Dossier réalisé par Viviane Lalire sur le tableau de Crespi La Sibylle de Cumes (vers 1695-1700), Musée des Beaux-arts et d’Archéologie de Besançon
La Sibylle de Cumes, Giuseppe Maria Crespi, Besançon, Musée des Beaux-arts et d’Archéologie, Numéro d'inventaire 909-2-70, © C. Choffet
— Huile sur toile, Don de Charles Sandoz, 1909, H. 121,5 cm, L. 102,8 cm —
Le peintre : Guiseppe Maria Crespi (Bologne,1665 - Bologne,1747)
Chef de file de l’école bolonaise entre la fin du XVIIe et le milieu du XVIIIe siècle.
Appelé « Lo Spagnolo » parce qu'il aimait porter des vêtements espagnols, Giuseppe Maria Crespi rejette sa formation académique pour développer son propre style basé sur l’observation attentive de la nature transformée par de saisissants effets de clair-obscur. Peintre d’une profonde inventivité, il explore les effets de lumière avec une camera obscura. Si Crespi reste redevable à l'art des Carrache et de leurs disciples, il est ouvert à d’autres influences artistiques, telle celle de Rembrandt (1606-1669). Peintre éclectique, il réalise de grands retables, des natures mortes, des portraits et apprécie également les sujets littéraires et allégoriques. Sa peinture de genre représentant des gens ordinaires dans les activités de la vie quotidienne est l'aspect le plus influent de son art, en particulier pour les Vénitiens Giovanni Battista Piazzetta et Pietro Longhi. Son second fils, Luigi Crespi, est son disciple le plus proche. C'est seulement depuis quelques années que les critiques considèrent Guiseppe Maria Crespi comme l'un des plus remarquables artistes italiens de la première moitié du XVIIIe siècle.
Pistes de recherche avec les élèves
Observer, nommer, décrire
La monumentale figure en buste tient un livre dans la main gauche et désigne de l’index droit un ouvrage posé sur une table (peut-être un autel) coupée par le cadre. Le livre ouvert aux pages cornées est en train de se consumer dans les flammes d’un brasier ; une légère fumée noire s’en échappe.
La jeune femme est vêtue d’une fine tunique ceinturée sous la poitrine par un ruban orné de perles. Diaphane, le vêtement laisse transparaître la nudité du buste et la couleur lumineuse de la carnation. Un opulent drapé mordoré forme des plis voluptueux autour de ses hanches. Un turban d’où s’échappe une boucle de cheveux dégage son front. Le visage est expressif ; la bouche aux lèvres charnues est légèrement entrouverte ; les yeux sont embués, l’ombre marque l’arête du nez et le creux du menton.
La figure de la femme se détache sur un fond noir n’apportant aucun indice sur le lieu où se situe la scène. Représenté de trois-quarts, le corps s’inscrit dans une profondeur renforcée par les jeux d’ombre et de lumière.
Dégager des caractéristiques techniques et formelles. Questionner la portée expressive des choix de représentation
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L’organisation dans le cadre
Placée sur la médiane verticale, la figure de la jeune femme occupe la majeure partie de la représentation. La torsion du corps, les multiples courbes du drapé induisent souplesse et impression de vie. La construction savante conjugue le mouvement et l’équilibre.
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La palette du peintre décline les tons chauds de la chair et de la lumière.
L’ocre, l’oranger, les terres de Sienne sont déclinés en de multiples et subtiles nuances allant du clair au foncé. La touche est fluide et nerveuse sur le buste, davantage empâtée dans la figuration des drapés.
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Le traitement de l’ombre et de la lumière
La figure de la femme surgit des ténèbres. Elle est éclairée par une lumière chaude provenant de la gauche que sa peau semble autant absorber que réfléchir. Si la lumière dessine son bras droit, le bras gauche replié disparaît dans l’ombre. À gauche, la draperie recouvrant ses hanches s’efface progressivement dans la profondeur de l’obscurité. Le clair-obscur renforce l’aspect sculptural de la figure féminine et contribue à la dramatisation de la scène.
Crespi a fréquemment recours aux effets de l’éclairage pour accentuer la portée expressive des sujets représentés.
Guiseppe Maria Crespi, Cupidon et Psyché, Huile sur toile, 214 x 133 cm, Galerie des Offices, Florence, © Wikimedia commons
Crespi représente le moment où Psyché découvre l’apparence de son amant, Cupidon. L’éclairage d’une lampe à huile crée un puissant effet de clair-obscur. Cet épisode donne à la lumière le rôle principal. Le peintre traduit plastiquement l’intensité d’une tentative de « mise en lumière » du corps de l’autre. Brûlé par une goutte d’huile bouillante tombée sur son épaule, le dieu deviendra oiseau, s’envolera et disparaîtra dans la nuit.
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Mettre en relation l’œuvre peinte et le mythe, source d’inspiration
Le titre de l’œuvre nous indique que la noble figure est celle de la Sibylle de Cumes, ville proche de Naples où la prophétesse aurait habité dans une grotte. L’obscurité d’où la jeune femme semble surgir peut ainsi être assimilée à celle de son antre.
Les sibylles étaient dans l’Antiquité des femmes ayant reçu d’Apollon le don de prophétie.
