Hymne homérique à Déméter, vers 1 à 32 : l’enlèvement de Perséphone. Étude

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Dossier élaboré par :

Cécile Daude

Paulette Garret

Sylvie Pédroaréna

Brigitte Planty

sous la direction de Sylvie David

I. Présentation :

 

A. Les Hymnes homériques :

- Qu’est-ce qu’un « hymne » ?

Le mot ὕμνος, dont l’étymologie reste obscure (d’après le Dictionnaire Étymologique de la Langue Grecque), se rencontre une seule fois chez Homère, au chant VIII de l’Odyssée (v. 429 : [...] ἀοιδῆς ὕμνον ἀκούων, « entendant la mélodie [ou : la déclamation] du chant », il s’agit du chant de l’aède Démodocos). Certes, l’« hymne » comprend souvent des éléments narratifs – et de fait, Démodocos raconte des épisodes de la guerre de Troie ou encore les amours d’Arès et d’Aphrodite – mais le mot s’est progressivement spécialisé pour désigner un chant de célébration d’une divinité.

Pour Platon, il ne faut admettre dans la cité que deux formes de poésie : les « hymnes aux dieux » et les « éloges des gens de bien » (République, X, 607a : ὕμνους θεοῖς καὶ ἐγκώμια τοῖς ἀγαθοῖς).

L’« hymne » est donc à la fois un texte littéraire et religieux.

- Que signifie « homérique » ?

L’appellation « hymne homérique » s’explique par le fait que ces textes sont composés dans la langue et le mètre d’Homère et que l’on y retrouve les grands traits de la poésie orale comme le recours au style et aux thèmes formulaires. Ils renvoient par ailleurs au « monde homérique » qui sous-tend les poèmes d’Homère.

La diffusion des poèmes homériques et la célébrité d’Homère dans tout le monde grec ont favorisé la formation de confréries de rhapsodes, chanteurs itinérants qui allaient de cité en cité réciter et psalmodier des morceaux des poèmes homériques ou d’autres épopées anciennes. La plus célèbre de ces confréries fut celle des Homérides de Chios, qui se disaient les descendants d’Homère. Les Homérides sont mentionnés au début de la deuxième Néméenne de Pindare (v. 1-5) en l’honneur du pancratiaste Timodémos : Ὅθεν περ καὶ Ὁμηρίδαι / ῥαπτῶν ἐπέων τὰ πόλλ' ἀοιδοί / ἄρχονται, Διὸς ἐκ προοιμίου, καὶ ὅδ' ἀνήρ / καταβολὰν ἱερῶν ἀγώνων νικαφορίας δέδεκται πρῶτον, Νεμεαίου / ἐν πολυϋμνήτῳ Διὸς ἄλσει, « Par où justement les aèdes Homérides commencent d’ordinaire leurs rhapsodies – par un prologue consacré à Zeus –, c’est par là aussi que ce héros a reçu les premiers fondements de sa série de victoires aux jeux sacrés, dans le bois aux multiples hymnes consacré à Zeus Néméen ».

Le prestige de la poésie d’Homère était tel que toute nouvelle composition à caractère de récit épique et religieux, comme les enfances ou la geste d’un dieu, se devait d’être en style homérique ; ce fut donc le cas pour ces Hymnes, composés dès le début de l’époque archaïque et jusqu’à une époque tardive, dans l’entourage des grands sanctuaires et lieux de culte des principales divinités, et chantés en l’honneur de celles-ci à l’occasion des fêtes et cérémonies publiques.

Les Hymnes homériques regroupent des textes de longueur variable (de 3 vers pour le plus court jusqu’à 580 pour le plus long) et de tonalités diverses ; néanmoins, une structure commune les caractérise : dans un proème, le locuteur-narrateur nomme la divinité qui va être l’objet de l’hymne, en énumérant quelques-unes de ses épiclèses ou épithètes traditionnelles ; s’ensuit généralement un développement mythique, sous forme de récit laudatif relatant un épisode illustre de la vie du dieu, ou de description célébrant l’une de ses actions bienfaisantes ; l’hymne s’achève par quelques vers où le locuteur-narrateur s’adresse cette fois directement à la divinité, en prenant congé d’elle, la formule de salut pouvant être assortie d’une requête.

