Notes
- Jean-René Ladmiral, Traduire : théorèmes pour la traduction, 1994, p. IX.
- Henri Meschonnic, Poétique du traduire, 1999, p. 63.
- Antoine Berman, L’Épreuve de l’étranger, p. 290.
- Henri Meschonnic (op. cit., p. 97) donne à titre d’exemple la traduction d’un passage d’Hamlet et fait observer qu’une subordination, implicite dans le texte shakespearien, devient explicite dans deux traductions, alors qu’une troisième, destinée à la scène, maintient l’implicite, signalé par une virgule, c’est-à-dire une pause.
- Voir, à ce sujet, l’article d’Antoine Berman, « De la translation à la traduction », 1988
- Cicéron, De optimo genere oratorum, 14 : Conuerti enim ex Atticis duorum eloquentissimorum nobilissimas orationes inter seque contrarias, Aeschinis et Demosthenis ; nec conuerti ut interpres, sed ut orator, sententiis isdem et earum formis tamquam figuris, uerbis ad nostram consuetudinem aptis. In quibus non uerbum pro uerbo necesse habui reddere, sed genus omne uerborum uimque seruaui. Non enim ea me adnumerare lectori putaui oportere, sed tamquam appendere.
- Ce verbe, en latin classique, désigne une action donnée à voir, celle de faire avancer ; son emploi grammatical, ponctuel, est plus tardif.
- La translatio, en rhétorique classique, exprime essentiellement un transfert « stylistique ». Au Moyen Âge, le terme désigne n’importe quel transfert tel celui de l’imperium ou des studia.
- Jérôme, Lettres, 57, T. 3, Paris : Les Belles Lettres, C.U.F, 1953. Traduction de Jérôme Labourt.
- Cette formule récurrente est à l'origine de notre « mot à mot » que la tradition scolaire a institué comme tremplin nécessaire à la traduction en « bon français » de tout texte de langue étrangère : une étape à la fois fastidieuse et inélégante qui infère la nécessité de privilégier la langue d'arrivée, claire et harmonieuse, qu'est le français.
- Sur la traduction de ce corpus, et les modalités de cette traduction, cf J.-M. Mandosio, « Humanisme et Barbarie » dans Écritures latines de la mémoire de l’Antiquité au XVIe siècle, Études réunies par H. Casanova-Robin et P. Galand, Paris : Garnier, 2010.
- Sur ce débat, voir Monique Bouquet, Les Viccissitudes grammaticalesdu texte latin du Moyen Âge aux Lumières, Louvain : Peeters, 2002, p. 163- 348.
- Ernest Raynaud, Les Bucoliques et la Copa de Virgile, interprétées en vers français, 1915, Paris : Garnier Frères, p. 18.
- Paul Valéry, Variations sur les Bucoliques, 1944, Paris : Gallimard, Folio classique, p. 301-314.
- Jacques Perret, Latin et culture, 1948, Bruges : Desclée de Brouwer.
Le champ théorique de la traduction est dominé actuellement par deux perspectives – la traductologie et la poétique du traduire – qui, dans un affrontement fructueux, permettent de revisiter l’histoire même de la traduction et de questionner cette activité humaine intemporelle.
En 1994, alors qu’il réédite son ouvrage Traduire : théorèmes pour la traduction, dont la première édition remonte à 1979, Jean-René Ladmiral rappelle qu’au moment même où naissait la discipline « qui allait spécifiquement prendre les phénomènes de la traduction pour objet1 », il était de ceux qui donnaient droit de cité au mot, et surtout au concept, de traductologie, recouvrant une « science » du domaine de la linguistique. En 1999, lorsqu’il publie sa Poétique du traduire, Henri Meschonnic lui oppose sa conception d’une poétique du traduire, d’une théorie critique qui « n’est une science en aucun des sens du mot science2 ». Déjà, en 1984, Antoine Berman, dans L’Épreuve de l’étranger, avait refusé de considérer que la traduction fût, en matière de recherche ou d’enseignement, « l’objet d’une discipline spécifique » ; il avait proposé d’entendre derrière le terme « traductologie » « l’émergence de types de réflexion portant sur des dimensions déjà découpées par d’autres disciplines constituées (littérature, linguistique, poétique) mais découpées de telle manière (ou justement parce qu’il y [avait] eu découpage) que la richesse immanente de leur contenu ne [pouvait] plus pleinement apparaître3 ».
