage que sa philosophie du témoignage comme subjectivation désubjectivante, théorie du sujet passée par le Musulman comme « figure » de la dépossession radicale (Ce qui reste d’Auschwitz).

Cette réflexion sur la dimension sacramentelle du témoignage concerne les processus de sécularisation des pratiques religieuses dans l’art et les savoirs modernes : une anthropologie historique du témoignage devrait intégrer l’étude de leur mutation à l’épreuve de la désappartenance. C’est pourquoi, abordant les littératures de la Shoah, j’ai fait retour dans La Littérature en suspens à la pensée de Yosef Haim Yerushalmi (Zakhor. Histoire juive et mémoire juive, 1984) et à celle de Hans Blumenberg, plus précisément à ce que celui-ci appelle le « travail dans le mythe » (Arbeit am Mythos, 197911 La Raison du mythe), travail des œuvres artistiques qui passe par un jeu libérateur à l’égard du sacré. Ce jeu dont Benvéniste avait lui-même saisi le rapport structurel aux mythes et aux rites. Pour des raisons liées à la nature des événements historiques dont il est question ici, une anthropologie du témoignage littéraire nécessite aujourd’hui d’élaborer une critique du mythe à la fois informée des philosophies du mythe et dégagée des équivoques théologico-politiques qu’ont pu porter certaines d’entre elles au cours du XXe siècle.

L’acte, le rite, le jeu : j’évoquerai ces trois points d’une manière schématique, après avoir tenté de dissoudre quelques malentendus relatifs aux notions de « genre » et de « schisme » : celles-ci se soutiennent en effet l’une l’autre dans une axiologie française du genre testimonial avec laquelle il m’importe de poursuivre un dialogue critique amical. Je tenterai de le faire ici en formulant quelques questions et contre-propositions.

Ni « genre littéraire », ni « document historique », ni « acte judiciaire »

Le surgissement d’une catégorie nommée « genre testimonial » dans la théorie littéraire suppose la captation d’une activité humaine polymorphe dans la machine des genres littéraires, sous la forme d’un « genre nouveau », qui aurait été « inventé » au cours du XXe siècle, à l’issue de la Première Guerre mondiale ou de la Seconde : c’est en ces termes que Charlotte Lacoste présente  « l’invention du témoignage comme genre littéraire »12. Cet événement est associé au livre Témoins de Norton Cru (1929) : lui-même ancien combattant, Cru, on le sait, avait rassemblé un énorme corpus de témoignages de la Grande Guerre, et se livrait à son sujet, au nom de l’impératif d’exactitude factuelle, à une critique des littératures de guerre, qui tombaient à ses yeux dans une surchauffe épique impardonnable au regard de la réalité tragique : condamnant les manipulations idéologiques et effets esthétiques, Cru allait jusqu’à bannir toute entreprise fictionnelle. Le livre suscita dans les milieux littéraires et historiens de nombreuses polémiques, que leur exhumation en sociologie puis en littérature13 a curieusement en partie réveillées, comme si le propos de Cru résistait à une lecture historicisante, comme si sa normativité pouvait encore faire autorité ou litige.

Le témoignage comme genre littéraire en France de 1914 à nos jours14 : ainsi s’intitulait la thèse de Charlotte Lacoste, passionnante et précieuse malgré ces prémisses : elle disait vouloir y décrire les « principales caractéristiques du genre» à l’aide de la méthode textométrique de la « linguistique de corpus » empruntée à François Rastier, et « poser les jalons d’une histoire du témoignage et de sa réception ». Cette proposition s’articulait à un triple corpus : récits de la Première Guerre mondiale, récits de déportations sous le régime nazi, témoignages de la violence coloniale en Algérie15 restait français, la perspective s’élargit dans le numéro de la revue Europe qu’elle a dirigé en 2016 avec Frédérik Detue, Témoigner en littérature16 : écrits sur Hiroshima, sur le génocide arménien, sur la Kolyma, sur l’exil rural en Chine..., sont cette fois évoqués dans des études critiques que précèdent deux textes programmatiques et synthétiques : « Ce que le témoignage fait à la littérature », et « Les vicissitudes d’un genre littéraire ». Aux premières lignes du premier réapparaît « l’avènement du témoignage comme genre littéraire » : celui- ci, disent les auteurs, est certes précédé de nombreux corpus de journaux, écritures personnelles et mémoires de guerre, mais les « témoins du XXe siècle » - précédemment évoqués comme « les survivants d’un crime de masse » - ont ceci de particulier qu’ils ont recouru à un « modèle narratif hérité de la déposition en justice ». En ceci ces textes marquent une « rupture radicale » avec la « littérature : « avec le témoignage, l’œuvre littéraire devient, selon la formule de Primo Levi, ‘un acte judiciaire’, dont il convient d’analyser les spécificités »17. « Témoigner en littérature : un acte judiciaire », dit le titre du premier sous-chapitre dans « Ce que fait le témoignage fait à la littérature ». Je ne me livrerai pas ici à une critique de ce numéro, d’ailleurs riche et plein d’aperçus nouveaux. Je me limiterai à quelques observations sur cette idée de rupture radicale, car elle se situe à l’opposé de ce que j’ai tenté de travailler à travers la formule de « littérature en suspens », empruntée à Imre Kertész : ce que le témoignage historique fait à la littérature ne se saisit à mon avis justement pas en terme de rupture radicale, ni au profit d’un modèle « judiciaire » conçu comme dispositif d’attestation. Rappelons que la formule de Levi était différente : « Je voyais ce livre comme un acte judiciaire. J’avais envie de témoigner »18. Affirmer une « rupture » suppose d’éliminer, avec la subjectivité qui imprègne tout ce propos, le registre de la représentation (« je voyais ce livre comme ») par quoi le livre était comparé à un acte judiciaire, la dimension désirante ou intentionnelle (« envie de témoigner ») et la conjugaison au passé (« je voyais »). Cette triple inflexion n’est pourtant pas dénuée d’importance : elle caractérise le regard subjectif volontiers distanciateur que Levi a posé sur son premier témoignage, et sur la manière dont il l’avait initialement présenté. S’il a en effet fréquemment fait appel au modèle judiciaire à propos il a aussi rappelé la dimension littéraire de son texte et le rôle qu’y avait joué Dante. En 1976 il s’adresse à ses lecteurs comme à des « juges » auxquels un témoin préparerait le terrain, mais il dit aussi avoir choisi le langage du « langage sobre et posé du témoin » afin de « rendre ses paroles crédibles »19, et cette formule qui mériterait elle aussi commentaire. L’acte judiciaire est une métaphore symbolique et une stratégie stylistique. Si Chalamov mobilise l’image du « procès-verbal » dans Tout ou rien à propos de ses Récits de la Kolyma, il s’agit d’un « procès-verbal hissé au rang de l’art », et ce transport est une poétique. En littérature le témoignage de l’inhumain ne saurait être un « acte judiciaire ». Il ne se produit pas au cours d’une action en justice ni en présence d’un juge, et il n’est pas mobilisé pour sa valeur probatoire. C’est un acte en effet, qui parfois mime la déposition mais sans en être une, et qui très souvent rappelle, invoque voire représente une scène de justice qui déborde le droit : formulée comme une exigence et une promesse qui engage la vie entière au nom des morts, celle-ci est enveloppée de sacré – élément qu’explicite d’ailleurs la poésie de Levi, volontiers imprécatoire. C’est pourquoi une interprétation anthropologique s’impose, éclairant cette question sous l’angle des formes de sécularisation et des régimes de véridiction : qui prenne soin de distinguer la preuve et le témoignage, de saisir la division de la vérité qui s’y joue et de préciser en quoi ce mal de vérité spécifique concerne l’écriture littéraire. Il n’est pas juste de dire que « le parti pris matérialiste qui est au fondement du genre testimonial et de sa valeur de document historique (...) amène les auteurs de témoignages à faire la preuve de leur présence » : à aucun moment Primo Levi ne « fait la preuve » de sa présence dans Si c’est un homme, texte dont la « valeur » et la visée ne sont justement pas celles du « document historique ». Sa comparaison du livre avec un « acte judiciaire » met autre chose en jeu qu’un désir de prouver. Et s’il existe un « parti pris matérialiste » dans son écriture testimoniale, ce terme est trop vague pour qu’on puisse reconnaître là un fondement. D’autant que par l’exigence de justice s’y ajoute un élément non matérialiste, qui a à voir en revanche avec « l’envie de témoigner ». On ne peut pas prêter à Levi la vision de la vérité de Cru sans escamoter sa pensée, dont les nuances et la subtilité ont été déclinées dans la totalité d’une œuvre.

Le texte de 4e de couverture du numéro Europe fait un usage comparable de Perec : ce genre testimonial, disent les auteurs, ne doit plus être relégué dans une position marginale alors même qu’il a donné, selon les mots de Georges Perec, « l’exemple le plus parfait de ce que peut être la littérature ». Ici Perec dit justement que la littérature peut être cela : elle ne l’est pas. C’était une proposition qui n’ignorait pas sa teneur utopique, ni son caractère éminemment politique20. Qu’il s’agisse de Levi ou de Perec, l’absolutisation d’un propos d’auteur n’a de toute façon pas lieu d’être : il est à rapporter à une expérience d’un camp, et aux idiosyncrasies de deux écrivains français, inscrits dans une époque et porteurs d’un projet, comme l’avait été Norton Cru lui-même.

Quel « schisme littéraire » ?

Cette idée d’une « rupture radicale » s’appuie sur la notion de « schisme » : « A la fois œuvre littéraire et document doté d’une valeur probatoire, le témoignage consacre une rupture radicale avec la doctrine de l’autonomie de l’art héritée du romantisme : il invite à un réexamen critique de certains credo contemporains relatifs à l’absolue liberté d’invention de l’artiste, à la déliaison de l’éthique et de l’esthétique, ou encore à la réduction de la littérature à la fiction. L’avènement du témoignage a produit un schisme littéraire dont on n’a peut-être pas encore pris toute la mesure », dit la 4e de couverture encore. Ce schisme est donc celui que produirait « l’avènement du témoignage » dans la littérature, une littérature pensée comme libre imagination créatrice, instance idéale et champ autonome : c’est là la part de « l’idéalisme » auquel le « matérialisme » testimonial s’opposerait. C’est la thèse de Frédérik Detue, qui parle de « dissidence du romantisme » et de« schisme littéraire » à propos des « témoignages de la Grande Guerre » 21.

