Il est difficile de comprendre pourquoi et comment un riche Gaulois a pu devenir archonte à Athènes dans la dernière décennie du IIè s. de notre ère si on ne sait rien de ce qui s‘est passé en Gaule dans le siècle et demi qui précède la naissance du personnage.
Partons de 120 avant notre ère. Toulouse est alors une ville gauloise, même si son nom est ibère (les Aquitains, ses voisins, dont le territoire va de la Garonne aux Pyrénées et aux Landes, ont une langue ibérique, on parle ibère de la Garonne à l’Ebre et, sur la côte, au sud de l’Hérault, de Narbonne aux Pyrénées). Les travaux de recherche du dernier demi-siècle ont beaucoup amélioré notre connaissance des Celtes, de leurs migrations et de leur culture, et ils ont transformé l’image qui était restée la leur depuis l’Antiquité presque jusqu’à nos jours. Les Grecs, ces Orientaux, connaissaient très mal ces « Galates » de l’extrême occident. Les Romains, qui avaient fait d’eux « l’ennemi héréditaire » depuis la prise de Rome de -379, ont façonné et répandu l’image des Gaulois (Galli) barbares et sauvages qui va perdurer au moins jusqu’à la fin du XXè s.
Y a-t-il une origine ou un pays d’origine des Celtes ? Pour les premiers savants, ils descendaient tout simplement de Noé. Les Modernes ont pensé, jusqu’à une date récente, qu’ils étaient venus de l’est, depuis la région danubienne. En réalité, les textes conservés ne parlent que de migrations en sens inverse, d’ouest en est, de la Gaule soit vers la Forêt hercynienne (Forêt Noire et quadrilatère de Bohème), soit vers la Cisalpine, la vallée du Pô, qu’ils occupent au IVè siècle avant notre ère, en chassant les Etrusques et en menaçant l’Italie centrale. En fait, les Celtes peuvent très bien être des « indigènes », descendant des populations néolithiques de l’ouest de l’Europe. Leur image traditionnelle, toujours présente, est celle d’« Astérix » : de vaillants sauvages vivant de la chasse dans des huttes, au milieu de grandes forêts (on les comparaît, au XIXè s., aux Indiens d’Amérique). Grâce à la conquête romaine, ils auraient utilisé leurs dons naturels pour devenir des Gallo-Romains civilisés et urbanisés, avec des routes (et des impôts). Cette image de « nos ancêtres les Gaulois », c’est celle du « Roman national » français, celle qu’on a commencé à construire en France dès le XVIè s. pour faire pièce à la domination culturelle italienne, celle du véritable ancêtre du peuple français, créée par la révolution pour faire pièce aux prétentions d’une noblesse qui prétendait descendre des Francs, celle qui a été officialisée par la IIIè République jusqu’en 1980. Au temps des nationalismes furieux, l’image a beaucoup servi pour nous faire battre avec nos ennemis, les Germains, restés des barbares non civilisés, et aussi, vu le haut degré de civilisation que nous devons à Rome, pour justifier notre empire colonial. Toutes ces sottises ne relèvent que d’un imaginaire idéologique longtemps aussi utile que dangereux. Nous ne sommes pas une race, pas plus Gaulois que néanderthaliens, sapiens, néolithiques, romains, burgondes, wisigoths ou francs, et, même sur le plan culturel, la culture gauloise a disparu presqu’aussi complètement que les cultures indiennes du Nouveau Monde ont été éradiquées par les Espagnols.
Les Celtes, donc, possédaient une culture qui n’était nullement arriérée, en dépit de traits sociaux archaïques. Ils occupaient un territoire largement déforesté (depuis le néolithique !) et mis en culture, ils ne se nourrissaient nullement de sangliers ni de gibier. Ils maîtrisaient les techniques agricoles et la métallurgie du fer, et ceux de l’Océan la navigation hauturière vers les sources de l’étain. Ils avaient beaucoup de routes, qui, avec les voies fluviales, permettaient la circulation des hommes et des marchandises. Ils connaissaient bien le monde méditerranéen, où ils pratiquent le mercénariat, en se faisant payer en or par les Carthaginois ou les monarques hellénistiques. Et ils ont une histoire, assez mal connue, comme celles des peuples d’Afrique auxquels l’inculte président Sarkozy disait, à Dakar, qu’ils n’en avaient pas eu avant l’époque moderne ! C’est une histoire qui est plutôt écrite par les archéologues, depuis l’époque des grands princes hallstatiens du Vè-VIè s. avant J.-C., maîtres des voies commerciales d’Europe centrale, jusqu’aux grandes fédérations de peuple qui se constituent au IIIè-IIè s. avant notre ère : les Arvernes, Allobroges, Voconces, Salyens, Volques…
La cité celtique de Tolosa ne se trouvait pas à l’endroit actuel. Elle occupait un grand site où étaient réparties trois ou quatre agglomérations distantes de quelques kilomètres, la plus importante se trouvant sur la hauteur de Vieille-Toulouse. C’était la capitale, semble-t-il, de l’un des peuples celtiques ou de l’une des fédérations de ces peuples : les Volques Tectosages. A vrai dire, le nom de ces Tectosages, «Ceux qui sont en quête de richesses », plutôt mal et tardivement attesté, n’est peut-être même pas, à l’origine, un nom de peuple, mais un nom de migrants.