J.-R. Ladmiral (p.x) admet que la traductologie, dès lors que la linguistique est partie prenante des sciences du langage, peut rejoindre les sciences cognitives, autorisant un nouveau regard sur la théorie de la traduction : à ses yeux, cette discipline à part entière peut avoir partie liée avec les sciences sociales, la littérature, la théologie et surtout la philosophie puisque « il y a un enjeu philosophique de toute traduction» (p.XIII). Toutefois, une telle ouverture ne remet pas en cause le privilège accordé au « sens » par Ladmiral qui, tout en reconnaissant les apports de Berman en matière de théorie de la traduction, se situe à l’opposé du « littéralisme », que ce dernier privilégie à l’instar de Meschonnic et, avant eux, de Walter Benjamin. Il distingue alors ceux qu’il appelle les « sourciers », qui « s’attachent au signifiant de la langue, et privilégient la langue-source » de ceux qu’il appelle les « ciblistes » et qui « mettent l’accent non pas sur le signifiant, ni même sur le signifié mais sur le sens, non pas de la langue mais de la parole ou du discours, qu’il s’agira de traduire en mettant en oeuvre les moyens propres à la langue-cible » (p.xv).
Pour Henri Meschonnic, qui réfute radicalement les principes « scientifiques » de la traductologie – car la science compartimente et sépare – la traductologie sépare le langage et la littérature, qui est un révélateur pour la théorie du langage. À l’inverse, la poétique, qui tient ensemble « la théorie de la littérature et celle du langage » (p. 61), inscrit la traduction dans la théorie de la société : rendant solidaire le poème, l’éthique, l’histoire, elle est un exercice d’altérité et met à l’épreuve l’identité. Se prémunissant « contre le structuralisme-sémiotique, aggravé par le flou phénoménologique » (p.62), elle est une théorie critique, qui constitue une théorie d’ensemble du langage, de l’histoire, du sujet et de la société, et qui récuse les « régions », les « domaines » traditionnels. Ainsi donc, la poétique du traduire, ne se contentant pas d’opposer la lettre et l’esprit d’un point de vue essentiellement linguistique, invite à penser le texte non pas comme une langue mais comme un discours. Elle ne sépare pas la théorie de la pratique ; elle s’affranchit de l’autorité de la langue et du savoir. Fort de ces affirmations vigoureuses, le poète et traducteur qu’est Meschonnic insiste sur la subjectivité et la singularité du texte-discours en instituant comme fondement de sa théorie (et de sa pratique) la toute-puissance du rythme (« donnée immédiate et fondamentale du langage », p. 644). Le rythme consiste en une organisation qui va de la prosodie à l’intonation et permet de mesurer, plus que le sens du discours, le mode de signifier.
Réfléchir sur la traduction littéraire nécessite assurément qu’on retienne cette tension entre, d’un côté, l’approche linguistique et sémiotique de la traductologie et, de l’autre, la prise en compte du sujet, par la poétique du traduire, ce sujet puisant dans sa langue et dans sa façon d’être et de penser pour approcher la langue et la façon d’être et de penser de l’autre. Quelle que soit l’approche qu’on choisit, s’il convient de s'interroger sur le primat accordé, par le traducteur, soit au sens, soit au mode de signifier, il convient tout autant de mettre au centre de la réflexion l'acte même de traduire et donc l'auteur de cet acte, envisagé pour lui-même, dans son rapport à l'auteur qu'il traduit, aux traducteurs qui l'ont précédé. Le débat moderne précité trouve en réalité ses fondements dans la lecture séculaire de propos remontant à l'Antiquité, dont le réexamen atteste la tension déjà existante entre langue et discours, comme objets premiers de la traduction.
Un aperçu, même rapide, de l'histoire de la traduction depuis l’Antiquité peut nourrir notre réflexion de modernes appelés à traduire, à faire traduire ou retraduire des textes anciens, fondateurs ou non, et à choisir des postures et des pratiques qui impliquent toujours, et sous diverses formes, le rapport à l’Autre.
L'histoire de la traduction est corrélée à celle du mot (des mots) qui désignent l'activité traduisante : le terme traduction apparaît tardivement pour se substituer à celui de translation (souvent utilisé sous sa forme latine : translatio)5. Dans l'Antiquité, c'est le terme d'interpres qui désigne globalement le « traducteur » : la performance de ce médiateur, plus orale qu'écrite, peut aller de la paraphrase à l'interprétariat, plus proches de l'explication ou du commentaire que de la traduction. Or, Cicéron, préfaçant sa traduction de deux discours d'orateurs grecs, se défend d'être un interpres et se présente comme un orator qui pratique une conuersio de discours, tout en s'employant à observer la spécificité des mots (uerborum) qui fondent les discours grecs comme son propre discours latin6. Nulle part, dans cette préface, n’apparaissent les termes translatio et traducere7. Le terme translation8, employé pour désigner l'activité de transfert d'une langue dans l'autre, apparaît au Moyen-Âge : il désigne l’activité du traducteur qui translate tout comme il peut aussi mettre en romanz, espondre, turner, eromanchier... C’est au XVe siècle, avec Leonardo Bruni, que le terme traductio se substitue à celui de translatio.
