Aperçu des grandes étapes et des opérateurs imaginaires de l’acculturation hellénique des Celtes

Les débuts de l’hellénisation culturelle des peuples celtes, Volques Tectosages compris, sont antérieurs à leur descente vers la Méditerranée, notamment par l’intermédiaire des milliers de mercenaires gaulois qui, payés en or, fréquentent, depuis le Vè s. av. J.-C., la Sicile, la Grèce et l’Orient grec (au service de Denys de Syracuse, en 368, des Ptolémées, en 276 ou 218, etc). Les Volques auraient occupé le Midi languedocien vers 250-230 av. J.-C., en dominant jusqu’à l’Hérault ou l’Orb, les populations ibérisées du littoral languedocien et les peuples Aquitains du sud de la Garonne, ou plutôt en cohabitant avec ces populations et se mêlant à elles. Sur les oppida urbanisés, l’habitat et les constructions ont commencé alors à s’inspirer de formules grecques. Le pseudo-Scymnos, qui écrit vers 110, à la fin du IIè s. avant notre ère, dit, dans son Circuit de la terre en vers (v. 183-185) : « Les Celtes usent de coutumes grecques, car ils entretiennent des rapports très étroits avec la Grèce, grâce à l’accueil qu’ils font aux hôtes qui en viennent » (Χρῶνται δὲ Κελτοὶ τοῖς ἔθεσιν Ἑλληνικοῖς, |ἔχοντες οἰκειότατα πρὸς τὴν Ἑλλάδα |διὰ τὰς ὑποδοχὰς τῶν ἐπιξενουμένων). Après la soumission des peuples gaulois de Cisalpine, au IIIè s. et au tout début du IIè s. av. J.-C., les Romains se rendent maîtres, dès 125-118, de la partie de la Gaule Transalpine qui va devenir la Narbonnaise, et la “culture hellénique” bénéficie de la protection décisive des nouveaux dominants. L’image des « Gaulois » frustes et brutaux d’avant la conquête est créée par les Romains dès cette époque. Unifiés sous le nom romain de Galli, les diverses nations celtes ou celtisées du Midi transalpin, les Ibères et autres Aquitains ou Basques, sont appelés à renoncer à la sauvagerie naturelle de leur race, à sortir de leur état de Barbares irréfléchis et colériques, toujours occupés à se faire la guerre, à cesser d’être des pré-civilisés aux rites sanguinaires, chevelus, moustachus et demi-nus, appartenant, dans leurs proto-cités, comme diraient les modernes, à la proto-histoire. En échange de leur renoncement (à leurs identités culturelles et à leurs valeurs ancestrales), ils doivent devenir pour toujours, à la suite de leurs frères cisalpins, de bons Gallo-Romains, parlant latin et frottés de grec, recensés et cadastrés, payant, comme des civilisés, leur tribut ou leurs impôts, corvéables, fournissant à la civilisation du blé, des jambons, des professeurs de rhétorique, des contingents d’auxiliarii, et des esclaves, beaucoup d’esclaves. L’image de leur sauvagerie originelle, propagée par tous les écrits antiques sans exception (pas seulement par le Pro Fonteio de Cicéron et le Bellum Gallicum de César) et de leur transformation en civilisés par la conquête romaine (notamment dans le livre IV de Strabon) est si forte que l’historiographie moderne peine à sortir de cette représentation fantasmée d’un “avant” et d’un “après”. Ce serait notamment grâce à leur bon choix de la civilisation que les Tectosages (devenus des Tolosates encore un peu gaulois, puis des Toulousains/Tolosani bien latins instruits par les conséquences de leur “mauvais choix” de 106 av. J.-C. et par l’écrasement de leur révolte, auraient apporté un soutien sans faille à César, en 58-52, comme tous les peuples de Narbonnaise. Car, après 106, même le nom des « Tectosages » a été effacé, il n’est plus question que de « Tolosates », puis de Toulousains (Tolosani) au nom bien latin. Toulouse, leur capitale, a dû servir de base arrière à Publius Crassus (le fils du triumvir, jeune lieutenant de César) dans sa campagne victorieuse de 56 contre les Aquitains (César, BG, III, 20, 2) ; à Agrippa, en 39-38 av. J.-C., au moment d’un autre soulèvement mal connu des Aquitains (Appien, B.Civ. V, 92 : « une victoire éclatante sur les Celtes Aquitains, qu’Agrippa remporta avec éclat », νίκη κατὰ Κελτῶν Ἀκυιτανῶν ἐπιφανής, ἣν Ἀγρίππας ἄγων ἐφάνη) ; peut-être aussi à M. Valérius Messala, peu après 30 av. J.-C., pour une campagne pyrénéenne tout aussi mal connue (Tibulle, I, 7, 1-12, évoque poétiquement, à propos du triomphe de son patron, « les peuples d’Aquitaine, l’Aude vaincue, les Pyrénées des Tarbelles [les “proto-Basques”], les rivages océaniques des Santons »). L’octroi du droit latin, qui a récompensé la fidélité des Toulousains, apparaît alors comme la première étape de leur progrès vers la civilisation. Bien entendu, la “petite” Toulouse n’est pas Marseille, la puissante cité sur laquelle Rome s’est appuyée pendant plus de deux siècles, tant qu’elle a eu besoin de son “empire” provençal et languedocien, avant de la remettre brutalement à sa place, en confisquant son territoire, au moment de son malheureux choix en faveur de Pompée contre César.