L’Hymne homérique à Déméter, qui comprend 495 vers, remonte à une date comprise entre la seconde moitié du viie et la première moitié du vie avant J.-C. C’est un texte majeur, à la fois pour sa qualité littéraire et pour son intérêt religieux, puisqu’il fournit des indications sur le culte de Déméter à Éleusis.

La tradition des Hymnes en hexamètres – mais cette fois œuvres d’érudition littéraire – a été reprise à l’époque hellénistique par le poète Callimaque, également bibliothécaire de la Bibliothèque d’Alexandrie : l’Hymne ne constitue plus en lui-même un chant rituel à la gloire d’une divinité mais il recompose littérairement le cérémonial, le faisant passer du côté de la fiction.

C’est ainsi qu’au début de l’Hymne à Déméter de Callimaque, le locuteur – en l’occurrence une locutrice – donne ses instructions aux autres femmes qui célèbrent le culte de la déesse :

Τῶ καλάθω κατιόντος ἐπιφθέγξασθε, γυναῖκες·
“Δάματερ, μέγα χαῖρε, πολυτρόφε πουλυμέδιμνε”.

« Quand le calathos s’avance, femmes, que votre cri retentisse :
“Salut Déméter, salut, Très Féconde, Très Nourricière !” » (trad. E. Cahen, CUF)

Le calathos est la corbeille que les femmes portent lors de la procession et qui  contient les objets sacrés.    

B. Le mythe de l’enlèvement de Perséphone :

Perséphone – souvent appelée Koré, la « jeune fille » – est l’enfant unique de Déméter, la déesse des productions de la terre ; elle a pour père Zeus en personne. Son oncle Hadès, séduit par la beauté de la jeune fille, voulut l’épouser et conçut un stratagème pour la ravir au monde des vivants : il fit pousser une fleur merveilleuse – un narcisse – dans la prairie où Perséphone était venue jouer avec ses compagnes ; elle se pencha pour cueillir la fleur et le sol s’entrouvrit, faisant surgir Hadès qui l’entraîna sur son char dans le royaume des morts.

Cet enlèvement bouleverse l’ordre du monde : Déméter, partie à la recherche de sa fille, finit par connaître la vérité et décide de ne plus exercer sa fonction de déesse nourricière, faisant peser le risque de la famine pour les hommes, de la privation des sacrifices pour les dieux. Zeus intervient alors mais Perséphone est liée pour toujours au monde des morts pour avoir imprudemment absorbé un grain de grenade (ῥοιά qu’on a pu rapprocher de ῥέω à cause de l’abondance du suc de ce fruit) : la grenade, dont l’intérieur, de couleur rouge sang, recèle de nombreux grains, est à la fois symbole de mort et de fécondité. Il est alors décidé qu’elle partagerait son temps entre le royaume d’Hadès et celui des dieux ouraniens ; ainsi, Déméter obtient réparation de l’outrage qu’elle a subi et sa fille obtient le privilège de faire le lien entre deux mondes qui étaient séparés jusqu’ici par une frontière infranchissable.

Le mythe (du grec μῦθος qui désigne un récit faisant autorité) n’est jamais, au départ, un récit de pure fantaisie ; il répond aux grands interrogations humaines et a donc une fonction explicative, étiologique (du grec αἰτία, αἴτιον, « la cause »). Dans le cas du mythe de Perséphone, il s’agit de rendre compte du cycle de vie et de mort lié aux saisons : le séjour de Perséphone chez les morts représente la période de germination dans les profondeurs de la terre, et son retour à la lumière marque le renouveau de la végétation avec la réapparition des épis à la surface de la terre. Le mythe souligne aussi la vulnérabilité des mortels, qui tirent leur subsistance des fruits de la terre et que menace la famine lorsque la terre ne produit plus.

Sources grecques du mythe :

Nous trouvons la première mention du mythe de Perséphone dans le catalogue des unions de Zeus dans la Théogonie d’Hésiode (v. 912-914) :

Aὐτὰρ ὁ Δήμητρος πολυφόρβης ἐς λέχος ἦλθεν·
ἣ τέκε Περσεφόνην λευκώλενον, ἣν Ἀιδωνεὺς
ἥρπασεν ἧς παρὰ μητρός, ἔδωκε δὲ μητίετα Ζεύς.

