La construction de l'objet "témoignage littéraire"

Intervention prononcée lors du colloque L’objet Littérature, colloque organisé par Annick Louis au CRAL, EHESS, Maison Suger, 24 - 25 mars 2011.

Il s'agit de retracer et questionner les modalités de la construction de cet objet comme objet de la critique et de la théorie littéraires, parallèlement à la construction d'un paradigme étroitement accolé à l'histoire politique. Cette construction s'est faite au prix de certaines sélections dans le corpus et les problématiques, souvent idéologisées, et alors que le corpus qu'il concerne continue d'être largement investi par d'autres disciplines : l'histoire, et aujourd'hui surtout la philosophie. En revenant sur la confusion engendrée par ce phénomène singulier de transgénéricité et de transdisciplinarité, je problématise les notions de "genre testimonial", de "poétique du témoignage", de "philosophie du témoignage", et attire l'attention sur la nécessité d'une épistémologie du "témoignage littéraire" qui en ferait aussi l'archéologie. Il s'agit de mettre en question ce statut d'objet disciplinaire pour tenter de le reposer autrement.

En entourant de guillemets la formule « témoignage littéraire », j’entre d’emblée dans le problème qui va m’occuper ici : que penser, et surtout que faire du processus de construction effectif, mais aléatoire, du « témoignage » en objet de la critique et de la théorie littéraires, voire en « genre littéraire » ? Mettre entre guillemets ces formules, c’est dire d’emblée que la réflexion théorique passe par une critique des discours en vue d’un réajustement de perspective, si possible. Réajustement de nature épistémologique, qui passe par une historicisation du processus de construction.

Pour tenter d’être clair ici il faut distinguer le « témoignage littéraire » de ce qu’on appelle depuis longtemps « littérature de témoignage » : là, le mot « littérature » a le sens très large de corpus de textes écrits et oraux relevant du témoignage. Son contenu peut aller d’œuvres littéraires majeures et consacrées, où l’intentionnalité littéraire est explicite, à ce qu’on appelle des « témoignages bruts », lettres, journaux, récits et traces, telles celles que les avait étudiés en pionnier, dans les années 50, le sociologue polonais Michel Borwicz dans son livre Ecrits des condamnés à mort sous l’occupation nazie.

L’expression « témoignage littéraire », elle, suppose qu’un texte relevant du témoignage soit constitué et assumé en œuvre, ou présente des traits esthétiques exprimant un souci du langage et de sa forme. Ce qui m’occupe ici n’est pas la teneur de ces traits de littérarité, ni la valeur des discours qui consistent à les reconnaître et les étudier, mais le fait que ces opérations aient donné lieu à la production d’un nouvel objet de la critique littéraire, qu’on suppose justiciable de modes de théorisations spécifiques, constitué sous les espèces d’un « genre ».

Je reviendrai donc sur la question du genre, mais avant cela je voudrais rappeler dans quel contexte culturel se déroule son actuelle institutionnalisation.

Le témoignage comme mythe culturel

La formule de « témoignage littéraire » ne peut être dissociée de la fortune actuelle de la notion de témoignage, née d’une convergence de discours de divers horizons – droit, littérature, sciences humaines, philosophie, pédagogie. Ces discours, qui s’expriment dans les milieux des medias comme de l’académie, et qui concourent à construire un grand récit autour de la notion de témoignage, nimbée d’une aura qui la fait parfois confiner au sublime : celui de la traversée de l’abîme, de la survie, sinon de la réparation. Dans cette surchauffe, il me semble que se rejouent à

la fois le scénario de la catharsis, celui de l’expérience limite et de l’épreuve du désastre, au prix d’un syncrétisme certain, rendu possible par un autre contexte, celui du festival des « post » qui dessine le paysage contemporain : au post-moderne ont succédé le post-colonial, le post- catastrophique, le post-humain, le post-mémoriel, et j’en passe.

Dans cette nébuleuse, les textes testimoniaux, par quoi se racontent la plongée dans l’abîme historique et sa traversée, la destitution de la figure humaine et sa recomposition, font office de source sûre, voire de principe Espérance à hauteur de l’époque. En pleine crise des savoirs et croyances, leur corpus constitue un terrain d’étude, mais aussi un instrument d’action (pédagogique en particulier), un levier symbolique puissant. Du même coup le concept de témoignage passe par un processus d’abstraction et de mythification: il devient un concept fonctionnel, une icône utile pour une époque qui ne parvient à se penser que sous le signe de l’après et de la mémoire. En assignant à l’humanité de nouvelles tâches morales aux confins d’elles-mêmes, il est possible que notre culture vampirise les morts et tire, faute de mieux, c’est- à-dire faute d’avenir, les bénéfices symboliques que peut apporter le deuil, même lorsqu’il se dit inachevable, voire infini. Bénéfices sans doute amers, mais réels à l’échelle d’un système culturel, fonctionnels du point de vue institutionnel, éventuellement profitables du point de vue commercial : la mémoire et la spectralisation de l’histoire, c’est aussi un marché éditorial, adossé à une actualité littéraire qui n’existerait pas si la figure du survivant et celle du témoin ne s’étaient si puissamment constituées, animant à présent les fictions d’héritiers.

Faute de perspectives d’avenir ou d’horizons autres que messianiques, notre présent se gorge de passé, notre temps se « présentise ». Le paradigme du « témoignage », quels que soient les objets réels qu’il désigne, sert aussi à cela. Mais, censément opérateur de transmission, il tend à redynamiser la « mémoire » en la mettant sur orbite de l’avenir, et gagne ainsi un statut incertain, entre mélancolie et utopie. Le témoignage semble devenu le chiffre de l’époque. Les sciences humaines, et pas seulement l’histoire, sont largement impliquées dans ce phénomène, qui mobilise aussi fortement la psychanalyse.

