Les chiens d'agrément

Programme d’enseignement optionnel de LCA de seconde générale et technologique

Objet d'étude : L'homme et l'animal

 

Notes

47- La statuette de chien en terre cuite, issue des fouilles de la nécropole gallo-romaine de Terre-Nègre à Bordeaux (1803-1830) est actuellement manquante dans les collections du musée. Des photographies sont visibles dans notre article de 2014, p. 55.

48- Micheline Rouvier-Jeanlin, « Les figurines gallo-romaines en terre cuite au Musée des Antiquités nationales », dans XXIVesupplément à « Gallia », éditions du CNRS, 1972, p. 345.

49- Voir Bertrand Rémy et François Kayser, Initiation à l’épigraphie grecque et latine, Paris, Ellipses, 1999, pp. 77-97 pour des exemples d’épitaphes classées selon le statut du défunt.

50- Voir Catherine Johns, « The Tombstone of Laetus’ Daughter : Cats in Gallo-Roman Sculpture », dans Brittania34, 2003, p. 56. C’est à Anne Ziéglé qu’il faut attribuer l’identification du sexe de l’enfant : le type de coiffure, l’habillement et les bijoux (notamment les bracelets) impliquent que c’était une fille (o. c.p. 58).

51- Voir le tableau d’Alexandre Steinlen, Pierrot et le Chat(1889).

52- Sur les représentations artistiques de coqs, voir Pierre-Marie Duval, o. c.pp. 263-264 (avec le chiot de l’enfant de Laetus encore pris pour un chat).

53- Jean-Marc Luce (o. c., pp. 275-278) cite des exemples grecs de ce même type et évoque des tombes athéniennes où des chiens ont reçu une sépulture digne des hommes. Francis D. Lazenby (« Greek and Roman household pets », dans The Classical Journal44, 1949, p. 246) évoque une tombe, à Amiens, contenant les squelettes de neuf chiens enterrés avec leur maître.

54- La consonne initiale est altérée : on peut lire sapienteourapiente.

55- CILX, 659. F. Bücheler, Carmina Epigraphica n° 1176.

56- Épitaphe trouvée à la porte Pinciana, Rome, CILVI, 29896/B. 1175, trad. Danielle Porte,o. c.

57- Xavier Delamarre,Dictionnaire de la langue gauloise, Paris, éditions Errance, 2003, p. 313.

58- Voir Françoise Frontisi-Ducroux, « Actéon, ses chiens et leur maître », dans L’Animal dans l’Antiquité, G. Romeyer Dherbey (éd.), Paris, Vrin,1997, p. 448 : « Dans les représentations grecques et antiques, la fabrication d’une image ou même l’invention de l’image est souvent rapportée à la disparition, à l’absence, à la nécessité de produire un équivalent visible de ce qui n’est pas ou n’est plus visible. Tel est précisément le cas des chiens d’Actéon, qui ne peuvent trouver de consolation à la perte de l’être le plus cher que dans une statue, une image, une eikôn. Ils franchissent ainsi une étape considérable pour des chiens, même grecs : ils accèdent au plan du symbolique. » 

59- Voir Jacqueline Amat (2002), o. c., pp. 66-67.

Ce dossier constitue une version légèrement remaniée de notre article : « Représentations littéraires et artistiques du chien dans l’Antiquité romaine : du chien utilitaire au chien de compagnie », Une bête parmi les hommes : le chien. De la domestication à l’anthropomorphisme, C. Beck et F. Guizard-Duchamp (éds), coll. « Encrage université », 2014 pp. 37-68.

