Notes
1 La méfiance vis-à-vis des grandes œuvres littéraires développée avec un certain succès par une conception « progressiste » de l’enseignement, qui prétend exclure par là des privilèges de classe, est profondément antidémocratique et répressive en ce qu’elle prive les élèves de la possibilité de s’approprier et de pratiquer d’autres états de langue que ceux qu’ils connaissent. Elle est en fait adéquate aux demandes d’une économie de marché qui cherche à imposer l’adaptation des individus. Dénoncer cette méfiance ne revient pas à souhaiter le retour à un état antérieur de l’enseignement, puisque la littérature, traitée comme une évidence indiscutable, prise dans des cadres qui se donnaient comme certains, n’y était pas moins fonctionnalisée et appauvrie. Pour une analyse historique de la situation de l’enseignement littéraire, et pour des propositions, je renvoie au livre que j’ai publié avec Heinz Wismann, L’Avenir des langues. Repenser les humanités, Paris, éditions du Cerf, 2004.
2 Je renvoie aux traductions de textes d’Ovide, de Virgile et d’Horace qu’ont données des élèves d’un collège des Pyrénées-Atlantiques, à Bidache, dans les cours de Marie Cosnay (voir Le Monde de l’éducation, 348, juin 2006, p. 76 sq., pour une présentation de ces expériences). Le passage par l’analyse rigoureuse du texte latin, au moyen de la grammaire, libère des possibilités expressives étonnantes. Règles et spontanéité inventive vont de pair.
3 Myrto Gondicas et moi-même en avons fait les frais pour la traduction de la Médée d’Euripide que Jacques Lassalle nous avait demandée pour le Festival d’Avignon de l’année 2000. Certains journalistes, à Télérama, au Masque et la plume et au Canard Enchaîné entre autres, s’étaient offusqués de ne pas retrouver dans notre texte leur Euripide scolarisé. Heureusement, le metteur en scène, les acteurs, de nombreux spectateurs et d’autres journalistes ont été meilleurs philologues et meilleurs critiques (les deux étant indissociables) et ont accepté l’idée qu’« Euripide » pouvait ne pas correspondre à une attente établie, mais savait être plus complexe, plus libre dans l’usage de sa langue.
4 C’est le moment de l’interprétation que Friedrich Schleiermacher, au début du xixe siècle, appelait « l’interprétation grammaticale » : la reconstitution de la grammaire sous-jacente aux œuvres, comme condition de possibilité de ces œuvres (quand celles-ci se font « l’organe de la langue »). À cette interprétation (à laquelle s’en tiennent la plupart des interprétations de type structuraliste ou fonctionnaliste), il ajoutait « l’interprétation technique », ou « psychologique », qui s’intéresse à ce qu’a de singulier l’intention expressive de l’auteur, comme technicien, comme utilisateur de la grammaire. L’interprétation finale résulte du passage constant d’une forme d’interprétation à l’autre : elle reconstruit le « style », entendu comme la manière individuelle dont des codes sont mis en forme dans une œuvre particulière.
5 C’est pour cette raison que nous continuons à interpréter les œuvres anciennes et que nous savons que nous ne pouvons pas nous fier aux interprétations qu’en ont données les Anciens. Certes, les critiques anciens étaient plus proches de ces œuvres que nous ; ils avaient la connaissance des codes à l’œuvre dans ces textes, mais la synthèse originale, individuelle que proposaient les auteurs anciens, précisément parce qu’elle ne se laisse pas saisir dans un concept, leur échappait, comme par nécessité ; elle est, toujours, affaire de débats et de mise à niveau des concepts critiques.
6 Cette polémique est ancienne. Il suffit de comparer ce qui, dans la tragédie, intéresse des auteurs aussi différents qu’Aristophane, Platon et Aristote pour voir qu’un débat non clos accompagnait la production artistique.
7 Ainsi, pour reprendre la liste des éléments cités dans la phrase précédente, on voit que le langage est mis au centre de l’art dramatique chez les philosophes post-kantiens, et notamment Hegel, tandis que Nietzsche, après Schopenhauer, affirme le primat de la musique. Le mythe, sous des formes diverses, a été mis à l’honneur vers 1900, lors d’un retour à des vérités irrationnelles considérées comme plus profondes que celles du « progrès » politique et industriel, alors qu’il est, plus tard, devenu, face à la cité, l’élément d’un progrès chez Jean-Pierre Vernant. Le rite est désormais chez beaucoup de philologues continentaux contemporains l’instance décisive pour le sens (ils parlent même d’un « changement de paradigme »), alors que l’efficacité de la technique théâtrale reste, dans une tradition empiriste, le fondement de la qualité des œuvres chez de nombreux hellénistes de Grande-Bretagne. Ces options expriment des situations et des traditions culturelles contrastées. Souvent, la base de ces différences est de type confessionnel, selon l’idée du consensus (par la parole, par la tradition) qui est implicitement posée.
8 Le reproche commun que l’on peut adresser tant au « modèle littéraire » ancien de l’enseignement (qui a prévalu jusque dans les années 1960) qu’au modèle formaliste moderne est bien cette absence de prise en compte de la dimension temporelle interne aux textes poétiques. Les artistes de scène, qui ont pour tâche de construire du temps, sont là pour le rappeler. Souvent, ils le font contre le texte, qu’ils estiment figé, parce qu’ils ont hérité des conceptions scolaires du texte.
9 Cette idée, née de la critique radicale de la culture moderne chez des penseurs comme Martin Heidegger et des philologues comme Karl Reinhardt, a pris, chez les penseurs et artistes post-modernes une coloration d’avant-garde qui l’a sortie de son milieu réactionnaire d’origine. La culture, considérée comme un système trop assuré de lui-même et donc solidaire de l’oppression générale, était un objet à défaire, toujours fascinant, mais essentiellement répressif. Elle gagnait en pertinence si elle se faisait porteuse de tensions inexpiables, à l’image de l’idée que l’on se faisait de la condition moderne. Rendre une œuvre actuelle consistait alors à montrer qu’elle ne débouchait sur aucun sens (ou plutôt avait comme sens l’impossibilité du sens), dans un geste en fait répétitif, et routinier, de mise en question.
10 On est loin avec ces expériences (par exemple chez Philippe Brunet) de la conception romantique du rythme qui en faisait le lieu d’une synthèse langagière faisant événement en ce qu’elle dépasse, comme forme, le sens toujours figé des mots. Il s’agit d’abord, par une analyse fine du texte ancien et par des essais de transposition, de redonner ses droits à un art raffiné de la composition.
11 Selon l’orientation suivie par Jean et Mayotte Bollack (orientation que je suis), en accord avec le primat de la syntaxe dans leur pratique de philologues.
12 Ainsi s’explique que Walter Benjamin ait, malgré lui, fourni une sorte de vulgate théorique pour de nombreux metteurs en scène, puisqu’on trouve chez lui l’idée que le silence est le véritable langage de la tragédie : la phrase, comme jugement, avec le lien logique établi entre sujet et prédicat, généralise nécessairement, et n’est donc pas à la hauteur de la situation tragique, qui arrache celui qui parle à la vérité qu’il est en train d’élaborer en parlant. Mais ce qui chez Benjamin était une tension interne au langage scénique tend à devenir une donnée simple et imposée. Le silence n’est plus dans les mots, mais devient une réalité en soi, une expérience qui serait dotée de sa propre évidence ; d’où l’idée d’un théâtre plus vrai parce que sans texte.
13 Voir, sur ce Groupe, qui a été à l’origine de plusieurs entreprises de théâtre universitaire et du profond renouvellement du théâtre public, les travaux d’Évelyne Ertel
14 La traduction n’est malheureusement pas considérée à l’Université comme un élément de promotion professionnelle, alors que les enseignants sont, par leur métier, en charge de la survie des œuvres qu’ils commentent.
15 Comme le montrent les traductions écrites par Jean et Mayotte Bollack : philologiques, au sens où elles s’appuient sur la reconstitution et l’analyse du texte, elles ont, telles quelles, servi à des entreprises de théâtre véritablement populaire et novateur, comme le furent Les Atrides, mis en scène par Ariane Mnouchkine.