Qu’on ne se méprenne pas : je n’entends pas annuler la pertinence de ce concept, dont je me sers moi-même, mais désigner sa fonction présente dans ce mythe social, perspective nécessaire pour saisir à distance ce processus de construction dont je parle. J’utilise le mot mythe au sens où le fait Imre Kertész dans L’Holocauste comme culture, comme système de discours polarisé par des récits sur le bien et le mal, assurant la cohésion d’un groupe, vectorisant une civilisation sous le signe d’une loi ou d’une exigence de loi, par quoi « nous » tentons de prendre acte d’une histoire commune. Ce mythe est formé de différents mythèmes, qui fonctionnent souvent de manière binaire – humain et inhumain, victimes et bourreaux, catharsis possible ou impossible, deuil et réparation – et de figures qui acquièrent le statut de concept théorique ou paradigme critique. On passe de la figure du survivant à un régime de survivance ou de spectralité qui serait le propre de notre époque (J. Derrida, G. Didi-Huberman, J.F. Hamel). Une époque qui devrait, cependant, assumer la tâche d’hériter des catastrophes historiques, et d’assurer le fameux « passage de témoin », chargé de faire de nous tous des « témoins de témoins », de même que nous sommes tous à présent, c’est une affaire entendue, les« survivants » d’un effondrement de civilisation. Nous sommes donc des fantômes de l’histoire, mais il ne nous faut pas moins témoigner pour les témoins disparus, ou qui disparaissent. Où allons-nous puiser les forces pour cela ?

C’est sous l’emprise de cette construction mythique puissante, née d’une série d’événements traumatiques qui n’en finissent pas de secouer l’univers occidental, que s’est construite la notion de « témoignage littéraire ». L’interrogation sur son statut théorique et sa possible reprise critique, ne doit pas être déconnectée de cette question anthropologique, ni des effets culturels et politiques qui accompagnent ses usages.

En d’autres termes, je propose de distinguer pour le « témoignage littéraire », comme l’avait fait Todorov à propos de la « littérature », entre entité structurelle et entité fonctionnelle, mais je dis aussi que l’une dépend étroitement de l’autre. Comme une entité est elle-même le fruit d’une histoire, l’effort théorique ici suppose une double entreprise d’historicisation, c’est-à-dire une tâche énorme, que je ne pourrai évidemment pas remplir ici. Je ne ferai que rappeler quelques étapes et formuler quelques questions et propositions, telles que je les conçois aujourd’hui.

La construction de l’objet

La construction de l’objet « témoignage littéraire » dans les discours critiques et académiques est un processus tardif, chaotique, inégal selon les aires culturelles ; il serait téméraire d’en établir une cartographie à l’heure d’aujourd’hui, même s’il faut idéalement en différencier les modes et les rythmes de périodisation1. On peut dire que ce processus est aujourd’hui accompli en Europe occidentale et aux Etats-Unis, en Israël, en Pologne, en Argentine, et il me semble qu’il s’esquisse dans l’ex-URSS, et dans les Pays-Baltes2. Il faudrait parler peut-être de mutation plutôt que d’esquisse dans la littérature africaine francophone et anglophone, où l’idée d’écrivain témoin s’est d’abord constituée sur un mode politique, à travers la critique des violences coloniales et des guerres de décolonisation, avant de prendre une autre dimension dans le contre-coup du génocide rwandais et des guerres civiles des années 1990- 2000, le phénomène des enfants-soldats donnant lieu à une littérature de témoignage et de fiction qui s’est vite internationalisée. Au Japon, où existe depuis longtemps une littérature de témoignage avec les journaux de guerre et la « littérature de la bombe », un discours critique circule à ce sujet qui ne vient plus seulement des Etats-Unis. Au Cambodge, où ce phénomène touche des cercles restreints, mais qui sont voués à croître sous l’effet des procès des khmers rouges, la construction du témoignage en œuvre passe d’abord par l’image –les toiles de Van Nath et les films de Rithy Panh. Un phénomène analogue semble se dessiner en Chine où se produisent des œuvres importantes dans le genre du documentaire, et où le thème des Laogai fait l’objet d’œuvres de fiction3. Les contraintes et pesanteurs politiques continuent d’infléchir les modalités d’écriture testimoniales, lorsqu’elles ne les empêchent pas de s’exprimer, et il est probable qu’un pouvoir autoritaire se méfie plus encore d'une littérature critique que des témoignages eux-mêmes.

Dans le monde occidental les thèses de doctorats se multiplient, comme les ouvrages critiques, sur les témoignages littéraires issus des catastrophes du XXe siècle. Or ce processus complexe s’est réalisé en relation avec des événements historiques différents. Ces mémoires se rencontrent sous l’effet de la mondialisation, souvent sous le signe du conflit, mais suscitent aussi des phénomènes de solidarité, de mimétisme ou de croisement, dont on voit la trace dans les études comparatistes, qui semblent accompagner dans le champ critique la « mémoire multidirectionnelle » invoquée par Michael Rothberg4, et qui commencent d’articuler la question de l’après-génocide à celle de la post-colonialité.

L’importance du corpus littéraire issu de la Shoah, et l’attention publique portée à sa mémoire, ont joué un rôle décisif dans ce phénomène. La lecture des témoignages comme textes littéraires s’est institutionnalisée de diverses manières : aux Etats-Unis, cette lecture s’est faite dès les années 70, en relation étroite avec l’idée d’indicible propagée par Elie Wiesel et George Steiner : dans les ouvrages de Alvin Rosenfeld, Lawrence L. Langer, David Roskies, on cherchait à établir des méthodes de lecture adéquate à un corpus spécifique, parfois interrogé à la lumière de l’idée de Canon, destinée à marquer le seuil entre témoignage et fiction ; et c’est avec les œuvres de Geoffrey Hartmann, James Young, Saul Friedländer, Shoshana Felman et Dori Laub, et aujourd’hui Cathy Caruth, que l’attention s’est focalisée sur la littérature de témoignage, associée au concept de trauma. En Allemagne, c’est au début des années 90 que l’idée de littérature testimoniale, longtemps contournée sous l’effet de la sentence d’Adorno sur la barbarie du poème après Auschwitz, a commencé à produire des ouvrages critiques – le premier étant celui de Judith Klein en 1990, Literatur und Genozid. Et c’est là que s’effectue le travail critique le plus méthodique sur la périodisation de cette littérature, sur les procédés de littérarisation des témoignages, parallèles au travail de « décomposition critique » de l’interdit adornien –avec les travaux de Stefan Krankenhagen, Sigrid Weigel, Klaus Briegleb, et Stefan Braese.