 

1. Du cheval de course au chien de course

Le cheval est l’animal traditionnel pour la course de chars. Mais Dion Cassius raconte que des chiens furent un jour utilisés à la place de chevaux lors d’une course qui eut lieu du temps de Néron :

ΠερὶμὲνοὖντὰςἱπποδρομίαςτοσαύτῃσπουδῇὁΝέρωνἐκέχρητοὥστεκαὶτοὺςἵππουςτοὺςἀγωνιστὰςτοὺςἐπιφανεῖςτοὺςπαρηβηκόταςστολῇτεἀγοραίῳὡςἄνδραςτινὰςκοσμῆσαικαὶχρήμασινὑπὲρσιτηρεσίουτιμῆσαι.Ἐπαιρομένωνδὲδὴκαὶτῶνἱπποτρόφωνκαὶτῶνἡνιόχωντῇπαρ´αὐτοῦσπουδῇ,καὶδεινῶςτούςτεστρατηγοὺςκαὶτοὺςὑπάτουςὑβριζόντων,ΑὖλοςΦαβρίκιοςστρατηγῶνἐκείνοιςμὲνμὴβουληθεῖσινἐπὶμετρίοιςτισὶνἀγωνίσασθαιοὐκἐχρήσατο,κύναςδὲδιδάξαςἕλκεινἅρματαἀντὶἵππωνἐσήγαγε.Γενομένουδὲτούτουοἱμὲντῇλευκῇτῇτεπυρρᾷσκευῇχρώμενοιτὰἅρματαεὐθὺςκαθῆκαν,τῶνδὲδὴπρασίωντῶντεοὐενετίωνμηδ´ὣςἐσελθόντωνὁΝέρωντὰἆθλατοῖςἵπποιςαὐτὸςἔθηκε,καὶἡἱπποδρομίαἐτελέσθη.

« Néron avait une telle passion pour les courses de chevaux, que, lorsqu’ils avaient passé l’âge, il décorait les coursiers illustres d’une toge semblable à celles que l’on porte au Forum, comme s’ils eussent été des hommes, et leur payait une certaine somme, à titre de pension alimentaire. Cette inclination de l’empereur ayant enorgueilli les éleveurs de chevaux et les conducteurs de chars au point qu’ils se montraient d’une insolence révoltante envers les préteurs et les consuls, Aulus Fabricius, durant sa préture, irrité de leur refus de combattre pour un prix modéré, se passa d’eux ; il amena dans le cirque, au lieu de chevaux, des chiens qu’il avait dressés à tirer des chars. Les Blancs et les Rouges ayant, devant cette provocation, lancé aussitôt leurs chars, sans que, pour cela, les Verts et les Bleus entrassent en lice, Néron proposa de ses deniers des prix pour les chevaux, et les jeux du cirque eurent leur accomplissement. »

Dion Cassius, Histoire romaine,61, 6 (texte et traduction d’E. Gros).

Le début du texte fait bien sûr penser au cheval Incitatus, dans la Vie de Caligula(55, 8), qui a failli, selon la rumeur, être nommé consul par l’empereur.

2. Hommage au chien de compagnie

Animal chtonien, le chien peut apparaître sur des autels ou dans des représentations de banquets funéraires. Il peut aussi prendre la forme d’un petit jouet, et semble accompagner l’être humain de son vivant jusqu’à la tombe (il a donc peut-être aussi une valeur psychopompe), tels ces petits chiens, assis ou couchés, à clochette trapézoïdale, en terre cuite, trouvés souvent dans des tombes d’enfants47. Même si leur attitude (pattes de devant serrées et dos rond lorsqu’ils sont représentés assis) fait penser au premier abord à un chat, il faut y voir un chien : « le cou est orné d’un collier à clochette, les oreilles sont dressées, le front est plissé, les yeux sont globuleux et exorbités, le museau est pointu, les pattes antérieures sont longues et grêles »48. Certains chiens de garde ayant autour du cou une clochette pour avertir de leur présence les visiteurs et dissuader les éventuels voleurs, c’est peut-être cette nola(clochette) que l’on retrouve accrochée au collier de ces chiens en terre cuite. On a découvert également à Bordeaux une figurine gallo-romaine en terre cuite en parfait état, représentant un couple enlacé sur un lit, avec un chien couché en rond à leurs pieds (Inv. 72474. L : 12 cm. ; l. : 7 cm ; H. : 6,3 cm).

Passons maintenant aux épitaphes à proprement parler : celles qui correspondent à des inscriptions sculptées sur des tombeaux (dont beaucoup sont répertoriées dans le Corpus Inscriptionum Latinarum)49et intéressons-nous d’abord à la pierre tombale dite « d’Helena ».

