Article paru dans :
Ronzeaud Pierre, Viala Alain. Un « genre » non classique et son devenir : le texte pamphlétaire. In: Littératures classiques, n°19, automne 1993. Qu’est-ce qu’un classique ? pp. 171-185;
doi : https://doi.org/10.3406/licla.1993.1745
https://www.persee.fr/doc/licla_0992-5279_1993_num_19_1_1745
Pour mieux comprendre ce qu'est un classique, il peut être bon de considérer ce qui ne l'est pas... Pour cela, pour analyser la question des «genres » en marge du classicisme, je voulais prendre l’exemple de plusieurs types de textes, non répertoriés dans les poétiques classiques, ou rejetés par elles, mais ayant bénéficié d’une large réception au XVIIe siècle : farces, récits de voyages, fables, contes, mémoires, etc. ; l’ampleur de la tâche et les limites d’un article m’ont conduit à centrer ma réflexion sur les seuls écrits polémiques : plusieurs milliers de libelles ou pamphlets divers s’ajoutant aux quelques cinq mille Mazarinades connues.
Ce «genre » permet, en effet, de poser, par delà la question du classicisme, celle des marges de la littérature. On ne trouve par exemple qu’une dizaine de polémistes parmi les cinq-cent cinquante neuf auteurs recensés par Alain Viala dans La Naissance de l’écrivain : Cyrano, Du Bosc Montandré, Furetière, Marigny, Naudé, Pascal, Retz, Saint-Julien, Scarron, Sorel. Les scripteurs des textes polémiques n’étaient pas reconnus comme écrivains (ou ne voulaient pas l’être). Les répertoires des genres classiques : poétiques, représentations allégoriques du champ littéraire ou bibliothèques choisies, ne font guère plus de place aux textes polémiques.
Mon propos consistera donc à mettre en relation une matière pamphlétaire, assez mal définie, en ce qui concerne son étendue, son aspect ou son contenu, avec un concept probablement mieux défini : le classicisme. J’évoquerai celui-ci à partir des caractères convenus qui servent traditionnellement à l’identifier, faisant porter l’essentiel de mon travail sur la tension qui résulte de l’opposition entre l’abondance des textes polémiques et leur rejet au nom des dits critères classiques, ce qui permettra, peut-être, par ricochet, d’en repenser quelques-uns.
Puisque je ne dispose pas d’un ancrage véritable dans le discours critique du XVIIe siècle qui me permette d’établir une problématique concernant l’exclusion des ces ouvrages marginaux, je partirai d’études modernes les concernant. Une remarque de Marc Angenot me servira d’amorce. Elle réunit les termes embrayeurs de mon enquête («texte pamphlétaire », «classicisme »). Elle pose comme primordial le caractère éphémère de l’écrit polémique et comme secondaire sa littérarité, en opposition à la visée littéraire et à la durée espérée de l’œuvre classique :
L’intérêt intrinsèque du texte pamphlétaire ne se limite pas à ses seules qualités stylistiques ou au prestige de son auteur. Un écrit polémique peut difficilement pré¬ tendre à la pérennité. L’effet de rupture qui en assure initialement le succès ne garantit pas qu’il survivra à l’actualité qui l’a engendré. C’est même souvent le contraire qui a lieu. Un succès durable ici est généralement le fruit d’un malen¬ tendu. Le nom de Paul-Louis Courier est venu jusqu’à nous, parce qu’on a fait au pamphlétaire une réputation de styliste d’une élégance attique, qu’il passe pour un modèle de clarté et de «fin bon sens ». Ce renom, qui fait de lui un classique de la polémique, est dérisoire au regard du combat idéologique qu’il avait entrepris et dont ses écrits sont censés témoigner.1
Deux remarques. Les termes employés par Marc Angenot pour désigner Paul Louis Courier comme «classique » renvoient involontairement, mais exemplairement, aux termes employés par le Père Bouhours pour qualifier le vrai «bel esprit » dans les Entretiens d'Ariste et d’Eugène. Une telle reconnaissance s’expliquerait donc stylistiquement, par une écriture. Un tel retard dans l’établissement d’une référence polémique classique par rapport aux autres genres littéraires s’expliquerait donc culturellement, par l’absence d’un modèle du genre avant le XIXe siècle. Je serai pourtant amené, en conclusion de mon étude, à nuancer ces deux propositions à la lecture du Pamphlet des Pamphlets de Paul Louis Courier, et surtout à montrer qu’elles sont indissociables.
