Ariane : de l’amour trahi à l’amour triomphant
Nous avons souvent en tête l’image d’Ariane, abandonnée, trahie et éplorée, telle que Catulle et Ovide ont pu la dépeindre. Mais l’épiphanie de Dionysos (son apparition soudaine) métamorphose la jeune femme. Si elle a souffert avant son mariage avec le dieu, elle triomphe désormais en acceptant son amour. Ariane et Dionysos apparaissent alors comme un couple idéal dont le mariage est fondé sur un amour sincère, servant ainsi de modèle et de promesse de bonheur aux jeunes épousées de la Grèce classique. Puis le mythe se développe : il prend différents sens d’un peuple à l’autre, d’une époque à l’autre, mais il montre assurément un couple stable.
Ariane, cousine de Médée : un parallèle saisissant
Bien des éléments rapprochent les deux cousines. Toutes deux sont des princesses royales, petites-filles du Soleil. Follement éprises d’un étranger, elles n’hésitent pas à trahir leur famille et à abandonner leur patrie pour prêter mains fortes à un héros, incapable d’accomplir sa mission sans cette intervention féminine primordiale. L’une et l’autre révèlent un précieux savoir, délivrent une stratégie à l’homme aimé et lui font don d’objets essentiels dans leur quête (onguent, herbe magique ou pelote de fil). Ainsi, au bout de ce fil d’Ariane qui mène l’opération, Thésée est un jouet dont elle dirige les gestes. Toutes deux sont également à l’origine d’un fratricide : Médée avec Apsyrtos, Ariane avec le Minotaure, son demi-frère. Les deux héroïnes, exilées, traversent ensuite une crise, la trahison, et surmontent un abandon : elles se libèrent de l’emprise d’un homme et d’un amour néfaste. Elles sortent enfin de l’humanité.
Ariane : l'accomplissement divin
En s’abandonnant à Dionysos et en acceptant son projet divin, Ariane peut se détourner du monde des hommes. Son amour est purifié par l’épreuve qu’elle a subie et elle se livre entièrement au dieu : elle renaît ainsi déesse.
Ariane : une figure chantée de manière inégale à travers les âges
Ariane tient une place mineure dans les textes grecs. Homère évoque très succinctement la princesse « aux belles tresses » dans l’Iliade ; Hésiode mentionne, dans sa Théogonie, son union avec Dionysos et son accession, grâce au dieu, à l’immortalité, mais il faut attendre Les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes pour que son destin soit davantage développé. Ce sont vraiment les poètes élégiaques romains, ces auteurs de la passion amoureuse, qui assurent la postérité de cette figure féminine : Catulle, Properce et Ovide. Elle est à Rome l’image emblématique de l’amante abandonnée. Au Moyen-Âge et à la Renaissance, on ne rencontre guère, de manière significative, le personnage d’Ariane dans la littérature. En revanche, divers auteurs du XVIIe siècle, français ou étrangers, la mettent en scène en dans la tragédie, la tragi-comédie ou la comédie. Au XIXe et au XXe siècles, elle est fort présente et apparaît notamment sous la plume de Victor Hugo, Théophile Gautier, André Gide, Marguerite Yourcenar ou encore Michel Butor. Toutefois, ce sont surtout la peinture, la sculpture et l’opéra qui la mettent en lumière, de manière récurrente, et la subliment à travers les âges. Pensons aux œuvres lyriques de Claudio Monteverdi, Joseph Haydn, Jules Massenet ou Richard Strauss.
Le fil d’Ariane et sa postérité dans notre langage
Alors que le fil d’Ariane est secondaire dans le mythe grec, les auteurs et artistes romains focalisent l’attention sur cet objet mythique qui donne naissance à une expression passée dans notre langage courant. Ainsi, la métaphore du « fil d’Ariane » désigne ce qui sert de guide et ce qui permet de se sortir d’une situation difficile. Dans le domaine informatique, « le fil d’Ariane » désigne le chemin de navigation parcouru par l’usager : cet outil permet à ce dernier de s’orienter dans le site et de revenir facilement aux rubriques principales.
Une ascendance divine et maudite
Sans doute une déesse crétoise à l’origine, Ariane est la fille du roi de Crète, Minos, et de Pasiphaé, « celle qui brille pour tous ».
Princesse de sang royal, elle a une double ascendance divine : son père Minos, en effet, est lui-même fils de Zeus et de la princesse phénicienne Europe. Sa mère est la fille d’Hélios, le Soleil, ainsi que la sœur d’Aiétès et de Circé. Aussi est-elle une cousine de Médée.
Apparentée à ces magiciennes, elle appartient à la famille des amoureuses maudites : sa mère Pasiphaé, victime d’une vengeance de Poséidon, succombe à sa folle passion pour un superbe taureau et donne naissance, après son union avec lui, au Minotaure, ce monstre hybride mi-homme mi-taureau, caché dans le labyrinthe, que Thésée entreprend de tuer. Quant à sa sœur, Phèdre, elle épouse ultérieurement Thésée avant de brûler d’un amour incestueux pour le fils de son époux, Hippolyte.
L’aventure d’Ariane débute, pour nous, lorsqu’elle s’éprend du héros Thésée. Mais nous pouvons distinguer trois moments dans celle-ci.