Cette notion de « schisme littéraire », je l’avais avancée en 2001 pour parler, non pas du témoignage comme discours soumis à l’impératif de vérité, mais du témoignage de la désappartenance comme propos clivant, conduisant à une critique nouvelle de la littérature : un propos de facto utopique, sans lieu et sans amarre autre qu’une mémoire blessée et transie, celle du corps que le langage doit fouiller, car les catégories déposées par les expériences mentales accumulées jusque-là se montrent inadéquates. Mais cette révocation des catégories n’équivaut pas à un matérialisme : elle peut passer par des formes de spiritualité, de croyance et d’espérance qu’on sent à l’œuvre dans la prose de L’Espèce humaine : il n’est pas besoin de lire Etty Hillesum ou Chaïm Kaplan pour se convaincre. Si j’ai parlé d’une « vérité du témoin comme schisme littéraire », c’était d’ailleurs en lisant Antelme et Chalamov, auteurs dont la pensée de la vérité – car ils en ont bien une - est profondément étrangère à celle de Cru, et même clairement antinomique22. La vérité qu’invoquait Perec n’est pas une machine à vérifier les récits, pas plus que celle dont parlait Antelme à propos de la poésie des camps. Ce qui produit un « schisme » n’est pas l’engagement du témoin à attester les faits, mais l’effort inouï de restituer l’événement d’une désappartenance, soit une rupture anthropologique, sous la forme d’une expérience personnelle alors que les cadres de l’expérience humaine ont été atteints. Ce dont il faut témoigner - un effondrement de soi et d’un monde à travers soi - requiert des exigences critiques d’une autre nature que la critique de la culture qu’avait voulu radicaliser Adorno : il faut au témoin devenu auteur une autre technè, de nouveaux procédés d’étrangéisation de l’expérience humaine23.

Car ce qui a été «vécu » ici suppose non tant d’élargir le domaine de l’art que de l’ouvrir à une destructivité nouvelle, qui fait poser sur les formes du vécu et de la vie un regard nouveau, et modifie le « duel » du poète avec la vie, qui avait fait parler d’escrime à Baudelaire. Le témoignage de l’inhumain s’inscrit bien dans l’histoire de la négativité moderne, mais il inaugure quelque chose qui problématise celle-ci, et oblige à ajuster son rapport avec elle. C’est en tout cas ce qui a lieu dans les œuvres testimoniales les plus conscientes de ce qu’elles font en matière de témoignage et de littérature. S’il faut se donner des règles pour une « nouvelle prose » (Chalamov), ou travailler à une poésie devenue « utopie » à distance de « l’art » (Celan), c’est qu’une « ligne infranchissable » a été franchie (Kertész), qui concerne l’humanité au-delà de l’individu ou du collectif. Si l’écriture testimoniale crée bien ici un schisme à l’intérieur de la littérature, c’est qu’ « Auschwitz a mis met la littérature en suspens », formule utilisée par Kertész dans son discours de Stockholm. Formule certes sibylline, qu’éclaire peu le mot « valeurs » prononcé ensuite ; mais si Kertész ne s’est pas expliqué ce jour-là sur ces « valeurs » que la littérature transportait avec elle, la lecture de son œuvre fait comprendre qu’il s’agissait pour lui du double héritage de l’humanisme et du nihilisme européens – là où Celan refusait en acte les compromissions de la lyrique allemande, Chalamov celles du romantisme russe, là encore où Améry récusait la transcendance du poème, Rawicz la métaphore, etc. Chaque fois le schisme se formule autrement, en fonction de la culture littéraire, du goût et des choix de l’auteur. Il a pris d’autres formes encore dans telle chronique de ghetto ou tel journal du camp. Mais on le retrouve dans chaque texte qui se mêle de littérature.

L’événement oblige à poser avec une radicalité inédite les questions de la fonction et de la valeur littéraires, de procéder à un dépôt de bilan idéologique et moral, de fourbir des armes nouvelles contre le mensonge politique, la dénégation, l’illusion humaniste qui fait refuser de voir et de croire, de prendre la mesure des dégâts accomplis. Mais outre que cette radicalité n’est pas celle d’une « rupture », elle ne permet pas de redéfinir l’écriture littéraire comme impératif de vérité factuelle, ni non plus d’ériger le témoignage en modèle d’une littérature de demain. Si quelque chose ici ressemble à un absolu ou à une visée radicale, c’est l’exigence d’historicisation des œuvres et l’attention à l’unicité de leur idiome. Si l’exigence de véridiction du témoin de la désappartenance engendre un schisme littéraire, c’est que la « vérité » et la « diction » de l’expérience font profondément problème : lorsque la vérité est un « mal de vérité », sa diction devient une ascèse et une utopie forcément inventives. Elles obligent l’auteur à se retourner sur - et parfois contre - la littérature, en tant que réservoir de procédés et d’effets éprouvés. Non pas pour refuser a priori l’intervention de la technè, le procédé du masque ou de la fiction producteur d’effets sensibles, mais pour inventer d’autres procédés, destinés à faire voir mais aussi faire croire, sentir, penser : à permettre l’assimilation de l’expérience par un public qui ne peut que l’imaginer.

La transformation du témoignage en « genre littéraire » montre que l’entrée du témoignage en littérature est à présent consacrée. Mais elle l’est au prix d’une redéfinition de la Littérature qui s’apparente à une véritable révision. Au-delà du tournant historique que constitue le témoignage du crime de masse ou de l’hécatombe guerrière, un clivage moral se dessine, qui fait tracer une frontière au sein de la littérature, distinguant entre le bon et le mauvais à l’aide d’un critère absolu de véridiction, situé entre le cognitif et l’éthique, au terme duquel se voient dévalués ou négligés des pans entiers de la littérature, moderne en particulier, sur lesquels plane un soupçon ou un verdict de perversité ou de nuisance morale, tandis que tout ce qui a précédé, qui ne relevait pas de l’intention véridictionnelle, semble basculer dans l’inutilité ou le néant : la littérature de Laclos et Crébillon, la poésie de Villon, Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Michaux, la littérature de Bataille ou de Genet, pour rester dans des canons français, devient illisible ou superflue dans cette axiologie morale. Il y a bien pourtant un tournant dans le saisissant développement des corpus testimoniaux au cours du XXe siècle – et qui ne cesse de grossir au gré des événements malheureux. Mais faut-il voir là « l’invention d’un genre » et pourquoi ne peut-on pas faire du témoignage un « genre littéraire » ?

Les apories du « genre testimonial »

Très instable et fragile au plan théorique, la catégorie du genre relève d’une « ontologie tolérante », comme l’a écrit Marielle Macé24, qui parle à son sujet de « convenance » mouvante, là où Jean-Marie Schaeffer avait parlé de « convention constituante »25. Comme on le sait, le concept de genre ne fait l’objet d’aucun consensus théorique et toute théorie unitaire est aléatoire du fait de la fonctionnalité aléatoire du genre et de l’irréductibilité des logiques génériques. Catégorie majeure de la théorie littéraire française, le genre a été défini comme croisement de constantes thématiques, modales et formelles (G. Genette), et comme catégorie à la fois de la réception et de la production (le genre est un facteur productif de textualité)26. La pragmatique des genres a reformulé cette dualité en distinguant entre activité de « compétence » et de « reconnaissance » : la « compétence » suppose l’apprentissage d’un code, la « reconnaissance » suppose une expérience commune, où entrent en jeu le plaisir et la sensibilité esthétique ; le genre peut donc aussi devenir une catégorie du goût, comme l’a fait valoir Jean-Louis Jeannelle en parlant de « disposition générique »27.

Si l’on voulait reprendre les distinctions de J.M. Schaeffer, on pourrait présenter le témoignage comme un acte soumis à une « convention constituante », c’est-à-dire instituant l’activité qu’elle règle (distinct de la « convention régulatrice », d’où découlent des particularités formelles, et de la « convention traditionnelle », qui décide du contenu mais sans aucune prescription). Ce qu’on a appelé le « pacte testimonial » (Régine Waintrater), par analogie avec le « pacte autobiographique » de Philippe Lejeune, semble relever d’une telle convention : il institue performativement l’activité qu’il règle. Le témoignage est fortement référentiel, puisqu’il a la charge d’attester ce référent, mais son pouvoir d’attestation vient d’une forme d’autoréférentialité. Il est un régime d’énonciation à la fois contraint et performatif. Mais cette institution performative ne relève justement pas d’un genre littéraire, fût-il dit « factuel ».

Jean-Louis Jeannelle, dans un article paru en 2005, appelait à « renouveler l’histoire littéraire en lui ouvrant l’immense domaine des genres non canoniques », les « genres factuels » étrangers à la « triade canonique roman-poésie-théâtre »28, sur lesquels Genette avait attiré l’attention dans Fiction et diction (1991) : récits de soi, mémoires, essais, écrits de vulgarisation, journaux de voyage... Cela supposait d’articuler les questions esthétiques et épistémologiques et d’analyser un autre régime d’inscription dans le temps différent, plus actualiste et moins évolutif29. Parmi les actes qu’illustraient ces genres factuels il mentionnait l’acte de témoigner. Un an plus tôt, Jean-Louis Jeannelle avait invoqué une « histoire du genre testimonial »30 afin de remédier à un contretemps critique singulier : la dimension d’effraction du témoignage historique, lié en particulier à l’expérience de la guerre et du génocide a fait percevoir le témoignage comme discours de rupture lié à un événement disruptif majeur, effaçant une continuité effective au long cours, qu’il faudrait ressaisir et reconstituer. Pour amorcer cette histoire en France, il était remonté en amont de l’histoire du XXe siècle qui avait fait émerger cette notion, jusqu’aux récits de la Commune, et éprouvé la difficulté voire l’aléatoire de dater le phénomène. Dix ans plus tard Jean-Louis Jeannelle doutait qu’il fût réellement possible d’écrire une telle histoire31.

L’historicisation du genre testimonial suppose d’avoir une vision arrêtée de celui-ci, une vision déterminée par la connaissance de certains corpus, et l’ignorance d’autres. Il suffit de sortir des frontières nationales et de poser les yeux sur d’autres événements pour douter des frontières spatio-temporelles du genre, mais aussi de la pertinence de la notion, qui se met à trembler sur ses bases. L’historicisation suppose d’intégrer la nature des événements dans la réflexion, ce qui ne peut se faire qu’à l’échelle mondiale, dans une histoire polycentrique où le droit joue un rôle. En matière de témoignage historique, lorsque les événements relèvent d’une histoire criminelle soumise à des dénis violents et à des luttes mémorielles infinies, l’articulation de l’esthétique et de l’épistémologique suppose d’intégrer aussi des données politiques, historiographiques et juridiques, liées aux difficiles processus de connaissance et de reconnaissance des événements concernés.