En France, l’étude des témoignages littéraires se présente comme une réponse de « l’écriture », au sens fort, à la question de l’indicible et de l’irreprésentable : c’est ce que font entendre les titres d’Alain Parrau, Ecrire les camps, et de Luba Jurgenson, L’expérience concentrationnaire est-elle indicible ?, au milieu des années 90. Plusieurs autres travaux ont succédé à ceux-ci, axés sur la notion d’univers « concentrationnaire »: l’émergence d’un « genre » s’est trouvée associée à la relecture des récits de déportation des camps nazis et soviétiques, sous la tutelle de la notion de « totalitarisme », avec une patrimonalisation des œuvres d’Antelme et Levi surtout. A ce modèle s’en est ajouté un autre, issu de la relecture de l’ouvrage monumental de Norton Cru, Témoins, paru en 1929 et réédité en 1993 (Presses Universitaires de Nancy), qui attirait l’attention sur la littérature des « poilus » de la Grande guerre, corpus auquel Carine Trévisan a consacré son livre Les Fables du deuil. L’inspiration positiviste de Cru, qui procédait à une « vérification » de l’authenticité des témoignages pour lutter contre l’emphase idéologique, et éliminait toute une série de procédés littéraires jugés inaptes à la production de « vrais » témoignages, entrait en contradiction avec l’idéalisation de « l’écriture » littéraire. Mais elle a contribué à imposer l’idée d’un dépouillement nécessaire du récit de témoignage, mué par certains en idéal moral constitutif du genre.

« L’esthétique du témoignage »

L’internationalisation de ce phénomène occidental a connu un tournant avec l’événement culturel qu’aura été le film Shoah de Claude Lanzmann (1985), accompagné du texte de Shoshana Felman « L’âge du témoignage », paru d’abord en France en 1990, dans le recueil réuni par Michel Deguy, puis aux Etats-Unis5. Dans ce texte qui constitue un « classique » à présent, suivi plus tard de l’ouvrage rédigé avec Dori Laub, Testimony6, trois opérations s’articulent, qui allaient devenir majeures pour la cristallisation d’un modèle : d’une part, le génocide est défini comme « événement sans témoin » - formule qui a obtenu la fortune qu’on sait, et qu’on répète à loisir lors des colloques, y compris devant des rescapés ;d’autre part, les « témoignages » recueillis par le cinéaste sont hissés au rang d’œuvre d’art par la scénographie du réalisateur ; enfin l’œuvre d’art vient se substituer à l’Histoire en assumant le rôle du témoin : « Film as Witness »7. L’œuvre d’art, parée d’une aura nouvelle,a été chargée d’une tâche qui ne lui était pas officiellement échue jusque là : celui de témoigner par la forme artistique et, par là, de raconter l’événement mieux que les historiens ne sauraient le faire.

Ce que ni Cayrol, ni Blanchot, ni Barthes n’avaient réussi à faire dans les années 50 avec l’art lazaréen et l’écriture blanche, où il s’agissait déjà de donner un statut artistique au témoignage des camps, et même de refonder la Littérature, ce texte critique l’a fait. Il l’a fait à la faveur d’une conjoncture mémorielle différente, marquée par la centralité de la mémoire de la Shoah et de la figure du témoin, qu’Annette Wievorka a analysée dans son livre L’Ere du témoin (1995). C’est à partir de là qu’on a relu le texte de Pérec sur Antelme et la « vérité de la littérature », puis l’œuvre de Cayrol, et qu’on lit à présent l’œuvre d’Imre Kertész. Le succès rencontré par ce texte en France a contribué à l’inspiration cultuelle, et souvent polémique, d’une partie des travaux portant sur l’œuvre de Lanzmann, celui-ci montant au créneau lorsque les choses lui semblent inacceptables, donc assez souvent, soit qu’on tombe dans la « canaillerie académique » née de l’obscène désir de comprendre – ce fut mon cas et celui d’Irving Wohlfarth en 1997 -, soit qu’on fasse de l’histoire une fiction consolante – ce qui a été reproché au feuilleton américain Holocaust, et aux films de Spielberg et de Benigni –, soit qu’on prenne des libertés avec le modèle, comme cela a été reproché à Yannick Haenel pour son Jan Karski –, soit qu’on se réclame des droits de l’archive photographique et des « images malgré tout », comme l’a fait Georges Didi-Huberman.

Mais peu importe ici le combat des personnes, car le phénomène a eu des effets qui ont dépassé l’œuvre de Lanzmann. Un certain usage artistique du témoignage a fait l’objet d’une opération à la fois de sublimation et de modélisation: au-delà de l’œuvre exemplaire, un paradigme s’est institué, véhiculant plusieurs notions résumant la poétique requise, animée par l’idée de l’absence et de la disparition : silence, densité, dépouillement, sobriété, sont devenues constitutives de l’acte de témoigner, marginalisant une masse de textes ne répondant pas aux normes. Si ce paradigme s’est imposé au moment où la mémoire de la Shoah se singularisait dans l’espace public, des corpus entiers qui la concernaient, comme les chroniques de ghetto, n’en ont pas moins été oubliés. En revanche, ce paradigme a contribué à faire émerger l’idée de littérature testimoniale, au profit d’un corpus qui allait devenir de plus en plus élastique. Le modèle de l’art comme témoin a inspiré l’entreprise qu’a menée Jean Hatzfeld au Rwanda, et elle joue un rôle dans la production critique relative au génocide arménien aux Etats-Unis et en France, ainsi que dans l’esthétique de la « disparition » qui s’est développée en Argentine,

Deux formules ont à présent trouvé place dans le discours universitaire français, en philosophie et dans les études littéraires et cinématographiques : celles de « poétiques du témoignage » et d’ « esthétiques du témoignage » : Jacques Derrida avait utilisé la première dans le titre d’un petit livre issu d’une de ses dernières conférences, Poétique et politique du témoignage (L’Herne, 2005) ; et on la voit réapparaître dans le livre récent d’Hélène Raymond, Poétique du témoignage, Autour du film Nuit et brouillard d’Alain Resnais (L’Harmattan) ; l’autre, Esthétique du témoignage (MSH, 2005),est le titre d’un collectif interdisciplinaire dirigé par une littéraire et un sociologue, Carole Dornier et Renaud Dulong, l’une spécialiste des journaux de voyage, l’autre sociologue, auteur du premier ouvrage de sociologie à s’intéresser au témoignage comme « institution » sociale, Le Témoignage oculaire. Les conditions sociales de l’attestation (MSH, 1996), livre qui s’appuyait sur une relecture du Témoins de Norton Cru.