 

EXERCICE 10 : lire un document archéologique

Apprentissage de l’épigraphie (2e étape ; voir l’exercice 4 pour la 1reétape)

Épitaphe d’Héléna

stèle Héléna

 

Pierre tombale romaine pour Héléna (150-200 ap. J.-C.), Villa Getty, Los Angeles, marbre (61 × 31.5 × 16 cm). CIL VI, 19190. © The J. Paul Getty Museum, Villa Collection, Malibu, Californie. 

Questions :

1. Transcrivez en majuscules le texte de l’épitaphe, en respectant la répartition sur chaque ligne ou en mettant une barre oblique pour séparer les lignes si vous écrivez tout à la suite.

2. L’épitaphe permet de rendre hommage aux qualités de quelqu’un : cherchez les épithètes laudatives et les termes hypocoristiques qui sont ici appliqués à Héléna.

3. Trouvez-vous un indice aussi probant que dans l’exercice 4 pour voir dans le prénom d’Helena celui d’une chienne. Quelle hypothèse pouvez-vous alors faire sur l’identité de la défunte ? 

4. Comparez les finales des mots du texte : sachant qu’ils sont tous au même cas mais à des déclinaisons différentes, à quel cas doivent-ils nécessairement être ? Comment pourriez-vous expliquer ce cas qui ne complète ici aucun verbe conjugué ?

5. Traduisez l’épitaphe.

Corrigé avec transcription de l’épitaphe et sa traduction :

Helenae alumnae, / animae / incomparabili et / bene merenti

« À ma petite Héléna, une âme incomparable et bien méritante »

Le datif indique le destinataire de l’œuvre : elle a été faite « pour Helena » (et les autres termes, qui sont des appositions à ce nom propre, présentent le même cas).

On donne le tableau suivant (extrait de la p. 82 de l’ouvrage cité dans la note 52) après le relevé deincomparabili et de bene merenti, et on insiste sur la présence fréquente de superlatifs, même si l’épitaphe à Helena n’en présente aucun. Il est aussi possible de mélanger les traductions et de demander aux élèves d’associer correctement colonne de droite et colonne de gauche.

bene merens

carissimus, -a

castissima

dulcissimus, -a

incomparabilis

merentissimus, -a

obsequentissimus, -a

optimus, -a

reuerentissimus, -a

sanctissimus, -a

bien méritant

très cher

très digne (seulement pour un élément féminin)

très douce

irremplaçable

très méritant

très prévenant ou très obéissant

le meilleur

très respectueux ou très respectable

irréprochable

Le problème que pose une telle épitaphe est bien d’identifier si la défunte, Helena, est le chien représenté ou si ce chien n’est qu’une illustration car aucun mot de ce court texte ne permet de le déterminer avec certitude (pas de verbe latrare comme dans l’exercice 4). Selon les spécialistes, l’hypothèse privilégiée (par comparaison avec d’autres inscriptions) est celle d’une tombe pour une jeune esclave nommée Helena dont ce petit chien (sans doute un canis melitaeus vu son aspect) devait être l’animal favori.

 

 

Pour prolonger l’initiation à l’épigraphie :

Ce texte ne présente aucune abréviation ; elles sont pourtant courantes et à développer alors entre parenthèses. Cela peut être le début du praenomenqui commence les tria nomina : A(ulus), Ap(pius), C(aius) (ou Gaius), Cn(aeus) (ou Gnaeus), D(ecimus), L(ucius), M(arcus), M’(anius), N(umerius), P(ublius), Q(uintus), Ser(vius), Sex(tus), Sp(urius), T(itus), Ti(berius).

Ou celui d’autres expressions très courantes, comme AVG = Aug(ustus), COS = co(n)s(ul), IMP = imp(erator), D M = d(is) m(anibus), B M = b(ene) m(erenti), H = h(eres), M = m(emoria), V A = v(ixit) a(nnis), B F = b(ona) f(ortuna), I O M = J(upiter) o(ptimus) m(aximus), PQ R = p(opulus)que R(omanus), F = f(ilus) ou f(ilia), pour ne donner que quelques exemples.