Le témoignage présente un paradoxe particulier : il est très ancien en tant que production textuelle, mais très récent comme catégorie de lecture : en France la relecture du Témoins de Norton Cru dans les années 2000, à une période de forte cristallisation mémorielle au sujet de la Shoah à l’échelle non seulement européenne mais mondiale, a joué ici un rôle décisif. La constitution du témoignage en objet théorique est indissociable de son indexation sur l’histoire politique, juridique et mémorielle. Or depuis longtemps on témoigne, et depuis longtemps on témoigne en littérature, mais pas sous l’espèce d’un « genre ». L’acte de témoigner a été déjà fortement littérarisé dans d’autres registres, par exemple dans les récits d’extase mystique ou de miracles, ou dans les écritures du corps propres aux modernités et avant-gardes, qui mettent le sujet aux prises avec un phénomène qui le transporte et le déborde (comme chez Rimbaud dans la Saison en enfer, présenté comme un « carnet de damné », ou dans Connaissance par les gouffres de Michaux, ou dans les récits d’expérience-limite de Bataille). La constitution du témoignage en objet de la théorie littéraire est indissociable de notre culture de la mémoire et du régime d’historicité présentiste.

Si l’on s’entend pour ne parler que de ce type de témoignage historique, une discordance criante entre réception et production éclate, qui empêche d’écrire l’histoire de la naissance du genre sans passer par des considérations historico-politiques, culturelles et même philosophiques. Dans les ruines de Zabel Essayan, un des premiers grands témoignages de ce type, a été écrit en arménien occidental en 1909, vingt ans avant Témoins de Norton Cru qui rassemblait les témoignages relatifs à la Grande Guerre – guerre durant laquelle et derrière laquelle s’est perpétré le génocide arménien, faisant comprendre le caractère précurseur et préparatoire des grands massacres antérieurs. Mais là où le livre de Norton Cru a créé en France une « affaire », celui d’Essayan n’a été traduit en français qu’un siècle plus tard32, et il l’est depuis peu en turc. Du fait de l’histoire de la population et de la langue d’Arménie occidentale, le premier grand témoignage d’un massacre de type génocidaire n’a reçu qu’une audience limitée, ou plutôt il n’a pas été reçu en Occident. On a donc assisté à la naissance d’un corpus et à l’inauguration silencieuse d’un genre (ou bien faut-il renoncer à parler de genre ?) Mais la dissociation entre production et réception, ou « compétence » générique et
« reconnaissance », s’illustre aussi bien à l’intérieur de la Bibliothèque de la Catastrophe relative à la Shoah : on parle d’une « littérature des ravins » en France depuis 2015, alors qu’elle est née en URSS en 1941, avec les poèmes des correspondants de guerre soviétiques, qui étaient souvent aussi les rédacteurs du Livre noir. La « Littérature du Khurbn », qui hérite de traditions littéraires et religieuses spécifiques, a fait l’objet d’analyses de corpus et de genre dans les années 70-80 aux USA et en Israël, alors qu’elle s’est pensée comme telle dans les ghettos de Pologne et Lituanie.

S’il faut définir le témoignage, comment le faire sans prêter à l’équivoque ? Le témoignage n’est ni un genre, ni un « geste »33, ni même quelque chose qui se situerait entre les deux34. Il faudrait plutôt y voir un acte verbal soumis à une multiplicité d’inflexions, exigences et usages différents, variant eux-mêmes selon certaines circonstances : l’endroit et le moment où le témoignage a lieu et est entendu ou recueilli, le degré d’implication du témoin dans ce dont il témoigne, ses conditions d’énonciation ou de rédaction, le dispositif social ou le cadre dans lequel est pris son discours (la conversation, le journal intime, le tribunal, le livre...). Il n’est pas seulement un discours informé sur les faits mais un acte de profération et d’inscription singulier, un événement linguistique qui engage son locuteur à l’égard du réel dont il parle, et de ceux qui l’écoutent. Qui l’engage à l’égard aussi, parfois, de ceux dont il a partagé l’expérience jusqu’au point où leurs destins se sont séparés, et qui ne peuvent plus ni parler ni entendre : c’est le cas du témoin historique, qui relate un événement collectif et parle pour les silencieux ou les disparus. L’engagement du témoin touche à la fidélité de son discours au réel, a priori garantie par sa présence à l’événement raconté. Mais cette présence ne devient un acte que s’il s’en ressaisit, s’il assume ce discours qui l’expose, et qu’il lui faut garantir, et en un sens incarner. Le témoignage est un discours assumé, signé, adressé et incarné, mais à la manière d’une tâche, liée à sa triple fonction d’attestation, de véridiction et de transmission. Tâche qui pour le témoin de la désappartenance devient celle d’exister dans un monde scindé, troué. Cette tâche concerne potentiellement à la fois le droit, l’historiographie et la littérature, qui mettent en jeu autant d’institutions différentes.

La définition d’un genre suppose de délimiter d’avance un corpus, de procéder à une découpe dans le déjà connu et reconnu, donc de produire de facto un canon : de fabriquer un modèle imaginaire en vertu d’une normativité plus ou moins assumée. Le risque est de confondre le genre testimonial avec ce canon. Un modèle s’est de fait créé du témoignage comme récit de rescapé, à partir du double corpus des récits de combattants et de survivants des camps: celui d’une narration dépouillée, soumise à l’exigence d’exactitude et de sobriété. Cette approche a produit d’énormes points aveugles, qu’ensuite il faut travailler à combler lorsque pour des raisons politiques et éthiques le regard se décentre : récits d’autres camps ou lieux de détention, récits d’autres crimes de masse et de guerre civile, comme ceux qui se multiplient à propos de l’actuelle catastrophe syrienne, venant grossir un corpus déjà lourd de témoignages d’incarcération ; récits de réfugiés enfin, dont le volume augmente vertigineusement pour les raisons politiques qu’on sait. Mais ce travail d’ouverture des corpus en toute cohérence doit aussi s’effectuer en amont, en allant chercher les antécédents de ces « littératures de témoignage » dans les récits des « malheurs du temps »35, journaux et chroniques de peste, carnets de la Commune, etc.

Faire reposer une théorie du témoignage sur la théorie du genre, c’est supposer que le genre soit le « concept central d’une poétique généralisée », comme le réclame François Rastier. Or si cette notion est incontournable en poétique, c’est comme peut l’être une panoplie dans un jeu : en quoi est-elle centrale pour comprendre la créativité littéraire, désigne-t-elle un moteur ou un vecteur essentiel de celle-ci ? Si le genre fait partie de la langue littéraire, la poétique est une affaire d’énonciation. D’autre part, fonder l’étude du témoignage sur une « linguistique de corpus », telle que François Rastier l’a modélisée avec une rigueur scientifique dans sa sémantique interprétative36, pose plusieurs questions. Pour procéder aux études statistiques requises et repérer des procédés significatifs, il faut d’abord sélectionner un corpus. Selon quels principes ? Au regard de la déontologie en question, cette sélection devrait se faire sur un mode lui aussi scientifique, sans céder à des effets d’émergence ou d’institution de canon, sans ériger non plus un modèle d’écriture normatif – c’est le cas avec le modèle prescriptif de Norton Cru, dont le positivisme saute aux yeux.

D’autre part, F. Rastier définit le genre comme programme de prescriptions relevant de normes sociales, dotées d’effets linguistiques repérables avec les outils de la statistique et de l’interprétation sémantique. Or ces normes sont justement questionnées par le témoignage de la désappartenance, qui rend compte non d’une crise sociale ou culturelle, mais d’une rupture anthropologique, qui touche aux formes collectives du deuil, à la distinction entre vivant et mort, aux formes de la filiation et de la parenté, à la structure du réel et de la vérité. Une catastrophe de ce type est de nature à ébranler ou questionner, avec la culture, la machine des genres en tant qu’héritage. Forcé d’assumer des fonctions critiques singulières, le témoin se pose précisément la question de son appartenance aux normes sociales dans lesquelles son discours est pris : normes politiques, juridiques, culturelles, artistiques, genres, autant de codes sociaux et de règles du jeu constitutifs d’un système de valeurs hérité. Or tout en plaçant haut la barre de la moralité littéraire, F. Rastier reconduit curieusement cet héritage tel quel, comme si au-delà du genre littéraire il n’y avait point de salut théorique ; comme si, au-delà du témoignage comme discours véridique il n’y avait point de salut moral en littérature. Or dans les témoignages de la Catastrophe, la littérarité est si fortement dépendante des événements qu’elle se singularise avec eux, et réclame un travail critique ad hoc. En tant qu’édifice, institution, patrimoine hérités, la littérature comme pratique système de valeurs est questionnée et étrangéisée par les témoignages de la désappartenance. Lisant les œuvres on voit chaque témoignage discuter (tout haut ou tout bas) de son appartenance à la littérature, comme le témoin questionne sans fin son appartenance à l’humanité, la sienne, ou celle de l’expérience historique qui l’a à jamais changé et déplacé, sinon défiguré. Mais cette discussion travaille la littérature sans rompre avec elle. Le récit « anti-littéraire » de la Kolyma est une tentative de refonder la souveraineté littéraire de l’auteur comme témoin : Chalamov dit que la seule force permettant d’affirmer une victoire morale dans le langage du « document », c’est le talent poétique, qui fait que l’auteur se laisse guider par des forces non humaines, telle la « pierre » (Tout ou rien).

Enjeux transgénériques du témoignage

Si l’acte de témoigner peut entrer en littérature, c’est sans doute parce que l’activité poétique, entendue au sens large de poiein, fait aussi de la parole une sorte d’acte singulier : un « faire ». Que celui-ci relève ou non de la mimesis comme le pensait Aristote (distincte de la théorie qui était contemplation), il suppose un savoir-faire et un habitus, une disposition : une technè. La difficulté alors est de comprendre le rapport que peuvent entretenir l’acte testimonial et le faire poétique au-delà de leurs ressemblances. L’une de ces ressemblances est que l’un et l’autre peuvent se réaliser dans des formes et genres donnés, comme en créer d’autres – beaucoup d’autres même, alors pourtant que la culture a été frappée de plein fouet : c’est ce que montre la « Bibliothèque de la Catastrophe », expression qui s’est installée dans la critique américaine au cours des années 80 avec les travaux de David Roskies, et qui s’est répandue depuis. Il faudrait parler aujourd’hui des Bibliothèques de la Catastrophe : chaque événement majeur produit une littérature spécifique. Ces littératures sont susceptibles de lectures parallèles de par leur contenu anthropologique, et le régime mondialisé de la lecture contemporaine, qui les fait circuler et se faire signe de plus en plus.