Dans un compte rendu sévère de ce volume collectif, paru dans la revue L’Homme (septembre 2005), la sociologue Nathalie Heinich déplorait la confusion entretenue autour de cette esthétique de témoignage, dont la notion de fiction faisait les frais, et le déficit théorique dû au cloisonnement des disciplines. Elle reprochait aux « spécialistes de la littérature » de pratiquer une « conception normative » de leur activité, « prenant prétexte de la question posée par la notion d’’esthétique’ du témoignage pour réaffirmer les droits de la « littérarité » et les vertus de l’’écriture’ contre la littéralité du récit. » « On peut regretter, écrivait-elle, que nombre de contributions mettent implicitement en œuvre, au lieu de les prendre pour objet, les tensions axiologiques engagées dans la question du témoignage ». Notant la diversité des expériences et des supports textuels et filmiques évoqués dans ce collectif, elle écrivait : « La cohérence de l’objet « témoignage » ne s’en impose que mieux, par-delà l’hétérogénéité des expériences et des formes de communication, faisant émerger de nouvelles problématiques, à la frontière des études littéraires, de l’histoire, de la sociologie, de l’anthropologie, de la psychologie. » Sa recension débutait par une citation d’Elie Wiesel : « Si les Grecs ont inventé la tragédie, les Romains la correspondance et la Renaissance le sonnet, notre génération a inventé un nouveau genre littéraire, le témoignage ». Et elle poursuivait en ces termes : « Au-delà d'une génération, c’est tout le XXe siècle qui aura vu émerger la problématique du témoignage comme sujet de réflexion à part entière, avec son lot de catastrophes...»

Significativement, le témoignage est donné à la fois comme un « genre littéraire » et comme un ensemble de « nouvelles problématiques » issues d’une histoire catastrophique. Or pour se dégager de la confusion il faut à mon sens suspecter aussi cette notion de « genre littéraire » mobilisée à faux pour rendre compte d’un « objet » dont la « cohérence » tient à des problématiques qui dépassent la littérature.

Je me pose donc finalement deux grandes questions. Que recueillir d’un héritage théorique marqué par des circonstances historico-politiques porteuses d’une si forte charge d’émotion et de culpabilité que la faculté d’élaborer une pensée théorique et critique, et la légitimité de la littérature et de la poétique ont été mises en doute, voire destituées par la théorie elle-même : le propos critique s’est longtemps constitué en otage d’un propos éthique sur l’histoire qui a empêché de prendre acte de l’existence d’une littérature testimoniale. Comment d’autre part procéder aujourd’hui, dans un champ au contraire saturé, voire intoxiqué par un discours éthique qui cette fois s’approprie les textes littéraires au nom du « témoignage » devenu bannière morale ou genre justiciable d’une « poétique », d’une « esthétique », d’une « philosophie » ? Bref, comment élaborer une posture critique permettant de rendre compte d’une littérature testimoniale qui serait spécifique, sans faire du témoignage un genre littéraire ?

Le témoignage comme genre ?

La notion de « genre testimonial », courante aujourd’hui, semble affirmer qu’un modèle discursif et formel autonome, appelé « témoignage », est porteur d’une poétique et d’une esthétique propres, ce qui suppose que certains procédés ou modes d’écriture soient consubstantiels à l’acte de témoigner. Ce qui, comme l’avait dit Renaud Dulong dans Le Témoin oculaire (1995), était un acte discursif relevant d’une « institution » sociale, appelée à se diversifier selon ses usages juridiques, historiographiques et littéraires, est devenu un genre modélisé à travers l’écriture et la lecture de témoignages canonisés par le discours critique qui les accompagne, et qui théorise à partir d’opérations d’exclusion dont il n’a la plupart du temps pas conscience. Or ces opérations s’expliquent par la manière dont s’est déroulé le processus construction lui-même.

Le témoignage – qu’on l’entende au sens du « testis » ou du « superstes », du témoin oculaire ou du survivant - est un discours sur le réel qui vaut par la présence du locuteur à l’événement rapporté, locuteur qui s’engage à en dire la vérité à un tiers présent, lui-même appelé à le croire et l’authentifier, voire de le faire circuler, ou de le transmettre. Ce type de discours, qui balance dans ses fins entre attestation et véridiction, n’est nullement en soi un « objet littéraire ». C’est un régime d’énonciation dont les formes, les visées et les usages diffèrent en fonction du dispositif social où il est pris. Il peut en revanche devenir littéraire, et c’est à cet étrange devenir qu’il faudrait réfléchir, plutôt que de sacrifier à l’idée d’un « genre » substantiel. Le témoignage est un acte discursif spécifique, contraignant dans sa structure, mais plastique dans sa forme et ses fonctions, d’où son caractère transdisciplinaire et transgénérique. L’approche littéraire du témoignage conduit à une réflexion de type épistémologique, observant dans la variation de ce dispositif discursif et dans le détail des textes comment la fameuse « vérité » du témoin change de sens ou de statut, selon qu’elle concerne le juge, l’historien, ou l’écrivain et son lecteur.

Une telle épistémologie ne peut se passer d’une archéologie, c’est-à-dire d’une enquête sur les fondements anthropologiques de l’acte de témoigner en littérature, et sur l’acte de naissance d’une telle littérature. Les réalités très diverses que peut désigner la formule de « témoignage littéraire »existent depuis longtemps dans la culture occidentale : Primo Levi s’est lui-même amusé à voir dans le « récit du rescapé » non seulement un « genre littéraire », mais l’origine du genre épique, ou même narratif. Il l’a fait en se donnant pour ancêtre, dans plusieurs de ses entretiens, non seulement le « Vieux marin » de Coleridge, mais sa version heureuse, Ulysse chez les Phéaciens, soit le héros devenant aède en racontant les épreuves qu’il a lui-même traversées, et en se réclamant de ce très ancien désir narratif qui est aussi un plaisir, s’est aussi comparé aux conteurs africains8. En gommant la frontière entre témoignage et fiction, l’idée s’orientait déjà, comme par jeu, vers une région qu’on retrouve aujourd’hui avec le « témoignage littéraire » devenu objet de la critique et de la théorie, doté d’un statut de « genre ».