Cette citation de Marc Angenot me permet pourtant de poser un terme chronologique à ma réflexion. Une remarque d’Emmanuel Bury m’invite en revanche, paradoxalement, à ne pas m’enfermer dans des limites temporelles strictes. Dans un article sur les imitateurs et les traducteurs de Lucien, il écrit :
Situé dans le champ d’une argumentation qui vise avant tout la persuasion immédiate, le pamphlet se présente en outre, comme un acte d’énonciation très précis, lié à un contexte polémique et aux horizons d’attente d’un public bien déterminé. Parler d’un modèle d’écriture polémique, au sens où il faut envisager des constantes diachroniques indépendantes de toute actualisation, risque de nous mener à un point limite.2
Ce qui devrait me confiner dans des micro-lectures contextuelles, mais je préfère inverser la proposition. Cet éclatement, cette multiplication parcellaire rendent impossible le repérage de larges ensembles cohérents : les territoires découpés dans l’époque et la production littéraires classiques le seraient trop artificiellement, avec des limites trop incertaines. D’où le choix d’une vue panoramique associée à certains sondages dans des ensembles restreints, pour tenter de saisir des tendances générales, approximatives, mais éclairantes. Ce choix «généraliste » relève de ce pari impossible mais peut être pas inutile, qu’évoquait en ouverture de son article E. Bury lui-même : «S’intéresser à la littérature polémique du point de vue des modèles peut apparaître au premier abord comme une gageure ».
Pour creuser la question-gageure du non-classicisme du texte pamphlétaire, je montrerai d’abord pourquoi les travaux modernes, saisissant l’écrit polémique dans sa fonction immédiate, refusent logiquement de l’envisager sous l’angle littéraire, puis je chercherai la confirmation de ces analyses dans les définitions et les classifications textuelles des siècles classiques. Mais je montrerai ensuite que les écrits pamphlétaires de la période louis-quatorzienne empruntent pourtant beaucoup aux genres et aux auteurs classiques, et que, par delà cette imitation, il y a eu, au XVIIe siècle, création restreinte de modèles pamphlétaires destinés à perdurer dans la littérature polémique ultérieure, comme des «classiques ».
I. Le refus de faire entrer l’écrit polémique dans le champ littéraire classique
a. Le discours critique moderne sur la polémique
Dans Comment fonctionne la polémique3, Artur Greive montre que les dictionnaires actuels la définissent comme un conflit d’opinions et donne des exemples oraux empruntés aux sciences, à la théologie, aux Arts, et non à la littérature. Seuls le Littré et le Robert énoncent l’idée que la polémique se déroule obligatoirement par écrit.
Si l’on s’en tient à la polémique écrite, peut-on introduire une notion de hiérarchie qui nous entraînerait dans le domaine du texte littéraire (dans l’acception étroite d’un texte procurant un plaisir esthétique) ? Dans l’exemple retenu par le Littré, Voltaire dénigre «les livres que l’on a appelés polémiques, par excellence, c’est-à-dire ceux dans lesquels on dit toujours des injures à son prochain pour gagner de l’argent ». D’où une autre question : une œuvre littéraire perdrait-elle de sa valeur esthétique par excès polémique ? Furetière qualifie en effet, dépréciativement, de «polémiques » les écrivains qui se critiquent avec trop d’aigreur. Il y a là une relation entre violence, démesure et perte d’art qui nous oriente vers des critères classiques de discrimination, et explique en partie le rejet de ces textes hors du champ littéraire.
Les dictionnaires évoquent en outre le fait que la polémique s’exprime par images plus que par argumentation. Cette surabondance métaphorique pourrait nous entraîner vers la littérature, mais non vers le classicisme. Car, dans l’optique classique, la métaphore est considérée par rapport aux expressions de sens propre et suppose une liaison de ressemblance alors que, dans la polémique, c’est le rapport de dissemblance instauré entre la métaphore et son référent qui produit l’effet. L’importance des ruptures de contexte dans l’imagerie polémique nous oriente bien plutôt vers le burlesque. De plus, puisque le rapport au discours normal auquel le récepteur était préparé se trouve perturbé, il y a rupture du pacte de vraisemblance, si capital pour le classicisme.
L’outrance verbale et l’agressivité excessive notées par les dictionnaires signalent des écarts par rapport à des normes (contexte référentiel, code linguistique, bienséances du discours), elles sont donc en rupture avec les correspondances harmonieuses qui fondent le classicisme.
b. Le discours critique moderne sur les types de textes pamphlétaires
Comme le souligne Jean-Jacques Tatin-Gourier, on ne peut saisir la cohérence d’un tel ensemble de formes pamphlétaires disparates, et néanmoins contiguës dans la réception qui en était faite. On peut même dire que le clivage souvent établi entre libelles essentiellement avilissants et pamphlets politiquement argumentés ne résiste pas à l’analyse4. Et pourtant Marc Angenot a tenté de clarifier le champ lexical et le champ notionnel du discours pamphlétaire, en examinant les étymologies et les variations de sens de mots employés à tort comme synonymes : pamphlet, satire, polémique, controverse, libelle, brûlot, factum, lettre ouverte, manifeste, invective, éreintement, lettre d’injure, portrait satirique, pastiche, épigramme satirique, etc. Liste à laquelle il conviendrait d’ailleurs d’ajouter, pour le XVIIe siècle, les «Antis » (cf. Adrien Baillet, Des Satyres personnelles ou des Anti-, 1689) et les pasquins (cf. les Dialogues de Pasquin et Marforio)5.
Quelles que soient les nuances de sens, la violence attestée par les étymologies et le flottement des désignations nous écartent des catégories littéraires classiques, mieux établies et pensées en dehors du bruit et de la fureur des engagements politiques immédiats.