Parmi les dix sibylles léguées par l’Antiquité, devineresses inspirées qui prédisaient l’avenir, celle qui résidait dans une caverne près de la ville de Cumes en Campanie est l’une des plus fameuses. C’est elle qui accompagne Énée aux Enfers pour lui faire retrouver son père Anchise, et lui permet ainsi de contempler sa descendance romaine. Mais les sibylles sont surtout – puissants symboles médiévaux – « la voix du vieux monde (car toute) l’Antiquité parle par (leur) bouche » (E. Mâle) ; leurs facultés visionnaires leur ont permis d’annoncer la venue d’un Sauveur : elles sont en cela les éléments les plus adaptés pour représenter le paganisme au sein du monde chrétien. »
(Mathieu Pinette, De Bellini à Bonnard : chefs d'œuvre de la peinture du Musée des beaux-arts et d'archéologie de Besançon, p. 108)
Les livres d’oracles brûlés sur l’autel font référence à la légende de Tarquin le Superbe, septième et dernier roi de Rome, mort en 495 avant J.-C. à Cumes.
Une vieille femme vint proposer au roi des livres d’oracles. Ce dernier refusant avec ironie, la femme en brûla une partie et demanda la même somme pour les ouvrages restants. Un second refus conduisit à une seconde destruction. Tarquin le Superbe acheta finalement les derniers livres restants, au prix des neufs qu'il avait initialement refusés.
Dans l'Énéide, Virgile établit un lien étroit entre la Sibylle de Cumes et les livres oraculaires de Rome. Énée dit en effet à la Sibylle (Énéide VI, v. 71-74, trad. J. Perret, CUF) :
Te quoque magna manent regnis penetralia nostris :
hic ego namque tuas sortis arcanaque fata
dicta meae genti ponam, lectosque sacrabo,
alma, viros.« À toi aussi est réservé dans nos royaumes un grand sanctuaire ;
j'y déposerai tes oracles et les secrets destins annoncés à mon peuple ;
je te consacrerai, vénérable, des prêtres choisis pour toi. »
Censés contenir les destinées de l’État, les livres d’oracles achetés par Tarquin devinrent les textes sacrés de l'État romain. Pieusement conservés au Capitole dans le temple de Jupiter, ils n’étaient consultés qu’en cas de crise grave. Les livres sibyllins furent par exemple consultés durant l'année 194 avant J.-C. en raison de tremblements de terre. Les trois livres sibyllins disparurent dans l'incendie du temple de Jupiter Capitolin, en 83 avant notre ère, sous la dictature de Sylla. Suite à leur destruction, Rome envoya des missions partout où les sibylles avaient exercé en vue de les reconstituer.
Mettre en parallèle différentes représentations de la Sibylle de Cumes
La Sibylle de Cumes, Michel-Ange (1475-1564), Fresque, 1510, Chapelle Sixtine, Rome, © Wikimedia commons
Les cinq figures des sibylles figurant sur la voûte de la chapelle Sixtine sont mêlées aux sept figures des prophètes. Michel-Ange représente la Sibylle de Cumes fortement âgée tenant son livre éloigné d’elle pour parvenir à le lire. La représentation d’une vieille femme fait référence à la légende relatant le marché qu’elle avait conclu avec Apollon. Elle lui aurait demandé autant d’années de vie que de grains de sable que sa main pouvait contenir en échange de ses faveurs. Se refusant à lui en dépit de sa promesse, ce dernier se vengea. Ayant omis de demander de pouvoir rester jeune et belle durant toutes ces années, elle vieillit sans fin, suppliant en vain de mourir.
La Sibylle de Cumes, Giovanni Di Stephano, Dessin, Pavement de la Cathédrale de Sienne, 1483, © Wikimedia commons
La Sibylle tient dans sa main droite le rameau évoqué par Virgile dans le sixième livre de l'Énéide. Ce rameau d’or devait permettre à Énée de pénétrer dans le royaume d'Hadès. Sa main gauche tient trois livres sibyllins. Les six autres livres, détruits selon la légende de Tarquin, brûlent sur le sol. La femme âgée est celle qui, n’ayant pas honoré sa promesse à Apollon, est condamnée à vieillir indéfiniment.
L'inscription tenue par les deux angelots est une citation de Virgile (Bucolique IV, v. 4-7) :
Ultima Cumaei venit jam carminis aetas ;
magnus ab integro saeclorum nascitur ordo.
Jam redit et Virgo, redeunt Saturnia regna ;
jam nova progenies caelo demittitur alto.La traduction du texte écrit en latin est la suivante (CUF, E. de Saint-Denis) :
« Le voici venu, le dernier âge prédit par la prophétie de Cumes ; la grande série des siècles recommence. Voici que revient aussi la Vierge, que revient le règne de Saturne ; voici qu’une nouvelle génération descend des hauteurs du ciel. »
Lady Hamilton en Sibylle de Cumes, Élisabeth Vigée Le Brun, Huile sur toile, 1792, Collection particulière, © Wikimedia pommons
Lady Hamilton en Sibylle de Cumes s’inscrit dans le courant des portraits allégoriques de la fin du XVIIIe siècle. Vêtue d’une robe de style orientalisant, la tête couverte d’un châle enroulé à la manière d’un turban, la jeune femme tient dans sa main droite une plume et une planche de bois soutenant un parchemin. Les yeux levés au ciel évoquent l’inspiration divine nécessaire à l’inscription des prophéties.