Le bene merentiqui qualifiait Helenaaurait donc pu facilement se présenter sous la forme B M. Il faut tout de même retenir que parfois un mot est incomplet parce que la pierre est cassée (comme la partie de droite de la stèle de Laetus ci-dessous) et pas simplement parce qu’il est abrégé (le reste du mot, s’il est identifiable, est noté entre crochets droits).

stèle laetus

 

Stèle de la fille de Laetus(CILXIII, 787), IIe siècle ap. J.-C. (?), trouvée à Bordeaux en 1831, Musée d’Aquitaine, Bordeaux.

©Wikimedia Commons

Un chien bien mystérieux apparaît sur cette stèle de l’enfant de Laetus (nom gravé en haut à gauche). L’inscription est incomplète ; on distingue les lettres D▾M▾, le mot LAFTVS (sans doute une faute du lapicide pour Laetus50) et le début du mot PAT. L’épitaphe n’est pas consacrée à l’animal mais à l’enfant ; il est en effet l’élément le plus important de la sculpture, considérée pendant bien longtemps comme la représentation d’un chat avec un petit garçon, mais désormais répertoriée comme la représentation d’une petite fille avec son chiot (Catherine Johns, pp. 53-63, o. c. dans la note 50).Pourquoi a-t-on cru pendant longtemps que l’animal était un chat ? Parce que le chat peut partager avec certains chiots les caractéristiques suivantes : une petite taille, une tête ronde, des oreilles dressées, de grands yeux bien visibles, un museau court et une longue queue ; et même la manière dont il est porté par l’enfant fait penser à un chat51 ; il existe d’ailleurs dans plusieurs musées, comme à Nîmes, des statuettes d’enfants tenant dans leurs bras leur petit animal favori, ce dernier n’étant pas toujours clairement identifiable.

enfant et chien

Statue en marbre blanc, Iersiècle ap. J.-C., réalisée à partir d’un modèle d’origine grecque du IIIesiècle av. J.-C., provenant des fouilles des Halles centrales à Nîmes (1990), Musée de la Romanité, Nîmes © photo A. Collognat.

Mais, sur la stèle de Bordeaux, un détail, parfaitement visible, doit attirer l’attention : le sexe de l’animal, bien visible, et de forme allongée, celui d’un mâle, ne peut être celui d’un chat : il s’agit donc nécessairement d’un chien, et sans doute même d’un chiot, ce qui explique peut-être qu’il se laisse porter sous les pattes. Pourquoi représenter un coq en train de lui attraper la queue ? Peut-être parce que le coq52 est un animal familier des enfants (surtout des garçons) qui les regardaient combattre pour apprendre la bravoure. 

EXERCICE 11 : retrouver les éléments d’une épitaphe

Épitaphe de la fille de Laetus

Questions : 

1. Quel mot a été abrégé en PAT ?

2. Quel mot a été abrégé en D▾M▾ ?

Passons maintenant à une pierre tombale dont nous avons précédemment parlé, celle consacrée exclusivement à un chien, Myia (exercice 4, épitaphe de la chienne Myia),Sur celle-ci, on constate que le chien n’est plus unaccessoirequi accompagne le défunt, mais le défunt mêmedont on regrette la perte. Comme l’épigramme de Martial sur Issa que nous évoquons ensuite, ce poème anonyme trouve sa source dans le « moineau de Lesbie » composé par Catulle (Carmina2 et 3), pour déplorer la perte de l’oiseau de son amante. Ce sont dans les trois cas des hendécasyllabes phaléciens, qui sont beaucoup plus faciles à scander - car le schéma est totalement contraint - que ce que leur nom compliqué pourrait laisser croire ! On voit aussi une citation littérale de Catulle avec le syntagme O factum male.

La perte d’une autre chienne, Patricè(« Léguée par le père »), a plongé son maître dans l’affliction, au point de l’enterrer53dans ce qui doit être son propre tombeau et de lui faire graver une épitaphe en distiques élégiaques, pour célébrer leur affection réciproque.