« Il entra aussi au lit de Déméter la nourricière, qui lui enfanta Perséphone aux bras blancs. Aïdôneus la ravit à sa mère, et le prudent Zeus la lui accorda. » (trad. P. Mazon, CUF)

Après la période archaïque, on peut citer à l’époque classique le récit de la quête par la Mère des dieux (donc la déesse Cybèle) de sa fille enlevée dans le deuxième stasimon de l’Hélène d’Euripide (v. 1301-1368) : le poète opère un syncrétisme en substituant à la Déméter éleusinienne la déesse phrygienne Cybèle.

Dans les textes plus tardifs, le mythe est traité en prose dans la Bibliothèque d’Apollodore (I, 1, 5) et chez Diodore de Sicile (V, 2-5 : l’enlèvement de Perséphone est censé avoir eu lieu en Sicile).

Sources latines du mythe :

Chez Ovide, le mythe de Perséphone donne lieu à deux récits complets, l’un dans dans les Fastes (IV, v. 419-620), l’autre dans les Métamorphoses (V, v. 385-661).

On peut encore citer la Fable 146 d’Hygin consacrée à ce mythe.

C. Le début de l’Hymne homérique à Déméter :

L’Hymne homérique à Déméter s’ouvre par un proème qui nomme la divinité, objet de la célébration (v. 1 : Δήμητρ' ἠΰκομον σεμνὴν θεάν, « Déméter à la belle chevelure, vénérable déesse ») et où le locuteur se nomme à la première personne (v. 1 : ἄρχομ' ἀείδειν, « je commence par chanter »), comme chez Homère (cf. début de l’Odyssée : ἄνδρα μοι ἔννεπε, Μοῦσα, πολύτροπον […]) ou Hésiode (cf. début de la Théogonie : Μουσάων Ἑλικωνιάδων ἀρχώμεθ' ἀείδειν).

Le récit de l’enlèvement de Perséphone est introduit par le biais d’une relative (v. 2-3 : αὐτὴν ἠδὲ θύγατρα τανύσφυρον ἣν Ἀϊδωνεὺς / ἥρπαξεν), là encore à la manière d’Homère (cf. début de l’Odyssée : ἄνδρα […] πολύτροπον, ὃς μάλα πολλὰ / πλάγχθη).

L’épisode comporte d’abord une partie descriptive (jusqu’au vers 15), suivie de la partie proprement dramatique où surgit le dieu des Enfers, venu enlever la jeune fille. Il est fondé sur une séquence rituelle que l’on retrouve dans nombre de légendes (voir les prolongements) et qui est constituée de trois moments : la cueillette de fleurs, l’enlèvement de la jeune fille, la théogamie. Dans cette séquence, les fleurs revêtent naturellement une fonction symbolique.

 

II. Grammaire :

 

A. Traits de la langue homérique :

1. Morphologie : (on pourra demander aux élèves de rétablir à chaque fois la forme classique)

a. Désinences ioniennes :

- datif pluriel 1re déclinaison : κούρῃσι (v. 5) : à noter aussi l’allongement compensatoire de la voyelle, suite à la chute du digamma (*κορϜᾱ) - βουλῇσι (v. 9) - ἐννεσίῃσι (v. 30) ;

- datif pluriel 2e déclinaison : ἀθανάτοισι (v. 18 et 32), à côté de ἀθανάτοις (v. 11) - χρυσέοισιν ὄχοισιν (v. 19).

b. Absence d’augment :

δῶκεν (v. 3) - φῦσε (v. 8) - χάνε (v. 16) - ὄρουσεν (v. 17) - ἄϊεν (v. 25).

c. Absence de contraction :

ἄνθεα (v. 6) - φρονέουσα (v. 24).