C’est la fonction agonique du discours pamphlétaire qui constitue le seul vrai dénominateur commun dans cet ensemble de formes hétérogènes. Les travaux de Jean-Baptiste Marcellesi ont en effet montré que «tout énoncé polémique est, en fait, une formulation a contrario ». Ceux de Denis Mainguenneau, de Michel le Guem, de Catherine Kerbrat-Orecchioni, aboutissent au même constat et cautionnent l’hypothèse de Marc Angenot selon laquelle tout discours agonique suppose un contre-discours impliqué dans la trame du discours actuel, lequel use alors d’une double stratégie : démonstration de la thèse et réfutation, disqualification de la thèse adverse6. Un tel schéma implique un fonctionnement double du texte pamphlétaire qui l’écarte de l’unicité supposée du texte classique et une économie de la réécriture bien différente de l’imitation classique. Cette contre-détermination s’oppose en effet à l’intertextualité classique où le modèle est pris comme point d’appui ou comme caution, alors qu’en matière pamphlétaire dominent la technique de la citation adverse truquée ou détournée de son contexte, le palimpseste burlesque, le renversement parodique ou l’opposition déclarée et destructrice.
Si l’on quitte les analyses générales et atemporelles pour tenter de mener l’enquête dans son contexte historique, à partir des recherches actuelles faisant autorité dans le domaine classique, les mêmes facteurs d’exclusion du champ littéraire apparaissent.
c. Le discours critique moderne sur la polémique et les pamphlets du XVIe et du XVIIe siècles
Dans la synthèse finale d’un colloque consacré au pamphlet en France au XVIe siècle7 Hubert Carrier montre en effet qu’il ne s’agit ni d’un genre, ni d’une forme, mais d’un ton passionnel, mis au service d’une volonté de toucher le lecteur, de le rallier à un camp, à une idée, d’un engagement partisan qui s’oppose donc à la distanciation propre au propos classique. C’est une arme, au service d’un homme, d’un parti ou d’une conviction, qui sert dans un combat où tous les coups sont permis, ce qui l’oppose à l’universalisation et à la mesure du propos classique. C’est un écrit de circonstance dont la rédaction et la diffusion doivent être rapides pour prendre de vitesse l’adversaire, ce qui l’oppose à l’exigence de polissage, à la leçon atemporelle et à la volonté de pérennité de l’œuvre classique. C’est un écrit marginal, souvent anonyme et clandestin, ce qui l’oppose à la recherche de la renommée officielle de l’œuvre classique.
C’est enfin un écrit visant à convaincre, à convertir, semblable en ceci à l’œuvre classique, mais qui vise en outre à enrôler et à faire agir, ce qui va plus loin et comporte deux différences notables : la nature du destinataire de l’œuvre (l’opinion publique et non un public choisi d’honnêtes gens) et l’effet-retour prétendu (en reflétant l’opinion publique, le pamphlet prétend donner à celle-ci l’occasion de s’exprimer). Cet élargissement «populaire » et cet effet de dialogue excèdent le projet classique8.
Un autre élément est fourni par la spécificité des polémiques du XVIe siècle, où les conflits politiques ne sont jamais premiers mais dérivent toujours directement des conflits religieux, et où les questions de fond sont abordées. Ils sont donc moins liés à l’événement que ne le seront par exemple les Mazarinades. Il est évident que cette dimension religieuse et théorique se retrouvera dans les querelles écrites de l’époque classique, non sans lien avec l’événementiel (les affaires jansénistes, quiétistes et surtout la Révocation de l’Edit de Nantes), sans pour autant répondre aux exigences de distance et de prudence du modèle esthétique et éthique classique.
Si l’analyse précitée d’Hubert Carrier peut nourrir une réflexion sur le genre pam¬ phlétaire en général, ses travaux érudits sur les Mazarinades 9, quelques autres études sur ce corpus10, et l’ouvrage magistral de Christian Jouhaud11 permettent de préciser certains aspects du problème pour la période pré-classique.
Dans son troisième chapitre, «De l’écriture à la lecture : mise en textes et réception », Christian Jouhaud montre ce qui différencie la stratégie des Mazarinades de la rhétorique de la persuasion classique. Il souligne l’existence d’un double public, donc d’une double culture, celle des «élites » et celle du «peuple », qui postulent des types de lecture différents, et qui amènent à organiser les textes en fonction de ces destinataires multiples, pour emporter leur adhésion, et surtout pour les faire agir, pour les manipuler. On peut évoquer l’exemple d’un placard : Le Récit véritable du duel arrivé entre deux sœurs proches de Bordeaux, l'une pour avoir pris le parti et défendu la Fronde, et l'autre l’Espée (le Duc d’Epernon), dont l’avantage a été remporté par la belle frondeuse. Son affichage dans la rue, son titre (qui est celui d’un occasionnel), ses images (sept séquences peignant l’action, mais en désordre), l’ajout d’un texte narratif et explicatif serré qui fait intervenir la littérature dans le choix d’un modèle narratif (celui des Histoires Tragiques de François de Rosset), son style truffé d’expressions relevant de l’oralité (contrastant avec le choix des noms Polydor et Fortunat qui rappellent le roman précieux), ses gloses morales (qui font référence à Cicéron), enfin sa chanson d’accompagnement (pour organiser la mémorisation et la diffusion du texte) : tout reflète une stratégie persuasive multiforme et à fins multiples. Il s’agit d’une polyphonie littéraire (allant du roman au théâtre de la foire, en passant par le traité de morale) associée à une pluralité de langages non littéraires. Il y a là une «collision stylistique »12 qui nous éloigne de l’unicité générique classique et un mixage qui vise à créer un discours pour tout le monde, et pour personne, une langue de bois, ce que ne veut pas être le discours classique. Le tout devant être traduit en termes d’effets, comme pour le texte classique, qui ne visent pas comme celui-ci le plaisir ni l’instruction, mais seulement l’action.