Dans ces corpus se manifeste en effet un autre paradoxe constitutif : une très forte contrainte énonciative coïncide avec une grande liberté générique et formelle. La contrainte référentielle en effet, au-delà de la fidélité aux faits, installe un rapport de dette au réel et aux morts ; or celui-ci devient pour celui qui écrit une gageure inédite, qui oblige à chercher une forme. C’est pourquoi la pratique réfléchie du témoignage littéraire a suscité de nouvelles formes d’avant- gardisme, même si cette notion fanfaronne et elle-même trop héritée n’a pas été revendiquée comme telle. La nouveauté de l’expérience traversée donne parfois aux textes littéraires une dimension annonciatrice, sinon fondatrice, liée à la conscience d’une inauguration qui ouvre un espace inconnu : c’est le cas de la « nouvelle prose » de Chalamov, de « l’art lazaréen » de Cayrol, de « l’utopie » poétique de Celan, de la « vérité de la littérature » de Perec lisant Antelme.

Ce paradoxe se tend à l’extrême avec la fiction, qui renonce à attester pour dire vrai, et confie à l’imagination la restitution de ce qui a eu lieu. Le pacte autobiographique peut ainsi être brisé sans rupture du pacte testimonial, lequel peut se traduire en fiction. La fictionnalisation de l’expérience est parfois vécu par l’auteur comme la condition sans laquelle ne pourrait aboutir l’intention testimoniale : c’est ce qu’on voit dans les récits de Cayrol, qui a systématiquement contourné le témoignage en fabriquant des fictions allusives37, mais aussi chez Kertész et Appelfeld, qui ont transposé leur histoire sans cesser de vouloir en témoigner. La fable, qui déforme et transpose les faits, peut devenir un instrument d’authentification de l’expérience vécue par l’auteur car l’expérience réelle a été celle d’une déréalisation du monde inédite. L’auteur dit même parfois la nécessité de réinventer l’événement pour pouvoir l’écrire (« inventer Auschwitz dans la langue », dit Kertész). La fiction fait ainsi mimer l’expérience, la réinventer, l’halluciner, la figurer. Un tel phénomène nécessite de déchiffrer soigneusement les fictions à la lumière des expériences historiques : saisir la dimension testimoniale d’un texte, et sa modalité, suppose donc d’instituer une sorte de veille de la référence au sein du texte – et ceci ne relève pas forcément de la « vérification ». Ces formes d’authentification reposent souvent sur un cryptage de la véridiction. C’est pourquoi j’ai proposé de distinguer entre fiction intégrale et fiction testimoniale (et pas seulement fiction autobiographique). James Young a proposé de distinguer entre les textes qui font de l’authenticité un élément de fiction et ceux qui protègent le lien empirique entre le texte et l’expérience, « même de manière ténue »38. Cette manière ténue devient décisive : elle est le lieu même où s’inscrit la poétique de chacun, où se crypte, se transpose, se réécrit et se réinvente l’expérience, sans que le pacte testimonial soit rompu en tant qu’impératif éthique intériorisé.

La littérature peut donc devenir un instrument pour témoigner et transmettre la signification d’une expérience. Mais l’entrée du témoignage dans le champ des œuvres est conditionnelle : elle se fait « selon certaines circonstances et conditions de chaleur et de pression », comme l’a dit par métaphore Gérard Genette à propos de la « littérarité » dans Fiction et diction39. La tâche du poéticien est alors de comprendre comment l’incarnation et l’indexation historique s’inscrivent dans le discours, et parfois deviennent l’objet même du récit dans sa forme initiatique40. D’autre part, la littérature semble constamment débordée par ce dont elle devient l’instrument : le témoignage de la désappartenance semble traverser les genres littéraires et la littérature elle-même pour chercher ailleurs. La traversée des genres prend un tour expérimental, questionneur et chercheur qui réclame une posture interprétative singulière. Les genres et les codes narratifs hérités – le conte, le récit d’enfance, le roman d’apprentissage, l’autobiographie - y sont non seulement utilisés mais comme mis à l’épreuve, traversés, retournés. C’est là qu’agit le jeu qui vient à la fois servir la contrainte et dégager l’auteur de l’emprise traumatique, inventant de nouveaux protocoles à l’intérieur d’un contrat éthique dont les règles nourrissent un art poétique.

Comme l’a montré très tôt Judith Klein dans Literature und Genozid41, la littérature qui témoigne de la Shoah reprend volontiers des procédés modernistes hérités : effets de fragmentation et discontinuité, mais aussi documents introduits dans fiction, mélange du vrai et de l’apocryphe (Kis se réclamant de Borges), montages allégoriques et métaphoriques, formes de sacralisation parodique (Rousset), étrangéisation ironique (Kis se réclamant de Chklovski). Mais elle déplace ces codes et les étrangéise eux-mêmes, comme « l’art lazaréen » de Cayrol ou le « romanesque concentrationnaire » étrangéise le « merveilleux », comme Kertész altère et retourne le modèle allemand du roman d’apprentissage. L’emprunt fait à ces codes est souvent voyant et même inflationniste, mais toujours ambigu. Il signe un rapport joueur et critique ou mélancolique à la littérature, un savoir ironique des genres. Primo Levi transforme ainsi presque en jouet l’idée de genre lorsqu’il parle du « récit du rescapé » comme genre littéraire et se compare à Ulysse42.

La transgénéricité littéraire du témoignage est évidente : l’existence de corpus riches et diversifiés montre la capacité du témoin historique à s’exprimer, au-delà de la narration factuelle, dans une multiplicité de formes issues des trois grands modes épiques, lyriques et scéniques, et d’emprunter les voies de la fiction ou le masque de la persona poétique. On peut se demander si cette transgénéricité est liée à la plasticité anthropologique du discours testimonial, et à sa multifonctionnalité effective : à son inscription dans le juridique et le religieux en particulier. Le témoignage est devenu constitutif de l’exercice de la justice et de l’histoire ; la littérature s’en souvient, comme elle se souvient de sa dimension religieuse. Elle peut en user et en jouer. Il est fréquent qu’un texte testimonial se nourrisse d’une parole ou d’une archive historico-juridique, comme on le voit dans les écritures de témoins oculaires qui ont contribué au travail d’attestation du crime (Zofia Nalkowska) ou de descendants (Reznikoff). A l’inverse, le cadre judiciaire n’empêche jamais le possible débordement poétique du témoignage, qui peut animer et détruire la déposition (Ka Tzetnik au procès Eichmann)43.

L’entêtante question de la fiction

Autre problème posée par cette centralité de la question du genre : la « poétique du témoignage » s’est focalisée sur deux grandes questions, qui correspondent à des genres et se montrent prises dans l’histoire culturelle qui leur est attachée, où la Poétique d’Aristote continue de jouer un rôle décisif : d’une part la poésie, reformulée par Derrida comme vocation au témoignage,

de même que le témoignage est voué à la poésie ; d’autre part la fiction, aujourd’hui volontiers valorisée comme témoignage supérieur en vertu du « passage de témoin »44, tout en continuant d’être mise en cause dans son droit, interrogée comme problème ou incriminé comme faute. Dans les deux cas la fiction reste une catégorie déterminante pour rendre compte du témoignage littéraire. Il y a certes là des raisons profondes à cette persistance : d’une part la fiction est comme le jeu une activité humaine persistante, qui probablement persévère dans son être autant que l’humanité ; d’autre part, sa persistance suscite ici une angoisse singulière quant au devenir et à la transmission des témoignages.

Observons par exemple ce qui se joue aujourd’hui autour du témoignage de Zalmen Gradowski, Au coeur de l’enfer45, le plus littéraire des Rouleaux d’Auschwitz : ce texte a fait significativement l’objet depuis dix ans d’une attention renouvelée46, expliquant qu’un jeune cinéaste hongrois se soit saisi de ce témoignage pour imaginer une histoire d’inhumation impossible au sein du Sonderkommando, produisant un film saisissant, violent, troublant47. C’est en termes d’« inquiétude » que s’est exprimée récemment Judith Lyon-Caen à propos de la « fiction d’histoire » mise en œuvre par László Nemes dans Le Fils de Saül, alors même que l’historienne est de ceux, rares en France, dont la réflexion historiographique concerne la littérarité des œuvres, au-delà de leurs modes d’inscription institutionnels et effets sociaux48. Parlant des témoins du Sonderkommando de Birkenau elle écrit : « Il est indispensable que l’on ne prenne jamais pour une fiction leur engagement dans l’écriture qui a été leur forme de résistance, leur critique enfin étranger au concert d’éloges comme au règlement de comptes, cette position semble interdire toute fictionnalisation de témoignage, et outre qu’un tel interdit ne peut être que transgressé, il contredit la littérature des rescapés eux-mêmes : comme Judith Lyon-Caen le reconnaît, il y a des éléments de fictionnalisation dans le texte de Gradowski, et il y en a dans une multitude de textes relatifs à Birkenau : c’est le cas, parmi les plus récents, dans les Paysages de la Métropole de la Mort d’Otto dov Kulka, « texte inclassable » dont elle a évoqué la puissance poétique et l’onirisme : s’il ne veut être « ni un témoignage historique, ni un mémoire autobiographique », mais une série de « scènes de la mémoire », et si Kulka y dit son profond malaise à l’égard de toute littérature de la Shoah, ces « scènes » relèvent bien d’un travail de poétisation de l’expérience : celle cette fois du camp des familles tchèques de Birkenau, passée au prisme d’une mémoire tardive par un historien du nazisme qui revient ici sur un vécu d’enfance irréductible à la rationalisation historienne, et orchestre ce qu’il appelle sa «mythologie privée »50.

Certes, l’historienne n’entendait pas dans ce texte récuser toute fictionnalisation de témoignage, mais celle du geste d’écriture du témoin de Birkenau, qui a pour effet de transformer la source du témoignage en figure secondaire : là où il fallait selon elle donner accès à l’écriture du témoignage comme acte de résistance, et le faire comprendre, le film le recouvrait de sa propre fiction d’histoire51. Mais que faire lorsque le témoin survivant passe lui-même par l’opération de fictionnalisation de l’écriture ? C’est le cas dans un autre témoignage important du camp des familles tchèques : dans The Painted Wall d’Otto B. Kraus, traduit en français sous le titre Le Mur de Lisa Pomnenka52, l’auteur, survivant de l’équipe d’éducateurs du Kinderblock, a choisi d’en témoigner non seulement à travers une fiction codée, mais en réactualisant la fiction du manuscrit trouvé, soumise à des inflexions singulières, étrangéisée. L’opération dite d’« istoricisation de la fiction »53, où Emmanuel Bouju voit un des signes du présentisme contemporain, a curieusement été accomplie par certains survivants. Le problème est certes différent car le journal est ici pure invention, probablement inspirée de la découverte des Rouleaux d’Auschwitz et des Archives Ringelblum à Varsovie et des journaux de Terezin. Il y eut des pratiques d’écriture dans le Kinderblock du camp des familles, mais nul n’a évoqué un journal collectif rédigé par un des éducateurs (ici Alex Ehren). Or, cette absence de journal effectif pourrait faire percevoir ce choix de la fiction comme plus problématique encore. Mais que signifierait ici l’interdit de fiction ? N’est-on pas tenu de prendre acte et de rendre compte des choix d’auteurs, en comprenant les raisons et effets de cette étrangéisation de la fiction54 L’exemple d’Otto B. Kraus nous invite à mesurer les échecs ou réussites d’une œuvre à l’aune de ses propres objectifs et contraintes, qu’il s’agisse de témoignages de survivants ou de fictions d’histoire.