Aujourd'hui, la référence à Cicéron pour définir l'acte de traduire – non uerbum prouerbo necesse habui reddere – se réduit, à une simple formule (uerbum pro uerbo ), devenue vérité générale, et qui restreint l'acte de traduire à une opposition entre le mot (uerbum) et le sens (sensum). L’examen de l’extrait cicéronien précité (n. 6), et de son remploi par Jérôme dans sa Lettre à Pammachius9 atteste que les Anciens percevaient autrement l'activité du traducteur. Au Moyen Âge, cette activité devient l'apanage de quelques curieux, avides de faire connaître toutes sortes de textes grecs et latins, puis donne lieu à un début de théorisation à la Renaissance. Lorsque les langues vernaculaires se développent et s’affirment, la traduction se soumet au faire-valoir de chaque langue, sans franchir les limites du domaine linguistique, tandis que, par la suite, le génie des langues réoriente son « destin ». Il la maintient toutefois comme équivalente d'un transfert d'une langue dans une autre, d'autant que la méthode analytique, promue par le siècle des Lumières, réduit le champ du poétique pour accorder le primat au sens des mots plutôt qu'à la dynamique du discours qu'ils fondent.
Dans l'Antiquité
Lorsqu'il introduit son De optimo genere oratorum, Cicéron précise qu’il traduit (conuerti) deux discours de Démosthène et Eschine, en tant qu’orator et que, pour ce faire, il adapte les pensées et les figures des deux orateurs grecs à l'usage latin (ad nostram consuetudinem). C'est à cette occasion qu'il réfute le uerbum pro uerbo10, au profit de la langue d’accueil. Mais ce serait fausser la perspective de Cicéron que de s'en tenir à cette formule : le traducteur latin déclare en effet qu'il a conservé à chaque fois le genus et la uis des mots utilisés par les orateurs grecs. Le terme genus renvoie au choix sémiotique du mot (à son sens mais aussi à l’emploi qu’en fait l’auteur, à la façon dont il puise dans sa langue), tandis que le terme uis fait valoir, bien au-delà du sens, le nombre (le rythme) auquel on reconnaît l'excellence d'un orator. Si le début de la déclaration cicéronienne induit un souci plutôt linguistique, la fin induit celui de la dimension « poétique » que respecte le traducteur-orateur.
Lorsque Jérôme, dans sa lettre à Pammachius, reprend à son compte le refus du uerbum pro uerbo de Cicéron, rejetant le littéralisme pour s'en tenir au sens et à son transfert (ou conversion) dans la langue d'arrivée, il se situe non plus comme un orator mais comme un interpres. Et l'on pourrait croire que dans cette posture de simple médiateur, il fait fi de la force poétique des mots du texte source. Mais, au détour d'une parenthèse, il précise que le sens ne prévaut pas dans le cas des Écritures, où il entend respecter le mysterium de l'ordo uerborum. Cette observance du « mystère de l'ordre des mots », loin d’exiger un littéralisme aveugle, préconise le respect de la uis des mots, de leur rythme, de leur poids. Elle fait écho au texte précité de Cicéron, qui entend servir au lecteur non pas le « décompte des mots » (annumerare) mais leur poids (appendere).
Les Latins, soucieux de transférer dans leur propre langue les idées et les propos des Grecs, refusent un mot à mot, sans se fier pour autant au seul usage de leur langue naturelle (dont ils savent les manques et qu'ils s'emploient à enrichir en empruntant aux autres) : ils entendent rendre au mieux l’énergie du texte étranger dont le rythme des mots fonde la force de la pensée et du sens.