2. Syntaxe :

a. Valeur démonstrative de l’article :

τοῦ […] ἀπὸ ῥίζης (v. 12) : « de la racine de celui-ci [du narcisse) » - τὴν […] ἦγεν (v. 30) : « il emmenait celle-ci [la jeune fille] ».

b. Valeur finale ou consécutive de l’infinitif :

σέβας […] πᾶσιν ἰδέσθαι (v. 10) : « objet de vénération à contempler » - ὠρέξατο […] καλὸν ἄθυρμα λαβεῖν (v. 15-16) : « elle s’élança pour prendre le joli jouet ».

B. Étude des conjonctions de coordination (en lien en particulier avec la forme du catalogue) :

ἠδέ (v. 2, 6, 7, 11) - οὐδέ (v. 22, 23) - τε (v. 6, 8, 11, 13, 14, 26) - καί (v. 6, 7, 14, 21).

C. Étude du participe :

a. Morphologie :

- voix active :

  • présent : παίζουσαν (v. 5) - γανόωντα (v. 10), participe de γανάω-ῶ : phénomène de « distension » - φρονέουσα (v. 24) ;
  • aoriste : θαμβήσασα (v. 15) - ἁρπάξας (v. 19) ;   

- voix moyenne :

  • présent : αἰνυμένην (v. 6) - χαριζομένη (v. 9) : présent d’effort - ὀλοφυρομένην (v. 20) - δέγμενος (v. 29) ;
  • aoriste : κεκλομένη (v. 21) - κεκλομένης (v. 27).

b. Syntaxe :

- participe apposé : παίζουσαν (v. 5) - αἰνυμένην (v. 6) - χαριζομένη (v. 9) - γανόωντα (v. 10) - θαμβήσασα (v. 15) - ἁρπάξας (v. 19) - ὀλοφυρομένην (v. 20) - κεκλομένη (v. 21) - φρονέουσα (v. 24) - δέγμενος (v. 29) ;

- participe complément d’un verbe de perception : ἄϊεν […] κούρης κεκλομένης πατέρα Κρονίδην (v. 27).

 

III. Étymologie / vocabulaire :

 

A. Le vocabulaire des fleurs :

1. Les fleurs du catalogue :

ἄνθος, ους (τὸ) : fleur
ῥόδον, ου (τὸ) : rose
κρόκος, ου (ὁ) : crocus
ἴον, ου (τὸ) : violette
ἀγαλλίς, ίδος (ἡ) : iris
ὑάκινθος, ου (ὁ ou ἡ) : jacinthe
νάρκισσος, ου (ὁ) : narcisse

Le mot a été mis en relation avec νάρκη, ης (ἡ) « engourdissement, torpeur causée par la paralysie, le froid, l’effroi » (cf. « narcotique » en français), comme l’illustre ce passage des Moralia de Plutarque : καὶ τὸν νάρκισσον ὡς ἀμβλύνοντα τὰ νεῦρα καὶ βαρύτητας ἐμποιοῦντα ναρκώδεις : « [il fut ainsi nommé] parce qu’il engourdit les nerfs et provoque une pesante torpeur » (647b), ou encore cette explication donnée par Pline l’Ancien, qui lui aussi relève les effets soporifiques du narcisse : nervis inimicum, caput gravantem et, a narce narcissum dictum, non a fabuloso puero, « attaquant les nerfs, rendant la tête pesante, le narcisse tire son nom de narce, “torpeur”, et non de l’enfant de la fable » (XXI, 128), mais, d’après le Dictionnaire Étymologique de la Langue Grecque, il ne peut s’agir que d’une étymologie populaire.

Le narcisse que fait pousser la Terre, dans l’Hymne à Déméter, est une fleur miraculeuse : elle a cent têtes (ἑκατὸν κάρα : v. 12).

2. La « jeune fille en fleur » :

Perséphone est désignée par l’expression καλυκώπιδι κούρῃ, « jeune fille au visage comme un bouton de fleur ». L’adjectif est formé à partir de κάλυξ, υκος (ἡ), « bouton de fleur, bouton de rose » et de *ὤψ, « vue », « œil », d’où « visage ».

κάλυξ a été rapproché de κύλιξ, ικος (ἡ), « coupe », « vase à boire » (kylix : type de vase dans la céramique grecque) : cf. le mot latin calix, icis, m. et le mot français « calice », terme de botanique et terme religieux.

