« La prairie des mots est grande à l’infini. » Qu’est-ce que lire ?

Notes 

  1. Selon ma traduction, publiée par Hélène Monsacré dans son Tout Homère, Paris, Albin Michel-Belles Lettres, 2019, p. 461.
  2. Les choses s’aggravent quand cette norme langagière de logique universelle est supposée être le propre d’une langue morte, le latin. Alors qu’une langue morte, qui n’est plus parlée par personne, appartient donc à tous et pourrait être un facteur d’unité dans une société hétérogène, le fait qu’elle n’a été pratiquée que par un groupe humain défini et qu’elle ne changera plus jamais peut être utilisé pour exclure du rapport privilégié à l’universel en acte, que sa diffusion devrait assurer, tous ceux qui ne descendent pas directement des Latins, comme en descendent les « vrais » Français, que l’on se représente comme les héritiers en droite ligne de Gallo-romains convertis au christianisme de Rome. D’où l’engagement actif d’antiquisants ou de lettrés dans la politique d’exclusion du gouvernement de Vichy. L’humanisme classique peut servir d’argument à l’inhumanité.
  3. Le Complément de sujet. Enquête sur le fait d’agir de soi-même, Paris, Gallimard, 2004.
  4. Mouah, Paris, L’école des loisirs, 2019.
  5. Traduction reprise par Les Belles-Lettres, collection « Classiques en poche », Paris, 2012.

La phrase citée dans ce titre est tirée de l’Iliade1. Elle fait du langage un monde immense et ouvert. Énée, le prince troyen, l’adresse à Achille sur le champ de bataille, alors qu’ils viennent de s’injurier longuement l’un l’autre. Le jeune prince, impatient d’en découdre, ajoute : « Pour tout mot que tu diras, tu entendras l’équivalent » (chant XX, vers 250). Les injures s'annulent. Une autre sera toujours possible. Autant, donc, arrêter de parler et passer aux actes. Il est urgent pour Énée de cesser de faire jouer le langage avec lui-même, car le langage, si on lui laisse libre cours, l’emportera toujours : tout mot peut être renversé par un autre. Mieux vaut se taire et se battre ; au moins on tranchera. Le pauvre ! Il ne sait pas que les dieux ont décidé qu’il ne se battrait pas : il est trop faible face à Achille et se ferait tuer à coup sûr. Après s’être verbalement concertés, les dieux décident de l’épargner, afin qu’il reste au moins un Troyen après la chute de la ville. Dans une vapeur, ils le soustraient au champ de bataille. Le langage l’emporte donc en fait ; les mots, ceux des dieux, sont bien les plus forts, quoi qu’en pense Énée. Ils ne s’annulent pas, mais font la réalité. 

Lire (à l’époque, c’était écouter) consiste peut-être à se faufiler, comme on peut, précautionneusement, entre ces deux puissances apparemment contraires du langage : sa capacité infinie à se renouveler, à se contredire et à se reprendre dans la profusion de mots et de phrases qu’offre une œuvre, et aussi sa capacité à faire quelque chose de défini au moyen de cette profusion, capacité à agir et d’une manière ou d’une autre à toucher le réel, ou du réel, sa capacité à faire événement. Lire serait se laisser prendre, emporter par l’infinité de cette prairie, ne rien en négliger par précipitation, et simultanément l’arpenter en se demandant ce qui s’y réalise de précis. Lire l’Iliade : se demander pas à pas que fait un poème qui pose ces deux dimensions du langage dans leur différence et qui en fait, dans son langage à lui, un de ses thèmes ?

J’ai eu la chance inouïe de pouvoir faire de la lecture mon métier. Et non pas de n’importe quels textes, mais des Tragiques grecs, d’Aristophane, des Lyriques, d’Hésiode, d’Homère et de plusieurs philosophes, sans parler de leurs commentateurs : que des grandes œuvres (les Anciens ne nous ayant laissé que celles-là), et cela en pratiquant ce que Jean Bollack, qui m’a appris mon métier, appelait la « lecture insistante ». Non pas seulement la « lecture de près », le « close reading, », qui est le moins que l’on puisse attendre d’un philologue, mais une lecture qui se voulait insistante, exigeante vis-à-vis de soi, de l’interprète. Ne pas lâcher prise tant qu’on n’a pas découvert ce qu’un poème dans le détail de ses mots et même de ses syllabes fait du langage, de l’histoire, de sa tradition, en un mot comment il se constitue, s’il y arrive, comme une individualité qui oblige à revoir, à changer les outils et les concepts qui fondent et encadrent la lecture. Comme on disait autour de Jean Bollack, dans le sillage de mai 68 : laisser leur chance aux œuvres, ne pas les soumettre d’emblée aux règles des discours déjà en place, scolaires, critiques, et même littéraires, ne pas les rendre seulement fonctionnelles. Avoir de la patience, tout de suite, en se mettant simplement à lire mot à mot, à plusieurs si possible, non seulement avec d’autres philologues ou philosophes, mais avec des non-spécialistes de toute sorte et, souvent, avec des acteurs.