Etablir un bilan, après l’examen rétrospectif des problèmes posés par les rapports du texte pamphlétaire et de l’œuvre classique, paraît facile, puisque tout les oppose : genre, style, ton, fonction, statut, motivation, destination, réception.
Ce constat sera d’ailleurs confirmé par une petite enquête historique que j’ai menée dans quelques textes du XVIIe siècle, enquête fragmentaire bien sûr et qui devrait être systématisée.
II. L’exclusion du domaine littéraire classique des pamphlets du XVIIe siècle par les témoignages d’époque
a. Les auteurs se défendent d’écrire des pamphlets
Théophile de Viau affirme, dans sa Satire II : «Des pasquins contre aucun je ne compose ici »13, et dans la Préface à la deuxième édition de ses Œuvres : «Je ne suis point un faiseur de libelles et n’offensai jamais personne du moindre trait de plume »14. Et pourtant il fut sans doute l’un des maîtres de l’écriture polémique du temps, comme le montrent son Théophilus in Carcere, sa Lettre à Balzac, et son Apologie de Théophile. On sait que Retz n’avouera pas les Mazarinades qu’il a écrites ou qu’il a inspirées15.
b. Ils manifestent leur mépris pour les pamphlétaires
Guez de Balzac, dans son Entretien XII, «Qu’il n’est pas honnête de se com¬ mettre contre toute sorte d’attaquans », refuse de «gaster du papier blanc en le salissant de cinq ou six mauvais noms » pour «mettre des badineries en réputation »16 et préfère user du mépris pour châtier l’insolence plutôt que de s’agréger à la gent polémique. Non qu’il refuse de répondre aux critiques, mais il propose une déontologie de la polémique qui allie civilité et générosité à une rhétorique de l’argumentation, et il stigmatise une pratique de l’invective alliée à une écriture de la métaphore violente, telle celle qui transforma le fils de Scaliger en «harangère »17.
Cette analogie avec la poissarde, l’archétype de la bassesse polémique, dont j’ai montré ailleurs la fonction de projectile idéologique18, signe le rejet de l’indigne discours pamphlétaire hors du champ littéraire, voire hors du champ social.
On retrouve la même discrimination dans la Nouvelle allégorique de Furetière. Celui-ci évoque «les sarcasmes », «armez de gros traits à assommer les gens », «les satires » et «les brocards » aux «traits acerez », les ironies, «poignards » aux «petits traits aigus », les «livres de censures » et les «discours critiques », qui sont des «grenades » et des «grosses bombes », mais surtout «la fraction d’invective, femme de basse naissance et de la nation des harangères », alliée de la calomnie, dont les «troupes noires jusque dans l’âme avaient une langue serpentine et toutes leurs armes empoisonnées »19. Il n’emploie pas le lexique propre du discours pamphlétaire, pourtant présent dans son Dictionnaire, comme si les libelles et autres pamphlets ne méritaient même pas de figurer dans une guerre proprement littéraire. Si les images qui accompagnent la plupart des termes précités renvoient effectivement à une violence polémique, le contexte pamphlétaire ne bénéficie pas d’une désignation spécifique, et se trouve donc exclu, dans la lettre, comme il est rejeté dans l’esprit, par association aux poissardes des Halles.
Le même phénomène de discrimination se retrouve à l’intérieur d’écrits traitant du corpus pamphlétaire lui-même.
Naudé dans son Jugement de tout ce qui a été imprimé contre le Cardinal Mazarin, manifeste son mépris pour les auteurs de pamphlets qui attaquent son maître, tout en signalant leur succès. Il évoque les auteurs de libelles qui profanent l’imprimerie : «Je te puis asseurer que neuf ou dix personnes, dont la plus savante ne pourrait pas décliner son nom, en ont fait plus de deux ou trois cents ». Il parle de «pièces méchantes et calomnieuses », de «feuilles médisantes », d’auteurs improvisés, qui «vont étendre leur petit balot sur le Pont Neuf », faire fortune «en clabaudant comme tant d’autres de ces petits libelles », de «chronique scandaleuse ». Il refuse de nommer ces textes histoires du temps, mais écrits de «conteurs de fables, de tire-sols, de racle-denares, d’Historiens de la Reine Gillette ». Il sauve pourtant de ce discrédit certaines Mazarinades, comme les Lettres du chevalier George (qu’il classe parmi les «bonnes pièces », «pour avoir dit des mensonges avec adresse afin de les distinguer de ces milliasses de libelles où il n’y a ny sens ny jugement »), ce qui leur dénie quand même toute valeur exemplaire et toute utilité classique20.