κάλυξ a été également rapproché de καλύπτω, « couvrir », « envelopper », « cacher ».

*ὤψ a donné en français l’élément -ope ou encore -opsie, qu’on retrouve dans des termes médicaux comme « hypermétrope », « biopsie ».

B. Déméter et les oliviers « aux fruits brillants » :

C’est le même adjectif, ἀγλαόκαρπος, « aux fruits brillants », qui s’applique à la déesse (v. 4) et aux oliviers (v. 23) : cette répétition marque l’identification de Déméter au monde végétal, particulièrement aux plantes cultivées, puisque c’est par son intermédiaire que nature et culture interagissent.

Le serment prêté par les éphèbes à Athènes se termine par la mention de toutes les productions de la terre nécessaires à la vie des habitants de la cité, dont les oliviers : ἵστορες τούτων […] πυροί, κριθαί, ἄμπελοι, ἐλάαι, συκαῖ, « sont témoins de ce serment […] les blés, les orges, les vignes, les oliviers et les figuiers » (Lycurgue, Contre Léocrate, 77).

L’adjectif ἀγλαόκαρπος s’applique dans l’Odyssée aux arbres fruitiers du jardin merveilleux d’Alcinoos (VII, 115), ou encore aux arbres des Enfers dont les branches pendent au-dessus de la tête de Tantale (XI, 589).    

Dans notre extrait, Déméter est en outre qualifiée de χρυσάορος, « au glaive d’or » (v. 4) : on s’est demandé si cet adjectif renvoyait à la faucille de Déméter, outil agraire par excellence.   

Faire relever dans le texte d’autres mots relevant du lexique de la lumière (v. 10 : γανόωντα - v. 19 : χρυσέοισιν - v. 25 : λιπαροκρήδεμνος - v. 26 : ἀγλαός).

C. Le sentiment du sacré : 

Le mot θάμβος, ους (τὸ) traduit un sentiment de crainte mêlée de respect qu’inspire le sacré.

Dans l’Hymne homérique à Déméter, c’est le verbe dénominatif θαμβέω-ῶ (v. 15 : θαμβήσασα) qui est employé pour exprimer la réaction de la jeune fille à la vue du narcisse.

Le Dictionnaire Étymologique de la Langue Grecque indique que le groupe de θάμβος subsiste en grec moderne au sens physique de « troubler la vue, éblouir, fasciner » avec θάμπος et θαμπός, θαμπώνω, etc.

Deux autres mots soulignent au v. 9 la fascination que suscite la contemplation de la fleur merveilleuse : l’adjectif θαυμαστόν employé adverbialement, « admirablement » (cf. le mot français « thaumaturge », qui signifie « faiseur de miracles ») et le substantif σέβας (τὸ) qui désigne une crainte religieuse.

 

IV. Commentaire littéraire :

 

A. L’ambivalence de la prairie fleurie :

1. La prairie :

La prairie où jouent Koré et les jeunes Océanides est qualifiée de « moelleuse » (v. 6 : λειμῶν' ἂμ μαλακόν), adjectif connotant l’idée de douceur, aussi bien au toucher qu’à la vue : on emploie ce mot à propos de matières (étoffes, toisons) mais aussi de personnes (visage, regard).

Mais la prairie fleurie est aussi un élément caractéristique de la topographie du monde infernal : voir par exemple, dans la première et la seconde Nékyia de l’Odyssée, la mention de la prairie semée d’asphodèles (κατ' ἀσφοδελὸν λειμῶνα : XI, 539 et 573 ; XXIV, 13).

Et, dans les Grenouilles d’Aristophane, le lieu où l’on vénère Déméter à Éleusis se présente sous la forme d’une prairie sacrée : au vers 326, le chœur des initiés invite Iacchos, génie personnifiant le chant et la procession des mystes qui se rendent à Éleusis, à venir danser dans la prairie (ἐλθὲ τόνδ' ἀνὰ λειμῶνα χορεύσων), qualifiée au vers 352 de « plaine fleurie et humide » (ἐπ' ἀνθηρὸν ἕλειον δάπεδον).