Au Moyen Âge
Le contexte est bien différent au Moyen Âge, où le latin est à la fois langue source et langue d'arrivée, tandis que la langue vernaculaire, balbutiante à l'écrit, est particulièrement instable : or, c'est en langue vulgaire qu'on « translate » les auteurs latins, tandis que c'est en latin qu'est translaté le corpus gréco-arabe11, à destination des doctes le plus souvent. La source est aisément identifiable dans le premier cas, mais la langue d'arrivée est trop infirme pour lui être fidèle. Dans le second cas, la source fait l’objet de manipulations, de restaurations philologiques hasardeuses, et son transfert dans la langue, plutôt stable, qu'est le latin ne signifie pas pour autant une fidélité à la source. Ainsi donc, dans les deux cas, la translation n’a rien de strict et le translateur semble ne pas avoir à se poser les questions du rapport de son « tour » à l’original. Il ré-arrange cet original sans s’inquiéter de quelque fidélité, sans différencier son écrit de celui de sa source, sans avoir l’idée de la notion d’auteur : il procède le plus souvent à une sorte de calque et, pour ce faire, doit créer des mots nouveaux, employer des doublets, recourir à des gloses, à des notes, ou même à des interpolations.
Mais on ne doit pas réduire la traduction médiévale à ce ré-arrangement de l’original par un individu qui serait simple médiateur entre une auctoritas plus ou moins identifiée et quelque commanditaire, public ou privé. Les préfaces des traducteurs médiévaux attestent une prise de conscience de leur « tâche », qu’ils reconnaissent utile et difficile. Utile à double titre, car tout en servant la réflexion politique du roi lui-même qui la réclame ou de son entourage, la traduction confère à la langue vernaculaire une sorte de légitimité et, pour quoi pas, un statut de langue savante, concurrençant le latin. Difficile, car comme nous l'avons dit, les frontières linguistiques de la langue d’accueil sont instables et l'actualisation « utile » des textes autorise la négligence des critères philologiques, exposant ainsi le traducteur aux reproches de détracteurs dont il doit solliciter, par anticipation, l'indulgence.
L'exemple médiéval nous invite à toujours nous demander dans quelles conditions et à partir de quelles sources le traducteur intervient, avant que se pose également la question de son objectif ou encore de son bagage culturel et des ressources linguistiques dont il dispose (on ne traduit pas de la même façon en langue vulgaire et en latin) : sans ces précautions, il est impossible de porter un jugement véritablement objectif ni d'évaluer la réussite ou non d'une traduction.
À la Renaissance
Selon A. Berman (art. cit.), l’époque de la Renaissance est très propice à l’activité traduisante : la découverte de l’imprimerie fait que se multiplient les traductions et que le champ de cette activité, dans un contexte de redécouverte des textes fondateurs, est illimité : on traduit tous les genres et des textes écrits dans n’importe quelle langue, mais on traduit aussi n’importe quoi. Cet engouement est partagé par le public qui lit ces traductions et qui, en les lisant, leur confère une autorité. Et cela d’autant que, tout le monde traduisant, la prise de conscience d’un enrichissement de sa propre langue est communément partagé. Ainsi, selon Berman, la mode de la traduction donne lieu à trois types d’activité : on écrit en latin pour mieux le maîtriser, on le traduit, on écrit dans sa langue maternelle. Et le « traduire » l’emporte sur les deux autres activités car il permet au traducteur de donner forme à sa propre langue. Ainsi écrire et traduire se confondent presque. Tout en sachant qu'il fait oeuvre utile, le traducteur réfléchit aussi à son « acte » et le théorise. Continuant de préfacer sa traduction, il songe moins à flatter son dédicataire ou à dire ses difficultés linguistiques qu’à justifier sa pratique. Souvent commentateur en même temps que traducteur, voire imitateur, il a l’impression de faire œuvre originale, de pratiquer une écriture peu distincte de celle d'un auteur. Les « humanistes », à l'exemple d'Érasme, sont persuadés de l'utilité des traductions en langue vulgaire : sous la tutelle de leurs rois, ils s'emploient à promouvoir un enrichissement culturel et un nouvel apprentissage des langues par le biais de la traduction, considérée comme un atout majeur pour le perfectionnement de la langue nationale.