Vers – 120, la cité celtique est extrêmement riche, prospère et ouverte, comme le montrent les monnaies de toute la Méditerranée occidentale et les tonnes de débris d’amphores trouvées à Vieille- Toulouse et à Saint Roch. Mais Rome est déjà là. Selon Polybe, qui écrit en – 150, Rome après sa victoire finale sur Carthage, a balisé la route côtière depuis l’Espagne (Carthagène) jusqu’au Rhône. En 122- 120, le consul Domitius Ahenobarbus a battu une grande armée gauloise, aménagé la route « héracléenne » de la côte, qu’avait empruntée Hannibal, pour en faire la voie Domitienne, il avait déjà créé la grande province de Transalpine, qui ira de Toulouse à Genève et sera appelée la Narbonnaise (il a fondé en -118 la colonie romaine de Narbonne). Toulouse, capitale de la cité des Tectosages (qui va en gros de Toulouse à Carcassonne), est à la frontière entre la province romaine et la Gaule libre, peut-être déjà dans la province. Elle a le statut de cité alliée (semble-t-il), elle est autonome, mais avec une petite garnison. Elle a un grand sanctuaire très fréquenté et riche d’offrandes en or et en argent, peut-être avec un étang sacré. Mais le véritable « or de Toulouse », ce sont les richesses qu’elle tire de son rôle de plaque tournante du commerce sur l’isthme aquitain.
Tout s’accélère au Ier s. avant J.-C.. En 106, Tolosa se révolte en profitant d’une grande invasion de peuples germaniques et celtes (Cimbres, Teutons, Ambrons, Helvètes Tigurins), de 113 à 102, et en particulier d’une sévère défaite infligée par les Tigurins à une armée romaine, à Agen. Mais elle est prise et pillée par le consul Cépion, à qui le pillage de l’or de Toulouse est censé avoir porté malheur. Son dernier chef tectosage, Copillos, est capturé par Sylla, lieutenant de Marius (selon Plutarque). Toulouse ne se révoltera plus. Et on n’entendra plus parler de Tectosages, mais seulement de Tolosates et de Toulousains au nom latin (Tolosani). Toulouse perd son statut d’alliée et paye tribut. Comme ailleurs, la domination romaine apporte la paix, mais pèse lourdement (impôts, levée d’auxiliaires, prélèvement d’esclaves, fort endettement).
77-72. Révolte de Sertorius en Espagne. Toulouse sert de base arrière à Pompée (il a 28 ans en 77), qui, après avoir maîtrisé au passage l’agitation de la Province, laisse derrière lui comme légat de Transalpine (c’est-à-dire de la « Province »), qui porte tout le poids de la guerre un certain Fontéius. Celui-ci, entre autres, taxe lourdement l’important et « juteux » trafic de vin du grand axe aquitain depuis Narbonne (c’est le sujet du Pro Fonteio de Cicéron, en -69).
58-52. Guerre des Gaules. En 56, (De Bello Gallico III), Toulouse sert de base à un lieutenant de César, le jeune Crassus, pour la soumission des Gaulois du Midi, notamment les Nitiobroges d’Agen. A Uxellodunum (le Puy-d’Issolud) s’achève la résistance des Gaulois du Sud (Lucterios, « le Lutteur », est le Cadurque, lieutenant de Vercingétorix, qui a tenté d’envahir la Province). Désormais, toute la Gaule est organisée en trois provinces. Ce sont les Trois Gaules : Aquitaine, Lugdunaise, Belgique.
52-10. Dans la fin du siècle, les Romains soumettent les Aquitains, derniers résistants du sud-ouest : en 39-38, ce sont les opérations d’Agrippa (selon Appien), en 30, celles de Valérius Messala, patron du poète Tibulle, jusqu’à l’Adour. Entre 16 et 13, Auguste élève à St-Bertrand-de-Comminges (Lugdunum des Convènes, fondée en 72 par Pompée) un trophée sur les peuples des Pyrénées, qui aura pour symétrique, en 6, le trophée de La Turbie sur 49 peuples des Alpes. (En 72, Pompée avait élevé un trophée près du Perthus, au col de Panissars).
Entre -10 et -7. Auguste, le nouveau maître, qui s’intéresse beaucoup aux Trois Gaules et à la Narbonnaise (où il séjourne plusieurs fois), fonde la ville neuve de Toulouse à son emplacement actuel (90 ha, la moitié de Nîmes ou d’Autun). L’oppidum bien urbanisé de Vieille-Toulouse est abandonné, comme l’es celui de Bibracte pour Autun.