Ce geste était à l’époque, dans les années 70 et après, intempestif et passait aux yeux de beaucoup pour naïf ou inadéquat, parce que l’accent, en France, était mis non pas sur ce que telle ou telle œuvre disait de particulier, ce qu’on appelait avec un certain dédain ou en tout cas avec méfiance son sens supposé ou prétendu, mais sur les conditions générales de sa signification : langue, société, inconscient, question de l’être. Plus tard, l’accent fut mis sur les conditions de l’impossibilité pour une œuvre d’avoir un sens défini, avec la déconstruction, puis, plus prosaïquement, avec l’avantage pris par les théories de la réception sur celles de la production littéraire. 

Il n’est pas question de revenir sur ces débats, désormais anciens, mais d’essayer de voir ce qui se passe quand on lit sans trop savoir au départ ce qu’on va trouver ou même, et surtout, quand on s’interdit de le décider à l’avance, c’est-à-dire quand on admet qu’une œuvre n’est pas seulement l’expression d’une idée ou d’un besoin social, n’est pas seulement l’occasion d’une variation infinie de ses réceptions, mais quand on admet qu’elle puisse proposer quelque chose qui lui est propre sur ses conditions, à savoir d’abord sur le langage, bref, quand on admet que l’interprète n’est pas nécessairement plus intelligent, plus éclairé et plus lucide que ce qu’il lit.

Dans l’acte de lire, il y a plusieurs moments qui ne sont pas strictement séparés, mais qui élaborent des relations différentes au langage. Trois moments peuvent, grosso modo, être distingués.

  1. Une relation temporelle d’abord, quand, en lisant ou en relisant en continu un texte, on passe plus ou moins vite d’une phrase à une autre phrase ; une représentation, donc une forme de spatialisation, sous la forme d’une récapitulation de ce qu’on a compris et perçu, accompagne ce mouvement, mais elle cède vite le terrain devant la nouveauté que chaque phrase apporte. Le plaisir, ou le déplaisir, l’attente du nouveau, la tension ouverte par une attente, la surprise priment sur l’interprétation. 
  2.  Quand la lecture se thématise et veut rendre compte explicitement d’elle-même et de ce qu’elle lit (dans le travail qui est attendu des critiques, des enseignants et des interprètes académiques ou en tout cas engagés, philologues, historiens, sémioticiens, etc., mais aussi dans le travail de discussion et d’interprétation « à la table » des metteurs en scène, des dramaturges et des acteurs), le temps cède la place à l’espace, à la logique de la représentation qui tente de déterminer le sens et la fonction des éléments qui ont été repérés en les distinguant les uns des autres, en les séparant, en un mot, en les spatialisant. 
  3. Puis vient éventuellement un moment nouveau, quand la lecture se fait événement physique, énoncé dans le langage d’un acteur, d’un lecteur ou dans la tentative d’un interprète d’écrire une traduction. On revient alors à la dimension d’abord temporelle de la lecture. Toute la difficulté est de passer de la représentation stable, bien définie,  celle qui alimente les commentaires et leurs arguments (le deuxième moment), à une ouverture du temps, à la production d’une durée qui donne au texte une présence sensible, à la fois changeante et dotée d’une forme. Cette durée est portée par des exigences techniques rigoureuses, stables, qui ne sont pas celles du commentaire.  Ces techniques servent à produire une expérience du temps.