16 C’est tout le prix du travail mené actuellement au Théâtre des Bernardines par Alain Fourneau, sur le texte de l’Agamemnon d’Eschyle. Mettre en scène, pour lui, ne consiste pas à simplifier de manière à faire passer un message (lequel ?), mais à faire du texte l’élément particulier d’un événement. Comment incarner une Clytemnestre ou une Cassandre sans tomber dans les clichés de l’héroïne tragique et sans renoncer à la tragédie ? Le travail passe alors par des décisions matérielles, prises sur le plateau, qui visent à faire entendre que c’est une parole ancienne, et précise, que l’on fait monter à la scène. Pour cela, par décision, les personnages seront dédoublés, en deux langues (français et russe), pour que leur incarnation passe par l’expérience dépaysante des mots, dont la force physique devient plus grande avec le passage d’une langue à l’autre. Les héroïnes deviennent concrètes parce que prises entre deux langues, deux actrices. Ariane Mnouchkine avait tenté un décalage du même ordre, en convoquant des théâtres orientaux pour rendre audible le texte de la tragédie grecque ancienne.
17 La langue pindarisante de l’élève de Ronsard qu’était Robert Garnier m’a été plus utile pour traduire Les Grenouilles que celle de Rabelais.
18 Et souvent déjà pour les critiques de l’Antiquité, qui s’efforcent d’identifier les personnes visées.
19 Voir le livre fondateur de Rossella Saetta-Cottone, Aristofane e la poetica dell’ingiuria. Per una introduzione alla loidoria comica, Rome, Carucci, 2005.
20 Je reprends la traduction que je vais publier aux Éditions Bayard (automne 2007).
21 La tentation est grande de ne pas traduire les vers tragiques cités par la comédie comme s’ils étaient tragiques, mais de tenter de les rendre déjà parodiques dans la traduction. Mais c’est ne pas faire confiance à l’acteur, qui saura faire rire non avec les mots de la tragédie, mais par le décalage entre ces mots et sa diction.
22 Cf. Les Bacchantes, v. 888 (pièce pourtant jouée après Les Grenouilles, mais Aristophane pouvait en connaître le texte). On trouve les mêmes mots dans une construction différente au premier fragment de l’Alexandre, pièce perdue.
23 Victor-Henry Debidour (Paris, Gallimard, 1966) le rend par « bicoque », choisissant un registre défini de langage ; Pascal Thiercy (Bibliothèque de la Pléiade, 1997) opte pour « chambrette » (qui rend mieux l’élément dôma).
24 Au fragment 8 de la Mélanippe philosophe, dans l’édition, aux Belles-Lettres, des fragments d’Euripide par François Jouan et Herman Van Looy.
25Hippolyte, 612 : « La langue a juré, mais l’esprit n’est pas jureur. »
26 Par contre, ce le sera au vers 1471, quand, pour donner son verdict final dans la querelle d’Eschyle et d’Euripide, Dionysos commencera par citer, sous sa forme exacte, le vers de l’Hippolyte qu’il parodie ici, « La langue a juré, mais je prendrai Eschyle ». Rien, dans la traduction, n’indiquera vraiment que Dionysos se sert de mots d’Euripide pour l’éconduire. Il dépendra de l’acteur de faire entendre qu’il y a parodie.
27 Présent sur scène, mais qu’elles ne reconnaissent pas, alors qu’elles le chantent. Le dieu deviendra leur adversaire dans une lutte sonore.
28Qu’est-ce que traduire ?, Paris, Vrin, 2006.
Théâtre d'Orange. © Andrea Fesi.
Pourquoi ne pas tenter de défendre l’idée que lire, à l’École, un texte de théâtre ancien ou moderne en traductions (au pluriel) est un exercice essentiel, que cela ouvre à la compréhension de ce qu’est, ou plutôt de ce que cherche à être un texte poétique et ouvre également à la compréhension de la situation actuelle d’un art vivant comme le théâtre et de ce que peut une écriture contemporaine ? Qu’il n’y a pas, dans l’absence de l’original, laissé aux spécialistes ou, selon le langage administratif, aux « optionnaires », un manque radical qui empêcherait toute approche constructive et surtout toute découverte personnelle de ce que peut la littérature. Lire des traductions ne serait pas se contenter, faute de mieux, d’un reflet distant, mais entrer dans une histoire qui par ses à-coups, ses changements, ses blocages parfois, continue à faire la littérature et l’art scénique d’aujourd’hui. La thèse serait que pratiquer ces traductions, dans une lecture comparative, si possible ouverte à plusieurs langues modernes, et dans une attention à la lettre des traductions et pas seulement aux contenus que tant bien que mal elles transmettent, non seulement donne accès aux œuvres canoniques de la littérature, qui s’est, dès l’Antiquité, pensée comme mondialisée, tout autant que l’économie, comme traversée par une série ininterrompue d’échanges, d’imitations, de reprises croisées ou de concurrences, mais place l’élève dans la situation de se demander ce qu’il ferait lui-même, et l’encourage à s’approprier ces œuvres du patrimoine sur un mode actif et réfléchi. Se familiariser avec ces tentatives par nature imparfaites serait ainsi déjà une entrée en littérature, et non une connaissance ancillaire, déjà résignée, d’œuvres qui resteraient au fond inaccessibles.
Il est certes déjà important que l’École apprenne aussi à traduire vraiment, plus qu’elle ne le fait, qu’elle incite les élèves à se confronter avec une lettre étrangère d’abord opaque et à découvrir et enrichir leurs propres capacités langagières et poétiques par une pratique intense de la traduction des grandes œuvres – ce qui est en réalité beaucoup plus facile à mettre en place à l’École qu’on ne le dit souvent ; cela rencontre un intérêt immense de la part des élèves et peut susciter en classe des réussites poétiques surprenantes que peu de traductions autorisées atteignent1. En plus, cela crée un attachement inattendu pour des œuvres canoniques, jugées souvent trop difficiles. Les expériences menées dans ce sens2 montrent que nous ne pouvons plus nous contenter d’enseigner simplement la « version », comme exercice de transposition exacte de contenus sémantiques d’une langue dans une autre, comme si une même chose, ou presque, pouvait être dite dans plusieurs langues différentes. La version repose sur l’idée que la langue est un instrument mis à la disposition des locuteurs, comme s’ils n’appartenaient pas à une langue. La traduction va au-delà et fait de la langue un milieu d’inventivité, aussi bien celle que l’on traduit que celle dans laquelle on écrit. Elle suppose bien ce moment rigoureux, grammatical, de la « version », de l’analyse de la sémantique et de la syntaxe, mais elle ne se contente pas de faire de la langue « d’arrivée » un code permettant la transcription, plus ou moins approximative, de ce qui a été dit dans la langue dite « de départ ». Elle demande, en plus, que l’on découvre sa propre langue, qu’on en fasse le lieu d’une expression nouvelle et individuelle, de manière à se mettre, si possible, à la hauteur de l’inventivité dont a fait preuve le texte d’origine dans sa propre langue, qu’il a retravaillée et qu’il n’a pas considérée comme un simple code.
Mais il serait vain d’opposer cet exercice d’analyse méthodique et d’invention, qui porte nécessairement sur des textes très limités, à la lecture, plus extensive, de textes traduits. Apprendre à lire en traductions est aussi un moyen de découvrir que l’art n’est pas un monde fermé, qu’il donne l’occasion, si on sait lire, de faire de la littérature ancienne ou étrangère un bien propre, qui concerne véritablement les individus. La question n’est donc pas de privilégier l’un ou l’autre exercice, savoir traduire ou lire des traductions, et d’opposer ainsi des filières (« Lettres modernes », « Lettres classiques », « Langues vivantes »). L’idée de littérature, comme idée générale, est commune à ces disciplines. Les deux apprentissages sont liés, puisqu’on apprend chaque fois un rapport à l’écriture. Sans doute, l’École ne peut encourager l’un sans l’autre ; chaque élève connaît suffisamment au moins une langue étrangère, moderne ou morte, pour entrer dans ce jeu ouvert avec le lointain ou le passé. Et la connaissance de la littérature mondiale, dans le dialogue qui s’est instauré entre les œuvres par-delà les langues, suppose la connaissance de corpus étendus.