L’imaginaire mythique grec a accompagné, tout au long de l’Antiquité, l’acculturation gréco-romaine des Gaules et a contribué à ses progrès. Les légendes grecques d’origine ont occupé sans cesse de nouveaux territoires, sur les pas des commerçants marseillais, puis des négociants italiens et des légionnaires romains. Les peuples celtes ou leurs élites guerrières, avant même la conquête, puis, après la conquête, les civitates des Gaules (les soixante peuples-cités des Trois Gaules et la trentaine de peuples-cités de Narbonnaise, cités latines, colonies de droit romain et cités fédérées), chacune devenue, pour les habitants de la circonscription, leur « patrie » (ainsi que le montrent les inscriptions), ont cherché à se forger des racines légendaires grecques ou bien à faire remonter à Troie leurs origines, comme les Romains. Il était admis, bien avant la conquête, que les Eduens, alliés presqu’indéfectibles de Rome, peut-être depuis le début du IIè s. av. J.-C., étaient les « frères de sang » du peuple romain (César, BG, I, 33,2 : Haeduos fratres consanguineosque saepe numero a senatu appellatos, « les Eduens à qui le Sénat avait si souvent donné le nom de frères de sang ») : ce titre signifie nécessairement une origine troyenne, puisque Rome ne l’a accordé qu’aux citoyens de Troie-Ilion en Asie. [Ces derniers furent exemptés d’impôts par Claude « en leur qualité d’ancêtres de la nation romaine » et ils étaient déjà appelés « consanguinei » par le sénat au temps des Séleucides : Suétone, V. Cl., 25, 10 ; cf. Digeste, XXVI, 1, 17, 1. Mais ce qui en dit long sur la croyance à cette « consanguinité », c’est la façon dont, selon Appien, Mithr. 53, Flavius Fimbria traita la ville d’Ilion en 85 av. J.-C., à la fin des opérations de Sylla contre Mithridate, en Asie : après avoir ironiquement rappelé aux habitants la parenté des Troyens et des Romains, il saccagea et brûla la ville, « mille cinq cents ans après Agamemnon » ; la ville était censée posséder la statue d’Athéna emportée par Enée, le Palladion original et authentique, qui fut miraculeusement sauvé de l’incendie par la chute d’un mur.] Le fameux druide éduen Diviciacos, qui fut l’hôte de Cicéron à Rome, en 61 (De divinatione, I, 90), et qui, en 58, joua un rôle important dans l’appel des Eduens aux Romains et dans le déclenchement de la guerre des Gaules, où il fut l’allié de César contre son propre frère, n’était certainement pas hostile à “l’origine troyenne” des Eduens. Mais, de leur côté, les Arvernes, longtemps rivaux des Eduens, s’attribuaient (en quelque sorte “sans autorisation”) une origine troyenne, selon Lucain (Pharsale, I, 427-428) : « les Arvernes qui osaient se prétendre frères des Latins et nés du sang troyen » (Arvernique ausi Latio se fingere fratres sanguine ab Iliaco) - et ce mot du poète est encore repris, au Vè s., par Sidoine Apollinaire (Carmina, VII, 139, t. I, CUF). En 69, dans une Gaule, naguère chevelue et désormais romanisée, où les révoltes du Ier siècle ressemblent plus à des révoltes populaires causées par la lourdeur des impôts qu’à des insurrections “nationales” dues à une volonté d’indépendance, c’est la rivalité entre les civitates gauloises qui fait échouer, au congrès de Reims, un soulèvement des Gaules contre Vespasien : chacune réclamait pour elle le “leadership” et, entre autres arguments, certaines mettaient en avant « l’ancienneté de leur origine (vetustatem originis) » (Tacite, Hist., IV, 69, 4). Tacite (lui-même présumé être d’origine gauloise cisalpine, comme Virgile) ne précise pas ce qu’est cette « ancienneté ». A coup sûr, la légende grecque joue un rôle dans cet imaginaire, mais, en ce qui concerne l’ascendance troyenne comme marque distinctive, signalant l’ancienneté de l’appartenance à la civilisation, c’est en quelque sorte Rome qui, très chichement, “délivre le brevet” et accorde “l’identité troyenne”.