Plutôt que de se poser la question des droits et compétences du témoin dans les domaines de la poésie ou de la fiction, il faudrait revenir aux caractéristiques propres de la parole ou du texte testimonial en considérant ce qu’elles deviennent en littérature, ce que la littérature peut en faire dans le cas des témoignages de la désappartenance, dans quelle mesure elle peut en jouer.

L’acte comme rite, le témoignage comme serment

J’ai proposé plus haut de percevoir le témoignage comme un acte verbal. Du point de vue de la théorie du langage, certes, tout texte est un acte communicationnel et illocutoire : il se caractérise par un statut énonciatif et une modalité d’énonciation. Cet acte peut être assertif, persuasif, ou expressif. Le témoignage est a priori destiné à l’assertion mais il peut être les trois à la fois, du fait de sa fonction multiple, à la fois d’attestation, de véridiction, de transmission, mais aussi de deuil. Au regard de l’articulation du deuil et de la véridiction, la question qu’il faut à mon avis poser est celle de la dimension sacrée ou sacramentelle du témoignage, et celle du rapport entre la créativité formelle du témoignage et cette ritualité à l’œuvre. Comment la contrainte et le jeu travaillent-ils ensemble cet élément de sacralité, et que devient-il dans le témoignage de la désappartenance ?

Ici un énorme chantier s’ouvre, mais je ne ferai que poser quelques jalons55. Répondre à cette question suppose de faire retour sur la dimension performative du témoignage, liée à la dimension du serment, constitutive du pacte testimonial et par quoi il se distingue de l’assertion. Emile Benvéniste, dans le Vocabulaire des Institutions indoeuropéennes, écrivait : « Le serment (sacramentum) implique la notion de rendre sacer. Il apparaît comme une opération consistant à rendre sacer conditionnellement »56 De même qu’il y a littérarité conditionnelle dans le témoignage, il y a sacralité conditionnelle dans le serment. Dans le régime d’énonciation testimoniale, le lien entre le langage et le réel relève de l’acte rituel : l’engagement du témoin à l’égard du réel et des morts passe paradoxalement par une parole autoréférentielle, autofondatrice.

Cette sacralité se manifeste par une ritualité codifiée, qui touche à l’élément juridico- religieux présent dans le témoignage. Passant en revue les mondes païen et chrétien, Benvéniste a analysé les rites oraux et gestuels par quoi s’instituait une relation entre un engagement à dire vrai et la puissance supérieure invoquée. Dans le monde gréco-romain, jurer qu’on dit la vérité à ses pairs supposait de passer par la caution des dieux. A cet antique appel à témoin des dieux a succédé l’idée chrétienne du « témoignage de Dieu » (Saint-Augustin), qui donnait à la Bible son autorité infaillible. Le serment, constitutif du témoignage judiciaire, est une affirmation humaine à laquelle doit s’ajouter le témoignage divin, il est la parole prononcée sous le regard de Dieu. Dans la Grèce archaïque et les trois monothéismes, le témoignage est un acte de foi et un signe d’Alliance. Le témoignage devient un élément de preuve dans un processus juridique et historiographique, et ceci dès la Grèce de Sophocle (c’est du moins ce qu’a montré Foucault dans une belle analyse d’Œdipe roi). Ces usages différenciés du témoignage, comme délivrance d’une preuve et acte de foi, montre le caractère originairement éclaté du concept de témoignage : ce que Ricoeur appelait la « crise du témoignage » a en fait toujours existé. On la voit à l’œuvre très tôt dans le christianisme, dès la Péricope de l’Evangile de Jean (20), qui fait de Thomas, – l’homme qui ne peut croire sans voir et même toucher – l’incarnation d’une humanité faillible, mais cette faiblesse est consentie par le Christ, qui en appelle cependant aux heureux élus qui croient sans voir.

Dans Le Sacrement du langage, paru bien après Ce qui reste d’Auschwitz, Giorgio Agamben ne revient que très fugacement sur le témoignage : il est, dit-il, le « seuil par lequel le langage entre dans le droit et la religio »57. Mais son « archéologie du serment » permet de penser une dimension essentielle du témoignage, celle de la promesse comme acte et rite linguistique. La parole autoréférentielle du serment est interprétée comme la survivance d’un stade du langage humain où le lien entre les mots est choses est performatif et non dénotatif. Si ce lien performatif semble antérieur à la distinction entre sens et dénotation, il s’agit d’un processus historique et non d’une origine, et les deux systèmes coexistent aujourd’hui. Sacrement du langage, le serment, dit Agamben en citant Samuel von Pufendorf, est un acte de soutien au langage lui-même et pas seulement aux « pactes » : il « confirme » et renforce le langage par des actes rituels qui donnent à la parole le pouvoir de produire et imposer sa vérité. Le « je le jure » produit une fidélité aux autres, vivants et morts, mais avant tout une fidélité à soi : la parole devient sa propre constituante.

Que la « crise du témoignage » soit ou non un nouvel effet de cette coexistence entre le performatif et le dénotatif, entre l’acte verbal à valeur sacramentelle et l’assertion qui fait preuve à valeur cognitive, la question est celle-ci : que devient l’espace sacré du serment dans le témoignage de la désappartenance ? Le serment de vérité devient un acte de fidélité aux disparus, engagement sans fin qu’il faut prononcer, proférer, à la manière d’un appel à témoin : c’est cette profération, main levée vers le ciel en signe d’engagement solennel dû aux morts, qu’accomplit Yolande Mukagasana à la fin de sa prise de parole liminaire dans la pièce du Groupov, Rwanda 1994. Cet engagement à l’égard des vivants et des morts - que reflète le sous-titre de la pièce, « une tentative de réparation symbolique envers les morts, à l'usage des vivants » - complique la teneur sacramentelle du témoignage. Le serment de vérité devient un rite mémoriel et funéraire. L’appel à témoins devient prière pour les disparus et adresse aux morts, autant qu’appel aux vivants comme témoins et dépositaires à leur tour. Le témoignage s’engage à l’égard des vivants et des morts sur deux modes différents, en un seul acte. Un autre espace sacré s’ouvre. Le testis du superstes devient le peuple des morts – celui que Celan appelle « le peuple-de-la-nuée, magnétique », et vers lequel il se tourne pour dire aux vivants : « personne ne témoigne pour le témoin ». La tâche du témoin est néanmoins de faire entrer ce peuple des morts dans l’espace des vivants. La promesse de vérité devient promesse de deuil, mais un deuil inachevable, infini.

On conçoit ici ce que la poétique peut apprendre de ces formes de ritualité, directes ou déguisées : elle peut prendre des formes rythmiques et nourrir un imaginaire et une symbolique.

Dans les littératures de la Catastrophe, cet élément de sacralité est sujet à d’innombrables variations et inventions littéraires. Chaque œuvre peut être analysée comme le lieu intime où s’élaborent et s’exposent des rituels d’engagement, de promesse et de deuil réglés par l’auteur, qui risque ici son œuvre propre, et crée son idiome. Or cette libre ritualisation de la parole du témoin survivant, propice au travail créatif du langage, semble totalement contournée par les théories et poétiques du témoignage, alors qu’elle concerne d’évidence la mise en forme littéraire. Même Derrida n’a pas fait de cette ritualité le propre de sa « poétique du témoignage », alors qu’il a insisté par ailleurs sur cette dimension sacramentelle et religieuse58 : il a vu le témoignage comme un acte de foi à l’égard d’une parole assermentée, produit dans l’espace d’une foi jurée, ou d’une promesse à l’égard de la loi. Mais cet élément de foi et de loi semble le retirer à la littérature - « Dans le témoignage, dit-il, la vérité exclut la littérature » - et le vouer à la poésie, comme si cette sublimation poétique était le seul moyen de sortir de l’impasse. Si une telle opération est possible, c’est que la vérité du témoin touche aussi au secret. Et le secret touche au sacré par le serment : le témoignage, dit Derrida, « marque l’acquiescement à l’entrée dans l’espace saint et sacré du rapport à l’autre ». Le témoignage fait coappartenir celui qui parle et celui qui l’écoute à un espace sacré : Derrida fait ainsi penser le témoignage adressé à Personne chez Celan, et le paradoxe du « témoin de témoin ». C’est par le secret et le serment que le témoignage devient chez Derrida l’essence du poétique, et le poème l’essence du témoignage, mais cette essence poétique du témoignage que Derrida a cru pouvoir toucher en glosant Blanchot et Celan ne fait pas force de loi.

La dimension rituelle du témoignage est sensible en particulier dans les formes exaspérées ou contradictoires de son adresse : Claude Mouchard avait attiré l’attention sur ce point décisif dans son livre Qui, si je criais ?59 Le tutoiement Ces formes d’adresse, porteuses d’espoir et de désespoir à la fois, sont toujours paradoxales, tourmentées : l’identité du destinataire, appelé et révoqué à la fois, se transforme en instance dépositaire universelle (le « citoyen du monde » que tutoie et initie Zalmen Gradowski), mais aussi se résorbe dans l’aléatoire. Souvent la figure du destinataire se modifie au cours du processus dont témoigne l’écrit : c’est ce qu’on voit de manière poignante dans l’extraordinaire recueil du poète du ghetto de Varsovie Wladyslaw Szlengel, Ce que je lisais aux morts, récemment édité en français par Jean-Yves Potel60. Souvent le poème devient prière, et cette dimension religieuse explicitement assumée se laisse lire aussi bien dans des textes d’esprits profanes, comme dans le « Babi Yar » d’Ilya Ehrenbourg en URSS (« Je prie non pas pour moi mais pour ceux qui ont connu le sang ... »61). Mais au-delà de ces formules le geste de la prière peut surplomber l’œuvre de manière plus métaphorique et diffuse, y compris l’œuvre narrative ou fictionnelle : ainsi lorsque le narrateur du roman de Kertész Le Refus parle de « prière » à propos de son roman sans public, un roman pourtant construit sur une « idée humoristique » : celle d’écrivain sans public en régime communiste. Cette figure de l’auteur sans public est encore une figure de témoin, et la question de l’adresse à Dieu ou du regard de Dieu traverse les journaux de Kertész. La « nouvelle prose » de Chalamov est destinée aussi à « planter une croix sur une tombe », comme il l’a écrit lui-même à propos de son hommage à Ossip Mandelstam dans « Cherry Brandy » : honorer la mémoire des intellectuels et des écrivains frappés par le régime suppose d’inventer des rites d’écriture dont le « document » chargé d’âme fait partie (Tout ou rien).