Je parlerai ici à partir de mon expérience d’interprète de textes théâtraux anciens, de philologue, et aussi de traducteur pour le théâtre. Les longues discussions que j’ai eues sur plusieurs tragédies grecques avec des metteurs en scène incroyablement exigeants, discussions quasi philologiques portant sur la traduction et non sur le texte grec, ont montré que la question de la lettre, de ses puissances, de ses conséquences pour l’art scénique d’aujourd’hui, peut être posée aussi à partir d’un texte traduit. Le clivage passe moins entre texte d’origine et texte second qu’entre une conception de la littérature qui s’en tient à des généralités (comme « le tragique », « le comique », ou, dans les programmes scolaires récents, « le genre », « les figures », « le récit »), et une pratique des œuvres s’appuyant sur le mot à mot de la lecture. Apprendre à lire, en suivant le cours des phrases, est sans doute aujourd’hui le mot d’ordre le plus novateur et le plus conforme à la vocation de l’École, qui est de former des individus qui soient vraiment savants et individuels. La littérature et son enseignement sont aujourd’hui au centre d’un débat, et les défenseurs des œuvres parlent souvent, contre les errements d’un formalisme récent, qui a en réalité une longue histoire dans l’enseignement français (au moins depuis les idéologues), d’un passé perdu. Mais leur littérature, prise dans les canons de l’histoire littéraire, n’était pas moins une suite de généralités que celle de leurs adversaires modernistes. Il s’agit peut-être d’accéder enfin au détail des œuvres, et de leurs traductions, comme lieu d’une expérience précise de ce que peut être l’art, différemment selon les auteurs et les époques.
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Qu’apprennent les traductions ? En quoi disent-elles quelque chose de la littérature, alors même que, pour reprendre le mot souvent cité de W. von Humboldt, elles ne sont pas des « œuvres durables », mais des « travaux » ?
On sait qu’il n’y a pas de chefs d’œuvre en traduction, que toute traduction est provisoire, critiquable, et ne représente au mieux qu’un rapport individuel, culturellement daté, à une œuvre. Même si certaines font longtemps autorité et occupent de fait, dans l’enseignement, une position de quasi-monopole, ce privilège est par principe toujours révisable. Alors qu’il serait vain de parler de progrès pour la littérature elle-même, cela n’est pas vrai de la traduction. On peut toujours traduire mieux, ou moins bien, en tout cas différemment. Pour Shakespeare, Kafka, Joyce ou Dostoïevski, de nouvelles traductions sont parfois célébrées comme des événements qui obligent à une révolution dans la perception que l’on peut avoir des auteurs devenus classiques. Ces textes, parce qu’on les retraduit autrement, acquièrent d’un coup une actualité qui dérange des traditions établies, qui encourage leur lecture et a des effets immédiats sur la culture. Parfois, la résistance est plus grande, comme pour les littératures grecques et anciennes3, où les changements dans le domaine de la traduction ont moins d’effet sur l’enseignement. Mais ces blocages tiennent plus à l’habitude qu’au statut de ces traductions canoniques. Rien n’est intouchable.
Dans cette variété des traductions ne s’expriment pas seulement des préférences ou des orientations subjectives, selon l’idée que chacun traduit d’abord en accord avec son goût, son style ou son histoire propre. Les différences, parfois surprenantes, sont des propositions, qui s’offrent à la discussion et à l’argumentation. Elles font débat. Et la permanence du texte traduit, quelle qu’en soit l’interprétation, offre toujours un terme fixe auquel on peut rapporter les tentatives des traducteurs de manière à les évaluer. On ne mesurera pas seulement les écarts entre une proposition nouvelle et les traductions reçues, mais on s’interrogera sur le texte qui a été rendu d’une manière autre et on se demandera si la nouvelle forme qui lui est donnée non seulement est fidèle (avec les difficultés que suscite ce terme), mais surtout si elle apprend quelque chose sur le texte de départ, sur sa force, sur ce qui fait son originalité, ou si au contraire elle le banalise, le rend simplement conforme aux attentes, aux esthétiques et modes de penser et de parler contemporains. La traduction, même si elle reflète des préférences individuelles, est ainsi d’emblée une affaire publique, qui laisse place à un jugement argumenté. La résistance tenace de l’œuvre traduite, dont l’opacité ne sera jamais maîtrisée, donne ainsi un critère pour une évaluation rationnelle, qui peut rendre compte d’elle-même ; nous ne sommes pas dans l’arbitraire ou dans le simple jugement de goût.
Il n’est donc peut-être pas légitime de parler d’une déficience propre aux traductions par rapport aux œuvres. Leur visée n’est tout simplement pas la même, parce qu’elles viennent après et ne peuvent donc prétendre à réaliser, dans une même composition, la synthèse entre langage, pensée et formes esthétiques qu’une œuvre originale essaie, avec ses moyens propres, de constituer. À l’inverse de cette unité des œuvres, qui traitent à leur manière les contraintes de la langue, de leurs genres, de la tradition et du poids de tout ce qui s’est déjà dit, et qui tentent de rassembler comme elles peuvent ces dimensions dans une unité nouvelle, qui définira un style individuel et qui, à son tour fera date, ou non, qui deviendra, ou non, un modèle traditionnel, la traduction passe d’abord par une dislocation. Quand le traducteur déchiffre et interprète le texte qu’il veut transposer, il sépare, et reconnaît dans leur puissance propre les éléments qui constituent les œuvres.
Ainsi, pour une œuvre dramatique grecque ancienne, il devra prendre à part la métrique, et en reconnaître les règles et les possibilités de transgression, alors même que l’usage d’un mètre dans le texte ancien est inséparable d’une volonté signifiante particulière : là où le métricien note une transgression, il y a plutôt un effet de sens, en relation avec un contexte particulier ; mais pour nous, qui venons après, cet effet n’est perceptible que si une règle est d’abord posée. Le traducteur-philologue devra aussi affronter la langue, avec sa variété dialectale interne d’une partie de l’œuvre à l’autre, en faisant d’abord comme si elle était bien un système autonome et réglé, alors qu’il sait aussi que la langue change quand on la parle et quand on l’écrit. Il sera pris dans l’opposition de la langue et de la parole, et devra d’abord aller le plus loin possible du côté de la première, en supposant qu’elle est établie, pour ensuite voir en quoi la parole singulière qu’il interprète et qu’il traduit la transforme. La philologie, qui oscille en permanence entre système et singularité, a ainsi sa schizophrénie propre, et nécessaire. L’interprète recensera les innovations verbales, très nombreuses, et devra identifier ce qui est reprise d’usages poétiques ou quotidiens préalables, en établissant des listes. Un néologisme ne sera pas à prendre comme un écart, une innovation pure, puisque le genre dramatique ancien, tout comme le lyrique, attendait de ses auteurs qu’ils inventent des mots. Ce qui sera à évaluer est le type de rapport à la tradition que posent ces inventions. Il repérera aussi les règles qui commandent les mouvements scéniques, les entrées et les sorties, celles qui commandent la répartition entre le chant, le discours parlé et le récitatif, et le changement de parole entre un personnage et un autre. Souvent, le texte d’origine n’est pas clair à ce sujet (puisque les répliques n’étaient d’abord pas notées) ; c’est chaque fois affaire de décision. S’il ne procède pas à ces opérations, c’est-à-dire s’il ne se fait pas philologue, et s’il préfère s’en remettre directement à sa spontanéité ou à la spontanéité supposée de l’auteur dans une communion esthétique douteuse, avec l’idée que le texte théâtral doit instaurer une communication immédiate, le traducteur risque de ne traduire que des clichés d’interprétation et de reproduire des clichés littéraires.