Le deuxième moment, celui  de l’interprétation discutée, argumentée, le moment de la représentation au sens de construction de concepts définis, est traversé de contradictions, notamment entre l’interprétation et son objet. Une interprétation se manifeste par la production d’énoncés de type déclaratif : tel élément du texte (tel mot, telle scène, tel discours) a telle construction, signifie cela, ou ne le signifie pas, ou, pour les interprétations déconstructives, ne peut à aucun prix signifier ceci ou cela. Le modèle, comme pour tout discours qui prétend pouvoir rendre compte de sa validité, est la proposition logique : A est B, où A a le rôle de sujet, et B le rôle de prédicat. La proposition est vraie, ou peut prétendre à une forme de vérité, si la relation entre A et B, entre sujet et prédicat, est bien posée et peut être démontrée (au moyen d’autres propositions du même type). Or, et là commence le problème, ce type de construction (sujet-prédicat) qui est à la base des énoncés proposant une interprétation est caractéristique d’une forme de discours bien spécifique : celle des logiciens et des interprètes qui acceptent de soumettre leur discours à une règle logique, par exemple en essayant de le rendre non contradictoire, ni avec lui-même, ni avec les éléments observés. 

Mais cette forme de discours est très limitée. Elle ne se confond pas avec ce que fait la langue, malgré une habitude bien française depuis le XVIIe siècle de confondre logique et grammaire (on disait bien « analyse logique » pour l’analyse de la fonction syntaxique des mots dans la phrase) ; d’où la querelle récente sur l’usage du mot prédicat pour l’enseignement de la langue ; elle n’aurait pas dû être. La phrase, en tant que telle, n’est pas une proposition logique.

C’est peut-être parce qu’on a par tradition scolaire confondu syntaxe et logique que la discussion sur les concepts de sujet, d’auteur et de sens a été aussi vive en France. Si tout énoncé est censé incarner directement (ou, d’un point de vue normatif cher à l’école, est supposé devoir le faire2) une norme logique universelle relevant de la maîtrise exercée par un Sujet absolu sûr de soi, toute observation sur l’irrationalité d’un fait de langue ou le simple constat de l’impossibilité qu’un sujet empirique quelconque, un auteur, puisse coïncider avec un tel Sujet inciteront à poser un non-Sujet absolu. Une œuvre ne pourra pas non plus être un Objet absolu, mais sera réduite à un phénomène par essence déficient, relevant d’une conversation pour toujours inachevée.

Pour la différence entre analyses syntaxique et logique, je m’appuie sur les analyses de Vincent Descombes dans son livre Le Complément de sujet3. Une phrase aussi simple que « Pierre rase Paul » comporte un sujet, un seul, « Pierre », un verbe et un complément. Cette analyse purement syntaxique ne se confond pas avec ce que donnerait une analyse logique de la même phrase. On ne peut pas dire simplement que la phrase comprend un sujet, « Pierre », et un prédicat, « rase Paul », car pour un logicien, qui utilise et analyse la polarité sujet-prédicat, il y a en fait plusieurs sujets possibles et donc plusieurs prédicats, bien qu’il n’y ait qu’une seule phrase. Si le sujet se repère par la question « qui ? », question qui identifie celui dont on dit quelque chose, on a plusieurs questions possibles, et donc plusieurs sujets au sens logique : « Qui rase Paul ? », « Qui Pierre rase-t-il ? », « Qui rase qui ? » (p. 71), alors qu’il n’y en a qu’un du point de vue grammatical (syntaxique).

Dans le cadre logique, le fait que le verbe « raser » soit un verbe d’action ne compte absolument pas. Le verbe fait partie du prédicat (qui est « rase Paul ») et ce qui compte, c’est le fait qu’il soit rapporté à un sujet, à une substance, dont on dit quelque chose. D’un point de vue grammatical, au contraire, la forme du verbe (transitif) est fondamentale : le verbe, qui note une action, appelle un complément d’objet (« Paul » en l’occurrence), mais il demande aussi à être complété par un sujet, par un nom, symétrique du complément d’objet. Du fait du verbe, l’un ne va pas sans l’autre. Vincent Descombes reprend alors l’expression du linguiste Lucien Tesnière et parle de complément de sujet. Entre le sujet et l’objet il y a une différence sémantique (l’un est agent, l’autre est patient), mais pas de différence syntaxique : « l’un est l’autre sont des compléments actantiels du verbe » (p. 14). Le verbe d’action est premier et conditionne la composition de la phrase.

Une relation humoristique n’est pas envisagée dans cette discussion serrée. On la trouve chez Claude Ponti, dans son dernier album, Mouha4, sous la forme d’une énigme qui débouche sur un énoncé proche de celui concernant Pierre et Paul : « Bali et Balo sont dans un bateau. Bali tombe à l’eau : qui est chauve ? » La réponse est Balo, parce que « Bali tond Balo » (p. 33). On est loin de la logique et de la syntaxe, mais dans les jeux du signifiant, qui ne font pas moins partie du langage.