Une autre préoccupation, plus discrète, est celle des traducteurs dont le seul transfert d'un contenu, d'un idiome à un autre, réduit considérablement la connaissance de l'oeuvre et de son auteur. Tout en remettant en cause les retraductions (entendues comme traductions en latin de traductions arabes de textes grecs), les traducteurs « humanistes » entendent consacrer la rencontre avec le texte original et son auteur. C'est dans ce contexte que se situe Leonardo Bruni qui, lorsqu’il produit son De interpretatione recta (1524), remet à l'honneur la uis de la pensée, indissociable de celle des mots choisis pour l'exprimer : l'oeuvre est indissociable de son auteur et du rapport de celui-ci à sa propre langue. La réécriture de cette oeuvre que constitue sa traduction établit un rapport non plus seulement de langue à langue mais d'auteur à auteur. Et Étienne Dolet, instituant des règles précises de traduction dans La Maniere de bien traduire d’une langue en aultre (1540), après avoir stipulé que le traducteur « entende parfaictement le sens », « ait parfaicte congnoissance de la langue de l’autheur qu’il traduict et soit pareillement excellent en la langue en laquelle il se mect à traduire » sans « s' asservir jusques à la que l’on rende mot pour mot », « s’abstienne totallement de mots qui sont hors de l’usage commun », conclut, dans une cinquième règle qui ne contient « rien aultre chose que l’observation des nombres oratoires », que « sans elle toute composition est lourde et mal plaisante », car « sans grande observation des nombres ung Autheur n'est rien ».
La Renaissance est à l’initiative de la réflexion sur une pratique dont l’essor semble incontrôlable et démesuré ; elle marque le passage de la translation à la traduction, de l'interprète au traducteur qui, conscient de l'écriture spécifique de l'auteur, sans s'effacer devant cet auteur, transfère la uis de l'écriture originale dans sa propre écriture : en réécrivant l'original, il devient lui-même « auteur ».
Au XVIIe siècle, en France
Si les méfaits de troubles civils et religieux, à la fin du XVIe siècle, affectent le monde de l’édition et donc celui des traducteurs, il n'en reste pas moins vrai que ces derniers jouent un rôle, discret mais déterminant, dans l’affirmation de la langue française et de son génie. En effet, si dans la première moitié du siècle, la langue française souffre encore de la toute-puissance du latin, langue politique, littéraire, langue des savants, la seconde moitié voit se dessiner, à côté d’une réflexion de grammairiens sur la langue française, une révélation de son génie dont les avantages sont claironnés dans des traités mais aussi mis en lumière dans et par les traductions de textes anciens.
L’essor de la langue française est plus lent que celui des autres langues européennes, qui ont déjà secoué le joug de la langue latine et fixé leurs propres règles morphologiques et syntaxiques. Toutefois le retard accumulé par le français est compensé par la toute-puissance dont il se dote, en s’affirmant durablement par rapport aux autres langues vernaculaires. Un bref rappel des obstacles auxquels il se heurte, au début du XVIIe, clarifie le rôle joué par le traducteur français dans la stabilisation et la régulation de sa langue :
- le français, parlé à la cour, est étranger aux provinciaux qui utilisent toujours leurs dialectes ; il n’y pas de véritable langue nationale, en dépit de la volonté royale d’unifier linguistiquement son royaume et de la naissance d’une Académie, dont les membres entendent promouvoir une langue nationale.
- le monde savant écrit plus en latin qu’en français ; alors que Descartes écrit son Discours de la méthode dans sa langue naturelle, il se voit contraint de le réécrire en latin pour une diffusion plus large.
- la République des Lettres consacre la naissance de l’écrivain français mais la poésie latine occupe toujours une place hégémonique qui réunit des poètes savants de tous milieux (juristes, médecins…) et s’affiche de façon prépondérante, entre autres sur les frontispices des monuments.
- c’est toujours le latin, en dépit de certaines apparences, qui sert de langue d’échange dans les relations internationales.
Il s’ensuit que le traducteur, qui se situe linguistiquement du côté de l’écrivain, souffre de reproches et de critiques sévères. La maîtrise de la langue source (latin/grec) intéresse moins les détracteurs que celle de la langue d’arrivée, qui évolue toujours et n’est pas encore régulée, et dont il affiche nécessairement les imperfections. Il se heurte également au choix que lui impose la destination de sa traduction (privée ou publique) et subit les effets de son appartenance idéologique (on ne traduit pas de la même façon si on est janséniste ou gallican).
Cette fragilité du traducteur s’estompe, cependant, dès lors qu’il joue habilement sur la concurrence entre la langue latine et la langue française : s’adossant à la première et à ses textes, il favorise l’évolution de la seconde afin d’en attester les qualités d’ordre et de clarté, qualités que garantit la réflexion linguistique conduite parallèlement par les grammairiens et plus particulièrement par les Messieurs de Port-Royal. Ainsi, le traducteur s’emploie à souligner (tel Gaspard Bachet de Méziriac) que la langue française, de plus en plus belle, autorise désormais une fidélité à l’original, à laquelle le siècle précédent ne pouvait prétendre. Ou encore, il affiche ouvertement sa liberté d’écriture en prenant ses distances avec les langues sources (tel Nicolas Perrot d’Ablancourt), dès lors que l’infidélité qu’on peut lui reprocher par rapport à l’original est compensée par la beauté de la langue qui reproduit cet original. Les Belles Infidèles, en faisant valoir les qualités du français, assoient son génie.