Cette dimension sacramentelle est sujette à tous les malentendus : elle a d’évidence joué un rôle, à côté de la notion de dette reprise à Ricoeur, dans la sacralisation du témoignage par le « passage de témoin » sur le modèle néo-évangélique, mode et symptôme dont j’ai fait la critique dans Le Mal de vérité ou l’utopie de la mémoire : il me semble important de tracer un seuil critique entre notre actuelle culture de la mémoire – phénomène distinct de ce qu’on appelle mémoire collective et mémoire culturelle - qui sacralise le témoin survivant pour des raisons suspectes, et cette ritualité constitutive du témoignage historique, liée à l’espace sacré qu’ouvrent le lien du survivant aux mort et son adresse aux vivants. Pour tracer ce seuil entre notre dystopie mémorielle et l’utopie testimoniale attachée au « mal de vérité, il faudrait analyser avec précision les transferts de sacralité propres au présentisme, comprendre comment ces brouillages sont possibles et en faire l’archéologie. Alors qu’une archéologie du témoignage est improbable car on ne peut saisir celui-ci dans son état originaire et isoler sa nature juridique ou religieuse, comme on est tenté de le faire.

La question du sacré à l’oeuvre dans le serment, constitutif du témoignage, renvoie à celle du sacré de la loi transgressée, et du caractère sacrilège de cette transgression, qui explique l’imprécation : Agamben revient longuement sur cette forme discursive, qui est le versant négatif du serment. Et le langage de l’imprécation est partout dans la littérature de la Shoah, non seulement dans la « poésie yiddish de l’anéantissement (Rachel Ertel), mais dans les chroniques de ghetto. De quelle « loi » s’agit-il dans le témoignage de la désappartenance ? S’agit-il seulement du commandement de ne pas tuer, ou des « lois non écrites » dont parlait Antigone ? Le témoignage authentifie le crime comme destruction d’une loi, à la fois écrite et non écrite : dit le prix de chaque vie humaine et du pluriel des peuples, qui font la valeur d’un monde commun, habité par un genre humain et pas seulement une espèce humaine. Le témoignage de la désappartenance dit que cette loi a été détruite, mais il refuse cette destruction. Il tente d’inscrire cette loi à travers le récit de sa destruction, il met en scène à la fois un acte d’accusation et un dispositif de suspension et de réaffirmation de la loi. D’où le recours fréquent à l’ironie et à l’antiphrase.

Le témoignage littéraire s’émancipe du droit, pas de la « loi » dont il raconte la mise en suspens. Mais en matière de foi le témoignage de la désappartenance réinvestit le langage, sans autre espoir que lui-même. « Possibilité de s’appuyer sur d’autres forces que l’espoir », disait Chalamov dans Tout ou rien : ces forces étaient clairement pour lui, comme pour bien d’autres survivants désireux de témoigner en faisant œuvre, celles du verbe et de la forme. La langue, ressource vitale, devient un enjeu fondamental : pas seulement le travail du langage dans l’énonciation rythmique, mais le choix de la langue : Avom Sutzkever, empêché de témoigner en yiddish à Nuremberg, a composé une œuvre dans cette langue interdite et détruite, qui soumet les ritualités et traditions juives à une série de variations et de retournements poétiques. C’est alors toute la langue qui devient un espace sacré, où le lien aux morts se veut promesse de vie autant que de vérité. C’est dans cet espace sacré que s’affirme la dimension du jeu.

Le jeu, le rite, le mythe.

La parole testimoniale est chargée d’enjeux éthiques et esthétique d’ordre métaphysique, quelle que soit la laïcité de la pensée qui s’exprime. Le témoignage de l’inhumain suppose une gravité, voire une solennité particulière : chaque auteur y compose une ritualité propre, qui peut passer par l’humour, le grotesque, l’ironie, autant de puissances de jeu très clairement actives dans le témoignage littéraire, sans doute parce qu’elles sont vitales et dotées d’une signification morale et politique forte.

Un jeu suppose des règles et un apprentissage, une culture et des signes partagés. Dire vrai et tenir promesse supposent de savoir bien dire et bien faire : l’efficacité du rite à l’œuvre dans le jeu suppose un travail avec les mots, les sens et les formes, la maîtrise d’une technè. Celle-ci peut devenir l’objectif même du témoin, sa réponse à l’histoire : la « gifle au stalinisme » (Chalamov) ou la réplique au Moloch de l’histoire (Kertész) passe par la construction d’une œuvre souveraine, libre de sa forme, jouant avec les genres comme avec les codes formels à sa disposition, capable d’en inventer d’autres pour permettre au lecteur d’explorer les domaines de l’expérience qu’il faut éclairer.

Cette liberté du jeu se construit dans un rapport conscient avec la dimension juridico-religieuse toujours à l’œuvre dans le témoignage. Celle-ci crée une attente narrative, et le témoignage joue des genres littéraires malgré cette attente narrative ou à travers elle. Le jeu avec cette attente n’empêche pas le serment et la fidélité aux morts. Il n’empêche pas le texte d’être un acte. L’acte s’introduit dans la littérature comme système culturel pour le questionner. Cet acte prononce un schisme dans sa manière même de jouer. Le schisme se traduit par une exploration formelle souvent virtuose ou ostentatoire (Rawicz, Begley, Kertész). Il faudrait donc analyser les formes littéraires et jeux d’énonciation comme autant de rites intimes, parfois réfléchis comme tels : (chez Kertész dans Journal de galère et dans L’Holocauste comme culture : il faudrait examiner sous cet angle sa mythologie de l’ « esprit du récit » comme dernière idole humaine, qui transforme les témoins de la Catastrophe en nouveaux « poètes législateurs).

Une lecture anthropologique des témoignages suppose de saisir ce que deviennent les relations entre le rite et le jeu, lorsqu’il s’agit de témoigner de l’inhumain en littérature. Cela impose de repasser par la question du rapport du jeu littéraire au récit mythique. Dans « Le jeu comme structure »62, Benvéniste interprète le jeu comme image inversée et brisée du rite. Dans l’espace sacré, dit-il, il y a unité entre le mythe et le rite. Dans l’espace du jeu ces éléments se décomposent : le mythe est traduit en paroles, le rite est traduit en acte. La relation du jeu au sacré est équivalente à celle des récits aux mythes et des actes aux rites. Il y a un élément rituel à l’œuvre dans le jeu, qui opère séparément de l’élément rituel. Dans le récit et l’acte verbal, le mythe et le rite se dissocient. Le propos du témoin porte en lui le souvenir de la puissance mythique, qu’il manifeste dans sa narration, et il soumet son propos narratif à un ensemble d’actes chargés de le ritualiser. Dans l’œuvre-témoignage se croisent la ritualité testimoniale et celle du jeu, qui sont de nature différente.

Danilo Kis parle d’ « écho du mythique » à propos de ses récits autobiographiques, de sa terreur d’enfant comparée aux « tremblements d’un chiot », et de la vie paternelle familiale tournant au légendaire. Là comme souvent il me semble que la métaphore d’écrivain peut être interprétée et approfondie, non pour être muée en parole d’autorité et créer un nouveau paradigme théorique, mais pour chercher à conceptualiser ce qui se joue là de particulier. L’idée d’écho du mythique rappelle celle de « travail dans le mythe » qu’a travaillée Hans Blumenberg dans La Raison du mythe, où l’avocat de la sécularisation moderne penser une relation libérée aux puissances mythiques porteuses de terreur : l’écriture littéraire telle qu’il l’analyse est indissociable de ce travail dans le mythe, soumis à une variation heureuse à partir de la répétition horrifique. Son corpus n’a rien à voir avec les littératures de témoignage, mais ses intuitions permettent de les éclairer sur des points à mon avis essentiels, et que la théorie littéraire néglige, sans doute parce qu’en France elle s’est coupée de la théorie critique, quel que soit le culte de Walter Benjamin.

Le rapport de la littérature testimoniale au mythe s’illustre aussi dans la légende, le conte et la parabole, genres fréquemment représentés ou visés dans la littérature de la Catastrophe juive, en particulier dans les récits d’enfance : elle mérite elle aussi d’être retravaillée dans la perspective d’une histoire critique de la sécularisation. Dans Zakhor, Yosef Yerushalmi parlait des romans modernes comme de « substituts » aux rites, ceux par lesquelles dans la tradition juive la mémoire était constamment rendue présente pour le collectif. Il n’a pas détaillé ce point, mais inviter Appelfeld à prononcer des conférences aux Etats-Unis était une manière de répondre : cela a donné L’Héritage nu, livre précieux où les questions laissées en suspens dans Zakhor trouvent certaines réponses. Des réponses d’écrivain. Foncièrement hostile au témoignage comme injonction sociale et demande d’exactitude factuelle, Appelfeld s’est réclamé en témoin d’une « légende intime », et ses récits sont autant de rituels de désenfouissement de la mémoire enfantine. Un imaginaire du geste enfantin se mêle au modèle du récit biblique pour forger son style et ses procédés narratifs. Appelfeld est un des plus puissants créateurs de mythes et de rites intimes. Tous ses récits confinent au légendaire et orchestrent cette relation de l’écriture à la terreur. Tout en posant la question de la perte de foi, il a instauré une véritable religion du langage où l’enfance et le texte sacré avoisinent.

Plus que de partage de genre littéraire il faudrait parler de parentés dans le rapport au mythe et au rite, entre leurs jeux. L’analyse des parentés formelles et énonciatives entre les œuvres peut passer par le repérage de rituels apparentés : procédés, formules, gestes par lesquels les œuvres se font signe, chacune composant son dispositif propre, à partir d’un jeu de tensions spécifique, à soumettre à une sémantique des codes. Le travail du paradoxe pourrait lui-même être interprété en termes de jeu avec le mythe et le rite. Chalamov situe ses récits « en dehors de l’art », mais précise qu’ils puisent leurs ressources « dans les forces de l’art et du document à la foi ». Son image à la fois concrète et quasi visionnaire d’une « nouvelle prose » naît de transactions imaginaires du corps et de l’âme qui donnent au texte sa chair et sa nervosité. Le récit ne parle pas de l’âme, c’est la puissance d’effet de sa forme qui en fait une chronique de l’âme résistant à la corruption et la désintégration. Le « document » chargé d’âme et de sang doit frapper le stalinisme ; l’âme est son instrument, son radar : le langage doit se laisser guidée par une « main étrangère ».