La formule de Levi fait problème dès qu’on sort de son usage propre. Faire du récit de survivant un « genre littéraire » suppose que ce récit soit l’affaire d’un modèle formel, thématique ou modal dont on aurait le libre choix parmi d’autres. Or s’il existe un « genre testimonial », celui-ci ne se définit ni par une forme textuelle, ni par un mode discursif, ni par un thème unique, mais par un régime d’énonciation et d’autorité qui relève, sinon du serment ou de la promesse, d’une forme de contrat ou de « pacte ». Même lorsque ce pacte devient pacte de lecture, ce régime d’énonciation relève de l’acte, ou, comme l’a dit Sigrid Weigel, du « geste »9. Ce contrat n’empêche pas le témoin de choisir sa forme. Mais ce choix ne relève pas de l’ordinaire licence poétique, sauf à écrire un « témoignage » sans être témoin. Le régime d’énonciation testimonial peut être simulé, et faire l’objet d’une « feintise ludique et partagée » (J.M. Schaeffer, Pourquoi la fiction ? Seuil, 1999). Mais il relève alors d’un autre genre : la « fiction de témoignage », ou le « faux témoignage ». Le scandale suscité par la performance littéraire de Binjamin Wilkomirski sur sa pseudo-expérience de Majdanek10, montre combien la notion de genre fait problème dès lors qu’elle ne rend pas compte du discours comme acte.

Affirmer que le récit de rescapé est un genre littéraire, c’est le supposer pris dans le « système » littéraire comme « institution » et « histoire », ce qu’il n’est pas a priori, même s’il tend à le devenir. La formule de Levi ne doit donc pas être prise au pied de la lettre, mais contrebalancée par la dimension du témoignage comme déposition et réquisition qu’il a lui-même reconnue. Le récit de déportation ne s’est pas constitué à travers l’idée de genre littéraire : il ne fait que s’y réfléchir rétrospectivement. On peut parler en revanche, comme l’a fait Annette Wieviorka, de « genre littéraire » à propos des récits de déportation français dès les années 501 : l’homogénéité thématique et formelle d’un corpus, né du caractère massif de l’expérience, a bien engendré un modèle d’écriture ; mais ce modèle, ajoute-t-elle, a manqué de « matrice littéraire », contrairement à la « littérature de la destruction » écrite en yiddish et à la « littérature de la déportation » russe pour les récits du Goulag. Il y a donc plusieurs modèles et non un seul, chacun semblant se couler sur une expérience historique différente.

La force de l’idée de Levi tient à sa manière d’associer à un genre d’expérience un genre littéraire, et permet de penser le récit du témoin au sens de superstes, distinct du testis ou témoin oculaire et tiers garant. Comme le survivant devient un type humain et par là une figure, la traversée des confins devient un type d’expérience générateur d’un type de récit. Et ce type d’expérience a connu une actualité d’un type nouveau avec les catastrophes totalitaires. Le « récit du rescapé » est un genre littéraire au sens où il l’est devenu de par l’histoire du siècle, et la figure du rescapé narrateur permet de rapporter le « genre testimonial » à la question qu’est devenue le genre humain.

Parler du « genre testimonial » au-delà de cette configuration oblige à rediscuter l’héritage post-aristotélicien, et à se reposer la question du genre comme « catégorie de lecture » et « classification rétrospective », ou de la « généricité » comme « fonction textuelle » et « facteur productif de la constitution de la textualité » (J.M. Schaeffer11). La pragmatique des genres, soucieuse de l’archive que constitue leur pratique au cours de l’histoire, a voulu dépasser cette alternative en articulant les notions de « compétence » et de « reconnaissance » : d’un côté, le genre suppose l’apprentissage d’un code actualisé en performances ; de l’autre, comme catégorie de la perception il est l’objet d’une « expérience » qui engendre un « plaisir »12. Puisque cette archive culturelle est aussi cognitive, une pragmatique du témoignage interrogerait le genre testimonial comme archive culturelle et « savoir générique », et permettrait, par exemple, de confronter le principe de réalité testimonial au principe de plaisir littéraire, ici décisive aussi dans le domaine de la « compétence ». Les procédés de fictionnalisation pourraient être étudiés dans l’optique d’une pragmatique des genres.

Histoire du « genre » ou archéologie du témoignage

Une telle recherche serait plus opératoire que le questionnement du « genre testimonial ». Mais elle n’expliquerait rien de son étrange émergence, au cours des années 1990, qui oblige à dissocier fortement entre catégorie de lecture et fonction textuelle. Si « genre testimonial » il y a, il est à la fois ancien au plan de la fonction textuelle et moderne au plan de la catégorie de lecture. Sa définition, parce qu’elle est indexée à l’histoire, ne s’est pas faite dans le sillage aristotélicien, sauf à utiliser la notion de « littérarité » utilisée par Genette, ou à faire du témoignage un des
« genres factuels », dont l’étude met en jeu la critique mutuelle que se font l’une l’autre la théorie littéraire et l’histoire littéraire13, et à en tenter la généalogie.

L’acte de témoigner existait déjà comme pratique d’écriture au XIXe siècle. Sans s’être autonomisé au sein des genres autobiographiques, il s’était infléchi et réfléchi dans certaines poétiques de la modernité, à travers l’idée de confins à explorer par le verbe, d’expérience extrême ou d’épreuve à traverser, prenant les formes du « voyage dans l’inconnu » (Baudelaire), du « carnet de damné » (Rimbaud, Saison en enfer), de la contre-épopée infernale (Céline, Voyage au bout de la nuit) ou du récit d’expérience-limite (Artaud, Michaux, Bataille, Blanchot..). Mais pour qu’un genre s’impose au discours critique, il a fallu que la « limite » devienne un phénomène politique vécu par une masse de sujets, et réfléchi dans un corpus de textes posant d’une manière inédite la question des limites de l’entendement, du langage et de la représentation face à un réel interrogeant l’espèce humaine et la légitimité de la littérature.