Ces remarques ne nous éloignent pas de la lecture d’Homère, des Tragiques et d’autres. L’interprète est pour sa part lié par les contraintes logiques des propositions qu’il élabore, sinon il divague. Mais son objet ne l’est pas, et peut traiter la relation « A est ou fait ceci ou cela (B) » sur un autre mode, par exemple syntaxique et non logique, ou même phonétique ou rythmique. Un texte peut changer subitement de mode, peut les superposer, les cumuler ; la langue le lui permet. Un des objets de l’interprétation est alors la manière ou les manières dont un texte construit ses phrases, sur la base de quelle représentation de l’action, ou des états de ses agents, selon quelle grammaire et donc selon quelles dimensions du langage.

Prédominance du sujet, que l’on détermine par des prédicats, ou prédominance du verbe, qui détermine ses compléments (sujet et objet). Il y a là deux perceptions et deux utilisations différentes du langage. Et il y a là, sans doute, une piste pour comprendre la différence entre philosophie et poésie et donc entre des manières de lire. Différence qui pourrait être d’abord d’ordre syntaxique. La philosophie associe des propositions logiques (sujet-prédicat) de manière à construire des systèmes non contradictoires. Elle peut se proposer de représenter la complexité et la diversité du monde visible à partir de la proposition « L’eau est le principe de toutes choses » (selon une phrase que Thalès a peu-être dite ou écrite au VIIe siècle avant J.-C.) ; la poésie construit bien quelque chose comme une totalité systématique, un poème, mais sans se soumettre à la logique propositionnelle, sans se soumettre à la règle de la non-contradiction, non par bravade contre la logique mais parce que ce n’est pas là son propos. L’accent mis sur le verbe le lui permet. Homère, en tant qu’il s’oppose, au profit du récit, à des systèmes théologiques  (les « théogonies ») qui dans une tentative d’unification réduisaient le divin à quelques entités déterminées (des sujets au sens logique), semble bien, face à son quasi contemporain Hésiode, utiliser cette ouverture que permet la syntaxe. Hésiode construit au moyen de ses récits un système cohérent et déductif du mythe, il anticipe en cela les philosophies qui essaieront de rendre compte du réel dans des propositions absolues. Homère construit une unité qui n’est pas d’ordre théorique, mais qui s’élabore par la succession, l’accumulation ou le feuilletage de phrases éventuellement contradictoires.

Le texte  de l’Iliade illustre la prédominance du verbe de manière spectaculaire. Il présente un caractère qui m’a frappé à de très nombreuses reprises et qui rend difficile la  traduction. Dans un récit de duel ou de course ou tout simplement de conflit, les verbes d’action arrivent en masse. Les sujets grammaticaux (les agents) sont bien présents, mais sous la forme minimale de « et lui » (ho de), dans une succession de phrases qui font que « lui », répété, change chaque fois de référent. Charge à l’auditeur (et au lecteur) d’identifier de qui il s’agit. Il n’y a visiblement presque jamais indétermination ou ambiguïté : le contenu sémantique du verbe permet de trancher. Mais en français, il est impossible de laisser simplement « et lui » ; nous sommes tellement habitués au primat du sujet dans la phrase, et non à celui du verbe, que nous avons besoin que le nom propre, Ajax, Diomède, Hector, Déiphobe, etc., soit rappelé, sinon nous perdons le fil du récit. Comme d’autres, je les ai donc souvent rajoutés dans ma traduction.

Cette prédominance du verbe chez Homère prend un aspect très spécifique du fait que sa langue poétique est formulaire, et donc éminemment répétitive. Les mêmes mots, les mêmes tournures reviennent sans cesse pour noter des actions ou des états similaires, à des moments différents du récit. Des adversaires acharnés peuvent ainsi mourir à distance avec le même langage ; Hector, avant de mourir sous les coups d’Achille, parle exactement comme Patrocle l’avait fait quand il expirait quatre chants auparavant sous les coups d’Hector. Le langage formulaire circule d’une situation à l’autre, il touche tantôt un héros, tantôt un autre. Ce qui n’est pas formulaire, dans ce mouvement, dans ces glissements, ce sont les noms propres, « Hector » ou « Patrocle », qui désignent des singularités irréductibles, et n’est donc pas formulaire la relation qui s’établit entre des verbes de sens et d’emploi général et ces « sujets » singuliers.