On pourrait analyser aussi en termes de rituel le procédé d’étrangéisation si largement partagé dans les récits de la terreur : Danilo Kis en a d’ailleurs fait sa propre petite mythologie privée, sa propre poétique, en reprenant et détournant Chklovski : le ralentissement des automatismes de la perceptio, dont parlait celui-ci dans L’Art comme procédé, devient un dispositif plus large : cadrage mythique des scènes vécues dans l’enfance, brouillage borgésien de l’apocryphe dans le vrai, intrusion du document dans la fiction63.

Dans chaque œuvre testimoniale s’élabore une « petite mythologie privée », pour reprendre la formule d’Otto dov Kulka, qui nourrit l’écriture et trame un art poétique. Chacune de ces mythologies met en jeu une relation singulière entre le langage, la mémoire et le corps. Le lyrique entre en tension avec et le narratif et le philosophique. Il en va ainsi de la poésie « à distance de l’art » chez Celan, du roman d’éducation à l’envers chez Kertész, du « raconter » et du « dire » chez Delbo, de l’hésitation entre fiction et essai chez Améry, de l’alternance entre récit et poésie chez Levi. Chez celui-ci, la dimension du jeu se laisse voir comme telle : l’auteur de Si c’est un homme est aussi celui de Lilith, il joue avec l’épopée dantesque dans son témoignage, mais veut se situer aussi dans la filiation d’Homère et des conteurs africains ; il poétise le serment jusqu’à la malédiction dans sa poésie, et « fait de la rhétorique » en citant Coleridge... Il joue avec les formes, car il faut jouer jusqu’au bout avec la terreur et se jouer d’elle.

La littérature de témoignage est à penser comme une mise à l’essai elle-même rituelle des genres et des codes formels, processus expérimental assimilable à la catharsis tragique, mais irréductible à elle : une catharsis sous condition, que Kertész a pensé comme telle. Faire une poétique du témoignage littéraire, ce pourrait être comprendre par quels jeux l’auteur s’essaie à la catharsis, emprunte et joue avec les genres, mais aussi suspend la machine des genres.

Paru dans Philippe Mesnard éd., La littérature testimoniale, ses enjeux génériques, Collection Poétiques comparatistes, SFLGC, 2017, pages 83-122 — Actes du colloque de l’Université de Clermont-Ferrand, 3 avril 2017.

Notes 

  1. Entendons par poétique ce que Paul Valéry écrivait à propos de la théorie de la littérature : « Le nom de poétique nous paraît lui convenir, en entendant ce mot selon son étymologie, c'est-à-dire comme nom de tout ce qui a trait à la création ou à la composition d'ouvrages dont le langage est à la fois la substance et le moyen... », Variété V, Paris, Gallimard, 1944, p.291.
  2. Jacques Derrida, Politique et poétique du témoignage, Carnets de l’Herne, 2005 ; « A Self Unsealing Poetic Text : Poetics and Politics of Witnessing, in Michael P. Clark (ed), Revenge of the Aesthetic : The Place of Theory today, University of California Press, 2000.
  3. Shoshana Felman ? « A l’âge du témoignage. Au sujet de Shoah de Claude Lanzmann », in B. Cuau et M. Deguy (éd.), Au sujet de Shoah, Paris, Belin, 1990, p 55-145. J’ai traité de ces questions dans Le Mal de vérité ou l’utopie de la mémoire, Paris, Colin, « Le temps des idées », 2015.
  4. Antoine Compagnon, qui a consacré un cours à l’activité de témoigner au Collège de France il y a bientôt dix ans (« Témoigner », janvier-mars 2009, http://www.college-de-france.fr/site/antoine-compagnon/seminar- 2009-03-10-17h30.htm), intègre la question dans un domaine proche mais séparé de la littérature, qui semble l’accompagner, comme le dit le titre du colloque «Aux côtés de la littérature : nouvelles directions de recherches » (31 mai 2018), après « Dix ans de nouvelles recherches littéraires », 11 mai 2017).
  5. Je développe ces points à propos des témoignages littéraires des camps et du génocide nazis dans La littérature en suspens. Ecritures de la Shoah. Le témoignage et les œuvres, L’Arachnéen, 2015.
  6. Ce type d’approche s’illustre en Allemagne davantage qu’en France : voir Sybille Krämer et Sigrid Weigel (ed.),Testimony/Bearing Witness. Current Controversies in Light of Historical Perspectives and Theoretical Debates,Schmidt & Sybille Krämer (Hg.), Zeugen in der Kunst, Paderborn, Fink, 2016. Ma propre perspective diffère pour des raisons liées aux attendus de la philologie critique telle que je l’entends, politiques en particulier
  7. « Peut-être se bat-elle avec ces figures et ces problèmes. Reste qu’elle devrait surtout se battre avec les oeuvres». « Histoire littéraire et science de la littérature » (1931), Œuvres II, Folio, p 283.
  8. Pour un résumé des principes de cette philologie on peut consulter Jean Bollack, Sens contre sens. Comment lit-on? Entretien avec Patrick Llored. La Passe du vent, 2000. Pour leur commentaire voir Christoph König, Denis Thouard (éd.), La philologie au présent : pour Jean Bollack, Villeneuve-d'Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2010 (collection Cahiers de philologie) ; Christoph König, Heinz Wismann (éd.), La lecture insistante. Autour de Jean Bollack, Paris, Albin Michel, 2011. Concernant mes propres lectures critiques en matière d’œuvres testimoniales, je renvoie à celles qui composent la deuxième partie de La Littérature en suspens : celles des œuvres de David Rousset, Charlotte Delbo, Jean Cayrol, puis de Piotr Rawicz, Jean Améry, Imre Kertész, et enfin de Georges-Arthur Goldschmidt et d’Aharon Appelfeld.
  9. Emile Benvéniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Minuit, 1969, 2 vol. (II : pouvoir, droit, religion, p 276-277).
  10. Aurélia Kalisky, « Pour une histoire culturelle du testimonial. De la notion de ‘témoignage’ à celle de ‘création testimoniale’ », soutenue à Paris 3 en 2013, dirigée par Carole Matheron. A paraître chez Garnier dans la collection « Littérature Histoire Politique ».
  11. Hans Blumberg, Arbeit am Mythos, Suhrkamp, 2006 ; La Raison du mythe, trad. Stéphane Dirschauer, Gallimard, 2005.
  12. Charlotte Lacoste, «L'invention d'un genre littéraire : Témoins de Jean Norton Cru»: http://www.revue- texto.net/index.php?id=635.. http://www.theses.fr/2011PA100091).
  13. Renaud Dulong, Le Témoin oculaire. Les conditions sociales de l’attestation personnelle, Paris, Ed. de l’EHESS, 1998 ; Frédéric Rousseau, Le Procès des témoins de la Grande Guerre. L’affaire Norton Cru, Paris, Seuil, 2003.
  14. Thèse soutenue à Paris 8 le 2 décembre 2011, dirigée par François Rastier et Tiphaine Samoyault.
  15. « Dans le sillage des guerres totales et des génocides du XXe siècle sont apparus des ouvrages d’un genre nouveau : les témoignages. (...) Le corpus légué par ces témoins constitue l’objet d’étude de cette thèse de doctorat, qui poursuit un double objectif : décrire, sur la base d’une lecture minutieuse des textes, partiellement assistée d’outils d’analyse textométriques, les principales caractéristiques du genre, et poser les jalons d’une histoire du témoignage et de sa réception, publique et critique, à partir de récits faisant état d’expériences aussi diverses que celles du feu pendant la Grande Guerre, de l’univers concentrationnaire sous le régime nazi et de la violence coloniale en Algérie ». (Résumé de la thèse)
  16. Témoigner en littérature, Europe, n°1041-1042, janvier-février 2026
  17. « Ce que le témoignage fait à la littérature », Ibidem. P 3. 
  18. Primo Levi, « A colloquio con Primo Levi », P. Sorcinelli éd., Lavoro, criminalita, alienazione mentale, Ancône, Il Lavoro editoriale, 1987 ; traduit dans Œuvres, Paris, R. Laffont, « coll. Bouquins, 2005, p 992.
  19. « C’est dans ces conditions seulement qu’un témoin appelé à déposer en justice remplit sa mission, qui est de préparer le terrain aux juges. Et les juges, c’est vous ». op. cit. p 278. P. Levi, Appendice (1976), Si c’est un homme, Œuvres, op. cit. p 278.
  20. A la fin de l’argument final du numéro Europe, l’entreprise critique se dit désireuse de « contribuer à marquer un tournant dans l’histoire de la réception d’un genre qui demeure encore trop souvent relégué dans une position marginale, alors même qu’il a donné, selon les mots de Georges Perec, ‘l’exemple le plus parfait de ce que peut être la littérature ».
  21. là aussi le moment Norton Cru fait tournant : « Le schisme littéraire des témoignages de la Grande Guerre », http://www.vox-poetica.org/t/articles/detue2013.htm. Frédérik Detue avait dessiné un tracé critique original du romantisme allemand à Volodine en passant par la littérature des camps, dans sa thèse. En dissidence du romantisme, la tradition post-exotique : Une histoire de l’idée de littérature aux XXe et XXIe siècles, thèse de doctorat en Littérature générale et comparée sous la dir. de T. Samoyault, Université Paris VIII, 2011
  22. Voir les reproches que Chalamov a fait à Soljenitsyne d’avoir montré des preuves de sa déportation politique à ses détracteurs, ce à quoi jamais un écrivain ne devrait s’abaisser..
  23. Sur la relation entre désappartenance et étrangéisation, je renvoie aux réflexions approfondies de Philippe Bouchereau, La Grande Coupure. Essai de philosophie testimoniale, Paris, Garnier, « Littérature histoire politique », 2017, avec un avant-propos de Catherine Coquio. La réflexion philosophique de Bouchereau s’appuie pour une part sur les travaux d’anthropologie littéraire de Frosa Péjoska sur le « roman de l’étrangéisation » moderne, qui l’ont fait travailler sur les littératures balkaniques et sur la question de l’enfant- témoin en littérature (œuvres de Kis, Kertész, Appelfeld).
  24. Marielle Macé, Le Genre littéraire, Paris, Flammarion, 2004.
  25. Jean-Marie Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ? Paris, Seuil, 1989.
  26. J.M. Schaeffer, « Du texte au genre », in Théorie des genres, Seuil, 1986, p 1999.
  27. J.L. Jeannelle, « Entre genres littéraires et savoir des usagers : le concept de « dispositions génériques », in Marielle Macé et Raphaël Baroni éd., Le Savoir des genres, La Licorne, n°79, 2007, p. 73-83
  28. Voir également « Histoire littéraire et genres factuels », Fabula-LhT, n° zéro, « Théorie et histoire littéraire », février 2005, URL : http://www.fabula.org/lht/0/jeannelle.html. Un tel renouvellement, dit l’auteur, devrait donner toute sa signification à la division entre littérature constitutive et littérarité conditionnelle et de conférer un statut à des textes aujourd’hui trop souvent délaissés »
  29. Au temps court des manifestes, des prix et des écoles littéraires qui rythment la vie des genres canoniques s’oppose le temps plus long des écrits factuels qui ne connaissent pas vraiment d’évolution, c'est-à-dire qui ne progressent ou n’évoluent pas mais se déploient plutôt à travers le temps. (...) Leur chronologie est à la fois plus saccadée – les genres factuels réagissent aux à-coups de la vie sociale de manière plus directe, comme dans le cas de l’histoire ou des écritures de soi – et plus espacée en ce qu’ils se perpétuent sans connaître de véritable rupture, ni de véritable révolution, mais s’adaptent continuellement aux cadres de réception contemporains »