Le XVIIe siècle français est une période charnière et déterminante, dans laquelle le traducteur côtoie aussi bien les écrivains que les grammairiens : de façon discrète mais efficace, il participe à la réflexion sur la langue française et sur la manière de traduire, adoptant des modalités nouvelles dont celle que constitue « l’infidélité » au texte source, modalité alors assumée, qui fait encore débat aujourd’hui.
Au siècle des Lumières
Le débat perdure entre la fidélité « idéale », recommandée par Méziriac dans la retraduction des textes anciens maladroitement rendus par les prédécesseurs, et l’infidélité jugée incontournable par les adeptes du bon goût (à la suite de Perrot d’Ablancourt). Mais l’affirmation du génie français qui domine le siècle des Lumières incite le traducteur, tiraillé entre la fidélité à l’original et le bon goût de son époque, à renoncer à la fidélité philologique pour lui préférer l’efficacité.
Car un autre débat entre en jeu, celui de l’ordre naturel12, lié à la réflexion sur les langues et sur leur capacité à exprimer avec exactitude et clarté une pensée complète, réflexion conduite par des philosophes, des grammairiens et des pédagogues, mais qui s’impose également aux traducteurs. Tandis que le français a atteint un stade quasi définitif de langue propre à exprimer clairement toutes expressions de la pensée, il passe pour étalon de l’ordre naturel, car sa configuration atteste l’ordre « sujet-verbe-complément », qui rappelle le précepte ancien, selon lequel il faut être avant d’agir. Comparé à toutes les autres langues développées, il est le plus à même d’exprimer avec justesse, clarté, élégance, les universaux de la pensée. À côté du bon goût s’installent donc des considérations analytiques qui confèrent à la langue française une véritable suprématie dans la réflexion sur le langage et sur les langues.
Si la fidélité au texte original, qu’illustre une traduction littérale rendue opérationnelle par le raisonnement analytique, n’est pas condamnable en soi, elle n’est pas acceptable au regard des règles et du génie de la langue d’arrivée. Dès lors, deux approches des textes anciens s’imposent, voire deux modalités de traduction : l’une qui reproduit telles quelles des phrases (ou membres de phrases) préalablement soumises à une approche analytique, l’autre qui remet en ordre « naturel » ce que l’original avait de confus et de désordonné. On aboutit à une double expression d’auteur : celle, littérale, qui respecte au mieux la facture du texte original indépendamment de son génie propre, l’autre, littéraire, qui correspond à ce que l’auteur ancien aurait écrit s’il avait eu recours au français. Le texte ancien littéralement et fidèlement traduit, mais inacceptable car incompréhensible, cède aisément le pas au « texte français » : les traductions sont effectivement des textes français dont les auteurs s’apparentent à de véritables écrivains de langue française. L’entrée de ces traductions à l’école amorce la reconnaissance, par l’institution, de la littérature française.
Regardées comme des références, elles confortent une pratique scolaire, dite de version, qui privilégie une méthode analytique au profit de la langue d’accueil. Si les pédagogues eux aussi s’affrontent sur le terrain de la fidélité à l’original, la plupart d’entre eux sont adeptes convaincus des avancées grammaticales, notamment celles de Port-Royal : ils considèrent que la langue latine, qui transpose presque toujours l’ordre naturel de la pensée, doit être soumise à la construction analytique qui résout les écarts avec cet ordre naturel. La remise en ordre des constituants de la phrase latine, selon la configuration du français, fonde un mot à mot « analytique » qui peut et doit déboucher sur une traduction conforme au bon goût de la langue française.
Le Siècle des Lumières poursuit le faire-valoir de la langue française et de son génie ; dans le même temps, le traducteur dispose d’une méthode analytique qui induit une modalité de traduction difficilement contestable : en suivant naturellement l’ordre de la pensée, le français affiche des qualités de clarté et d’élégance qu’aucune autre langue ne possède ; sa configuration est la plus adaptée à rendre une pensée, de quelque nation que soit son auteur. L’institution scolaire a adopté cette approche analytique des textes anciens qui demeure aujourd’hui : en privilégiant le sens et en accordant la primauté à la langue d’arrivée pour rendre ce sens, elle a jeté le discrédit sur le littéralisme et sur la poétique des textes.