Jean-Louis Jeannelle, dans un article précieux de Littérature, tente d’historiciser le « genre testimonial »14, et fait apparaître, derrière la discontinuité des textes et leurs effets d’effraction, la lente émergence d’un genre d’abord souterrain, dont le statut vacillant tient au rapport intime du sujet à la violence historique. Retraçant sa généalogie française, il remonte aux récits de la Commune (Maxime Vuillaume, Louise Michel) la « naissance symbolique » du genre, défini comme « récit rétrospectif en prose qu’un individu fait d’un événement circonscrit ayant marqué son existence, afin d’en certifier les conséquences ou d’en tirer un message destiné à être largement diffusé »15. Repérant les autres grands « jalons » du genre, il évoque les témoignages des « poilus » de la Grande guerre, puis ceux de la guerre d’Algérie. Mais il s’agit là d’une construction rétrospective, qui connaît sa part d’arbitraire, et en l’occurrence d’arbitraire national. Il faudrait écrire cette histoire à l’échelle internationale, en prenant en compte ce qui s’est joué aux marges de l’Occident, ou sur d’autres continents, et préciser que cet « événement circonscrit » devient un moment politique, sur un mode inaugurateur qui heurte la conscience. L’apparition du « genre testimonial » est indissociable non seulement de certains événements historiques, et par leurs enjeux supra-historiques tels qu’ils se reflètent dans les consciences à des périodes et des rythmes différents.

Le discours testimonial, dans ces conditions, ne peut tirer son autorité d’une tradition culturelle, mais d’une capacité d’incarnation. Cela n’empêche pas qu’il puisse créer à son tour un horizon d’attente. C’est ce qui se passe aujourd’hui. Le genre testimonial, d’abord marqué par le modèle « concentrationnaire », s’est élargi sans cadre épistémologique clair, et en dehors de tout consensus ou autorité. Le passage du paradigme « totalitaire » au paradigme « génocidaire » a bouleversé le mode d’appréhension d’un « genre testimonial », mais en produisant d’autres points aveugles, qu’il faudra mettre au jour, dans une perspective postcoloniale en particulier. Ce genre se montre ainsi fondamentalement instable, lié à une événementialité en continuelle mutation.

Une épistémologie du témoignage attentive à son histoire au long cours conduit vite à une archéologie du témoignage littéraire en tant que genre lié à la catastrophe historique. Les premières tentatives littéraires de s’affronter à la violence génocidaire par le langage restent aujourd’hui mal connues : elles émanent d’écrivains arméniens dont les textes commencent seulement d’être traduits en France, soit un siècle après l’événement : les livres d’Adam Adonian,Zabel Essayan16, Hagop Oshagan, parus récemment, sont commentés par Marc Nichanian et Krikor Beledian dans des livres qui ouvrent à de nouveau frais la question de l’art et du témoignage, prenant en compte la singularité de l’histoire et des situations d’écriture, les effets de la censure, de l’autocensure et de la sidération aggravée par la négation. Il en va de même pour les témoignages littéraires de la Shoah née dans l’immédiat après-guerre dans les pays communistes, comme en Pologne avant la vague d’antisémitisme, qui viennent seulement d’être étudiés par Agnieszka Grudsinska. La littérature née en URSS de la « Shoah par balles », qui commence à peine d’être étudiée, à la faveur de rencontres entre chercheurs russes et français : parallèlement à l’émergence de la mémoire de Baby Yar, un genre littéraire nouveau semble apparaître, appelé « littérature des ravins ». Ici et là, l’objet « témoignage littéraire » se sera construit de manière très tardive et complètement différente. Or c’est à ces textes écrits dans le vide d’aucun modèle antérieur qu’il faut revenir pour élaborer cette archéologie du témoignage littéraire.

On vient de traduire le livre de l’écrivaine arménienne, Zabel Essayan, témoin oculaire des grands massacres de Cilicie en 1909, Dans les ruines, 191117. S’il faut désigner en matière de « genre testimonial » une œuvre inaugurale, c’est celle-ci, mais du seul point de vue de la création. Car ce texte, rédigé par une écrivaine francophone et francophile qui perdit ses relais de transmission français en choisissant l’Arménie communiste,et mourut dans une geôle soviétique18, n’a pas été reçu en Europe reste méconnu19.

Il en va de même du récit d’Aram Andonian, En ces sombres jours, rédigé en arménien en 1917, et paru récemment en traduction française (MétisPresse, 2009) : violent et hallucinatoire, il témoigne de l’expérience des camps-mouroirs des bords de l’Euphrate sur un mode littéraire assumé, qu’on lui a d’ailleurs reproché : attaché à restituer l’atrocité de l’expérience dans ce qu’elle avait eue de plus dégradant, ce texte a été vécu comme honteux par les Arméniens eux- même, et refoulé pendant un siècle. Profondément étranger à la littérature qu’on a coutume de lire, il crée aujourd’hui un choc.

Ces tout premiers textes, majeurs dans l’histoire du phénomène testimonial, n’ont pas contribué à faire émerger un genre, contrairement à ce qui s’est passé pour la Grande guerre, alors que les deux événements étaient contemporains, l’un cachant l’autre. La production arménienne née de la Déportation de 1915 a souffert de l’émiettement diasporique en même temps que d’un siècle de négation politique internationale, qui a engendré une fixation sur la preuve et la reconnaissance, et rendu cette littérature hors sujet dans l’espace public. Or cette littérature a élaboré une relation singulière avec le témoignage, qui a été menée parfois à un très haut niveau de pensée critique, comme c’est le cas chez Hagop Oshagan.

Ce fait d’inauguration silencieuse pose la question du genre comme catégorie de réception, montrant à quel point la « compétence » peut se dissocier de la « reconnaissance ». Il confirme ce que dit J.L. Jeannelle du caractère intrusif, effractif, du témoignage attaché à l’événement, manquant de tradition du fait de cette discontinuité.

Une telle détermination historique d’un corpus littéraire pose ainsi d’énormes problèmes théoriques, qui se sont reflétés dans l’histoire de la réception des textes, tributaire de la reconnaissance ou du déni des événements. C’est au fil de ces péripéties que s’est élaboré, cahin- caha, un discours critique sur les témoignages littéraires, dont on mesure ainsi l’aléatoire.

Si celui-ci se focalise sur la question du « genre », c’est parce que la forte charge historique de ces textes leur a valu longtemps une réception surtout thématique, d’inspiration politique ou morale, voire moralisante, au dépens de leur statut de textes, alors que nombre d’entre eux, résolument littéraires, se montrent sur ce plan particulièrement inventifs et subversifs.