Et là, les textes disparaissent pour presque deux siècles ! Seule l’archéologie révèle la construction d’une enceinte de prestige au temps de Tibère (3 km, 54 tours) et de monuments spectaculaires, un forum avec un temple colossal à Esquirol, des temples, un théâtre (au bout de la rue de Metz), un grand amphithéâtre (à Purpan) et des thermes (à Ancely), un aqueduc, un réseau d’égouts.
Voilà donc comment des Romains fameux du Ier siècle sont passés par Toulouse : Marius peut-être, Sylla sûrement, Pompée et César probablement, Auguste peut-être.
La splendeur finale de la nouvelle Toulouse peut très bien renforcer le fantasme d’un avant et d’un après la conquête romaine, sauvagerie contre civilisation. Mais dernier paradoxe : si les textes ne parlaient pas de la Guerre des Gaules et de la conquête, il n’est pas sûr qu’on se rendrait compte de cette rupture. On pourrait croire à une évolution. Pourquoi ? Non seulement parce qu’il n’y a pas de rupture dans l’exploitation du sol, les techniques agricoles et artisanales, mais aussi parce qu’il n’y a pas de renversement de structures sociales. Avant comme après, les grands aristocrates gaulois dominent la société. Une tombe gauloise princière d’avant 52 ressemble beaucoup à une tombe postérieure à -52 (Agen). Bien sûr, le pouvoir romain et les colons italiens s’emparent d’une part non négligeable des richesses produites, cela provoque des soulèvements en Gaule jusqu’au temps de Néron et de Vespasien. Mais les aristocraties gauloises, profitant de la paix romaine, intégrant les colons romains (comme ils le feront pour les Wisigoths et les Francs), deviennent encore plus riches, richissimes, comme les aristocraties du reste de l’Empire. Comme ailleurs, elles sont assez fortunées pour bâtir des théâtres, des bains, des aqueducs. Elles sont même obligées de pratiquer l’évergétisme pour maintenir leur pouvoir et être les intermédiaires entre le pouvoir romain et leurs peuples.
Les nobles gaulois se convertissent donc rapidement à la culture gréco-romaine ; la Narbonnaise, romanisée cinquante ans avant les Trois Gaules, a même un peu d’avance. La « romanisation » va très vite. Trois exemples :
- Le premier grand prêtre de l’autel des Trois Gaules, à Lyon, Caius Julius Vercondaridubnus (un Abrégé de Tite-Live a transmis son nom), en 12 avant J.-C., est un Eduen qui appartient encore à la génération qui a fondé Autun (Augustodunum), une ville neuve, comme Toulouse. Les Eduens, vieux alliés ou complices de Rome, sont favorisés.
- Les inscriptions de Lyon et de Saintes nous donnent la généalogie du grand prêtre de 19 de notre ère : il s’appelle Caius Julius Rufus, son père, Caius Julius Otuaneunos, son grand-père Caius Julius Gedomo, son arrière-grand-père, Epotsorovidos. Voilà des Julii qui sont citoyens romains depuis trois générations (en comptant des générations de 25 ans : depuis 51 av. J.-C.) C’est donc une citoyenneté accordée par le grand Jules (tous les Julii tirent leur nom de César et d’Auguste). Et cet homme construit tout simplement, à Lyon, un amphithéâtre et, à Saintes, un pont et une porte/arc de triomphe (encore debout).
- Un autre grand prêtre de ce début du Ier s. (sans date) est connu par une stèle de Cahors (Pern), trouvée en 1683, et par une inscription sur un bloc de l’ancien pont de la Guillotière à Lyon (1953), un bloc qui vient du sanctuaire fédéral de Condate. C’est un Cadurque (Cahors) qui s’appelle Marcus Lucterius Leon, fils de Lucterius Senecianus. Et ce valeureux Leon-Lion, est sûrement le descendant du dernier héros de la liberté gauloise, le Lucterios-Lutteur d’Uxellodunum en -51 (celui qui a été livré à César par les Arvernes, ses patrons et peut-être grâcié (tandis qu’aux autres on a coupé les deux mains). Ce Léon complètement romanisé, conserve cependant avec fierté le nom gaulois de son valeureux arrière-grand-père.
Voilà des nobles Gaulois romanisés en deux ou trois générations à peine, parvenus au poste le plus prestigieux des Trois Gaules, le sacerdoce de l’empereur-dieu au sanctuaire fédéral tous sans aucun doute riches, influents et bénéficiant de la faveur de l’empereur (César déjà, puis Auguste, puis Tibère), y compris le descendant d’un des plus farouches adversaires de César.
Tel est le contexte historique et social, au moment où, à Toulouse, naît tout d’abord, peu avant l’an 20 de notre ère (sous Tibère), Marcus Antoninus Primus, le stratège gaulois qui mettra Vespasien sur le trône en 69, puis, probablement une vingtaine d’années plus tard (sous Caligula [38-41] ou sous Claude [41-54, cet empereur né lui-même à Lyon, en -10]), le personnage dont il va être question maintenant, au temps de Domitien, le fils de Vespasien : Quintus Trebellius Rufus.