2. Le catalogue des fleurs :

Les fleurs dont se compose ce catalogue sont celles qui sont déjà mentionnées dans les Chants cypriens lorsque l’auteur évoque la robe d’Aphrodite « parfumée aux senteurs des diverses saisons » (ὥραις παντοίαις τεθυωμένα εἵματα : fr. 4 Bernabé) : les Charites et les Heures ont en effet pris soin, avant le jugement de Pâris, de plonger le vêtement de la déesse dans un bain de crocus, de jacinthe, de violette, de rose, de narcisse. Ces fleurs sont ainsi en lien avec le thème de l’amour. Par rapport à la liste des fleurs énumérées dans les Chants cypriens, le catalogue de l’Hymne homérique à Déméter en comprend une de plus : l’iris.

Les fleurs qui poussent dans la prairie où sera enlevée Perséphone sont certes séduisantes mais elles ont aussi une valeur funéraire.

Le narcisse et le crocus sont associés à Déméter et à Koré dans le chœur d’Œdipe à Colone qui célèbre le dème du poète : θάλλει δ' οὐρανίας ὑπ' ἄ- / χνας ὁ καλλίβοτρυς κατ' ἦμαρ αἰεὶ / νάρκισσος, μεγάλαιν θεαῖν / ἀρχαῖον στεφάνωμ', ὅ τε / χρυσαυγὴς κρόκος, « ici, sous la rosée du ciel, avec constance, chaque jour, fleurissent, en grappes superbes, le narcisse, couronne antique au front des deux Grandes Déesses, et le safran aux reflets d’or » (v. 681-685, trad. P. Mazon, CUF). La couleur jaune d’or qui caractérise le crocus et le narcisse est symbolique du monde d’en-bas (cf. le char d’or d’Hadès au v. 19 et le rameau d’or de la Sibylle dans l’Énéide de Virgile).

Au début de la troisième Épinicie de Bacchylide, le poète invite la Muse à chanter « Déméter qui règne sur la Sicile, très riche en fruits, et Koré, couronnée de violettes » (v. 2 : ἰοστέφανον […] Κούραν).

On sait que les fleurs jouaient un grand rôle dans le culte voué aux deux déesses. Selon le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio, les Anthesphoria (Ἀνθεσφόρια = « qui portent des fleurs ») étaient une fête des fleurs qui était célébrée au commencement du printemps et qui était rattachée à différents cultes, particulièrement à celui de Koré ou Proserpine dans le Péloponnèse, en Sicile, à Hipponium en Italie. Les femmes cherchaient les fleurs nouvelles et en faisaient des couronnes et des guirlandes, imitant ainsi la déesse, telle qu’on se la figurait, entourée de ses compagnes.

L’iris était une fleur qui ornait les tombes. L’« hyacinthe » est liée au mythe d’Hyacinthos, aimé d’Apollon : alors que le jeune homme lançait le disque, ce dernier dévia de sa trajectoire et vint rebondir accidentellement sur sa tête, le tuant sur le coup ; Apollon, accablé de chagrin, transforma le sang de la blessure de son ami en une fleur nouvelle.

Mais c’est le narcisse qui retient toute l’attention.

3. Le narcisse, « piège floral » :

La description se focalise sur la fleur miraculeuse, le narcisse, par le biais d’une relative (v. 8 : ὅν).

C’est d’une part une fleur merveilleuse, agréable à voir (nombre insolite de têtes issues de la même racine, éclat admirable) et à sentir (parfum qui remplit d’aise tout l’univers).

La taille exceptionnelle, l’éclat aveuglant et les effluves suaves sont la manifestation du divin : lorsque la déesse Déméter, venue au palais du roi Célée à Éleusis, révèle sa divinité (scène de théophanie), ces trois caractéristiques sont le signe de la présence divine :    

« À ces mots la Déesse, rejetant la vieillesse, prit une haute et noble taille. Des effluves de beauté flottaient tout autour d’elle, et un parfum délicieux s’exhalait de ses voiles odorants ; le corps immortel de la déesse répandait au loin sa clarté ; ses blonds cheveux descendirent sur ses épaules, et la forte demeure s’illumina, comme l’eût fait un éclair » (v. 275-280, trad. J. Humbert, CUF).