Portavi lacrimis madidus te nostra catella,

quod feci lustris laetior ante tribus.

Ergo mihi, Patrice, jam non dabis oscula mille

nec poteris collo grata cubare meo.

Tristis marmorea posui te sede merentem

et junxi semper manib(us) ipse meis,

morib(us) argutis hominem simulare paratam ;

perdidimus quales, hei mihi, delicias.

Tu dulcis, Patrice, nostras attingere mensas

consueras, gremio poscere blanda cibos.

Lambere tu calicem lingua rapiente solebas

quem tibi saepe meae sustinuere manus,

accipere et lassum cauda gaudente frequenter

et mi omnes gestu dicere blanditias.

« Le visage baigné de larmes, je t’ai portée, ma petite chienne, comme je l’ai fait avec plus de joie durant quinze ans. Désormais, Patricè, tu ne me donneras donc plus mille baisers, et tu ne pourras plus, avec plaisir, te coucher sur mon cou. Avec tristesse, je t’ai déposée dans la demeure de marbre à laquelle tu avais droit et je t’ai unie définitivement à mes propres mânes. Tu étais dressée à imiter l’homme par des attitudes expressives : quel trésor j’ai perdu, pauvre de moi ! Toi, douce Patricè, tu avais l’habitude de venir à ma table, de demander gentiment, sur mes genoux, de la nourriture, tu étais habituée à lécher, de ta langue experte / rapide54, la coupe, que souvent mes mains ont tenue en l’air pour toi, à m’accueillir fatigué, de ta queue fréquemment joyeuse, et à me dire toutes sortes de gentillesses par ton expression corporelle. »55

L’épitaphe suivante est celle de la chienne Concha (« Perle » ou « Coquillage »). Le portrait physique et moral est plus précis et les conditions de sa mort sont données (elle est morte en mettant bas, parallélisme évident avec de nombreuses femmes de l’époque) : 

Gallia me genuit, nomenmihi divitis undae

Conchadedit, formae nominis aptus honos.

Docta per incertas audax discurreresilvas,

collibus hirsutas atque agitareferas,

non gravibusvinclisunquam consueta teneri

verberanec niveo corpore saeva pati.

Molli namque sinu domini dominaeque jacebam,

et noram in strato lassa cubare toro

et plusquam licuit mutocanisore loquebar :

nulli latratuspertimuere meos.

Sed jam fata subiipartuiactata sinistro,

quam nunc sub parvo marmore terra tegit.

« En Gaule je suis née, et Perle (Concha) était mon nom, un nom qui fut tiré des richesses de l’onde, un nom qui allait bien à ma beauté insigne. L’audace me faisait courir ici et là les sentes forestières, chasser, dans les vallons, les bêtes fauves hirsutes. Je ne supportais pas d’être tenue en laisse, et mon pelage blanc refusait du bâton l’inadmissible offense. J’étais sur les genoux du maître, de sa femme, et puis, lassée, j’allais sur un lit bien moelleux. Je savais m’exprimer mieux qu’il n’est ordinaire par ma face de chien et son muet langage. Mais jamais mes abois n’ont effrayé personne ! Maintenant, je suis morte, en donnant la lumière aux fils que je portais. Sous ce marbre exigu m’emprisonne la terre... »56

Cette chienne de chasse est probablement de race gauloise comme l’indique le premier vers du poème (Gallia me genuit), sans doute unvertragus, la plus célèbre des races de Gaule. Ce mot latinest un emprunt au gauloisvertragos : *ver(o)-est un « préfixe fréquent de la composition nominale, issu de l’indo-européen *uper(o)-, de valeur majorante ou augmentative »57, comme le latin super,le grec huperet le sanskrit upári ; et traget- signifie « le pied » (peut-être sur la même racine que le grectrékhō< *dhregh-« courir »). Tel Achille, ce lévrier reçoit donc comme nom « aux super-pieds ». On retrouve la terminologie habituelle de « gardien muet » (évoquée par Columelle), par opposition au langage des humains, dans l’expression muto canis ore

L’épigramme suivante, consacrée à Issa, la chienne de Publius, est un témoignage très intéressant de la place que pouvaient occuper à Rome les petits chiens de compagnie, nullement chiens de chasse ni chiens de garde :

Issa est passere nequior Catulli, 

Issa est purior osculo columbae, 

Issa est blandioromnibus puellis, 

Issa est carior Indicis lapillis, 

Issa est deliciaecatellaPubli.