Au XIXe siècle
Alors que le génie français continue de s’imposer dans les cours d’Europe et au-delà, que la langue française est consacrée comme langue diplomatique internationale, deux attitudes s’affrontent en matière de traduction de textes étrangers : celle du littéralisme et celle de la nécessité absolue d’une correction et d’une élégance spécifiquement françaises. Cette dernière attitude est celle qu’impose l’école, principalement pour les textes anciens, alors que les traductions d’œuvres en langue vivante étrangère, traduites par des écrivains français, privilégient l’énergie (la uis) qui leur est propre.
Lorsque Chateaubriand traduit Le Paradis perdu de Milton, il fait précéder sa traduction d’une série de remarques et commence par déclarer : « c’est une traduction littérale dans toute la force du terme que j’ai entreprise, une traduction qu’un enfant et un poète pourront suivre sur le texte, ligne à ligne, mot à mot, comme un dictionnaire sous leurs yeux ». Choisissant de « calquer » le poème de Milton « à la vitre », il reste persuadé que s’il était resté « plus français », il aurait « fait perdre à l’original quelque chose de sa précision, de son originalité ou de son énergie ». Baudelaire ne pense pas différemment lorsque, traducteur d’Edgard Poe, il déclare, en 1848, la nécessité de « surtout bien s’attacher à suivre le texte littéral. Certaines choses seraient devenues bien autrement obscures, si j’avais voulu paraphraser mon auteur, au lieu de me tenir servilement attaché à la lettre. J’ai préféré faire du français pénible et parfois baroque, et donner dans toute sa vérité la technique philosophique d’Edgar Poe ».
Un tel « exocentrisme » s’oppose totalement à l’ethnocentrisme qu’encourage depuis le XVIIIe la pratique scolaire et que conforte l’exigence universitaire. A la fin du XIXe, la rigueur philologique, qui s’impose avec bonheur à l’établissement des textes anciens, n’affaiblit en rien la toute-puissance de la construction analytique, désormais reconnue comme principe indispensable à l’exercice de version, pratiqué à l’école et à l’université : consacrée comme épreuve reine du baccalauréat en 1848, la version survit à la réforme de Ferry ; c’est un véritable exercice de français puisque le texte latin, à la faveur de la méthode analytique, est toujours reconfiguré à la française pour être réécrit en français.
Les deux modalités de traduction, littérale et « à la française », attestent une certaine séparation entre l’institution scolaire et la République des Lettres, entre les textes anciens et ceux de langue vivante étrangère. Ces derniers, dont la traduction est quelque peu surveillée par des locuteurs natifs, échappent à une défiguration, d’autant qu’elle ressortit à un échange véritable et respectueux entre écrivains. Les textes anciens, identifiés à des lettres mortes, perdent la voix de la langue qui les soutient pour endosser la norme corrective et élégante de la langue d’accueil : le français.
À l’époque moderne
Au XXe siècle, nombreux sont ceux qui incriminent l’enseignement des langues anciennes qu’ils ont subi à l’école, alors qu’adultes, ils découvrent enfin les auteurs classiques, qu’ils traduisent avec bonheur et librement. Ernest Raynaud, préfaçant sa traduction des Bucoliques de Virgile, déclare que les pièces virgiliennes « pour la plupart des hommes d’aujourd’hui n’éveillent guère que des souvenirs moroses, les heures d’ennui du collège. Il s’y mêle un arrière-goût de retenues et de pensums » avant d’ajouter : « C’est ma joie d’avoir su me dégager de cette mauvaise impression première et d’avoir rouvert mes classiques à l’âge où le baccalauréat conquis me donnait, comme à tant d’autres, licence de les oublier »13. Paul Valéry, qui honore la commande d’une traduction du même recueil virgilien, dans la préface de sa traduction14, dénonce l’ânonnement, à l’école, des « merveilles de poésie et de prose par des enfants trébuchant à chaque mot, égarés dans un vocabulaire et une syntaxe qui ne leur apprennent que leur ignorance, cependant qu’ils savent bien que ce travail forcé ne va à rien et qu’ils abandonneront avec soulagement tous ces grands hommes dont on leur a fait des agents de torture et de contrôle » (p. 310). Et c’est après avoir oublié leur formation scolaire, qu’ils « rouvrent leurs classiques » et les traduisent librement. Raynaud « libre, seul et désoeuvré » (p. 17), se pique au jeu d’une traduction, capable seulement de satisfaire « sa conscience » (p. 19), et s’ingénie à laisser au poète latin « sa strophe ample, son trait sobre, ses demi-teintes et jusqu’à son parfum d’archaïsme » (p. 27), espérant amener « un aspirant bachelier à se pencher avec plus de ferveur sur le texte latin » voire « à décider un transfuge des études classiques à y revenir » (p. 28) . Sa traduction en vers résulte d’une « lutte corps à corps avec le plus fuyant des textes, avec l’auteur le plus déconcertant, le plus tendu de pièges et le plus riche en artifices de toutes sortes » (p. 19). Quant à Valéry, il « joue au poète » (p. 310), car selon lui « le travail de traduire, mené avec le souci d’une certaine approximation de la forme, nous fait en quelque manière chercher à mettre nos pas dans les vestiges de ceux de l’auteur ; et non point façonner un texte à partir d’un autre ; mais de celui-ci, remonter à l’époque virtuelle de sa formation, à la phase où l’état de l’esprit est celui d’un orchestre dont les instruments s’éveillent, s’appellent les uns les autres, et se demandent leur accord avant de former leur concert » (p. 308).