Mais le narcisse est aussi un piège, δόλος (v. 8) : c’est une fleur d’oubli ou de mort.

Les Anciens établissaient un lien entre l’odeur capiteuse de la fleur et la torpeur qu’elle était censée provoquer : dans le Pédagogue, Clément d’Alexandrie emploie l’expression βαρύοδμον […] ἄνθος « fleur à l’odeur lourde », à propos du narcisse (II, VIII, 71, 3).

Cette torpeur peut avoir des effets bénéfiques et Pline l’Ancien indique que deux espèces de narcisse étaient employées en médecine, en particulier pour leurs vertus sédatives et calmantes (XXI, 128), mais elle peut être aussi fatale, d’où le lien entre cette fleur et le monde des morts.

B. L’assimilation de la jeune fille à la fleur :

L’épithète καλυκῶπις, « au teint frais comme un bouton de rose », qui qualifie la jeune fille au v. 8 relie cette dernière aux fleurs qu’elle cueille : le passage de l’état de jeune fille à celui de femme s’inscrit dans le processus de développement de la végétation lié au cycle des saisons. Le substantif κόρη lui-même fait référence à la croissance : le Dictionnaire Étymologique de la Langue Grecque indique que κόρος (et donc κόρη) est probablement à rattacher à κορε- au sens de « nourrir, faire croître ». À la fin de l’Hymne à Déméter (v. 420), l’épithète s’appliquera cette fois à l’une des Océanides, compagnes de jeu de Koré au moment de son enlèvement.

La fleur printanière évoque le désir amoureux et la jeune fille-fleur, en tant qu’élément végétal, se rattache au monde souterrain : c’est, du reste, au moment où elle est absorbée dans la contemplation de la fleur éclatante surgie de la Terre qu’elle disparaît dans le royaume d’Hadès, une fleur prenant en quelque sorte la place de l’autre.

C. Le rôle des dieux :

1. La désignation des dieux :

Dans les trois premiers vers, quatre divinités sont nommées :

  • Déméter (c’est par son nom que s’ouvre l’Hymne, composé en son honneur) ;
  • sa fille ;
  • Aidôneus ;
  • Zeus.

Le vers 9 réunit les trois divinités qui vont jouer un rôle majeur dans le rapt : Gaïa, Zeus et Hadès.

Deux autres divinités sont encore citées, celles qui ont entendu les cris de la jeune fille :

  • Hécate ;
  • Hélios.

Faire relever les autres dénominations du dieu des Enfers :

  • vers 9, 17 et 31 : Celui qui reçoit beaucoup d’hôtes (Πολυδέκτῃ - Πολυδέγμων) ;
  • vers 18 : Le fils de Cronos qui est invoqué sous beaucoup de noms (Κρόνου πολυώνυμος υἱός) ;
  • vers 31 : Celui qui commande à beaucoup d’êtres (Πολυσημάντωρ).

Hadès n’est pas nommé directement ; il est désigné par des périphrases qui relèvent de l’euphémisme : il s’agit à la fois de ne pas prononcer le nom du dieu que l’on craint et de glorifier sa puissance en énonçant tous ses titres. L’accumulation des diverses dénominations s’apparente à l’incantation magique : elle garantit à l’orant l’efficacité de sa prière.

2. La caractérisation des dieux :

Faire relever les épithètes de type « homérique » qui qualifient les divinités :

  • vers 1 : Déméter à la belle chevelure (Δήμητρ' ἠΰκομον)
  • vers 2 : sa fille aux longues chevilles (θύγατρα τανύσφυρον)
  • vers 3 : celui qui frappe lourdement, Zeus à la voix qui résonne (βαρύκτυπος εὐρυόπα Ζεύς)
  • vers 4 : Déméter au glaive d’or, qui fait mûrir les fruits brillants (Δήμητρος χρυσαόρου ἀγλαοκάρπου)
  • vers 25 : Hécate au bandeau brillant (Ἑκάτη λιπαροκρήδεμνος).

3. La mise en œuvre de la volonté divine :

L’enlèvement de Perséphone est voulu par Zeus (v. 3, v. 9 : Διὸς βουλῇσι et v. 30 : Διὸς ἐννεσίῃσι) pour complaire à son frère Hadès. L’insistance sur le dessein de Zeus signale sa toute-puissance. On peut penser aussi que son absence lors du rapt est délibérée.