Adrien Baillet fait d’ailleurs référence au Mascurat de Naudé dans son ouvrage : Des Satyres personnelles ou des Anti21 . Les «antis » sont «des satyres personnelles dont les Auteurs avoient en intention de choquer leurs adversaires dès le premier mot du titre ». Baillet note immédiatement que ces satires n’ont «rien de commun avec celles des Anciens Grecs » et qu’on ne peut les rapporter à «aucune des espèces qu’on a vues introduites parmy les Romains », et que «la plupart peuvent être appelées des censures accompagnées d’invectives & de médisances ». D’ailleurs certaines «ne valent pas mieux que des libelles diffamatoires ». Les «anti » ont donc bien des origines grecques (Anti-Caton) ou latines (Anti-Silvius, Anti-Claudien) mais une comparaison défavorable est établie avec leurs prédécesseurs classiques. En place de l’ingéniosité antique, ils ne proposent que
des traits de colère, des déclarations de chagrin, des effusions de bile, souvent de la malignité, & de la médisance, quelquefois des injures, des calomnies, des excès de brutalité que nous ne pouvons pallier plus favorablement qu’en les appelant des duretez de style et des grossieretez de manières.
Les textes d’écrivains reconnus (l’Anti-jésuite, l’Anti-Machiavel, l’Anti-Socin de Gentillet, l’Anti-basilic, l’Anti-ermite, l’Anti-moine de Jean-Pierre Camus, l’Anti-Baillet de Ménage), et l’existence de modèles antiques ne suffisent pas pour faire considérer comme classiques des œuvres au style si agressif et au propos si limité.
c. Les dictionnaires et les bibliothèques choisies pratiquent la même discrimination
Si Furetière définit la «pasquinade » comme «satire, raillerie ou bon mot que l’on dit contre le public ou les puissances », en l’identifiant presque à un genre littéraire classique, le «libelle » s’en éloigne, puisqu’il n’est qu’un «écrit qui contient des injures, des reproches, des accusations contre l’honneur et la réputation de quelqu’un ». Quant à «polémique », «c’est un épithète qu’on donne aux livres des Auteurs qui escrivent les uns contre les autres ». Même si ces écrits sont «fort utiles dans la République des Lettres » (Furetière se souvient des ses propres factums), le constat global reste négatif, violence, outrance et calomnies se situant hors du champ de la morale classique. Le dictionnaire de Richelet définit le libelle comme un «écrit injurieux qui est le plus souvent sans nom d’auteur », et celui de l’Académie en fait un écrit diffamatoire, ou un placet bien plus long qu’il ne faudrait, qui se trouve ainsi rejeté au nom de l’esthétique classique.
L’absence de l’écrit pamphlétaire dans les bibliothèques choisies ne surprendra donc pas. Naudé, qui, dans son Advis pour dresser une bibliothèque, cite Le Prince de Machiavel, les ignore22. Sorel cite, dans sa Bibliothèque Française, sans les identifier, l'Anti-Machiavel et un Fragment contre Machiavel, sans les qualifier de polémiques23.
On voit donc que l’univers pamphlétaire, par son indignité, son immoralité, son inutilité, son caractère éphémère, semble radicalement coupé de l’univers littéraire classique.
Et pourtant l’analyse des textes polémiques montre plusieurs voies de communication entre ces sphères étrangères. La première renvoie à la pratique classique de l’imitation, les écrits pamphlétaires s’inspirant souvent de genres ou de sources littéraires classiques, pour en faire un usage dévoyé, mais en contribuant ainsi, marginalement, au renforcement des modèles classiques.
III. La récupération des genres classiques par les pamphlets
a. La récupération des genres et des formes littéraires
La liste en étant trop longue à établir, je me contenterai de donner d’abord quelques exemples de réécriture des modèles littéraires, pris dans le corpus des Mazarinades, pour montrer que l’imitation suit les modes contemporaines, en ajoutant à des formes littéraires classiques des formes anciennes revalorisées par les mondains et des formes contemporaines liées à la vogue du burlesque. Je tenterai ensuite de montrer que les pamphlets de l’époque de Louis XIV renouent plus majoritaire¬ ment avec les modèles d’éloquence classiques et négligent souvent les types de textes en faveur dans les décennies précédentes et discrédités par les poétiques classiques24.
Parmi les genres traditionnels, les formes du discours officiel sont amplement sollicitées, judiciaire : Contrat de mariage de la ville et du parlement de Paris, Défense de l’ancienne et légitime Fronde, Factum pour messieurs les Princes, Plainte de Carnaval, Requête burlesque des partisans au Parlement ; parlementaire : Apologie pour les Frondeurs, Apologie pour Malefas (Laffemas), Harangue de la ville de Paris à Broussel, Manifeste de la duchesse de Longueville, Manuel du bon citoyen. Remerciement des Imprimeurs (à Mazarin) ; religieux : Anathème, Excommunication de Mazarin, Catéchisme des partisans, Confession apocryphe de Mazarin, Les rois sans rois (parodie de l’épiphanie), Maximes morales et chrétiennes pour le repos des consciences.