  30. Jean-Louis Jeannelle, « Pour une histoire du genre testimonial », Littérature, n°135, septembre 2004, p. 87- 117

  31. « Le témoignage, une histoire impossible ? », séminaire d’ « Epistémologie de l’histoire littéraire », ENS-Ulm, 31 mars 2014. Voir également « Témoignage et modalités d’accréditation », dans D. Legallois, Y. Malgouzou, L. Vigier (éd.), L’Accréditation des discours testimoniaux, Toulouse, Ed. Universitaires du Sud, 2011, p 23-34.

  32. Zabel Essayan, Dans les ruines. Les massacres d’Adana, 1909. Traduit de l’arménien par Leon Ketcheyan, Paris, Phébus, 2011.

  33. Sigrid Weigel, « Zeugnis und Zeugenschaft, Klage und Anklage. Die Geste des Bezeugens in der Differenz vonidentity politics, juristischem und historiographischem Diskurs », in: Zeugnis und Zeugenschaft. Jahrbuch des Einstein Forums 1999, Berlin: Akademie-Verlag 2000, S. 111–135.

  34. Aurélia Kalisky, tentée de définir le témoignage littéraire comme un entre-deux entre le « geste du témoin » et le « genre littéraire » (« Das literarische Zeugnis zwischen ‘Gestus des Bezeugens’ und literarischer Gattung » in: P. Kuon, S. Segler-Messner, M. Neuhofer (Hg.), Vom Zeugnis zur Fiktion. Repräsentation von Lagerwirklichkeit und Shoah in der französischen Literatur nach 1945, Wien, Peter Lang Verlag, 2006, S. 37-55), », a distingué plus tard entre « création testimoniale et « genre autobiographique » (« Poétiques de la lisière - Les textes d’enfants rescapés de la Shoah, entre ‘création testimoniale’ et genre autobiographique », in: Silke Segler-Messner und Isabella von Treskow (Hg.), Génocide, enfance et adolescence dans la littérature, le dessin et au cinéma, Wien, Peter Lang, 2014, p. 151-182). Voir également Matthias Däumer, Aurélia Kalisky, Heike Schlie (ed.), Über Zeugen. Szenarien von Zeugenschaft und ihre Akteure Trajekte-Buchreihe, Wilhelm Fink Verlag, München 2017.

  35. Voir Christian Jouhaud, Dinah Ribard, Nicolas Schapira, Histoire, littérature, témoignage. Ecrire les malheurs du temps, Paris, Folio, 2009 ; et Françoise Lavocat dir, Pestes, incendies, naufrages. Écritures du désastre au dix-septième siècle, Brepols, 2011 ; « Narratives of Catastrophe in the Early Modern Period: Awareness of  Historicity and Emergence of Interpretative Viewpoints, Poetics Today, 2013, vol 33, n°3, p. 254-299.

  36. François Rastier, Sémantique interprétative, Paris, PUF, 1987, rééd. 2009.

  37. Comme l’a montré Marie-Laure Basuyaux dans le livre issu de sa thèse, Témoigner clandestinement. Les récits lazaréens de Jean Cayrol, Classiques Garnier, « Etude des littératures des XXe et XXIe siècles », 2009.

  38. James Young, « Interpreting Literary Testimony : A Preface to Rereading Holocaust Diaries and Memoirs », New Literay History, vol 18, hiver 1987, p 412.

  39. Gérard Genette, Fiction et diction, Paris, Seuil, 1991.

  40. C’est le cas dans nombre de récits d’enfance, par exemple chez Danilo Kis, Georges-Arthur Goldschmidt et Aharon Appelfeld. Dans ces deux derniers cas les récits d’enfance ou romans d’apprentissage sont liés à une expérience d’exil et de mue linguistique dont se nourrit leur poétique.

  41. Judith Klein, Literatur und Genozid, Böhlau Wien, 1998.

  42. Pour plus de précisions sur ces points je renvoie à mon livre La littérature en suspens, op. cit.

  43. Ida Fink, dans le récit « La table », a mis en scène cette concurrence douloureuse entre attestation et véridiction, exigence d’exactitude factuelle et besoin d’expression subjective : ce texte propice au théâtre a d’ailleurs été adapté plusieurs fois aux Etats-Unis.

  44. Je renvoie ici à mes analyses du « passage de témoin » dans Le Mal de vérité ou l’utopie de la mémoire.

  45. Voir le dossier rassemblé par Philippe Mesnard dans la revue Mémoires en jeu/ Memories at stake, n°2, 2016, « Le Fils de Saül : dernier film sur Auschwitz-Birkenau ? », p. 47-91.

  46. Voir Judith Lyon-Caen et Dinah Ribard, L’historien et la littérature, La Découverte, 2010 ; et

  47. Zalmen Gradowski, Au coeur de l'enfer : Témoignage d'un Sonderkommando d'Auschwitz, 1944, Texto, 2009, traduit du yiddish par Batia Baum, préface de Pierre-Emmanuel Dauzat.

  48. Voir, après l’édition critique qu’a faite Philippe Mesnard du texte retraduit par Batia Baum (Zalmen Gradowski, Écrits I et II – Témoignage d’un Sonderkommando d’Auschwitz, Paris, Kimé, « Entre Histoire et Mémoire », 2013), l’exégèse philosophique qu’en donne Philippe Bouchereau dans La Grande Coupure. Essai de philosophie testimoniale, Garnier, « Littérature Histoire Politique », 2017 ; et en Allemagne l’édition critique d’Aurélia Kalisky, Die Zertrennung. Aufzeichnungen eines Mitglieds des Sonderkommandos, traduit du yiddish par Almut Seiffert et Miriam Trinh, Berlin, Suhrkamp/Jüdischer Verlag, 2017.

  49. Voir le dossier rassemblé par Philippe Mesnard dans la revue Mémoires en jeu/ Memories at stake, n°2, 2016, « Le Fils de Saül : dernier film sur Auschwitz-Birkenau ? », p. 47-91.

  50. Judith Lyon-Caen et Dinah Ribard, L’historien et la littérature, La Découverte, 2010 ; et Christian Jouhaud, Judith Lyon-Caen, Dinah Ribard (GRIHL), « le fait littéraire est un fait de l’histoire ». Réponses aux question de Catherine Coquio, Littérature et histoire en débats, acte du colloque des 10-12 Janvier 2012 http://www.fabula.org/colloques/sommaire2076.php.

  51. C’est l’auteur qui souligne. Judith Lyon-Caen, « morale de la fiction historique », La vie des idées, 31 Mars 2017.

  52. Judith Lyon-Caen, « Se souvenir de la mort », La vie des idées, 27 Février 2014  J’ai évoqué cette œuvre pour ma part dans mon intervention au colloque Littérature et histoire en débats, 12 janvier 2012, « A pas aveugles à travers le temps. Violence et mythe » : https://www.youtube.com/watch?v=NA3ENQW3Rfw

  53. Cette précision a été apportée lors d’un échange privé le 3 avril 2017.

  54. Otto B. Kraus, Le Mur de Lisa Pomnenka, traduit par Stéphane et Nathalie Gailly, et Catherine Coquio, Le leurre et l’espoir. De Theresienstadt au block des enfants de Birkenau, L’Arachnéen, 2013.

  55. Emmanuel Bouju, « Note sur l’ historicisation de la fiction », Acta fabula, vol. 14, n° 5, « L'aire du témoin », Juin-Juillet 2013, URL : http://www.fabula.org/acta/document7988.php. Le narrateur du Mur de Lisa Pomnenka, dit E. Bouju, « exhume l’archive rêvée de son expérience, et fait d’un journal imaginé le substrat du roman tout entier ».

  56. C’est ce que j’ai tenté de faire dans l’essai qui accompagne l’édition française de ce livre, « Le leurre et l’espoir. De Theresienstadt au block des enfants de Birkenau », L’Arachnéen, 2013.

  57. Je renvoie au chapitre « Le témoignage comme utopie et la mémoire comme religion », dans Le Mal de vérité ou l’utopie de la mémoire, op. cit.

  58. Vocabulaire des institutions indo-européennes, II, op. cit. p 168-169.

  59. Le Sacrement du langage, Paris, Vrin, 2009, p. 184.

  60. Je renvoie ici aux analyses que j’ai faites dans Le Mal de vérité ou l’utopie de la mémoire, op. cit., et à la thèse d’Aurélia Kalisky évoquée plus haut.

  61. Qui, si je criais ? Œuvres-témoignages dans la tourmente du XXe siècle, Laurence Teper, 2007.

  62. Wladyslaw Szlengel, Ce que je lisais aux morts, traduit du polonais par Jean-Yves Potel et Monika Prochniewicz, présenté par J.Y. Potel, Paris, Circé, 2017.

  63. Ilya Ehrenbourg, Novy Mir, n°1, 1945, trad. A. Epelboin et A. Kovrigina, La Littérature des ravins, Laffont, 2013, p 212

  64. Emile Benvéniste, « Le jeu comme structure », Deucalion, n°2, 1947. Voir aussi la glose qu’en a faite Giorgio Agamben dans Enfance et histoire.

  65. Je renvoie sur ce point, ainsi que sur la poétique de « l’enfant-témoin » chez Kis et Appelfeld, aux travaux de Frosa Péjoska, et à son livre à paraître chez Garnier, Le Roman de l’étrangéisation. Voir également le travail philosophique de Philippe Bouchereau évoqué plus haut.

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