Premier épisode : la complice au précieux fil…
Thésée, fils du roi athénien Égée, débarque en Crète avec six autres jeunes hommes et sept jeunes femmes pour être livré en tribut au Minotaure. Bien décidé à mettre fin à ce sanglant sacrifice qui se déroule chaque année ou tous les neuf ans (selon les versions), il est prêt à en découdre et à tuer la créature fabuleuse. Aidé d’Aphrodite, ainsi que le rapporte Plutarque dans sa Vie de Thésée, il inspire l’amour à la jeune princesse crétoise Ariane qui lui apporte son aide précieuse. Elle lui divulgue diverses informations et lui remet une pelote de fil, fournies par Dédale, le concepteur du labyrinthe dans lequel se trouve le Minotaure. C’est ainsi que le jeune héros peut retrouver sa voie et sortir vainqueur de cette épreuve. Dans sa Bibliothèque, Apollodore précise qu’Ariane, passionnément éprise du jeune homme, fait don de la pelote de fil en échange d’un lien indéfectible, d’une promesse de mariage : c’est cet engagement de Thésée qui conditionne l’aide matérielle de la jeune femme. Dans une autre version, elle lui remet une couronne. Cette dernière apparaît notamment dans le « Vase François », un cratère grec du VIe siècle avant J.-C. Par la suite, la jeune femme s’enfuit avec le jeune Athénien afin d’éviter la colère de son père Minos. Cette expédition de Thésée et son dénouement par une histoire d’amour est à rapprocher de celle de Jason qui, de lui-même, dans le chant III des Argonautiques d’Apollonios de Rhodes, établit la comparaison. Dans les deux cas, effectivement, nos héros sont assurés par une prédiction, avant même les épreuves, de l’intervention favorable de la déesse Aphrodite.
Deuxième épisode : l’amante abandonnée
Alors qu’ils voguent vers Athènes, Thésée abandonne Ariane endormie lors d’une escale sur l’île de Naxos ou sur l’île de Dia selon Homère. Claude Calame met en évidence cet abandon du héros dans huit des neuf versions qu’il présente. Plutarque rapporte également la version cypriote qui fait débarquer les deux héros sur l’île d’Aphrodite en raison d’une tempête. Enceinte de Thésée, Ariane reste à Chypre tandis que cette tempête emporte le héros. Seules deux versions, une de Philochore connue par un compte-rendu latin et celle de la Souda, présentées par Claude Calame, affirment que Thésée aurait épousé Ariane en Crète. C’est ainsi que, dans la littérature de l’Antiquité, le thème de l’abandon d’Ariane à Naxos et celui de son désespoir ont servi de référence pour toutes les situations où une jeune fille était délaissée par son amant.
Les causes de cet abandon divergent selon les auteurs. Il peut s’agir d’une trahison, d’un accident lié à la tempête (départ forcé sans la jeune princesse) ou d’une volonté divine. Certains textes mettent en avant l’importance de la sexualité et des conséquences liées à un rapport prématuré avant la célébration du mariage. C’est notamment le cas chez Homère, commenté par Eustathe : Athéna intervient pour inviter Thésée à abandonner la jeune fille après s’être uni à elle. Dionysos accuse la jeune fille d’avoir eu une relation intime dans le temple d’Artémis et la sanctionne par la mort. Une autre version, enfin, prétend que Thésée et Ariane se seraient réfugiés sur l’île de Dia en raison d’une tempête. Athéna aurait informé le jeune homme de la nécessité de renoncer à Ariane, promise à Dionysos. Profondément déchiré et troublé, Thésée en aurait oublié de changer les voiles de son navire… De son côté, Aphrodite aurait annoncé à Ariane ses futures noces et l’aurait parée d’une couronne d’or, couronne qui prendra la forme d'une constellation, une fois placée au ciel, c'est-à-dire "catastérisée"…
Troisième épisode : une princesse divinisée par son mariage avec Dionysos
Le vaisseau de Thésée s’est à peine éloigné qu’apparaissent soudainement Dionysos et son cortège sur un char, parfois attelé de panthères. Sous le charme de la jeune femme, il la persuade de l’épouser, l’emmène sur l’Olympe et lui offre une couronne d’or ou lance alors loin dans le ciel celle qu'a offerte Aphrodite. Cette couronne devient ensuite la constellation d’Ariane. De l'union d'Ariane et de Dionysos, naissent plusieurs enfants dont Céramos, Thoas, Œnopion, Phlias, Préparathos et Staphylos.
Ce qu'écrit Catulle :
Sicine me patriis auectam, perfide, ab aris
perfide, deserto liquisti in litore, Theseu ?
sicine discedens neglecto numine diuum,
immemor a ! deuota domum periuria portas ?
nullane res potuit crudelis flectere mentis
consilium ? tibi nulla fuit clementia praesto,
immite ut nostri uellet miserescere pectus ?
at non haec quondam blanda promissa dedisti
uoce mihi, non haec miserae sperare iubebas,
sed conubia laeta, sed optatos hymenaeos,
quae cuncta aereii discerpunt irrita uenti.
« Ainsi, perfide, perfide Thésée, après m'avoir prise aux autels de mon père, tu m'as laissée sur cette plage déserte ? Ainsi, au mépris de la puissance des dieux, tu t'éloignes, plein d'ingratitude, hélas ! et tu retournes dans ta patrie, chargé du poids d'un parjure maudit ? Rien n'a donc pu fléchir le dessein cruel de ton esprit ! Nulle clémence n'était donc en toi pour que ton cœur impitoyable consentît à me prendre en pitié ! Ce ne sont pas là les promesses que m'avait faites ta voix caressante, l'espoir dont tu berçais ta malheureuse amante, mais de joyeuses noces, mais un hymen objet de tous mes vœux... Frivoles promesses que les vents emportent dans les airs ! »
Catulle, Carmina, Carmen LXIV, vers 132 sq., Traduction de M. Rat, Paris, Garnier, 1931