D’autres Mazarinades renvoient à des formes littéraires classiques détournées buresquement, devise : «Nous cherchons notre roi » ; dialogue : des deux Guépeins, de Jodelet et de l’Orviétan, Agréable conférence de deux paysans de Saint-Ouen et de Montmorency ; épopée : La Juliade ; ode : sur Don Joseph Illescas (l’envoyé de l’Espagne) ; parallèle : de Mazarin et de Séjan (le favori de Tibère).
Mais on rencontre aussi des formes remises à la mode par les poètes mondains : anagrammes prophétiques, ballet : Le branle Mazarin, triolets du temps, virelay : Sur les vertus de sa faquinance ; ou des formes mises à la mode par le goût des classifications et des voyages : Catalogue des partisans, Inventaire des merveilles du Palais Mazarin, Généalogie de Mazarin, Le Voyage des Justes (pièces à l’effigie de Louis XIII expédiées en Italie) ; ou à des formes liées à la vogue du burlesque : Coq-à-l'âne burlesque, Festin burlesque (Mazarin à son maître d’Hôtel), Lettre burlesque de Voiture ressuscité, Vers burlesques envoyés à Scarron, etc.
b. La reprise privilégiée de certains genres anciens à l’époque classique
Je proposerai ici quelques exemples25, qui suffisent à souligner la liaison existant entre la vogue de certains types de textes et leur réemploi dans le champ pamphlétaire.
Les Dialogues des Morts, imités de Lucien et remis au goût du jour par Fontenelle et par Fénelon, serviront ainsi de cadre rhétorique classique à de nombreux libelles : L’Alcoran de Louis XIV, Entretiens dans le royaume des ténèbres entre Mahomet et Colbert (1683), Les héros de la France sortant de la barque de Caron s'entretenant avec Messieurs de Louvois, de Colbert et de Seignelai (1693), Le courrier de Pluton (1695), Dialogues divers entre les cardinaux Richelieu et Mazarin et autres (aux enfers), Entretien de Mr Colbert avec Bouin, fameux partisan (1701), Pluton maltôtier, par Deschiens (partisan) de Cérisols (1708), Nouveaux entretiens politiques et historiques de plusieurs grands hommes aux Champs Elysées par Chevigny (1714).
Des variantes les complètent, celle des apparitions : L’ombre de Mr de Turenne apparue sur les bords du Rhin (1690), L’esprit de Luxembourg ou conférence qu’il a eue avec Louis XIV sur les moyens de parvenir à la paix (1693), Luxembourg apparu à Louis XIV la veille des rois sur le rapport du Père La Chaise fait à la société (1695), Scarron apparu à madame de Maintenon et les reproches qu’il lui fait de ses amours avec Louis le Grand (1694) ; celle du songe : Songe de Louis XIV du 22 août 1706 ; celle des Prophéties, mais ici le modèle n’est ni le texte oraculaire ou mantique antique, ni la sibylle, mais Nostradamus, devenu un classique du genre : Prédictions tirées des centuries de Nostradamus qui vray semblablement se peuvent appliquer au temps présent & à la guerre entre la France & l’Angleterre contre les Provinces Unies, par le chevalier de Jant, dédiées au Roi (1673), Les oracles secrets de Nostradamus sur l’Auguste règne de Lotus le Grand découverts et interprétés par Mr Espitalier (1678), Relation exacte et curieuse des malheurs extrêmes et prochains, tant de LXIV que de toute la France prédits par Nostradamus, avec l’histoire de la maladie et de la mort du monarque, laquelle n’est pas fort éloignée, suivant les mêmes prophéties, rapportées & expliquées fidèlement par J. Massard (1693), La véritable prophétie de monsieur Michel Nostradamus accomplie au mois d’août 1697.
Nullement limitées à la littérature d’opposition, les références antiques abondent dans la propagande officielle. Deux exemples : Le nouveau Panthéon ou le rapport des divinités du paganisme des héros de l’Antiquité et des princes surnommez grands aux vertus et actions de Louis le Grand, par M. de Vertron historiographe (1686), où figure cet anagramme de Louis le Grand «Rang du soleil » ; L’Apollon François ou le parallèle des vertus héroïques du très Auguste très puissant et très invincible roi de France Louis le Grand avec les propriétés et les qualités du soleil, par Brice Bauderon de Senecey (1684). Mais ce type de comparaison induit de nouveaux retournements polémiques des références classiques : parallèles de Ludovicus devastator avec Néron, Caligula, Nabuchodonosor ; Métamorphose de Louis XIV en corbeau, conférence comique entre Pythagore et Momus (1695), Le Justin Moderne, ou les détails des affaires de ce temps (1677), sans oublier l’utilisation, par Le Noble, des Fables d’Esope dans Le bal de l’Europe, le Festin de Guillemot ou La Bibliothèque de Guillemot, qui vise Guillaume, présenté comme l’usurpateur du trône d’Angleterre.