Il y a un autre grand opérateur d’acculturation hellénique : la légende héracléenne. Au cours de son retour mythique d’Ibérie en Grèce, avec les vaches de Géryon, Héraclès/Hercule, le héros civilisateur, est censé être passé un peu partout sur le littoral gaulois et en Gaule chevelue, pacificateur, traceur de routes, fondateur de cités (Alésia où devait vaincre César), père d’éponymes mythiques, comme Celtos ou Galatès, ou encore Némausos (le “fondateur” de Nîmes), visitant le site de la future Lyon où devait naître l’empereur Claude (si favorable aux Trois Gaules), tout cela avant de passer par Rome et par la Sicile. La fabrication de généalogies et de parentés mythiques se développant partout en Gaule (comme dans le reste du monde romain), il se crée des légendes de fondation héracléennes pour les cités et des généalogies héracléennes pour les grandes familles (on en proposa même une à Vespasien), assorties d’historiettes érotiques ou élégiaques (cf., pour la Gaule, Parthénios, Passions amoureuses, XXX ; Diodore, IV, 19 ; V, 24 ; Denys d’Halicarnasse, fr. XIV, 1, 4 ; Silius Italicus, Punica, III, 415-442 ; Etienne de Byzance, s.v. Νέμαυσος, d’après Parthénios ; pour Lyon, avec ironie, Sénèque, Apocoloquintose du divin Claude, 7, 2 ; pour les Flaviens, Suétone, V. Vesp. 12, 2). L’historien Ammien Marcellin (XV, 9), au IVè s., utilisant Timagène d’Alexandrie (Ier s. av. J.-C.), donne cinq versions de l’origine des Gaulois, dont trois sont grecques : le passage d’Héraclès, la colonisation par les héros grecs partout dispersés dans leurs retours de Troie, la colonisation phocéenne à partir de Marseille. A l’époque mérovingienne, le Liber Historiae Francorum, des premiers princes (mythiques) des Francs, fait des Troyens : de Marcomir un fils de Priam, de Sunno, père de Faramond et ancêtre de Clovis, un fils d’Anténor. Il est donc vraisemblable qu’il a existé, dès l’Antiquité tardive ou l’époque mérovingienne, une “légende troyenne” de la fondation de Toulouse (intégrée à la nouvelle chronologie chrétienne), comme celle de Tholus ou Tolosus, le fondateur « troïen » de Toulouse en l’an 3916 de la création du monde, que vont raconter les chroniqueurs toulousains à partir du XVè siècle (le frère Etienne de Gan, Nicolas Bertrand, Antoine Noguier, peut-être déjà Pons de Capdenier, savant capitoul de 1225 : cf. la Biographie toulousaine de 1823)... Quant à Hercule, aucune légende antique de son passage par Toulouse n’est connue. Son culte y a sûrement existé, comme partout, mais il n’a pas laissé d’autre trace que la statue trouvée dans la Garonne à Blagnac. Et les puissants bas-reliefs des Travaux, dans la villa impériale de Chiragan (fin du IIIè-début du IVè s.), relèvent d’abord de la “propagande dynastique” de l’empereur Maximien Hercule...

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