Dans de tels récits, le sens d’une phrase n’est pas que Patrocle puis Hector disent ceci ou cela, mais le fait qu’ils sont touchés par les mêmes mots alors même qu’ils sont adversaires et alors que leurs morts a un sens fondamental pour le déroulement de l’ensemble du poème, avec des fonctions bien différenciées : en mourant, Patrocle pousse Achille à reprendre les armes, et lui offre, lui son ami si proche, son double, le spectacle de sa propre mort ; en mourant, Hector déclenche la ruine de Troie. Les deux morts signalent la fin de l’action et des deux héros, Achille et Hector, en plus de celle de Patrocle. Le langage proliférant des formules, ce qu’Homère lui-même avait appelé la « prairie des mots », se condense à ces deux moments précis et décisifs et vient frapper les deux antagonistes en obligeant le lecteur (ou l’auditeur) à donner un sens partagé, commun, à leur mort. Le sens est au-delà des mots, il est dans leur répétition qui donne un indice de ce qu’il en est de l’événement que traque l’Iliade, de ce qu’elle cherche à dire, à savoir le destin qui emporte ces trois héros majeurs, Hector, Patrocle et aussi Achille.

Le langage ne fonctionne donc pas comme instrument qui sert simplement à énoncer quelque chose, à faire une déclaration ; il vaut, il a du prix parce que, étant formulaire, il est dit plusieurs fois. Un énoncé se réfère à celui qui l’a précédé et à tous ceux qui ont pu être articulés, dans le poème ou ailleurs. Le langage est par là posé dans sa réalité propre, autonome, historique et a une actualité, un sens précis au moment où il est dit, parce qu’il se réfère à ces usages, qu’il met en relation. L’événement ne perd pas de sa force parce qu’il serait dit en langage formulaire. C’est l’inverse : l’événement est d’autant plus fort qu’il condense, précipite à un moment donné l’ensemble d’une tradition.

L’effet d’un tel usage peut créer une surprise à un niveau microscopique, infime, pour décrire une action ponctuelle. La surprise pourra venir de la collision de deux usages formulaires différents, par exemple au moyen d’une comparaison. Cette figure, très fréquente dans l’Iliade, pose, en effet, toujours une tension. Elle met abruptement en relation deux univers sémantiques différents, celui du récit héroïque et celui de « la vie vécue » par les auditeurs, leur expérience quotidienne. Un cas très frappant est la manière dont, au chant XIII, est présentée l’impétuosité  d’Hector. Il a été sommé par son quasi jumeau Polydamas d’aller chercher sur le champ de bataille les chefs Troyens, qui doivent se concerter pour réagir à une énième contre-offensive plutôt victorieuse des Achéens. Hector se précipite (XIII, 754 s.) :

Il s’élança, pareil à une montagne couverte de neige,
hurlant, volant au milieu des Troyens et alliés.

Comment peut-on à la fois s’élancer et être pareil à une montagne enneigée ? La contradiction a perturbé les interprètes anciens et modernes. Elle est voulue, car soulignée par le fait qu’au vers suivant le comparant change subitement, avec le « cri » et le  « vol » d’Hector, qui, de montagne, devient oiseau crieur  (« hurlant, volant, au milieu des Troyens et alliés »). Hector est les deux : devant aller regrouper ses généraux dispersés sur le champ de bataille, il est à la fois surgissement immédiat d’un paysage massif, imposant, et mouvement léger, rapide. Il est l’un et l’autre, l’un par l’autre. La représentation que l’auditeur ou le lecteur se construit, en un instant, est la réunion des deux, réunion non dite, mais seulement produite par la juxtaposition sans médiation de deux usages codifiés, la comparaison et la métaphore (l’oiseau). Le jeu avec les formules crée la surprise, et l’effet de présence.