On trouve cependant encore des textes inspirés du christianisme : Le pater noster de Mr Colbert mis en vers burlesques (1684), Le catéchisme des partisans composé par Mr Colbert (1684), ou de l’exotisme : Le Nouveau turc des chrétiens (1683), La France turbanisée (1686), Le Grand turc de l'Ouest (1688). Je ne prétends donc pas que les modèles classiques soient seuls utilisés, mais ils le sont en priorité sous le règne de Louis XIV, à la différence des usages polémiques de la Fronde. Il y a un lien manifeste entre les goûts classiques et les choix référentiels des pamphlétaires contemporains.
Mais un tel constat d’interférence ne peut suffire, il me reste à poser une dernière question : ces pamphlets suscitent-ils des modèles susceptibles d’engendrer un nouveau classicisme polémique ? Pour tenter d’y répondre, il convient de prolonger l’enquête au-delà du XVIIe siècle, pour voir si cette classicisation des modèles à permis une réhabilitation de l’art polémique et la constitution du pamphlet en genre classique.
IV. Le devenir proche du pamphlet classique
Le Noble, dans Le Cibisme, évoque la vogue des pamphlets antérieurs, qui n’empêche pas leur condamnation. Bayle, auteur d’un magnifique texte polémique, Ce que c’est que la France toute catholique, écrit, à la fin de son Dictionnaire, une Dissertation sur les libelles diffamatoires qu’il tient pour «une des licences que l’on doit le plus réfréner dans un Etat », tout en reconnaissant que l’interdiction des pamphlets augmente leur succès. Il part d’exemples antiques (la condamnation d’Antistius par Néron et la destruction des pamphlets de Fabritius Véjento) et cite Tacite : «On les rechercha depuis, et on les lut avec la dernière avidité pendant qu’il y eut du péril à le faire ; mais dès qu’il fut permis de les avoir on ne s’en soucia plus ». S’il rejette des écrits aussi éphémères, c’est parce qu’il procède lui-même en classique, par litote et ironie, à la différence de Jurieu, qui, dans sa Politique du clergé de France, use d’une violence pamphlétaire directe, sans le détour tactique et esthétique de la référence érudite.
«Au XVIIIe les auteurs de libelles [...] pullulent à l’envi » écrit Daniel Momet, dans l’article «Pamphlet » du Dictionnaire des Lettres. Sa discrimination est caractéristique : «Il faut laisser de côté ceux qui n’ont pas de valeur littéraire », ceux de Théveneau de Morande, Fréron, La Baumelle, Linguet ou Palissot, et ceux des «libellâtes maîtres chanteurs » auxquels Beaumarchais répondit sous le nom de Rouac. Mais de nombreux pamphlets relèvent pourtant de genres littéraires, et il suffit de prendre l’exemple de Voltaire pour s’apercevoir du poids de la culture classique dans le choix des formes et des contenus de l’écriture polémique — voir ses satires en vers : Le Marseillais et le Lion (1768), Les trois empereurs de Sorbonne (1768), et ses pamphlets : Le bourbier (1714) contre Houdard-Lamotte, La Crépinade (1736) contre J. B. Rousseau, Le pauvre diable, contre Fréron (1760), La vanité contre Lefranc de Pompignan (1768). Quand il attaque les libelles qu’il appelle «petits livres d’injures » («Tous les honnêtes gens qui pensent sont critiques, les malins sont satiriques, les pervers font des libelles »), il établit un clivage moral (non sans mauvaise foi d’ailleurs, sa théorie et sa pratique n’étant pas toujours en accord), mais le ton et le contenu culturel des écrits jouent également un rôle dans son jugement26.
Montesquieu souligne les liens de la liberté politique et de la littérature pamphlétaire27, regardant celle-ci «comme un inconvénient d’un gouvernement libre qu’il n’est pas dans la nature des choses humaines d’éviter ». Jaucourt, dans l’article «libelle » de l'Encyclopédie, va dans le même sens, tout en admettant que les libelles «méritent l’opprobre des sages ». Mais il ne s’engage pas sur le plan esthétique, pas plus que Rousseau, dans sa riposte à un libelle de Voltaire, dans Le sentiment des citoyens (1764)28. Le seul texte envisageant cet aspect est dû à un pamphlétaire, Linguet, auteur d’une Théorie du libelle ou l’Art de calomnier avec fruit (1775), et qui prétend qu’un libelle bien fait n’est pas tout à fait du rang d’une «grande œuvre, mais qu’il en approche ».
Il semble donc qu’une écriture classique et l’utilisation de sources classiques diverses ne suffisent pas à faire admettre l’existence d’un genre pamphlétaire classique. Il manquait dans le patrimoine classique un texte archétypique qui servît de modèle absolu. Celui-ci sera justement fourni par le XVIIe siècle, mais ne prendra sa valeur de «classique » du genre qu’au XIXe siècle, en étant reconnu comme tel dans Le pamphlet des pamphlets de Paul Louis Courier : ce seront les Provinciales.