Seules deux divinités entendent les cris de la jeune fille : Hécate qui témoigne de la sollicitude à l’égard de cette dernière et Hélios qui remplit sa fonction de témoin.

 

V. Prolongements littéraires :

 

A. Le motif de la cueillette des fleurs dans les scènes d’enlèvement :

- enlèvement de Créuse par Apollon :

Ἦλθές μοι χρυσῷ χαίταν
μαρμαίρων, εὖτ' ἐς κόλπους
κρόκεα πέταλα φάρεσιν ἔδρεπον
ἀνθίζειν χρυσανταυγῆ·   

« Tu vins à moi, dans le rayonnement de ta chevelure dorée, tandis qu’en les plis de ma robe je recueillais des fleurs de safran, des fleurs aux reflets d’or pour en tresser des guirlandes. »
(Euripide, Ion, v., 887-890, trad. H. Grégoire, CUF)

- enlèvement d’Hélène par Hermès :

ὅς με χλοερὰ δρεπομέναν ἔσω πέπλων
ῥόδεα πέταλα Χαλκίοικον
ὡς Ἀθάναν μόλοιμ'
ἀναρπάσας…

« Et tandis que, dans les plis de ma robe, je recueillais une moisson de roses fraîches, pour les offrir à la déesse qui trône en son temple d’airain, voilà qu’Hermès m’enlève... »
(Euripide, Hélène, v. 244-246, trad. H. Grégoire, CUF)

- enlèvement d’Europe par Zeus :

                                         ἀτὰρ μέσσῃσιν ἄνασσα
ἀγλαΐην πυρσοῖο ῥόδου χείρεσσι λέγουσα
οἷά περ ἐν Χαρίτεσσι διέπρεπεν Ἀφρογένεια.

« …la princesse, cueillant à pleines mains les roses resplendissantes à la couleur de flamme, attirait parmi elles les regards comme parmi les Charites la déesse née de l’écume. »
(Moschos, Europé, trad. Ph.-E. Legrand, CUF)

B. La fleur, image de la grâce juvénile et du plaisir éphémère :

Dans la littérature comme dans l’iconographie ou la statuaire, la jeunesse, c’est la fleur, synonyme de beauté et de pureté, de fraîcheur. Mais la fleur est éphémère.

Épigramme de Rufin (Anthologie palatine, V, 74) :

Πέμπω σοι, Ῥοδόκλεια, τόδε στέφος, ἄνθεσι καλοῖς
αὐτὸς ὑφ' ἡμετέραις πλεξάμενος παλάμαις.
Ἔστι κρίνον ῥοδέη τε κάλυξ νοτερή τ' ἀνεμώνη
καὶ νάρκισσος ὑγρὸς καὶ κυαναυγὲς ἴον.
Ταῦτα στεψαμένη, λῆξον μεγάλαυχος ἐοῦσα·
ἀνθεῖς καὶ λήγεις καὶ σὺ καὶ ὁ στέφανος.

« Je t’envoie, Rhodocleia, cette couronne qu’avec de belles fleurs j’ai tressée de mes propres mains. Il y a des lis, des boutons de rose, des anémones humides, des narcisses flexibles, des violettes aux sombres reflets. Mets-la sur la tête et cesse d’être si fière : vous fleurissez et vous passez, toi comme la couronne. » (trad. P. Waltz, CUF)

Dans une perspective épicurienne, le poète Horace invite à cueillir le moment présent (carpe diem : Odes, I, 11).

La célèbre Ode à Cassandre de Ronsard repose sur l’image de la rose, évocatrice de la jeunesse éphémère :

« Donc, si vous me croyez, mignonne,
Tandis que vostre âge fleuronne
En sa plus verte nouveauté,
Cueillez, cueillez vostre jeunesse :
Comme à ceste fleur la vieillesse
Fera ternir vostre beauté. »

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Dossier élaboré par :

Cécile Daude

Paulette Garret

Sylvie Pédroaréna

Brigitte Planty

sous la direction de Sylvie David

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