Avec de tels moyens minimaux, une comparaison qui étonne, l’effet peut être plus vaste et toucher le sens de l’ensemble du poème. À la fin de l’Iliade, Priam, guidé par les dieux, vient trouver Achille qui a mutilé des jours durant le corps de son fils Hector, qu’Achille a tué. Le vieux roi, porteur d’une « rançon infinie » pour racheter le corps de son fils, surgit la nuit, d’un seul coup, dans la baraque d’Achille qui était en train de manger et ne l’avait pas vu venir. La surprise prend Achille et ses compagnons, surprise qu’est censée exprimer une comparaison. Elle est elle-même surprenante. Achille vient d’être présenté comme le meurtrier d’Hector, or Priam, qui surgit devant lui, est comparé à un meurtrier arrivant à l’improviste dans une ambiance de paix (XXIV, 477-484) :

Ils ne remarquèrent pas le grand Priam qui entrait. Arrêté, tout près,
de ses mains il saisit les genoux d’Achille et embrassa les mains
terrifiantes, tueuses d’hommes, qui lui massacrèrent tant de fils.
Comme quand une dense folie saisit un homme qui, dans sa patrie,
a tué quelqu’un et s’en est allé dans un autre peuple
chez un homme opulent – la stupeur prend ceux qui le regardent –,
de même, Achille fut stupéfait de voir Priam à l’apparence divine ;
et les autres furent stupéfaits et se regardaient l’un l’autre.

Au lieu que la violence meurtrière ne soit que d’un côté, Achille, elle est partagée ; le vieillard venu pacifiquement la porte sur lui du fait même qu’il est venu. Le sang du meurtre, qui souille encore l’assassin arrivé d’on ne sait où (selon une scène autrement inconnue de l’Iliade), crée le lien : il ne s’agira que de meurtre, de violence, puisque c’est bien ce qui relie les deux personnages, le tueur et le père du tué. Mais comme la violence est partagée, comme elle est leur terme commun, une entente est possible. La scène qui suit est étonnamment pacifique ; la seule, ou presque, de l’Iliade.  Au-delà des normes, des convenances et des revendications juridiques que le proche d’un tué pourrait opposer au criminel, les deux personnages pourtant ennemis s’entendent, car ils se sont entendus sur le fait que ce qui les relie est inouï, la violence d’Achille et sa réplique. La supplique de Priam a autant de force que le meurtre d’Hector. Le poème par ce dédoublement soudain de la violence donne un signe de son unité ; il incite à penser ensemble des actions qui semblent s’exclure, mais il n’offre aucune médiation, aucun concept synthétique pour penser cette relation.

Ces comparaisons, la montagne couverte de neige, le meurtrier effrayant, ont pu être employées mille fois avant. Elles pouvaient être dans le patrimoine et rôdait au-dessus des situations à raconter et des personnages comme ressources possibles. Leur emploi dans un montage textuel paradoxal redonne à la tradition sa capacité à créer du nouveau, à faire un événement qui interpelle et engage l’auditeur en le confrontant à une unité de sens qu’il voit surgir devant lui, sans que cette unité ne soit dite, unité sans concept, mais effective.

La poésie peut aussi s’amuser à faire entrer les concepts dans son travail sur le langage et à en déjouer les prétentions. Elle s’amuse, non pas pour critiquer, ce qui serait trop facile et accorderait trop à la philosophie. En faisant comme si elle entrait dans une discussion technique avec elle, elle donne plus d’acuité à l’expression langagière de la violence et de la catastrophe. Ce sera un dernier exemple, pris au  théâtre, Médée, chez Euripide. Comme vous le savez, Médée n’est pas tendre avec ses enfants. Elle les tue. Au cours d’un long monologue où elle semble prendre finalement sa décision, elle hésite longuement entre deux options : les emmener avec elle à Athènes, lieu de son exil contraint, et ainsi ils vivront, ou les tuer tout de suite ici, à Corinthe, avant qu’ils ne deviennent les victimes des Corinthiens, ce qui ne peut manquer d’être, puisqu’elle vient d’envoyer à la fille du roi de Corinthe, qu’épouse son mari Jason, un cadeau empoisonné qui tuera cette fille et, prévoit-elle, son père. À coup sûr, devant ces meurtres qui ne peuvent pas ne pas avoir lieu (les dieux sont avec Médée, qui, dans la pièce, fait le destin), les citoyens de Corinthe vont se venger sur ses enfants. 