Là où la composition poétique rassemble, le traducteur interprète se soumet au travail de désassemblage, de distinction qu’impose le regard critique, dont la rigueur opère par concepts, et donc a pour vocation de disjoindre et de séparer des ordres. Il lui faut, en effet, pour comprendre ce qu’un auteur a de propre, de nouveau, reconstituer d’abord son matériau de départ, à savoir l’ensemble des normes grammaticales, littéraires, sociales et autres qu’il a reprises à son compte et souvent modifiées. Et cela, il y parviendra en identifiant des règles4. L’interprète va donc être amené à figer, à constituer en codes définis, réglés, ce qui pour l’auteur représentait la possibilité d’une expression nouvelle. Ce sont donc, au sens large, des grammaires différentes qu’il s’agit de reconstituer. Elles ont un statut ambigu, parce qu’à la fois elles sont le milieu qui a permis à l’œuvre de se constituer, mais elles font écran, au sens où l’œuvre ne se réduit pas à l’application des régularités que ces différentes grammaires ordonnent. Un pas de plus est donc nécessaire. Une fois cette connaissance analytique acquise, l’interprète formulera des hypothèses sur le sens particulier que l’usage de ces normes prend chez un auteur.
Pendant le moment interprétatif de sa démarche, le traducteur est donc mis d’abord devant des séries de faits hétérogènes, dont il sait qu’il ne pourra pas les rassembler toutes dans son texte, dans la synthèse qu’il va à son tour proposer. Sa traduction sera nécessairement partielle. Comme tout interprète, il est condamné à appréhender un texte nouveau en se servant d’abord de catégories apprises en lisant d’autres textes et en reconstruisant, l’une après l’autre, les différentes dimensions qui, prises ensemble, font le sens. Le traducteur, quelle que soit sa langue ou son époque, est alors dans la condition de tout lecteur. Le texte d’origine perd, en effet, son unité, dont il n’explicite pas la règle, à peine il est lu ou entendu5. Il devient alors, dès sa toute première « réception », l’objet d’un travail de compréhension, d’appropriation, ou de rejet, qui, parce qu’il est postérieur, ne peut que le décomposer, de manière à identifier quelque chose de défini. L’unité, supposée réalisée, du texte d’origine, reste insaisissable, même si les approches peuvent à bon droit rivaliser pour déterminer laquelle a le plus de chances de ne pas la réduire, de ne pas la rabattre sur des modèles connus ou de ne pas en donner une lecture trop résolument sélective. Le principe de la synthèse qu’opère l’œuvre entre ces différentes dimensions ne peut être déterminé de manière sûre, puisqu’il ne se manifeste que dans la réalisation de cette unité. Une polémique s’installe alors, tout d’abord dans l’interprétation, selon ce qu’elle privilégie dans l’œuvre comme étant au fondement du sens, comme étant la dimension qui commande les autres6 ; la même polémique va rejaillir dans la traduction, comme tentative de donner une forme à l’idée de ce qui, dans un texte, prévaut. Des conflits naissent entre interprètes selon la dimension que l’on privilégie pour fonder le sens d’une œuvre : pour le théâtre ancien, est-ce le langage, la musique, le mythe, la corporéité de celui qui parle, la situation globale de l’énonciation théâtrale, comprise comme rite, ou, plus simplement, l’efficacité de l’action scénique ? Selon les réponses données, se dessinent des pratiques de lecture, des écoles scientifiques en opposition les unes avec les autres7.
Face à cela, la traduction ne pourra rester neutre, puisque le texte qu’elle lit, dans les éditions, dans les commentaires qui les accompagnent, est le produit de ces conflits d’interprétation entre spécialistes. Il n’y a pas de texte donné, mais, chaque fois, des constructions réalisées par des tendances scientifiques différentes, selon leurs attentes. Le traducteur devra donc prendre parti, et se faire lui-même spécialiste. Il lui faudra privilégier une dimension du texte pour en faire le support du sens qu’elle transmet. Il y est contraint : en tant qu’interprète, il a lui-même fragmenté l’œuvre, dissocié ses éléments, et opté pour celui qui lui semble déterminant. Il ne travaillera donc pas directement sur son matériau qu’est la langue, puisqu’il aura toujours entre lui et les mots qu’il va utiliser la représentation du sens qu’il prête à l’œuvre, et de l’élément de ce sens qui lui semble être le plus fort. L’écriture d’une traduction a donc, contrairement à l’écriture première, une base conceptuelle, à savoir la représentation, si possible claire et distincte, de ce qu’il faut chercher à dire, représentation qui résulte d’un travail d’analyse. En cela, la traduction a quelque chose d’allégorique : une distance s’impose entre une langue, celle du traducteur, et un contenu, non pas l’œuvre à traduire, mais une représentation de son sens, une abstraction.
Le traducteur, s’il admet dans sa démarche ce moment analytique de l’interprétation, est dans une situation paradoxale et difficile. Ce qui faisait l’unité de l’œuvre originelle était d’ordre temporel. L’unité n’est pas posée au départ, mais se déploie dans le temps, de la lecture ou du spectacle, dans la durée que crée, qu’accélère ou que retient la succession des phrases et des gestes. Or cela, on l’a vu, il l’a disjoint dans son analyse. Quand il recompose, tant bien que mal, cette unité dans une interprétation, il perd cette dimension temporelle. En effet, l’interprète, quand il est au bout de ses peines, se donne de l’œuvre une image fixe, qui a quelque chose de spatial, une représentation, comme ordre arrêté qui rassemble de la manière la plus pertinente possible les traits significatifs de l’ensemble de l’œuvre et qui les explique. On a alors quitté le dynamisme de l’expression première. On est comme hors du temps. Or, quand il écrit à son tour, le traducteur tente d’entrer lui-même dans une dynamique temporelle, où le sens n’est pas tout de suite donné, mais déployé, avec ses ruptures, ses moments inattendus. Mais il reste qu’en écrivant, le traducteur aura toujours face à lui la représentation spatiale du sens du texte. La difficulté est alors de transformer cette représentation, ce savoir, en temps ouvert et imprévisible. Et sans doute les traductions peuvent-elles être analysées à leur tour, et aussi évaluées, selon l’idée de la temporalité qu’elle déploie. Visent-elles à la réduire, ou au contraire à trouver un moyen de donner à cette représentation du texte, qui est le préalable de la traduction, une réalité temporelle ? Je crois que ce rapport au temps du texte, celui d’origine et aussi celui qui est produit, est un principe discriminant entre différents modes de traductions, entre des choix. Car ce qui est en jeu, si l’on admet qu’il y a dans la traduction cette tension entre une dimension spatialisante de l’interprétation et de la représentation, et la dimension temporelle que l’écriture vise à établir, c’est bien la relation entre concept et événement, entre savoir et expérience vécue, et, s’il s’agit d’œuvres canoniques du passé, entre tradition et culture vivante8.
Les choix de traduction viendront certes, pour une grande part, de l’impuissance, de l’impossibilité de « rendre » en langue moderne la complexité des codes anciens et de leur utilisation dans une œuvre. Mais, plus profondément, ils seront définis aussi par des décisions sur ce qui est censé compter le plus dans le texte traduit et sur ce que le traducteur veut transmettre à son époque. Ainsi, pour une tragédie ancienne, les traductions disponibles, celles qui sont jouées ou écrites pour des spectacles (ce qui est de plus en plus fréquent), montrent-elles des orientations nettement tranchées et opposées. Elles instaurent par là un débat sur le sens que peuvent prendre, dans la situation théâtrale (et scolaire) actuelle, des textes anciens.
Des options apparaissent clairement. Le traducteur va-t-il privilégier l’idée que sous les mots des personnages se met en place un monde divin ambigu sur lequel ces personnages n’ont pas prise9 ? C’est l’interprétation généralement donnée de la tragédie, comme expérience radicale de la finitude humaine, et du plaisir dionysiaque qu’offre aussi la décomposition de toute prétention humaine à déterminer quoi que ce soit. Le but de la traduction sera alors d’ouvrir à cet univers à la fois caché et dominateur ; les personnages parleront comme si une force supérieure les traversait. Un privilège sera accordé au cri, à la violence de l’énonciation plus qu’au raffinement de l’énoncé. La complexité grammaticale des phrases prononcées en scène tendra alors à être simplifiée, puisque le drame réel, selon cette ligne de lecture, ne se joue pas dans les mots, mais dans la violence des situations. Ce qui fait le temps de la pièce ne sera pas le discours tel qu’il se déploie sur scène, mais l’avancée progressive vers la révélation finale du divin dans la catastrophe, ou, selon une esthétique plus « déconstruite » et cherchant la discontinuité, ce qui sera cherché sera le caractère saisissant, presque extatique des moments de fureur.