À côté de ces écrivains traducteurs, des universitaires, tel Jacques Perret, se plaignent de la rigidité de notre syntaxe dont les règles s’imposent à la retranscription de textes anciens, ou encore de la sécheresse de la méthode analytique qui, sous prétexte de construire le texte original, le détruit. Perret dénonce, dans le cas de la lecture, le refus de l’intuition et de l’anticipation, au profit de mécanismes qui freinent l’élan et le goût de l’élève car « comprendre une langue, c’est la comprendre directement sans passer par les étapes, même inconsciemment parcourues, d’une analyse grammaticale ou logique » (p. 31). Son constat est sévère concernant ces « traductions » d’élèves qui « sont conçues comme une sorte d’algèbre, comme une écriture symbolique, allusive, destinée à manifester au professeur que le mot à mot a été correctement fait » (p. 205).
Ces constats disent bien les limites imposées à l’exercice de traduction à l’école, dont celles du « pour qui » et du « pour quoi » les élèves traduisent. Ils traduisent pour un maître qui corrige, sanctionne, évalue, en contrôlant la maîtrise de la grammaire plutôt que de la langue, en privilégiant le sens au détriment du rythme, en appréciant la correction et l’élégance du français plus que la conformité à la lettre de la source. Le but de la traduction scolaire n’est autre que l’examen – en l’occurrence le baccalauréat – qui, une fois acquis, fait oublier les études classiques.
Cette synthèse, quoique panoramique et donc réductrice, invite l’institution scolaire à revoir les finalités et les modalités de la traduction des textes anciens. On peut bien sûr objecter que l’élève n’est pas un traducteur professionnel mais seulement un apprenti-traducteur. Mais ne sont-ce pas les mêmes problèmes qui se posent à l’un et à l’autre (difficultés, incertitudes), dont l’état d’esprit est identique lorsqu’ils abordent une rencontre (voire un corps à corps) avec un texte, avec un auteur… Globalement, les enjeux sont les mêmes, à savoir
- une rencontre personnelle avec un auteur, avec un texte ;
- un échange, sans hiérarchie, entre deux individus, deux sujets distincts (l’auteur/le traducteur) ;
- un désir de relayer l’Autre et d’assurer la permanence de son œuvre ;
- une envie, un besoin, de retraduire, d’actualiser cette oeuvre tout en perpétuant sa tradition.
Pour reconsidérer la formation du jeune traducteur, écoutons donc les conseils des « maîtres », écrivains, théoriciens ou praticiens, qui refusent de dissocier le rythme et le sens – ou de les hiérarchiser – et apprenons à entendre la voix des textes anciens trop souvent réduits à des écrits muets, à mettre à distance la langue maternelle, voire à « forcer » sa syntaxe et son lexique pour les redynamiser.
Comme illustration de ces enjeux, écoutons les vers virgiliens qui concluent le suicide de Didon (Énéide, IV 663-665) ainsi que les traductions que proposent deux auteurs modernes :
Dixerat, atque illam media inter talia ferro
conlapsam aspiciunt comites, ensemque cruore
spumantem sparsasque manus.
A peine a-t-elle dit qu’au milieu de telles paroles, sous le fer écroulée, l’aperçoivent ses compagnes, et l’épée toute de sang écumante, et ses mains de sang aspergées. P. Klossowski (1969) |
Elle avait dit et avant qu’elle n’achève, ses servantes la voient retombée sur le fer, l’épée couverte d’une écume de sang, ses mains sans vie. Jacques Perret (1980) |
Mots clés : translatio, traductio, sensus, genus, uis (transfert linguistique, poétique, sens, rythme, analyse)