Hanc tu, si queritur, loqui putabis ;

sentit tristitiamque gaudiumque.

Collo nixa cubat capitque somnos, 

ut suspiria nulla sentiantur ;

et desiderio coacta ventris 

gutta pallia non fefellit ulla, 

sed blando pedesuscitat toroque

deponi monet et rogat levari.

Castae tantus inest pudor catellae,

ignorat Venerem ; nec invenimus 

dignum tam tenera virum puella. 

Hanc ne lux rapiat suprema totam, 

picta Publius exprimit tabella,

in qua tam similem videbis Issam, 

ut sit tam similis sibi nec ipsa. 

Issam denique pone cum tabella :

aut utramque putabis esse veram, 

aut utramque putabis esse pictam.

« Issa est plus coquine que le moineau de Catulle, Issa est plus pure que le baiser de la colombe, Issa est plus câline que toutes les jeunes filles, Issa a plus de prix que les pierres des Indes, Issa, la petite chienne, est la chérie de Publius. Si elle pousse de petits cris plaintifs, tu croiras, toi, qu’elle est douée de la parole ; elle ressent tristesse et joie. Elle est couchée tout contre son cou et dort, sans qu’on remarque sa respiration. Et quand ses besoins se font pressants, elle ne souille le couvre-lit d’aucune goutte ; mais d’une patte câline, elle le réveille, lui fait signe de la descendre du lit puis demande à remonter sur le lit. Il y a une si grande pudeur dans cette chaste petite chienne qu’elle ignore Vénus ; et nous ne trouvons pas d’époux qui soit digne d’une si délicate jeune fille. Pour qu’au crépuscule de sa vie, elle ne disparaisse pas tout à fait, Publius en fait faire une peinture, où tu verras une Issa si ressemblante que même Issa ne ressemble pas autant à elle-même. En fin de compte, mets Issa et la peinture côte à côte : soit tu penseras que l’une et l’autre sont réelles, soit tu penseras que l’une et l’autre sont peintes. » (Martial, Épigrammes, I, 109, traduction J. Gallego)

Publius a voulu perpétuer la mémoire de sa chienne par-delà sa mort future : il en fait donc faire un tableau ; et comme cette représentation artistique se double d’une représentation littéraire par l’intermédiaire du poème, l’image d’Issa (et indirectement du commanditaire) restera éternellement vivace58 et soulagera son chagrin quand la chienne mourra. Martial pose, dans cette ekphrasis, la question de la beauté d’une peinture, mais surtout de sa valeur de vérité (veram) et de son rapport avec le réel (problème de la mimèsisgrecque ou de la veri similitudo latine). Issa apparaît comme un vrai chien de compagnie, seulement d’agrément, puisque nulle fonction utilitaire ne lui est attribuée dans le poème ; mais elle est aussi assimilée à une jeune fille à marier, à la fois fille et fiancée de Publius, qui en fait trop pour ce petit « tyran domestique » (selon une lecture plus ironique du poème). Il s’agit très vraisemblablement d’un bichon maltais, tel celui de Narcisse, l’affranchi de l’empereur Claude59. Ces petits chiens à poils longs ont été introduits en Grèce à partir de la seconde moitié du VIesiècle avant J.-C., par le biais de l’Afrique carthaginoise :« Leur introduction marque un tournant dans l’histoire de cet animal. En effet, jusque-là, les fonctions normales du chien étaient la garde et la chasse. Désormais, les foyers grecs accueillaient des animaux dont la fonction première était de tenir compagnie aux hommes. »(Jean-Marc Luce, o. c., p. 273)