Ou bien le traducteur va privilégier au contraire la nature musicale des énoncés, en proposant une transposition métrique. L’accent est ainsi mis sur la dimension artisanale des œuvres, dans un rejet de toute idée de révélation. La technique reprend ses droits10. Une temporalité structurée est ainsi d’emblée affirmée, mais aussi avec le risque que s’installe, dans la langue moderne, une régularité continue qui efface les écarts entre les prises de paroles. Ce risque n’existait pas dans la culture grecque ancienne, puisque la virtuosité des spectateurs en matière de métrique leur permettait d’entendre et d’interpréter les nuances, dans une variation infinie dont nous connaissons mal les règles. Ce qui pour nous sonne, en bloc, comme du « rythmé », face à la prose, était pour eux d’une variété infinie.
Ou bien va-t-il situer la temporalité dans la grammaire11 ? et tenter de rendre compte de la syntaxe étonnamment serrée et sophistiquée de ces textes, où les prises de parole des personnages sont autant de compositions polémiques qui visent à montrer que l’autre ne sait pas parler de ce qui a lieu ? Les outils grammaticaux, les conjonctions, les modalités, seront alors au premier plan, puisqu’il s’agira de montrer selon quelle perspective le personnage dispose les contenus à dire. Ces contenus pourront être les mêmes que ceux qu’a exposés son adversaire, ce qui compte alors c’est le changement d’approche. La syntaxe l’emportera sur la parataxe. Mais que restera-t-il du mètre ? Il sera plutôt négligé. Si le traducteur décide qu’il faut, d’abord, dans une tragédie ancienne, faire entendre une syntaxe, comme moyen, pour l’acteur, de donner aux mots et aux contenus sémantiques une forme temporelle et donc charnelle, dans le temps du spectacle et des corps, il fera un pari : il supposera qu’un événement scénique intéressant aujourd’hui peut être produit par la confrontation du corps des acteurs avec un texte complexe.
Ces choix ne sont pas libres, au sens où ils renvoient tous non à des préférences seulement, mais à des arguments. Ces arguments ne sont pas simplement d’ordre technique. On ne se demande pas seulement quelle traduction est la plus exacte, ou, selon l’autre perspective, quelle traduction « passe mieux ». La question est plutôt : quelle poétique et quelle éthique veut-on faire valoir ? Quel type d’événement souhaite-t-on pour le théâtre d’aujourd’hui, et quelle relation avec les spectateurs (c’est en ce sens qu’il s’agit d’un choix éthique) ? S’agit-il de leur plaire, ou de leur montrer une œuvre indiscutablement belle du passé, ou de les impressionner en les conviant à un rite où ils communient entre eux et avec les forces sombres du destin comme négation indéfinie de ce qui est venu à être ? Dans ce cas, le spectacle tragique tendra vers le silence, qui est plus authentique, plus vrai, s’il faut transmettre ce frisson12. Ou s’agit-il de les convier à une expérience plus dérangeante, sans doute, où les mots des acteurs ne cessent de se lier entre eux et de produire de l’horreur et de l’émotion par leur sophistication même ?
On le voit, il ne suffit pas de dire qu’une traduction est déterminée par son temps et qu’elle est par là même destinée à passer la main. C’est plutôt qu’une traduction implique un choix sur ce qu’est son temps, sur ce qui définit l’actualité des œuvres du passé. En ce sens, elle est active, polémique, elle s’affirme contre d’autres idées du présent.
Pour résumer :
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les traductions sont partielles, par nécessité ; elles font d’une dimension du texte celle qui porte les autres ;
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et les traductions reposent sur une argumentation, au sens où elles mettent en œuvre et défendent une idée de la culture, comme relation individuelle à sa langue, à d’autres langues et à un passé.
De ce constat, peut-être banal, nous pouvons déduire une conséquence qui concerne plus directement le théâtre comme art vivant. Si une traduction est « actuelle » au sens ou elle repose, activement, sur une idée de l’actualité, la barrière entre théâtre et science de la littérature doit peut-être s’effondrer. Cette barrière sert souvent à opposer des cultures et des corporations, qui se fréquentent mais aussi se protègent l’une de l’autre, le monde de la science universitaire et celui de la scène. L’enjeu est de savoir qui aura pouvoir sur le texte, qui disposera de son sens. Cette situation est plutôt paradoxale : de plus en plus de metteurs en scène s’intéressent à la tragédie grecque ou latine, alors que le nombre d’étudiants, et de futurs spécialistes des langues anciennes, tend à s’éteindre dans les universités. Les tragédies attirent comme produit culturel et non comme objets de science. La « science » se trouve donc dans une situation nouvelle. Elle ne sert plus à légitimer et à permettre des entreprises culturelles comme ce fut le cas quand, presque à son corps défendant, Paul Mazon a fourni à ses propres étudiants le texte des représentations du Groupe de théâtre de la Sorbonne, en 193613. L’art théâtral, maintenant, s’est développé en se libérant de l’emprise savante. La coupure se manifeste dans l’idée qu’une traduction universitaire ne peut être jouée, et que pour la scène, on ne peut traduire comme un universitaire. Il y aurait deux modes de traduire, comme il y a deux mondes. Des metteurs en scène se nourrissent dans un premier temps de traductions universitaires, puis traduisent eux-mêmes ou demandent à leur dramaturge de le faire. De leur côté, les universitaires ou bien renoncent à traduire14, se disant que ce n’est pas pour eux, ou traduisent en s’appliquant à montrer qu’ils ne sont pas scolaires, et qu’ils n’écrivent pas une version, mais un texte contemporain, conforme aux usages d’aujourd’hui. Or, cette idée de la nécessité d’une double traduction pour le théâtre, exacte puis adaptée, est, je crois, tout simplement fausse15. On ne traduit qu’une fois, bien ou mal, mais non pas pour les savants ou les élèves, puis, différemment, pour le public. Une même traduction peut reposer sur une analyse et une interprétation « scientifiques » et être théâtrale, puisque ce qui compte, c’est le rapport à la langue qu’elle produit en réponse à l’effet sur la langue produit par le texte d’origine. Il s’agit toujours d’événement.
Heureusement, de plus en plus de tentatives de relier les deux mondes ont lieu, mais cela suppose que, de son côté, l’Université non seulement cesse de se considérer comme seule dépositaire du sens des œuvres, mais surtout, et c’est plus dur pour elle, qu’elle affronte vraiment la question de l’actualité de ce sens de manière non naïve, c’est-à-dire ni en se réclamant d’une valeur pérenne de ces œuvres, ni en se réfugiant derrière l’écran de leur altérité historique ; ce sont des passages, des parcours qui sont à inventer. Cela suppose aussi que, de son côté, le théâtre cesse de se considérer comme seul dépositaire de ce qui peut faire événement, et qu’il accepte de se confronter à des textes traduits qui n’ont pas été élaborés pour plaire, pour « passer à la scène », mais comme textes considérés pour eux-mêmes, dans leur respect de la logique complexe des œuvres d’origine. Un texte de scène n’a pas à être facile. Si un spectacle veut être nouveau, veut déranger, sans doute doit-il accepter d’abord d’être lui-même dérangé, d’accueillir des écritures qui lui résistent16. Un spectacle réussira d’autant mieux qu’il ne se donne pas un texte à sa main, et qu’il ne se contente pas d’illustrer une idée préalable de ce qu’est une tragédie, mais se risque à mettre en question les a priori actuels sur l’art dramatique en se rendant la tâche plus difficile. Il devient alors plus inventif.