Médée argumente, emploie donc des phrases de type propositionnel. Le monologue a pu choquer les lecteurs, car elle se contredit et, en plus, semble outrepasser ses droits de personnage tragique en s’en prenant frontalement à un concept  théorique de Socrate. Celui-ci avait dit : « Nul n’est méchant volontairement », c’est-à-dire : nul ne peut faire le mal s’il sait que ce qu’il envisage de faire est mauvais ; la volonté étant déterminée par la pensée, si on a une pensée juste on ne peut vouloir mal agir. Or à la fin de son monologue, Médée dit explicitement qu’elle échappe à cette règle (fin du monologue, une fois qu’elle a exprimé sa volonté de tuer ses fils, v. 1077-1080 – je cite la traduction que j’ai écrite avec Myrto Gondicas pour la mise en scène de Jacques Lassalle au Festival d’Avignon en 20005) :

Le mal m’a vaincue.
Je mesure parfaitement la cruauté de ce que je vais faire,
mais l’ardeur l’emporte sur ma décision.
Elle est la cause des plus grands malheurs chez les hommes.

Le discours le plus articulé, le plus à même de dire une maxime morale universelle, peut dire le mal ; il suffit de le dire. Celle qui parle et qui décrit ce qui se passe n’est tout simplement pas celle qui va agir. Médée parle d’elle-même du dehors, divisée. Mis devant le fait accompli, Socrate n’aurait pas d’argument contre (sauf qu’on ne peut rester divisé). Il y a du Beckett dans l’affirmation de Médée (Beckett était comme Euripide un grand lecteur de philosophie). On peut tout dire, un argument théorique et son contraire, l’être ou le non-être ; ce qui reste, c’est qu’on est là pour le dire, minimalement.

Revenons à la contradiction qui marque le dernier revirement de Médée, sa décision, finalement, de tuer ses fils. Après avoir changé d’avis plusieurs fois, elle semble d’abord vouloir les épargner (v. 1056-1058) :

Arrête !
Non, mon ardeur, tu ne dois pas, ne fais pas ce crime !
Laisse-les, ma pauvre, épargne les enfants !
S’ils vivent avec nous là-bas, ils te rendront heureuse.

« Là-bas » est Athènes, où Médée a finalement trouvé refuge. Une solution pour les enfants est donc possible, puisque à Athènes ils seront protégés contre la vengeance des Corinthiens. Mais sans transition, Médée change d’avis (vers suivants) :

Au nom des démons souterrains qui habitent auprès d’Hadès,
jamais il ne se fera que je permette
à des ennemis d’humilier mes enfants.
Tout les oblige à mourir, et plus qu’il le faut,
nous tuerons, nous qui avons fait naître.
Tout dans cet acte est consommé ; il ne s’échappera pas.

Lors d’un filage avant les représentations d’Avignon, Isabelle Huppert, qui avait le rôle, enchaîna les deux phrases opposées « S’ils vivent avec nous là-bas, ils te rendront heureuse » puis l’invocation qui annonce la décision contraire « Au nom des démons souterrains qui habitent auprès d’Hadès », sans faire de pause, en les accompagnant d’un même geste circulaire du bras au-dessus de sa tête. Les deux options contraires devenaient une même énonciation, un même mouvement du corps. Elle n’a pas gardé cette idée sur la scène, qui proposait une vraie lecture du passage.

Médée, il est vrai, semble se contredire. Si les enfants vont à Athènes ils échappent aux Corinthiens ; la menace contre eux à Corinthe ne fait donc pas argument. Il suffit de les emmener ailleurs, et c’est possible. Mais ce type de raisonnement, qui fait que de nombreux hellénistes suppriment toute la dernière partie du monologue de Médée, qui était pourtant considérée comme l’un des plus beaux passages d’Euripide par les Anciens, suppose que Médée est en train de délibérer une décision, en opposant dialectiquement des arguments pro et contra. Or ce n’est pas le cas, comme le montre l’invocation aux dieux de l’Enfer (invocation en général non prise en compte dans la discussion entre des philologues qui cherchaient d’abord des arguments). Le mal est déjà fait. Ces dieux infernaux agissent déjà, par la mort inévitable de la jeune épouse de Jason, à qui ses enfants viennent de porter une robe empoisonnée. Médée ne délibère pas, mais commente la situation qu’elle a déjà créée ; elle oppose sa logique divine, toute puissante, qui la fait agir en vouant à la destruction tout ce qui touche Jason et son entourage, dont ses enfants, et ce qu’elle peut dire, elle, ici maintenant, sur ce qu’elle a déjà fait. Par étapes discontinues, elle se corrige en fonction de cette situation, phrase après phrase. Aller à Athènes avec les enfants suppose qu’il y a un avenir. Or l’acte de Médée vise à détruire entièrement le monde de Jason qui l’a trompée, lui, sa nouvelle épouse, son beau-père, ses enfants. Cette destruction est déjà irréversiblement entamée. La question de l’avenir des enfants ne se pose pas.