Le Satiricon comporte aussi quelques petites chiennes de compagnie, celles, anonymes, de Trimalcion et de Fortunata (qui doivent être représentées sur le futur tombeau du dominus) et celle du mignon Crésus, Margarita, une petite chienne noire obèse, qu’il s’efforce pourtant encore de gaver, et qui tente ensuite de se battre contre le molosse Scylax : dans cet affrontement (Pétrone, o. c., 64, 5-9),l’un a une chaîne autour du cou et l’autre un ruban vert ; l’un fait peur et l’autre est ridicule. L’un réagit selon son « esprit canin » (canino ingenio), se bat et aboie à tout rompre, et l’autre, gavée, n’arrive même pas à bouger : cela semble être le sort qui attendra les invités de Trimalcion ! La couleur noire de la chienne de Crésus exclut d’y voir un bichon maltais ; c’est peut-être un représentant de la race italique, un chien sicilien, proche du carlin. Entretenir trois petits chiens qui ne « servent » à rien dans sa maison est un symbole de la réussite financière de l’affranchi Trimalcion.

 

Programme d’enseignement optionnel de LCA de seconde générale et technologique

Objet d'étude : L'homme et l'animal

 

Notes

47- La statuette de chien en terre cuite, issue des fouilles de la nécropole gallo-romaine de Terre-Nègre à Bordeaux (1803-1830) est actuellement manquante dans les collections du musée. Des photographies sont visibles dans notre article de 2014, p. 55.

48- Micheline Rouvier-Jeanlin, « Les figurines gallo-romaines en terre cuite au Musée des Antiquités nationales », dans XXIVesupplément à « Gallia », éditions du CNRS, 1972, p. 345.

49- Voir Bertrand Rémy et François Kayser, Initiation à l’épigraphie grecque et latine, Paris, Ellipses, 1999, pp. 77-97 pour des exemples d’épitaphes classées selon le statut du défunt.

50- Voir Catherine Johns, « The Tombstone of Laetus’ Daughter : Cats in Gallo-Roman Sculpture », dans Brittania34, 2003, p. 56. C’est à Anne Ziéglé qu’il faut attribuer l’identification du sexe de l’enfant : le type de coiffure, l’habillement et les bijoux (notamment les bracelets) impliquent que c’était une fille (o. c.p. 58).

51- Voir le tableau d’Alexandre Steinlen, Pierrot et le Chat(1889).

52- Sur les représentations artistiques de coqs, voir Pierre-Marie Duval, o. c.pp. 263-264 (avec le chiot de l’enfant de Laetus encore pris pour un chat).

53- Jean-Marc Luce (o. c., pp. 275-278) cite des exemples grecs de ce même type et évoque des tombes athéniennes où des chiens ont reçu une sépulture digne des hommes. Francis D. Lazenby (« Greek and Roman household pets », dans The Classical Journal44, 1949, p. 246) évoque une tombe, à Amiens, contenant les squelettes de neuf chiens enterrés avec leur maître.

54- La consonne initiale est altérée : on peut lire sapienteourapiente.

55- CILX, 659. F. Bücheler, Carmina Epigraphica n° 1176.

56- Épitaphe trouvée à la porte Pinciana, Rome, CILVI, 29896/B. 1175, trad. Danielle Porte,o. c.

57- Xavier Delamarre,Dictionnaire de la langue gauloise, Paris, éditions Errance, 2003, p. 313.

58- Voir Françoise Frontisi-Ducroux, « Actéon, ses chiens et leur maître », dans L’Animal dans l’Antiquité, G. Romeyer Dherbey (éd.), Paris, Vrin,1997, p. 448 : « Dans les représentations grecques et antiques, la fabrication d’une image ou même l’invention de l’image est souvent rapportée à la disparition, à l’absence, à la nécessité de produire un équivalent visible de ce qui n’est pas ou n’est plus visible. Tel est précisément le cas des chiens d’Actéon, qui ne peuvent trouver de consolation à la perte de l’être le plus cher que dans une statue, une image, une eikôn. Ils franchissent ainsi une étape considérable pour des chiens, même grecs : ils accèdent au plan du symbolique. » 

59- Voir Jacqueline Amat (2002), o. c., pp. 66-67.

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