Pour rendre cela plus parlant, je voudrais prendre l’exemple d’un genre de texte que l’on dit pourtant rétif à toute traduction, la comédie athénienne. Il est souvent dit d’Aristophane qu’on ne peut le mettre en français, ni en aucune langue moderne, et cela pour trois raisons principalement. Tout d’abord, il s’agit d’une poésie parodique : la forme même de la comédie ancienne est un décalque de la tragédie, qu’elle ne cesse d’imiter tout en la tournant en dérision. Les personnages d’Aristophane parlent la plupart du temps – sauf quand surgit dans leur bouche une catastrophe obscène inattendue et violente – du haut langage poétique, qui fait rire précisément parce qu’il est haut et employé pour dire la bassesse. Les vers d’Aristophane fourmillent de reprises, plus ou moins déformées, de vers tragiques, qui ne disent rien au public d’aujourd’hui. Ensuite, cette langue est faite en grande partie de jeux de mots, et même de contrepèteries, dont on ne trouvera jamais l’équivalent dans une langue moderne, à moins de se contenter d’approximations laborieuses, ou de transpositions libres, ou, pis encore, de notes en bas de page qui expliquent pourquoi il faudrait rire. Enfin, les discours des personnages ou du chœur font souvent allusion à des contemporains, notamment à des politiques, dont toute mémoire est perdue pour les spectateurs d’aujourd’hui. Il est désormais difficile de rire aux noms de « Cléon », de « Théramène » ou de « Cléophon ». Une grande partie de cette œuvre est donc morte, à moins qu’on ne l’adapte, mais ce n’est pas à l’œuvre, dès lors, que l’on donne une actualité, mais à une idée réduite de ce qu’elle est.
Et pourtant, les pièces d’Aristophane sont beaucoup traduites et même jouées in extenso, avec des options très différentes. La question est alors de savoir ce qui fait qu’une telle forme d’art, qui semble pourtant aussi peu accessible, est traduisible (à moins d’admettre que toutes les traductions existantes sont oiseuses). La raison est peut-être précisément le caractère composite de la langue d’Aristophane. C’est parce qu’elle est parodique, de part en part, qu’on peut la traduire. Le fond de cette langue est la capacité à faire entendre plusieurs registres, le haut langage signalant a contrario des grossièretés qui pourraient être dites directement, mais qui ne le sont pas, sauf par endroits, quand elles viennent interrompre ce jeu sophistiqué de prises de distance. Il est sans doute vain de se demander si tel ou tel mot d’Aristophane a bien une résonance érotique. Tous, potentiellement, le peuvent, comme nous l’ont rappelé pour le français les travaux du linguiste Pierre Guiraud sur François Villon et sur l’argot. C’est l’usage particulier, et non le vocabulaire, qui introduit ces étagements du sens. Ainsi, les sous-entendus obscènes, qui courent sous presque toutes les phrases, peuvent être rendus si, précisément, on évite la grossièreté, et si on joue sur la polysémie. Le français classique n’est alors, malgré le rétrécissement qu’il a imposé à la langue, pas un obstacle. Langue de la reservatio mentis comme norme sociale, de l’adresse complice au bon entendeur, il peut au contraire être apte à rendre simultanées plusieurs significations. Il est vrai que là où l’attaque ou la grossièreté sont directes, le recours à la langue antérieure au classicisme peut aider la traduction17, avec tous les dangers idéologiques que l’affirmation d’un « esprit gaulois » fait courir (Aristophane a été l’un des auteurs favoris de l’extrême droite) : ce qui compte est moins le rappel d’un « fond » permanent de la culture, toujours prêt à se rebeller contre le bon ton dans une liberté qui reste en fait subalterne et confinée, que le métissage permanent des langues et de leurs registres, comme Aristophane le pratiquait déjà.
La profondeur parodique n’ouvre pas la langue seulement à la grossièreté, mais à tout ce qui peut se dire ou qui a été dit ailleurs dans la société ; or cela est audible en langue actuelle, si l’on ne cherche pas à restituer d’abord la cible visée, désormais inaccessible18, mais à signaler qu’il y a bien visée d’une cible, quelle qu’elle soit. Une injure, une ironie envers un contemporain, quand elles sont développées, ne se limitent pas dans la comédie à ce que l’auteur fait dire à ses personnages contre tel ou tel, comme si le texte cherchait à nous transmettre une information. Les injures et les moqueries sont d’abord des événements de langage19 : pour faire rire de quelqu’un, Aristophane déploie une virtuosité métaphorique, tant dans l’écart entre les mots employés et la victime que dans l’accumulation des termes, qui font de son objet, en général un Athénien lui-même présent au spectacle et victime directe, un être de langage, une construction improbable qui frappe par son ingéniosité et ses excès. La personne historique qui est mise à mal est par là métamorphosée en effets de mots. Elle se trouve dès lors comme honorée, dans un éloge inversé, puisqu’elle demande, pour que son fait soit dit, un tel déploiement des ressources expressives de la langue. Ce que l’on a à traduire est cette construction sophistiquée. On n’est alors pas plus démuni que pour le reste.
Au début des Grenouilles, Héraclès s’étonne de voir son frère Dionysos, dont la tenue est d’habitude plutôt féminine, affublé de ses propres attributs de surmâle, la peau de lion et la massue. Il lui demande d’où il vient, avec une question traditionnelle (v. 48 et suivant)20 :
Où es-tu allé te promener sur la terre ?
La réponse de Dionysos est étonnante, et à double sens :
Dionysos
J’étais monté sur le pont de Clisthène.
Héraclès
Et tu t’es battu sur mer ?
Dionysos
Eh oui, nous avons mis par le fond
Douze bateaux ennemis, ou treize.
Clisthène est une cible favorite d’Aristophane, qui s’en prend régulièrement à son homosexualité passive. Ici, il est présenté comme un riche citoyen qui a armé une trirème, sans doute pour la bataille navale des Arginuses contre Sparte, gagnée par Athènes. Il y a un jeu de mots entre « embarquer », epibateuein, et couvrir sexuellement, « monter », epibainein. D’où le « monter sur le pont de C. ». De même, le verbe traduit par « mettre par le fond », kataduein, n’a pas en soi une valeur sexuelle, mais le préverbe kata- (« vers le bas ») entre dans la composition de termes érotiques. D’où le choix de ne pas traduire ici simplement par « couler ». La tonalité sexuelle se prolonge avec le chiffre douze. C’était le nombre de positions pratiquées par les prostituées savantes (ainsi, au vers 1328, une prostituée de Cyrène est en possession de « douze moyens », dôdekamêkhanos). Ici, avec treize navires coulés, Clisthène et Dionysos se révèlent plus compétents. Mais je ne vois pas comment, dans ce cas, rendre la connotation. « Douze » et « treize » restent platement dénotatifs. Pour la femme de Cyrène, « dodécatechnique » essaie de montrer qu’on est dans le monde de l’art.
Puis Dionysos explique la raison de sa venue, son désir d’Euripide, qui vient de mourir. Pendant la bataille, il est absorbé par la lecture d’une tragédie d’Euripide, Andromède, et éprouve le manque de son auteur (v. 53-55) :
Dionysos
Et voilà que sur le bateau, alors que j’étais en train de lire
Andromède, tout d’un coup, en moi, un désir
Vint me cogner le cœur avec la véhémence que tu imagines.
Héraclès
Un désir ? De quelle dimension ?
L’objet du « désir » (pothos, comme manque, comme désir douloureux) n’est pas dit. Ce pourrait être Andromède (les deux mots ouvrent et ferment le vers), mais cela ne va pas avec « lire ». De manière à déterminer cet objet, Héraclès s’engage dans un questionnement de type dialectique, et commence par la catégorie de la quantité (posos, « de combien ? »). Le terme logique a un sous-entendu sexuel, par son assonance avec le mot « désir » (pothos). Il fallait donc chercher de ce côté-là.