Le propos de Primo Levi semble encourager un tel recentrement du discours critique sur la poétique, ou, du moins l’anthropologie culturelle. Mais la notion de « récit de rescapé » ne permet pas de penser l’intégralité de ce que peut désigner le « genre testimonial ». Même si l’on circonscrit le corpus au témoignage des catastrophes historiques, voire du génocide, elle ne rend compte ni du témoignage du non-survivant, ni des témoignages étrangers à la forme « récit ». Car le témoin d’une Catastrophe n’est pas toujours rescapé, ni toujours narrateur. Excédant la forme canonique du « récit de rescapé », le texte-témoin peut se couler dans de multiples « genres » au sens classique du terme. On le voit traverser les genres « autobiographiques » avec lesquels il s’est longtemps confondu (mémoires, récit de voyage, récit de soi, journal, lettres), et autres « genres factuels » relevant d’une « poétique du savoir » (chronique, récit historique, essai, traité philosophique...)20 ; mais il peut en traverser bien d’autres, relevant des trois grands « modes » nés de la vieille triade post-aristotélicienne : le narratif, mais aussi le dramatique et le lyrique. Récit, poésie, théâtre peuvent devenir pour le témoin des outils en vue de l’objectif qui est le sien.

La liberté poétique produit une tension spécifique à l’endroit où ces genres font intervenir la fiction : le témoignage y rencontre la limite objective de sa fonction d’attestation. Mais cette tension fait partie intégrante de la « littérature de témoignage ». Curieusement, le pacte autobiographique peut être brisé sans rupture du pacte testimonial. C’est même parfois la fictionnalisation du réel qui fait aboutir l’intention testimoniale, comme chez Kertész par exemple. La réécriture fictionnelle des événements ne signifie pas que le texte perde son caractère testimonial. Quels que soient les problèmes posés par cette acception élargie du « témoignage », c’est elle que traduit la notion de « témoignage littéraire, ou encore celle d’ «œuvres-témoignages » proposée par Claude Mouchard, qui a exploré la question des formes poétiques du témoignage21.

L’énonciation du témoin, même si elle ne dispose pas d’un modèle antérieur, se rattache à la littérature en recourant à des systèmes littéraires donnés, par lesquels son texte s’inscrit néanmoins dans un horizon d’attente, que sa violence testimoniale bouleverse et modifie. La manière dont le « genre testimonial » s’est fixé, sur des critères d’abord thématiques, n’est pas sans rapport avec le déni de littérarité qui caractérise la réception première de ces textes. Il aura été difficile de reconnaître la part du jeu formel et du plaisir culturel dans ce qui rend compte d’une réalité atroce et d’une humanité méconnaissable. Or ce paradoxe est constitutif du témoignage littéraire.

Conclusion : philosophie et littérature

Je voudrais pour finir revenir à la question du mythe afin de poser une dernière question : que faire de la part qu’occupe dans ce processus d’idéalisation du témoignage la philosophie, qui n’a sans doute jamais été aussi active qu’aujourd’hui, mais dont le sens s’est en quelque sorte inversé ? Car la philosophie ne dit plus aujourd’hui que la poésie est barbare après Auschwitz. Elle ne se contente pas de penser le témoignage comme moment de l’opération historiographique ou archive spécifique (Ricoeur), ou de critiquer le retour du témoin comme symptôme d’époque (François Hartog) ; ni de se pencher sur les témoignages d’écrivains rescapés des camps pour penser ou repenser la violence totalitaire ou génocidaire (Arendt, Bouchereau), ou les notions d’humain et d’inhumain (Alain Brossat, Myriam Revault d’Allonnes, Philippe Bouchereau), ou la possibilité d’un être-ensemble démocratique après ces catastrophes.

Il y a aujourd’hui des « philosophies du témoignage », qui s’appuient sur un corpus littéraire ultra sélectif, devenu canonique – où Primo Lévi et Paul Celan constituent deux pôles majeurs - et sur différents héritages philosophiques où l’herméneutique, l’existentialisme, la théologie juive ou chrétienne (Philippe Pierron), la théorie du sublime (Robert Harvey) ou le messianisme jouent un rôle décisif (Agamben, Derrida), où les pensées de Kierkegaard, Blanchot, Heidegger, Levinas, sont réquisitionnées et recyclées. Cette appropriation philosophique a eu des effets parfois clarificateurs au plan des concepts. Mais un mélange d’ethos et de pathos philosophique s’est cristallisé au sujet du témoignage, qui pèse sur l’idéalisation actuelle du concept de témoignage dans les lettres.

Dans l’histoire de la philosophie occidentale, la théorie du témoignage acquiert clairement une fonction de relais pour penser le sujet ou l’infini en termes de dialectique ou de paradoxe. Un sous-genre de la philosophie éthique s’est constitué, qui représente sans doute une étape nouvelle dans le processus de sécularisation de notions théologiques. Ce phénomène est d’ailleurs la plupart du temps assumé, à la faveur du moment terminologique, c’est-à-dire étymologique : on reconduit le « témoin » au « martyr », ou « superstes », comme l’ont fait Agamben et Derrida eux-même.Or on sait combien est ambiguë l’opération de sécularisation elle-même, et les querelles philosophiques des années 60-70, principalement entre Carl Schmitt et Hans Blumenberg, devraient n’être pas oubliées : les concepts théologiques « sécularisés » peuvent l’être au profit d’une « légitimité des temps modernes » ou d’une rethéologisation du politique.

Il me semble que l’ère du témoin s’est à présent christianisée, comme s’il fallait rejouer le dépassement du particularisme, cette fois dans l’universalisation de l’expérience par le témoignage, placé sous le signe de l’Infini. Parfois, la relecture philosophique des témoignages littéraires fait même revenir à la vieille équation du Vrai, du Beau et du Bien, dans des catéchèses étonnantes, comme dans les pamphlets qui ont été rédigés contre Jonathan Littell, en se réclamant ici d’un Chalamov péniblement transformé en saint homme, là de la « phalange des vrais

témoins » dont parlait Norton Cru, qui reprend curieusement ici du service. Ce ne sera ni la première ni la dernière fois qu’une crise culturelle prend l’allure d’un clivage entre mysticisme et positivisme. Or si la littérature est le lieu où ce clivage peut se dépasser, la lecture critique des textes littéraires n’a pas besoin de tomber dans le piège.