La force de ce texte est qu’il se donne la forme d’une délibération, où se mêlent arguments dialectiques et sentimentalité (les deux reproches inconsidérés de Nietzsche contre Euripide), alors qu’il n’y a rien à délibérer, la décision étant déjà effective. L’horreur, pour Médée, ne se montre pas directement, mais dans ce contraste entre situation et discours. Le discours devient événement, non par ce qu’il dit, mais parce que ça ne sert à rien de le dire. Les variations contradictoires de la dialectique disent, malgré elles, la chose.

Aucun mot, aucune phrase ne pourrait dire ensemble les sens opposés que rassemblent ces textes d’Homère et d’Euripide, puisque les unités qu’ils construisent échappent à tout concept. Ce sont des situations. C’est, dans ces exemples, la prolifération des discours rapportés, extérieurs, empruntés à des traditions préalables, discours cités, soupesés, changés, qui créée l’acuité du langage, sa capacité à viser quelque chose et, puisqu’il s’agit de fiction, à lui donner une réalité.

L’interprète qui suit ces parcours à la trace et qui essaie d’expliquer ce qu’il lit par ses mots à lui, avance pesamment, en alignant des propositions si possibles cohérentes (sujet-prédicat) de manière cohérente, comme j’ai essayé de le faire ici.  Dans sa balourdise, il est à mille lieues de ce que réalisent les écrivaines et les écrivains avec le langage. Il viendra, péniblement, toujours après. Il ne sera jamais écrivain, sauf dans les moments où il change de métier, s’il en a envie. L’écrivain le devancera toujours, pour le surprendre, et l’obliger à se remettre au travail. Le philologue construit des arguments qui, par définition, ne rejoindront jamais son objet, car l’œuvre qu’il interprète, quand elle n’est pas d’ordre théorique, construit des synthèses qui échappent à la conceptualisation ; elles ne rendent pas compte d’elles-mêmes. Mais le philologue peut parvenir à désigner précisément les questions auxquelles l’œuvre, par son travail sur soi, sur sa langue apporte des réponses ouvertes ; il peut être plus ou moins à même de le faire, selon le degré de rigueur de sa lecture, qui ne sera jamais définitive, mais qui ne s’interdira pas de viser quelque chose de vrai, ou en tout cas de plus vrai que ce que d’autres ou lui-même ont dit auparavant. 

Sa tâche est en fait simple, peut-être. Elle n’est pas seulement d’ordre cognitif (comprendre le mieux possible ce que fait un texte), mais aussi éthique et politique. Avec sa lourdeur de lecteur essayant de ne pas affirmer n’importe quoi sur les textes, il peut se mettre à leur service ; les protéger méthodiquement des discours généralisant, normatifs, convenus qui cherchent à figer leur valeur d’événement.

Pierre Judet de la Combe, Colloque de la Maison des écrivains et de la littérature à la Sorbonne, Relisant en écrivant. Transmission, histoire littéraire, art de lire, 16 Janvier 2020.

Notes 

  1. Selon ma traduction, publiée par Hélène Monsacré dans son Tout Homère, Paris, Albin Michel-Belles Lettres, 2019, p. 461.
  2. Les choses s’aggravent quand cette norme langagière de logique universelle est supposée être le propre d’une langue morte, le latin. Alors qu’une langue morte, qui n’est plus parlée par personne, appartient donc à tous et pourrait être un facteur d’unité dans une société hétérogène, le fait qu’elle n’a été pratiquée que par un groupe humain défini et qu’elle ne changera plus jamais peut être utilisé pour exclure du rapport privilégié à l’universel en acte, que sa diffusion devrait assurer, tous ceux qui ne descendent pas directement des Latins, comme en descendent les « vrais » Français, que l’on se représente comme les héritiers en droite ligne de Gallo-romains convertis au christianisme de Rome. D’où l’engagement actif d’antiquisants ou de lettrés dans la politique d’exclusion du gouvernement de Vichy. L’humanisme classique peut servir d’argument à l’inhumanité.
  3. Le Complément de sujet. Enquête sur le fait d’agir de soi-même, Paris, Gallimard, 2004.
  4. Mouah, Paris, L’école des loisirs, 2019.
  5. Traduction reprise par Les Belles-Lettres, collection « Classiques en poche », Paris, 2012.
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