L’injure va rarement seule ; elle est affaire d’accumulation. Le problème est alors d’inventer des expressions compactes en faisant comme si elles étaient déjà dans l’usage (v. 89-95, toujours dans le dialogue entre Héraclès et Dionysos) :
Héraclès
Mais, à part ça, ne trouve-t-on pas ici des petits mignons,
Par milliers et plus, qui écrivent des tragédies,
Et qui en bavardage devancent Euripide de plus d’un stade ?
Dionysos
C’est de la petite grappe et des babilleurs,
De la muse d’hirondelle, des outrageurs de l’art.
Ils s’en vont au plus vite, pour peu qu’ils obtiennent un chœur,
Dès qu’ils ont, une seule fois, compissé la tragédie.
Le cas est différent avec la parodie, puisque l’effet n’est pas direct, mais dans une distance. Mais, pour nous, le modèle parodié manque, et la distance n’est plus perçue21. La suite du dialogue des deux dieux offre un cas particulier, car Dionysos prétend expliquer son amour d’Euripide par des citations exactes, alors que deux sur trois des passages qu’il cite sont déformés. L’amour pour Euripide est ainsi dénoncé au moment même où il s’exprime, puisque son objet apparaît tout de suite comme ridicule (v. 96-104, à la suite du passage précédent) :
Dionysos
Cherche, et tu ne trouveras plus un poète généreux,
Un qui sache faire sonner un verbe noble.
Héraclès
Comment ça, généreux ?
Dionysos
Généreux, cela veut dire qui prononce
Une parole risquée comme celle-là
« Éther, la petite chambre à coucher de Zeus »,
Ou « Le pied du temps »
Ou « L’esprit se refusant, quant à lui, à jurer sur les offrandes,
Quand la langue, quant à elle, se parjure séparée de l’esprit. »
Héraclès
Et toi, ça te plait ?
Dionysos
Ne dis pas ça, j’en suis plus que fou !
Héraclès
Mais ce sont de mauvaises farces, et tu le penses aussi.
Seul « le pied du temps » est une reprise littérale d’Euripide22. La métaphore se déconsidère d’elle-même. Sinon, Euripide faisait de l’éther non pas une « petite chambre » (dômation, avec un diminutif fréquent dans la langue comique23), mais une « habitation » (oikêsis)24. La parodie conteste la métaphore en y dénonçant la banalisation qui est en réalité à la base de l’écart et de la surprise qu’elle cherche à produire. Ce n’est pas le lien risqué entre les deux mots, « l’éther » (qui était dit « sacré » dans le texte d’Euripide) et « l’habitation », qui est retenu, mais le résultat de l’opération : si l’éther est vraiment quelque chose comme un lieu de séjour, on peut lui accoler n’importe quel synonyme d’« habitation ». L’effort du poète tragique de créer une nouvelle métaphore autorise ainsi l’emploi d’un mot à consonance comique. Quant aux deux vers que forme la troisième parodie (« L’esprit... »), ils ne sont qu’un seul, beaucoup plus simple, dans le texte original, qui est plus court25. La critique consiste cette fois non pas à rabattre l’expression tragique sur l’usage comique, mais à la laisser suivre sa propre tendance, avec un renforcement de l’antithèse (langue/ esprit), dont les effets se multiplient. Comme il s’agit de jeu, l’absence du texte d’origine n’est, pour le traducteur, pas un handicap26.
Même un cri peut être parodique. Il n’en devient pas traduisible ou transposable pour autant, mais, quand il ouvre un texte, comme c’est le cas pour l’unique chant de chœur des grenouilles (v. 209-67), il oriente l’écoute et l’attente, et installe une distance dans l’expression qui permet des tentatives de traduction. Ainsi le fameux brekekekex koax koax porte-t-il, au-delà du mimétisme animalier, des éléments de sens. Tout d’abord dans le contraste entre la voyelle fermée du début et l’ouverture de koax koax ; il y a opposition, et esquisse d’un motif. Le premier élément, avec bre-, rappelle Dionysos, dit bromios, « celui qui gronde » (sur le verbe bremein) ; le second, koax, qui évoque aussi le corbeau (traditionnellement opposé au chant de l’éloge), est élaboré à partir d’un suffixe comique dépréciatif. Ce que l’on va entendre est un hymne paradoxal à Dionysos27. L’hymne sera conforme à la mode poétique, aux sophistications de l’art nouveau du dithyrambe (genre lyrique parrainé par le dieu), mais le cri, servant de refrain, rappellera que la haute poésie n’en dit finalement pas plus que cette suite de syllabes ; et le cri mimétique des grenouilles pourra être concurrencé et imité à son tour par un bruit organique ravageur venu du dieu. Quel que soit son statut, le son est toujours le même. Le traducteur doit alors rendre les écarts dans l’expression, et faire confiance à l’acteur pour que s’entende aussi l’homogénéité de fond (soulignée par la métrique) entre l’onomatopée grossière et la haute poésie (v. 209-222) :
Brekekekex, koax, koax !
Brekekekex, koax, koax !
Filles des sources, paludéennes,
Le cri des chants, avec ses flûtes,
Prononçons-le, ma poésie
Bellement vocalique, koax, koax !,
Que pour le dieu de Nysa,
Dionysos fils de Zeus,
Aux Paludes en fêtes nous criions,
Quand la clique migraineuse des bourrés,
Au jour des Pots sacrés,
Pénètre mon enclos sacré en foule citoyenne.
Brekekekex, koax, koax !
Dionysos
Oui mais moi, je commence à pâtir
Du cul, ô koax, koax.
Le « nouveau dithyrambe », parodié dans ce chant, accueillait de nombreux termes composés nouveaux. Aristophane les accumule en se montrant aussi virtuose que les auteurs dont il se moque. Il ne contre pas une poésie existante pour la rendre ridicule, car son chant le serait alors aussi, mais il en prolonge la tendance esthétique de manière à produire un monde poétique détonnant par rapport au contexte. Pour que ce monde soit détruit par les grossièretés et les violences de Dionysos, il faut bien qu’il ait d’abord sa consistance. D’où des choix difficiles de traduction, où le poétique doit être risible, mais non grotesque, où les inventions de mots doivent d’une manière ou d’une autre être signalées – c’est le plus difficile (v. 241-249 ; les grenouilles répondent à l’ordre de se taire que vient de leur donner Dionysos) :
Bien davantage, au contraire,
Nous ferons bruit, s’il est vrai qu’autrefois,
Aux journées de beau soleil,
Nous sautions par le souchet
Et la canne fleurie, jouissant de l’ode
Dans nos chants mille fois plongés,
Ou que fuyant la pluie de Zeus,
Dans les fonds nous menions la danse
Aquatique à grand bruit, aux mille figures,
Dans le bouillon des bulles volubiles.
Le dernier vers est, en grec, composé d’un seul mot : pompholugopaphlasmasin (« bouillonnements de bulles »). Victor-Henry Debidour a opté pour l’allitération, en ajoutant toutefois un mot relatif à l’exécution du chant : « ébullition d’un ballet de bulles ». Pascal Thiercy n’a pas reculé devant le néologisme : « bullojaillissements ». C’est tout le problème du marqué et du non-marqué. La composition de nouveaux termes n’est pas « marquée » en poésie grecque, mais habituelle, même si les termes peuvent surprendre, comme ici ; elle l’est pour nous. En recourant comme Debidour à l’allitération, j’ai préféré inscrire l’ironie du mot, qui en grec tient à son existence même et qui était pour moi ce qu’il fallait traduire, dans la séquence des noms, avec le contraste entre un mot commun, « bouillon », et « volubiles ».
Le comique peut user de la langue sérieuse, quand il s’agit de démontrer. Sans doute, ce registre doit être gardé. Ainsi, Euripide explique en quoi il se mettait en danger vis-à-vis de son public parce qu’il leur parlait de ce qui leur était familier, la vie domestique (v. 959-61) :
Sur scène, j’ai mis les affaires de la maison, celles qui nous servent, nous entourent,
Et qui pouvaient me valoir des critiques. Car ils les connaissent comme moi, eux,
Et ils pouvaient critiquer mon métier.