V. De l’avènement à la reconnaissance d’un modèle classique: Les Provinciales
Sans refaire l’histoire de la fortune des Provinciales , je rappelerai seulement que tout le monde (les «classiques », comme Bossuet ou La Bruyère, et les «modernes » comme Perrault, qui en donna un brillant éloge dans son Parallèle des Anciens et des Modernes) les admirait. On sait que les jésuites ont tenté de leur répondre avec un pamphlet de même forme, les Entretiens de Cléandre et d’Eudoxe du père Daniel, qui engendra la réplique d’un bénédictin, Dom Mathieu Petit Didier, l'Apologie des Lettres Provinciales , avec une nouvelle réponse de Daniel, la Lettre de l’abbé** à Eudoxe, l’imitation du modèle se manifestant ainsi dans le champ même de la polémique religieuse. Laurent Thirouin vient de montrer, dans «Les Provinciales comme modèle polémique »29 que l’un des enjeux de la querelle des Imaginaires était l’héritage de l’écriture pascalienne. Racine, en déniant la légitimité à Nicole («Je remarquais que vous prétendiez prendre la place de l’auteur des Petites Lettres ; mais je remarquais en même temps que vous étiez beaucoup au dessous de lui ») et prétendant la mériter. Comme le note Laurent Thirouin : «l’aboutissement de la polémique se traduit par la reconnaissance d’un chef-d’œuvre et l’émergence d’une maîtrise symbolique »30.
Il suffit de découvrir, dans le Dictionnaire des Journalistes publié par Jean Sgard, le nombre de titres polémiques figurant sous la rubrique «Lettres », ou de constater que les conflits autour de la bulle Unigenitus ne cesseront de le solliciter, au XVIIIe siècle, pour avoir la preuve de l’influence de ce modèle.
Voltaire, dans le Siècle de Louis XIV, affirmera même qu’il s’agit du «premier livre de génie que l’on ait écrit en prose », tout comme l’académicien de Paul Louis Courier sera amené à reconnaître en lui «un chef d’œuvre de notre langue ». C’est en effet en répondant à cet adversaire fictif, qui prétendait n’ honorer que «les grands ouvrages faits pour durer et vivre dans la postérité », c’est-à-dire les ouvrages classiques, et «mépriser ces petits écrits éphémères, ces papiers qui vont de main en main et parlent aux gens d’à présent des faits, des choses d’aujourd’hui », c’est-à-dire les pamphlets, que l’auteur du Pamphlet des Pamphlets ne se contentera plus de lui opposer les modèles antiques (Cicéron ou Démosthène), mais y ajoutera l’archétype de la polémique classique : Les Provinciales31 .
Si Paul Louis Courier peut écrire que «Pascal reste grand dans la mémoire des hommes par ses Petites Lettres », c’est donc que celui-ci est devenu un «classique » de la polémique. Si Paul Louis Courier et son Pamphlet des Pamphlets sont devenus à leur tour des «classiques » de la polémique, c’est parce qu’ils ont d’abord reconnu, célébré, puis imité un modèle déjà reconnu et imité avant eux. Il aura fallu plus de deux siècles pour que la boucle soit bouclée.
On s’aperçoit donc que ce qui excluait l’écrit pamphlétaire de l’univers classique, son actualisation éphémère, sa violence, son instrumentalité, et qui contribue encore à l’en exclure le plus souvent, peut pourtant ne plus produire le même effet. Dans le texte de Paul Louis Courier s’élaborent un masquage de l’immédiat par la référence classique à Pascal, entérinée par la postérité ; un masquage de l’agressivité par la protection de l’ironie pascalienne, culturellement valorisée ; un masquage de l’utilité défensive personnelle par l’hommage à un grand prédécesseur. Ainsi nanti d’un modèle et d’une caution classique l’ouvrage peut se transformer en poétique du genre. On comprend alors que ce qui manquait aux réécritures polémiques de modèles classiques, comme les Dialogues des morts, pour ouvrir sur un processus de classicisation, c’était l’existence d’une modèle propre, universellement reconnu, à l’intérieur même du champ pamphlétaire, ce que seront ultérieurement les Provinciales.
Pour qu’un genre puisse accéder à une dignité classique, il faut donc que se reproduise, en son sein, un modèle antérieur, reconnu depuis longtemps par tous comme un chef d’œuvre indiscutable, mais un modèle qui ne dérive pas d’un autre genre, qui lui soit spécifique. Ainsi un auteur dit «classique », Pascal, écrivant en fait des textes de genre non classique, devient l’archétype d’un genre qui ne trouvera sa «poétique » classique qu’après que d’autres imitateurs l’auront constitué en modèle absolu.
On voit donc que le problème du devenir littéraire d’un genre non classique comme l’écrit pamphlétaire ne peut se résoudre si on le saisit dans sa globalité et dans sa fonctionnalité (comme le font très justement les spécialistes actuels, travaillant sur d’autres enjeux). Les catégories politiques et éthiques qui permettent de rendre compte de son rôle réel dans la vie de la cité et dans les combats d’idées ne sont pas pertinentes sur ce point, pas plus que les catégories esthétiques qui jugent en fonction de la beauté du texte ou du plaisir de la lecture. Seules les catégories culturelles d’invention et d’imitation des modèles peuvent amener à saisir le rapport du texte pamphlétaire avec le classicisme. Elles amènent à constater des décalages avec les autres types de textes, essentiellement le retard et l’étroitesse de la détermination du genre, mais elles n’excluent plus, depuis Pascal et Courier, l’entrée du pamphlet dans l’univers du classicisme.