 

Intervention prononcée lors du colloque L’objet Littérature, colloque organisé par Annick Louis au CRAL, EHESS, Maison Suger, 24 - 25 mars 2011.

Notes 

  1. J’ai tenté de faire ce travail pour l’Europe occidentale et les Etats-Unis, dans un long essai paru en 2006 dans le volume collectif italien Storia della Shoah.
  2. En Estonie par exemple, on enregistre une fièvre de collecte de témoignages dans l’historiographie et l’anthropologie, tandis que le témoignage effectue une percée en littérature
  3. Certains films se présentent comme des témoignages fictifs, tel celui de Wang Bing, primé à Venise, qui reconstitue la vie dans un laogai Il faudrait s’interroger sur le rapport entre témoignage et document, ou oeuvres de témoignage et oeuvres documentaires. La catégorie de « document », qui connaît une certaine vogue en France dans le domaine critique et universitaire, semble à la fois plus large et plus étroite que celle de témoignage, qu’elle avoisine, sans que soit théorisée cette différence ni ce voisinage, ce qui ne peut d’ailleurs sans doute se faire qu’au coup par coup, œuvre par texte, tant les significations de ces deux mots sont fonction des intentions d’auteurs et des morphologies des œuvres.
  4. Multidirectional Memory. Remembering the Holocaust in the Age of Decolonization, Stanford University Press, coll ; « Culturel Memory in the Present », 2009. Un chapitre préalablement publié dans la revue PMLA a été traduit en français par J.L. Jeannelle et publié dans la revue Littérature, n°144, décembre 2006, pp 56-80, sous le titre « L’œuvre testimoniale à l’âge de la décolonisation : Chronique d’un été, cinéma-vérité et apparition du survivant de l’Holocauste ». Il s’agit du documentaire d’Edgar Morin et Jean Rouch réalisé en 1960, qui mettait en présence à travers plusieurs personnages la mémoire des guerres de décolonisation et celle des camps nazis.
  5. "A l'Age du Témoignage: Shoah de Claude Lanzmann", in Michel Deguy éd., Au Sujet de Shoah, Paris, Belin, 1990 ; "In an Era of Testimony: Claude Lanzmann’s Shoah", Yale French Studies, No. 79 (1991); voir également "Film as Witness: Claude Lanzmann's Shoah", in Holocaust Remembrance: the Shapes of Memory, ed. Geoffrey Hartman, London, Blackwell, 1994.
  6. Testimony : Crises of Witnessing in Literature, Psychoanalysis, and History, New York, Routledge, 1992.
  7. La présence dans le film de Raul Hilberg en tant qu’historien consacré, auteur de la Destruction des Juifs d’Europe, n’a pas empêché la critique américaine d’effectuer à la fin de son texte ce retournement, d’un pathos efficace au plan rhétorique, consolateur au plan moral, mais discutable à plusieurs titres.
  8. Cette approche anthropologique pose des questions intéressantes, liées à l’idiosyncrasie de l’auteur et à sa situation de parole, dont j’ai tenté de rendre compte dans un article sur la transgénéricité „’Le récit du rescapé est un genre littéraire“, ou le témoignage comme genre de travers, in H. Scepi et D. Moncond’huy, Les genres de travers, La Licorne, 2007.
  9. Sigrid Weigel, "Zeugnis und Zeugenschaft, Klage und Anklage. Die Geste des Bezeugens in der Differenz von 'identity politics', juristischem und historiographischem Diskurs", Einstein Forum Jahrbuch, Akademie Verlag,1999, pp.111-135. Aurélia Kalisky place le „témoignage littéraire“ entre cette notion de „geste“ et celle de « genre » („ Das literarische Zeugnis zwischen ‚Gestus des Bezeugens’ und literarischer Gattung“, in S.Segler-Messner/P.Kuon/M.Neuhofer (éds.), Vom Zeugnis zur Fiktion. Repräsentationen von Lagerwirklichkeit und Shoah in der französischen Literatur nach 1945, Frankfurt/Main, Peter Lang 2006, pp. 37-55)
  10. Binjamin Wilkomirski, Fragments. Une enfance 1939-1948 (1995), trad. L. Marcou, Paris, Calmann-Levy, 1998.
  11. Jean-Marie Schaeffer, « Du texte au genre », Poétique, 53, 1983. Repris dans le recueil collectif Théorie des genres, Seuil, 1986 p 199. Le débat entre structure et histoire est à nouveau repris en vue de son dépassement pragmatique dans Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Seuil, 1999.
  12. Compétences, reconnaissance et pratiques des genres. Colloque organisé par J.M. Schaeffer et J.M. Adam, 21-22 avril 200
  13. Sur les problèmes par cette évolution, voir Jean-Louis Jeannelle, « Histoire littéraire et genres factuels », Dossier critique « Théorie et histoire littéraire », Fabula, juin 2006.
  14. Jean-Louis Jeannelle, « Pour une histoire du genre testimonial », Littérature, n°135, septembre 2004.
  15. Ibid. p 94. On remarque que la définition vient compléter celle de l’autobiographie par Ph. Lejeune, citée plus haut note 25.
  16. Voir Marc Nichanian, Art et témoignage. Littératures arméniennes du XXe siècle, 2 vol. MetisPress, 2006 et 2007. 17 Dans les ruines, traduit par Levon Ketcheyan, Phébus, 2010.
  17. Voir la thèse en 4 volumes de Levon Ketcheyan, Zabel Essayan (1878-1943) : sa vie et son temps. Traduction annotée de l’autobiographie et de la correspondance, soutenue sous la direction de J.P. Mahé à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes en mars 2002.
  18.  sinon par les écrivains d’Arménie soviétique, que le régime stalinien fit disparaître comme elle les uns après les autres, ou par la diaspora occidentale, qui produisaient dans l’ombre une littérature de l’exil postcatastrophique en langue arménienne – pour une large part à Paris. Cf Krikor Beledian, Cinquante ans de littérature arménienne en France. Du même à l’autre. Ed. du CNRS, 2001.
  19. Cette traversée empêche de placer la « littérature de témoignage » parmi les « genres factuels », comme le fait Jean-Louis Jeannelle dans « Histoire littéraire et genres factuels », art. cit.
  20. Claude Mouchard, « Qui, si je criais... ». Oeuvres-témoignages dans la tourmente du XXe siècle, Paris, Ed. Laurence Teper, 2007.
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