Thiercy emploie un même ton, avec une variation toutefois du verbe traduit ici par « critiquer » (c’est, techniquement, le mot pour « réfuter ») :
… j’ai mis en scène les choses de la vie domestique, usuelles et familières,
par lesquelles j’aurais pu être confondu, car ces gens-ci les connaissent parfaitement
et auraient pu critiquer mon art.
Debidour change de registre, et fait parler familier (avec « coincer ») : … en introduisant des intrigues domestiques, usuelles, familières, par où ils auraient pu me coincer. Oui : ils étaient dans le coup, ils auraient pu me coincer sur mon savoir faire !
On perd quelque chose, puisque Aristophane, quand il fait parler Euripide sur lui-même, parodie le langage des Sophistes, dont il fait les maîtres d’Euripide. De même, quand, à la suite de ces vers, il fait parler Euripide contre son adversaire Eschyle, non seulement il met dans sa bouche des concepts de la réflexion poétique contemporaine (« sens commun », phronein, « mettre hors de soi », ekplêttein), mais il lui fait imiter son vocabulaire. Il y a là des registres différents, des zones de discours bien définies dans la culture athénienne. On est certes « en comédie », mais à partir d’un matériau différencié, réflexif ou tragique. La question est, comme pour les grenouilles, celle du ridicule. Le risible, sans doute, déforme ce dont il est issu tout en le désignant. Je ne pense donc pas qu’il faille traduire un terme composé, « eschyléen » mais parodique, autrement qu’on ne le ferait de composés authentiquement d’Eschyle. Le néologisme peut alors concerner plutôt les éléments des composés que le mode d’assemblage (v. 961-967) :
Mais je ne crépitais pas dans l’emphase
Pour les arracher au sens commun, et je ne les étourdissais pas
En fabriquant des Cycnos et des Memnons à chevaux panachés de sonnailles.
Et tu sauras qui, de lui et de moi, sont nos élèves à tous les deux.
De lui, là, c’est Phormisios et Mégainetos le capoteux,
Des moustachus à lance et à trompette, des dentureux cambreurs de pins.
Les miens, c’est Clitophon et l’élégant Théramène.
Debidour, à l’inverse, unifie le ton dans une dérision à base de familiarité, et abandonne donc la référence aux théories concernant les effets de la poésie ; pour les « eschyléismes », il opte pour la composition inattendue :
Je n’avais pas des tirades à tout casser pour désorbiter la cervelle, je ne leur en mettais pas plein la vue en forgeant des Cycnos et des Memnons avec leurs coursiers aux caparaçons tintinnabulants. Tiens, vois quels sont nos disciples à moi et à lui : les siens, Phormisos et Megénète-la-Guigne, des hirsutomatamores à trompettes, des ricanoployeurs de sapins ; les miens, Clitophon et Théramène le muscadin.
Thiercy s’installe moins dans le comique à tout prix, et va plus loin dans la composition verbale burlesque, qui englobe des syntagmes entiers, sans reste :
Mais par de bruyantes rodomontades
je ne les affolais pas, et je ne les intimidais pas
en créant des Cycnos et des Memnons montés sur des cavalocaparaçonnettes.
Tu n’as qu’à voir nos disciples, les siens et les miens !
de son côté : Phormisios et Mégénète la poisse,
des trompettolancobarbus, des ricanopinocourbeurs,
et du mien : Clitophon et l’élégant Théramène.
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Comparer les traductions d’un même texte ne consiste pas à juger des mérites, mais à faire ressortir les choix quant à la langue, quant au genre, quant à l’écriture d’un auteur particulier. Ce sont chaque fois des options sur l’actualité, à son époque, du texte d’origine, sur sa capacité à transformer les codes qu’il utilise, et sur l’actualité de ces textes aujourd’hui. Face à des tentatives, nécessairement différentes et inabouties, de rendre en langue moderne des textes aussi complexes que ceux d’Aristophane ou d’Euripide, on apprend que la langue, la sienne comme celle de ces auteurs, est historique, en deux sens, à la fois parce qu’elle est tributaire des codes établis, des usages en cours, des grammaires, mais aussi parce que cette dépendance est la condition de possibilité d’une transformation de cette langue, qui change si un auteur en fait un objet de sa réflexion. Les traductions, dans leur multiplicité, apparaissent comme autant de prismes qui diffractent, séparent, ou parfois dévient et obscurcissent certaines orientations de cette réflexion propre aux auteurs sur la langue et sur la poésie. Comprendre la logique de leurs différences, dans une expérience concrète de lecture mot à mot et non à partir de concepts posés a priori, donne accès à cette historicité double de sa propre langue, comme héritage et comme milieu d’une invention possible.
Pour finir, j’aimerais ouvrir cette analyse en envisageant l’aspect à la fois culturel et politique du travail de traduction, et du travail avec les traductions des autres. Beaucoup de mes remarques reposent sur une conception du langage et de la traduction que Wilhelm von Humboldt a exposée dans son introduction à sa traduction de l’Agamemnon d’Eschyle. Il était intéressé par le rapport entre la langue (telle ou telle langue particulière) et la possibilité pour les sujets parlant et traduisant de se constituer en individualités. Comme le dit Marc de Launay28 dans son analyse de ce texte, Humboldt, avec cette théorie et avec l’exemple qu’il donne – une tragédie grecque particulièrement difficile, faisait aussi de la politique culturelle. Il s’agissait de montrer, face aux envahisseurs français (à peine défaits à la publication de la traduction, en 1816), qu’une conception rationaliste à la française de la langue comme instrument, comme code, ne permettait pas d’approcher une œuvre telle que celle d’Eschyle et encore moins de la traduire. Traduire du grec n’avait de sens que si l’on pensait par là enrichir la « capacité d’expression » de sa propre langue ; une culture qui pense que sa langue est achevée, qu’elle forme un système rationnel clos, ne peut s’ouvrir à une autre culture. C’était nation contre nation. Nous n’en sommes plus là. Mais la traduction garde ou regagne un aspect culturel et politique, du fait que nous sommes dans des sociétés où nous ne cessons de traduire, de langue à langue, mais aussi de culture à culture. La multiplicité des appartenances, d’un groupe à l’autre et aussi à l’intérieur des mêmes individus, nous met dans une situation d’interprétation et de retraduction généralisée et permanente.
Dans une telle situation, il n’y a plus de cadre normatif admis par tous qui puisse guider nos interprétations réciproques puis nos comportements vis-à-vis d’autrui. Les liens s’établissent à partir des tentatives d’intercompréhension. Face à cette situation instable et exigeante, la tentation peut être grande d’affirmer le primat inébranlable de règles contraignantes, règles économiques et juridiques, si l’on se contente d’une mondialisation matérielle, règles politiques si, en réaction, on fait de la nation le seul cadre capable d’harmoniser, en les neutralisant, les différences, ou, à l’inverse, si l’on se replie sur des identités prétendument fondatrices, des règles culturelles « locales ». Or, on voit comment ces normes, qu’elles soient considérées comme universelles ou qu’elles soient posées pour des groupes restreints, limitent la possibilité de l’expression et de l’interprétation, puisqu’on attend des paroles qu’elles soient d’emblée conformes à ces cadres généraux. Les individus n’y retrouvent pas leur compte.
L’idée à défendre serait alors peut-être que le travail de traduction des œuvres littéraires et sur des traductions existantes de ces œuvres est une école de cosmopolitisme qui permet d’associer véritablement, dans une expérience de découverte de sa propre langue, les pôles opposés de l’universel et du particulier, en ce qu’elle permet aux individus de s’orienter dans cet échange interculturel généralisé, en leur apprenant à ne pas tomber dans deux illusions complémentaires, à savoir qu’il existe un ordre et une norme préétablis à laquelle il faudrait se conformer, ou, à l’inverse, l’illusion selon laquelle tout échange est libre, spontané, seulement expressif de ce que sont ou croient être des individualités. La traduction, telle que nous en avons parlé, allie la reconnaissance des normes, dans les deux langues, à l’inventivité de l’écriture, qui requiert que ces normes soient connues et mobilisées dans le sens d’une expression authentique.